George Sand

Simon
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La personne qui portait ce nom étrange ne répondit que par un signe de
tête; mais elle releva son ombrelle, et ses yeux rencontrèrent ceux de
Simon Féline.

Lorsque deux personnes d'un caractère analogue très-énergique se
regardent pour la première fois, sans aucun doute il se passe entre
elles, avant de se reconnaître et de sympathiser, une sorte de lutte
mystérieuse qui les émeut profondément. Pressées de s'adopter, mais
incertaines et craintives, ces âmes soeurs s'appellent et se repoussent
en même temps. Elles cherchent à se saisir et craignent de se laisser
étreindre. La haine et l'amour sont alors des passions également
imminentes, également prêtes à jaillir comme l'éclair du choc de ces
natures qui ont la dureté du caillou, et qui, comme lui, recèlent le feu
sacré dans leur sein.

Simon Féline ne put s'expliquer l'effet que cette femme produisit sur
lui. Il eut besoin de toute sa force pour soutenir un regard qui en cet
instant sans doute rencontrait le seul être auquel il pût faire
comprendre toute sa puissance. Ce regard, qui n'avait probablement rien
de surnaturel pour le vulgaire, fit tressaillir Féline comme un appel ou
comme un défi; il ne sut pas lequel des deux; mais toute sa volonté se
concentra dans son oeil pour y répondre ou pour l'affronter. Le visage de
la femme inconnue n'avait pourtant rien qui ressemblât à l'effronterie;
son front semblait être le siége d'une audace noble; le reste du visage,
pâle et d'une régulière beauté, exprimait un calme voisin de la
froideur. Le regard seul était un mystère; il semblait être le ministre
d'une pensée scrutatrice et impénétrable. Simon était d'une organisation
délicate et nerveuse; son émotion fut si vive que son trouble intérieur
produisit quelque chose comme un sentiment de colère et de répulsion.

Tout cela se passa plus rapidement que la parole ne peut le raconter;
mais, depuis le moment où elle leva son ombrelle jusqu'à celui où elle
la baissa lentement sur son visage, tant d'étonnement se peignit sur
celui de Simon que le comte de Fougères en fut frappé. Il attribua à la
seule admiration la fixité du regard de sa nouvelle connaissance et la
légère contraction de sa bouche.

«C'est ma fille, lui dit-il d'un air de vanité satisfaite, mon unique
enfant; c'est une Italienne. J'aurais voulu l'élever un peu plus à la
française; mais son sexe la plaçait sous l'autorité plus immédiate de sa
mère...

--Vous vous êtes marié en pays étranger? «demanda Simon, qui dès cet
instant affecta des manières très-assurées, sans doute pour faire sentir
à mademoiselle de Fougères qu'elle ne l'avait pas intimidé.

Le comte, qui n'aimait rien tant que de parler de lui, de sa famille et
de ses affaires, satisfit la curiosité feinte ou réelle de son
interlocuteur.

«J'ai épousé une Vénitienne, répondit-il, et j'ai eu le malheur de la
perdre il y a quelques années; c'est ce qui m'a dégoûté de l'Italie.
C'était une Falier, grande famille qui reçut une rude atteinte dans la
personne de Marino, le doge décapité; vous savez cette histoire? Les
descendants ont été ruinés du coup, ce qui ne les empêche pas d'être
d'une illustre race... Au reste, ce sont là des vanités dont la raison
de notre siècle fait justice. Ce qui fait la véritable puissance
aujourd'hui, ce n'est pas le parchemin, c'est l'argent... Eh! eh!
n'est-ce pas, monsieur Féline? _Non è vero, Fiamma?_

--_E l'onore,_» prononça derrière l'ombrelle une voix à la fois mâle et
douce, qui fit tressaillir Simon.

Ce timbre pectoral et grave des femmes italiennes, indice de courage et
de générosité, n'avait jamais frappé son oreille. Quand une Française
n'a pas une voix flûtée, elle a une voix rauque et choquante. Il
n'appartient qu'aux ultramontaines d'avoir ces notes pleines et
harmonieuses qui font douter au premier instant si elles sortent d'une
poitrine de femme ou de celle d'un adolescent. Cet organe sévère, cette
réponse fière et laconique, détruisirent en un instant les préventions
défavorables de Simon.

Le comte parut un peu confus, même un peu mécontent; mais il se hâta de
parler d'autre chose. Il semblait dominé par la supériorité de sa fille;
du moins, malgré le peu d'attention qu'elle accordait à la conversation,
marchant toujours deux pas en arrière et ne répondant que par
monosyllabes, il ne pouvait résister à l'habitude d'invoquer toujours
son suffrage et de terminer toutes ses périodes par ce _Non è vero,
Fiamma_? qui produisait un effet magnétique sur Simon et le forçait à
reporter ses regards sur la silencieuse Italienne.

Quoique le comte de Fougères eût complètement détruit l'idée que Simon
s'était faite de la morgue et des prétentions ridicules d'un émigré
redevenu seigneur de village il était bien loin d'avoir gagné son coeur
par ses cajoleries. Il est vrai que Simon le prenait pour un excellent
homme, plein de franchise et d'abandon; néanmoins, et comme si l'esprit
de contradiction se fût emparé de son jugement, il était choqué de je ne
sais quoi de bourgeois que le châtelain de Fougères avait contracté,
sans doute, à son comptoir. Il en était à se dire qu'il valait mieux
être ce que la société nous a fait que de jouer un rôle amphibie entre
la roture et le patriciat. Il trouvait ce désaccord frappant dans chaque
parole du comte; et ne pouvant, d'après son extérieur expansif,
l'attribuer à la mauvaise foi, il l'attribuait à un manque total
d'intelligence et de logique. Par exemple, il eut envie de sourire quand
l'ex-négociant de Trieste lui dit:

«Qu'est-ce qu'un nom? je vous le demande; est-il propriété plus
chimérique ou plus inutile? Quand _j'ai monté ma boutique_ à Trieste, je
commençai par quitter mon nom et mon titre, et je reconstruisis ma
fortune sous celui de signor Spazzetta, ce qui veut dire M. Labrosse. Eh
bien! mon commerce a prospéré, mon nom est devenu estimable et m'a
ouvert le plus grand crédit. Je voudrais bien que quelqu'un vînt me
prouver que le nom de Spazzetta ne vaut pas celui de Fougères!»

Simon, fatigué de ce raisonnement absurde, se permit, dans sa franchise
montagnarde, de le contredire, mais sans aigreur.

«Permettez-moi de croire, monsieur, lui dit-il, que vous n'êtes pas bien
convaincu de ce que vous dites ou que vous n'y avez pas bien réfléchi;
car si vous estimiez beaucoup votre nom de commerce, vous le
conserveriez aujourd'hui; et si vous n'aviez pas estimé infiniment votre
nom de famille, vous ne l'auriez jamais quitté, et vous n'auriez pas
craint de le compromettre dans le négoce. Enfin, vous devez préférer un
titre seigneurial à un nom de maison d'entrepôt, puisque vous avez fait
de grands sacrifices d'argent pour rentrer dans la possession de votre
domaine héréditaire.»

Ces réflexions parurent frapper le comte, et soulevant un oeil très vif,
quoique fatigué par des rides nombreuses, il examina Simon d'un air de
surprise et de doute. Mais reprenant aussitôt l'aisance communicative de
ses manières: «Et l'amour du pays, monsieur, le comptez-vous pour rien?
reprit-il. Croyez-vous qu'on oublie les lieux qui vous ont vu naître?
Ah! jeune homme! vous ne savez pas ce que c'est que l'exil.»

Toute raison de sentiment imposait silence à Simon. Lors même qu'il ne
l'eût pas crue bien sincère, il n'eût osé montrer ses doutes. Quelle
objection la délicatesse nous permet-elle lorsqu'on invoque des choses
que nous respectons nous-mêmes? Lorsque les patriciens nous vantent
l'excellence de leur race ennoblie par les exploits de leurs pères, nous
sommes sans réponse; nous ne saurions dire que nous ne faisons point de
cas de l'héroïsme, et nous ne pouvons pas leur insinuer qu'il faudrait
avant tout ressembler à leurs pères.

La nuit tombait lorsque Simon, forcé de descendre le sentier de la
colline avec le comte, put enfin espérer de le quitter. Pour rien au
monde, après avoir si chaudement blâmé l'empressement des habitants à
courir à la rencontre de leur seigneur, il n'eût voulu se rendre leur
complice en lui servant d'escorte. Il prévint donc l'offre que le comte
allait lui faire de l'accompagner à pied, et doubla le pas sous prétexte
de faire avancer ses chevaux de selle, que tenait un domestique, sous un
massif de châtaigniers, au bord de la route. Cette politesse, qui était
si peu dans son caractère, facilita son évasion; mais, après avoir fait
signe au jockey d'aller rejoindre ses maîtres, il ne put surmonter la
curiosité de jeter un dernier regard sur la fière Italienne dont les
yeux noirs l'avaient troublé un moment. Se cachant dans le massif, il
vit mademoiselle de Fougères monter avec calme et lenteur sur le cheval
de pays qu'elle avait loué à la ville. C'était une haquenée noire et
échevelée, vigoureuse et peu habituée à l'obéissance. Elle semblait se
croire libre d'aller à sa fantaisie sous la main d'une femme; mais la
brune amazone lui fit sentir si durement le mors et l'éperon, qu'elle se
cabra d'une manière furieuse à plusieurs reprises. «Finissez, Fiamma,
finissez ces imprudences, pour l'amour de Dieu! s'écria le comte d'un
air plus ennuyé qu'effrayé; cette affreuse bête va vous tuer!

--Non, mon père, répondit la jeune fille en italien; elle va m'obéir.»

Et en effet, Fiamma mit tranquillement sa monture au trot, sans avoir
changé un seul instant de visage. Simon crut retrouver, dans cette
parole, l'esprit despotique du sang patricien; et il s'éloigna en
maudissant cette race incorrigible qui aspire sans cesse à traiter les
hommes comme des chevaux.




V.


Pendant qu'à la faveur des ombres de la nuit, et en suivant un chemin
dont le comte avait conservé le plan dans un des mille recoins de sa
méthodique mémoire, les voyageurs longeaient le village et se glissaient
incognito vers la demeure de M. Parquet, l'avoué, monté sur sa mule et
portant sa fille en croupe, revenait aussi à Fougères, murmurant un peu
contre l'activité inquiète de son hôte.

«Après tout, disait-il à la mélancolique mademoiselle Bonne, j'approuve
fort le bon sens qu'il a eu de se soustraire à la cérémonie grotesque
qu'on lui réservait; mais, quant à moi, j'aurais voulu voir cela, ne
fût-ce que pour me désopiler un tant soit peu la rate. Ce Fougères est
un bon diable, pas trop ridicule, et ne manquant pas de sens à certains
égards. Mais quand, après tout, il aurait essuyé les salves d'artillerie
du village avec leurs fusils sans batteries, quand il aurait avalé la
harangue du maire, celle du curé et celle du garde champêtre, ce n'eût
pas été trop payer le bonheur qu'il a eu de ne perdre que cent mille
francs sur son marché. Le pauvre comte! il était bien tranquille et bien
heureux là-bas dans son pays d'Istrie, où il vendait de la belle et
bonne chandelle, d'excellent amadou, du savon, du poivre... car, il ne
faut pas gazer, notre cher comte était épicier. Qu'on appelle ce
commerce-là comme on voudra, et qu'on y gagne tout l'argent du monde, ce
n'est pas moins le même commerce que fait en petit la mère L'Oignon à
Fougères.

--Comment, épicier! reprit naïvement mademoiselle Parquet; j'avais cru
lui entendre dire qu'il était _armateur_...

--Eh! sans doute, armateur en épiceries. Eh! mon Dieu! à présent il va
faire le commerce des bestiaux. Je ne sais pas lequel est moins noble du
mouton ou de sa graisse, du boeuf ou de sa corne, de l'abeille ou de son
miel. Cependant ces gens-là s'imaginent que la propriété d'une terre les
relève, surtout quand il y a quelque vieux pan de muraille armoriée qui
croule sur le bord d'un ravin. Jolie habitation, ma foi! que celle du
château de Fougères! Avant de la rendre supportable, il lui faudra
encore dépenser cinquante mille francs. Je parie qu'il avait là-bas une
bonne maison bien close et bien meublée, sur la vente de laquelle il
aura perdu moitié, dans son empressement de revoir ses tourelles
lézardées et ses belles salles délabrées, où les rats tiennent cour
plénière.

--Il m'a pourtant semblé, reprit Bonne, être un homme dégagé de tous ces
vieux préjugés.

--Est-ce que tu le crois sincère? répondit vivement M. Parquet. Il se
peut qu'il aime l'argent, et j'ai cru m'en apercevoir, malgré la sottise
qu'il a faite de racheter son fief... mais sois sûre qu'il est encore
plus vaniteux que cupide. Quand tu verras un noble cracher sur son
blason, souviens-toi de ce que je te dis, Bonne, tu verras ton père
travailler gratis pour les riches.

--Avez-vous fait attention à sa fille, mon père? dit mademoiselle
Parquet en sortant d'une sorte de rêverie.

--Eh! eh! si j'avais seulement une trentaine d'années de moins, j'y
ferais beaucoup d'attention. Ce n'est pas qu'il faille croire les
mauvaises plaisanteries de nos amis, Bonne, entends-tu? J'ai toujours
été un homme sage et donnant le bon exemple; mais je veux dire que
mademoiselle de Fougères est une gaillarde bien tournée et qui a une
paire d'yeux noirs... Je n'ai jamais vu d'yeux aussi beaux, si ce n'est
lorsque Jeanne Féline avait vingt-cinq ans.

--Il y a longtemps de cela, mon père, interrompit Bonne en souriant.

--Eh! sans doute, il y a longtemps, répondit l'avoué. Je n'avais que
quinze ans alors. Je la regardais lorsqu'elle allait à l'église; c'était
un ange, belle comme mademoiselle de Fougères, et bonne comme toi, ma
fille.

--Et croyez-vous, mon père, que mademoiselle de Fougères ne soit pas
aussi bonne qu'elle est belle?

--Oh! cela, je n'en sais rien; si elle est bonne, c'est de trop: car
elle a de l'esprit comme un diable et tout le jugement qui manque à son
père.

--Elle ne me paraît pas approuver beaucoup son obstination à revoir
Fougères, et le séjour de notre village paraît la tenter médiocrement,»
ajouta mademoiselle Bonne.

Tandis que le père et la fille devisaient ainsi, la mule, arrivée à la
porte du logis, s'était arrêtée, et M. Parquet, en mettant pied à terre
pour ouvrir cette porte et en cherchant la clef dans ses poches,
continuait la conversation, sans faire attention à Simon Féline, qui
était à deux pas de lui, appuyé contre la haie de son jardin.

«Sans doute médiocrement, répétait l'ex-procureur. Une fille de cet
âge-là, qu'on amène en France, doit avoir laissé sur la rive étrangère
quelque damoiseau épris d'elle. Si j'avais été le galant d'une si belle
créature, je ne me la serais pas laissé enlever.

--Est-ce votre avis en pareille matière, monsieur Parquet? dit Simon en
souriant.

--Au diable! grommela M. Parquet. Oh! bonsoir, voisin Simon,
répondit-il; vous écoutiez? Vraiment, pensa-t-il en faisant entrer dans
sa cour le mulet qui portait Bonne, je ne viendrai donc jamais à bout de
me persuader que je suis vieux et que ma fille est jeune? Ah! qu'il est
difficile de parler convenablement à une fille dont on est le père.».

Tandis que M. Parquet donnait des ordres à l'écurie, mademoiselle Bonne
en donnait à la cuisine, et s'occupait avec activité de préparer le lit
et le souper de ses hôtes. Ils arrivèrent peu d'instants après. Ce
n'était pas un petit embarras pour l'avoué que d'héberger ces illustres
personnages à la ville et à la campagne. La maison du village était
très-petite; cependant elle était très confortable, comme tout ce qui
devait contribuer à embellir l'existence de M. Parquet. M. Parquet était
à la fois le plus poétique et le plus positif de tous les hommes. Quand
il avait les pieds bien chauds, un fauteuil bien mollet, une table bien
servie, de bon vin dans un large verre, il était capable de s'attendrir
jusqu'aux larmes, et de déclamer un sonnet de Pétrarque en regardant du
coin de l'oeil la vieille Jeanne Féline, occupée gravement à tourner son
rouet sur le seuil de sa porte. Quoiqu'il fût encore actif, alerte, bien
qu'un peu gros, et préservé de toute infirmité, il prenait parfois le
ton plaintif et philosophique pour célébrer en petits vers, dans le goût
de La Fare et de Chaulieu, la _solennité de la tombe, qui s'entr'ouvrait
pour le recevoir, et sur le bord de laquelle il voulait encore
effeuiller les roses du plaisir_.

Mais le mérite de M. Parquet ne se bornait pas à l'aimable humeur d'un
vieillard anacréontique. C'était un homme généreux, un ami sincère, un
voisin cordial, et, qui plus est, un homme d'affaires voué, depuis le
commencement de sa carrière, au culte de la plus stricte probité. Il
avait trop d'esprit et de sens pour n'avoir pas su arranger sa vie de
manière à contenter les autres et soi-même. Sa grande pratique, sa
profonde et impitoyable connaissance des roueries de la procédure, et
son activité infatigable, en avaient fait, dans la province, l'homme de
sa classe le plus important et le plus recherché. A ces talents il
joignait, tant bien que mal, celui de la parole; car M. Parquet cumulait
les fonctions d'avoué et celles d'avocat. Il s'exprimait en bons termes,
pérorait avec abondance, et dans les affaires civiles, grâce à une
dialectique serrée et à une obstination puissante, il était presque
toujours sûr du succès. Il est vrai qu'au criminel il produisait des
effets de moins bon aloi. Comme tout avocat de province, il aimait de
passion les discours de cour d'assises; c'est l'occasion d'arrondir des
périodes sonores, et de lancer des métaphores chatoyantes. Les juges et
le gros public en étaient émerveillés; les dames de la ville pleuraient
à chaudes larmes, et pendant trois jours, maître Parquet, rouge et
bouffi, conservait dans son ménage l'accent emphatique et le geste
théâtral. Il faut avouer que, dans cet état d'irritation et de triomphe,
il était beaucoup moins aimable que de coutume. Il s'enivrait de ses
propres paroles et tombait dans des divagations un peu trop prolongées;
ou bien il se maintenait dans un état de colère factice qui faisait
trembler ses chiens et ses servantes. A l'entendre alors demander son
café d'une voix tonnante, ou s'emporter, à la lecture du journal, contre
les abus de la tyrannie, on l'eût pris pour un Cromwell ou pour un
Spartacus. Mais mademoiselle Bonne, qui connaissait son caractère, s'en
effrayait fort peu, et ne craignait pas de l'interrompre pour lui dire:

«Mon père, si tu parles si fort, tu seras enroué demain matin, et tu ne
pourras pas plaider.

--C'est vrai, répondait l'excellent homme avec douceur. Ah! Bonne, le
ciel t'a placée près de moi comme un ange gardien, pour me préserver de
moi-même. Fais-moi taire et emporte les liqueurs. Que sommes-nous sans
les femmes? des animaux cruels, livrés à de funestes emportements. Mais
elles! comme des divinités bienfaisantes, elles veillent sur nous et
adoucissent la rudesse de nos âmes! Allons, Bonne, laisse-moi
m'attendrir, et verse-moi encore un peu d'anisette.

--Non, mon père, c'est assez, disait la jeune fille; vous avez déjà mal
à la gorge.

--O mon enfant! reprenait l'avocat d'une voix plaintive et d'un regard
suppliant, refuseras-tu les consolations du dieu de l'Inde et de la
Thrace à un vieillard infortuné dont les forces s'éteignent? Vois, ma
tête s'affaiblit et se penche vers la tombe, ma voix tremblante se glace
dans mon gosier par l'effet de l'âge et du malheur...»

Si, au milieu de ces lamentations élégiaques, un client importun venait
interrompre maître Parquet, il bondissait comme un lion sur son
fauteuil, et s'écriait d'une voix de stentor:

«Laissez-moi tranquille, laissez-moi jouir de la vie; je vous donne tous
au diable! Je ne veux pas entendre parler d'affaires quand je dîne.»

Cependant, si quelque lucrative occasion se présentait, ou s'il
s'agissait de rendre service à un ami, maître Parquet revenait à la
raison comme par enchantement. Toujours sage dans sa conduite et
entendant bien ses intérêts, toujours bon et prêt à se dévouer pour les
siens, il passait des fumées du souper aux subtilités de la chicane avec
une aisance merveilleuse. Quelques-uns de ceux qui ne le connaissaient
qu'à demi le croyaient égoïste, parce qu'ils le voyaient sensuel. Ils ne
saisissaient qu'un côté de cet homme richement organisé pour jouir de la
vie, jaloux d'associer les autres à son bonheur, et prêt à quitter les
douceurs du coin du feu afin d'avoir la volupté d'y revenir, le coeur
rempli du témoignage d'une bonne action. C'est ainsi qu'il était
épicurien, disait-il gaiement. Il pratiquait en grand la doctrine.

Du reste, quand il avait affaire aux fripons ou aux ladres, c'était le
plus fin matois et le plus impitoyable écorcheur qu'eût jamais enfanté
son ordre. Autant il se montrait modeste et généreux envers les pauvres,
autant il rançonnait les riches. A l'égard des avares, il était
sardonique jusqu'à la cruauté. Il avait coutume de dire que l'argent du
pauvre n'avait pour lui qu'une mauvaise odeur de cuivre; mais le cuivre
même du mauvais riche avait une couleur d'or qui l'affriandait.

Ce n'était donc pas par déférence pour son rang ni par pur esprit
d'hospitalité qu'il se faisait l'homme d'affaire et l'aubergiste du
comte de Fougères. Sans flatter ses travers, il avait le bon goût de ne
point les choquer, et disait tout bas à sa fille que cet homme devait
avoir les poches pleines de sequins de Venise, dont il ne lui serait pas
désagréable de connaître l'effigie. Bonne, dont le rôle était plus
désintéressé, regardait comme un point d'honneur de recevoir
convenablement ses hôtes, et surtout de montrer à mademoiselle de
Fougères qu'elle possédait à fond la science de l'économie domestique.
La candide enfant s'imaginait que, dans toutes les positions de la vie,
les soins du ménage sont la gloire la plus brillante de la femme. Mais,
hélas! la jeune étrangère ne s'apercevait pas seulement de la manière
dont le linge était blanchi et parfumé. Elle n'accordait pas la plus
légère marque d'admiration à la cuisson des confitures. Elle se
contentait de dire, en prenant la main de Bonne, chaque fois qu'elle lui
présentait quelque chose: «C'est bon, c'est bien. On est bien chez vous;
vous êtes bonne comme un ange;» et la fille de l'avoué, étonnée de ce
ton brusque et affectueux, ne pouvait s'empêcher d'aimer l'Italienne,
bien qu'elle renversât toutes ses notions sur l'idéal de la sympathie.

M. Parquet, ayant appris, de la bouche de M. de Fougères, sa rencontre
et sa connaissance avec Simon Féline, voulut, moins pour faire honneur à
son hôte que pour se désennuyer d'une société qui le gênait un peu,
aller chercher son voisin et le faire souper chez lui; mais il ne put y
déterminer Simon. Le jeune républicain eût trop craint de paraître
rechercher la faveur du puissant.

«Je sais que le seigneur est affable, répondit-il aux instances de
Parquet, mais je sens que j'aurais de la peine à l'être autant que lui;
et n'étant pas disposé à lui accorder une dose de bienveillance égale à
celle qu'il me jette à la tête, je crois qu'il est bon que nos relations
en restent là.»

Parquet fut obligé d'aller dire à M. de Fougères que son jeune ami,
fatigué d'avoir chassé tout le jour, était déjà couché et endormi. On se
mit à table; mais, malgré les soins que l'on avait pris pour cacher
l'arrivée du comte, il n'était pas possible qu'un aussi grand événement
fût ignoré tout un soir, et une députation de villageois, ayant en tête
le garde champêtre, orateur fort remarquable, se présenta à la porte et
frappa de manière à l'enfoncer jusqu'à ce qu'on eût pris le parti de
capituler et d'écouter le compliment. Après ceux-là arriva une seconde
bande avec les violons, la cornemuse et les coups de pistolet; puis un
choeur de dindonnières qui chanta faux une ballade en quatre-vingt-dix
couplets dans le dialecte barbare du pays, et présenta des bouquets à
mademoiselle de Fougères. Enfin, l'arrière-garde des polissons et des
goujats, qui s'attendaient bien à prendre la truelle pour recrépir le
vieux château, ferma la marche avec des brandons, des pétards et des
cris de joie à faire dresser les cheveux sur la tête. Par émulation, le
sacristain courut sonner les cloches, tous les chiens du village se
mirent à pousser des hurlements affreux auxquels répondirent du fond des
bois tous les loups de la montagne. Jamais, de mémoire d'homme, on
n'avait entendu un pareil vacarme dans le vallon de Fougères. En vain le
comte supplia qu'on lui épargnât ces honneurs; en vain le procureur
furieux menaça de faire jouer la pompe-arrosoir de son jardin sur les
récalcitrants; en vain les deux demoiselles se barricadèrent dans leur
chambre pour échapper au bruit et à l'ennui de ces adorations. On vit
dans cette mémorable soirée combien l'amour des peuples est ardent pour
ses maîtres quand il ne les connaît pas. Les pétards, le désordre et les
chants se prolongèrent bien avant dans la nuit. Le comte avait donné de
l'argent qu'on alla boire au cabaret. Personne ne put dormir dans le
village. La mère Féline en eut un peu de mécontentement, et Simon en
témoigna beaucoup d'humeur.

Simon se leva au point du jour et alla chercher, dans les retraites les
plus désertes des ravins, le repos et le silence que la présence des
étrangers avait chassés du village. Dans ses rêves de philosophie
poétique, l'état rustique lui avait toujours semblé le plus pur et le
plus agréable à Dieu; lorsque, dans les villes, il avait été choqué des
désordres et de la corruption des hommes civilisés, il avait aimé à
reporter sa pensée sur ces paisibles habitants de la campagne, sur ce
peuple de pâtres et de laboureurs qu'il voyait au travers de Virgile et
de la magie des souvenirs de l'enfance. Mais à mesure qu'il avait avancé
dans les réalités de la vie, de vives souffrances s'étaient fait sentir.
Il voyait maintenant que, là comme ailleurs, l'homme de bien était une
exception, que les turpitudes que l'on ne pouvait commettre faute de
moyens d'exécution étaient effectivement les seules qu'on ne commît pas;
que ces hommes grossiers n'étaient pas des hommes simples, et que cette
vie de frugalité n'était pas une vie de tempérance. Il en était vivement
affecté, et par instants sa douleur tournait à la colère et à la
misanthropie.

C'est une crise grave, une épreuve terrible dans la destinée d'un jeune
homme, que cette époque de transition entre les beaux rêves de
l'adolescence contemplative et les expériences tristes de la vie
d'action! Presque tous ceux qui la subissent y succombent. Il faut une
âme forte et riche en générosité pour résister au découragement qui naît
de la déception. Les esprits faibles, en pareille occasion, se dégradent
et se corrompent; les imaginations vives et superbes s'endurcissent et
se dessèchent. Il n'appartient qu'aux hommes d'intelligence et de coeur
de résister à la tentation qu'ils éprouvent de haïr ou d'imiter la
foule, au besoin de se détacher de l'humanité par le mépris, ou de se
laisser choir à son niveau par l'abrutissement. Simon sentit qu'il
fallait combattre de toute sa force l'amertume empoisonnée de ce calice.
Son organisation ardente lui eût ouvert assez volontiers l'accès du
vice; son intelligence élevée lui eût également suggéré le dédain de ses
semblables. Sa perte était imminente, car il était de ces hommes qui ne
peuvent se perdre à demi. Il n'avait pas à choisir entre le rôle de la
sensualité qui se vautre dans le bourbier et celui de la raison
orgueilleuse qui s'en prend à Dieu et aux hommes de sa chute. Il lui
fallait jouer ces deux rôles à la fois, sans pouvoir abjurer une des
deux faces de son être. Heureusement, il en possédait une troisième, la
bonté du coeur, le besoin d'amour et de pitié. Celle-là l'emporta. C'est
elle qui lui fit verser des larmes abondantes au fond des bois, et qui
lui donna la force d'y rester pour ne pas voir la sottise et
l'avilissement de ses concitoyens, pour n'être pas tenté de maudire ce
qu'il ne pouvait empêcher.

Il prit le parti d'aller voir un parent qui demeurait dans la montagne.
Il fit ce voyage à pied, le long des ravins, lits desséchés des torrents
d'hiver. Il resta plusieurs jours absent, et, quand il revint au
village, M. de Fougères était parti. Depuis cette époque jusqu'au
printemps suivant, le comte habita la ville. Il y loua une maison et y
reçut toute la province. Il trouva la même servilité dans toutes les
classes. Il était riche, sagement honorable, et, pour des dîners de
province, ses dîners ne manquaient pas de mérite. Il était en outre
assez bien en cour pour faire obtenir de petits emplois à des gens
incapables, ou pour prévenir des destitutions méritées par l'inconduite.
Les créatures servent mieux la vanité que les amis. M. de Fougères put
bientôt jouir d'un grand crédit et de ce qu'on appelle l'estime
générale, c'est-à-dire l'instinct de solidarité dans les intérêts
bourgeois. Dès le lendemain de son arrivée à Fougères, il avait mis les
ouvriers en besogne. Comme par esprit de représailles, la maison blanche
des frères Mathieu avait été convertie en grange, et les greniers à blé
du château redevenaient des salles de plaisance. Les grosses réparations
furent peu considérables; la carcasse du vieux donjon était solide et
saine. Les maçons furent employés à relever les tourelles qui pouvaient
encore servir de communs autour du préau, à déblayer les ruines qui
gênaient, à rétrécir et à régulariser autant que possible l'ancienne
enceinte. Avec tous ces soins on réussit à faire du château un logis
assez laid, fort incommode encore, très froid, mais vaste, et meublé
avec une richesse apparente. Comme on vit passer beaucoup de dorures et
d'étoffes hautes en couleur, on ne manqua pas de dire d'abord que M. de
Fougères déployait un luxe éblouissant; mais un connaisseur eût
facilement reconnu que, dans tous ces objets de parade, il n'y avait
aucune valeur réelle. M. de Fougères tenait, dans ses choix, le milieu
entre l'ostentation des anciens nobles et l'économie du marchand
d'épices. Il eut pendant ce semestre une vie très-agitée et qui semblait
convenir exclusivement à ses habitudes de tracasserie commerciale. Il
allait de Paris à Guéret, de Limoges à Fougères, avec autant de facilité
que ses ancêtres eussent été de leur chambre à coucher à la tribune de
leur chapelle. Il achetait, il revendait, il spéculait sur tout; il
étonnait ses fournisseurs par sa finesse, sa mémoire et sa ponctualité
dans les plus petites choses. On s'aperçut bientôt dans le pays qu'il
n'y avait pas tant à gagner avec lui qu'on se l'était imaginé. Il était
impossible de le tromper; et quand il avait supputé à un centime près la
valeur d'un objet, il déclarait généreusement que le gain du marchand
devait être de _tant_. Ce _tant_, tout équitable qu'il était, la plume à
la main, était si peu de chose au prix de ce qu'on avait espéré arracher
de sa vanité, qu'on était fort mécontent. Mais on n'osait pas le dire:
car on voyait bien que le comte était encore généreux (retiré des
affaires comme il l'était) de discuter tout bas les secrets du métier et
de ne pas les révéler à ses pareils. A ces vexations honnêtes, il
joignait les formes d'une obséquieuse politesse contractée en Italie, le
pays des révérences et des belles paroles. Les mauvais plaisants de
l'endroit prétendaient que lorsqu'on allait lui rendre visite, dans la
précipitation avec laquelle il offrait une chaise et sa protection, il
lui arrivait souvent encore de faire à la hâte un cornet de papier pour
présenter la cannelle ou la cassonade qu'il était habitué à débiter. Du
reste, on le disait bon homme, serviable, incapable d'un mauvais
procédé. On avait espéré trouver en lui un supérieur avec tous les
avantages _y attachés_. Il fallait bien se contenter de n'avoir affaire
qu'à un égal. Les ouvriers de Fougères employés à la journée étaient les
plus satisfaits; ils étaient surveillés de près, à la vérité, par des
agents sévères, mais ils avaient leurs deux sous d'augmentation de
salaire, et chaque fois que le comte venait donner un coup d'oeil aux
travaux, ils avaient copieusement pour boire. Il eût pu avoir tous les
vices, on l'eût porté en triomphe s'il l'eût voulu.

Quant à mademoiselle de Fougères, on n'en disait absolument rien, sinon
que c'était une très-belle personne, ne parlant pas français. On
attribuait à cette ignorance de la langue sa réserve et son absence de
liaison avec les femmes du pays. Cependant quelques beaux esprits, qui
prétendaient savoir l'italien, ayant essayé de lier conversation avec
elle, ne l'avaient pas trouvée moins laconique dans ses réponses. M. de
Fougères, qui semblait inquiet lorsqu'on parlait à sa fille, non de ce
qu'on lui disait, mais de ce qu'elle allait répondre, cherchait à
pallier la sécheresse de ses manières en disant aux uns qu'elle était
fort timide et craignait de faire des fautes de français; aux autres,
qu'elle n'était pas habituée à parler l'italien, mais le dialecte de
Venise et de Trieste.

Simon, pressé par M. Parquet de faire son début au barreau, s'en abstint
pendant tout l'hiver. Ce ne fut chez lui ni l'effet de la paresse ni
celui du dégoût. Le métier d'avocat lui inspirait, il est vrai, une
extrême répugnance, mais il ne voulait pas se soustraire à la tâche
pénible de la vie. Aux heures où les flatteries de l'ambition faisaient
place au spectacle de la nécessité aride, quand cette montagne d'ennuis
et de misères s'élevait entre lui et le but inconnu et chimérique
peut-être de ses vagues désirs, il se roidissait contre la difficulté et
comparait sa destinée au calvaire que tout homme de bien doit gravir
courageusement, sans se demander si le terme du voyage sera le ciel ou
la croix, la potence ou l'immortalité.

Le retard qu'il voulait apporter à ses débuts ne fut fondé d'abord que
sur le besoin de repos physique et intellectuel, puis sur la crainte de
n'être pas suffisamment éclairé touchant les devoirs de sa nouvelle
profession. Il avait jusque-là étudié la lettre des lois; maintenant il
en voulait pénétrer l'esprit, afin de l'observer ou de le combattre,
selon qu'il conviendrait à sa conscience et à sa raison de le faire.
Enfermé dans sa cabine, durant les soirs d'hiver, avec les livres
poudreux que lui prêtait M. Parquet, il lisait quelques pages et
méditait durant de longues heures. Son imagination se détournait bien
souvent de la voie et faisait de fougueux écarts dans les espaces de la
pensée. Mais ces excursions ne sont jamais sans fruit pour une grande
intelligence, elle y va en écolier, elle en revient en conquérant. Simon
pensait qu'il y a bien des manières d'être orateur, et que, malgré les
systèmes arrêtés de M. Parquet sur la forme et sur le fond, chaque homme
doué de la parole a en soi ses moyens de conviction et ses éléments de
puissance propres à lui-même. Ennemi né des discussions inutiles, il
écoutait les leçons et les préceptes de son vieil ami avec le respect de
la jeunesse et de l'affection; mais il notait, dans le secret de sa
raison, les objections qu'il eût faites à un disciple, et renfermait le
secret de sa supériorité autant par prudence que par modestie. Une seule
fois, il s'était laissé aller à discuter un point de droit public, et
Parquet, frappé de la hardiesse de ses opinions, s'était écrié:

«Diable! mon cher ami, quand on pense ainsi, il ne faut pas le dire trop
tôt. Avant de faire le législateur, il faut se résoudre à être légiste.
Si un homme célèbre se permet de censurer la loi, on l'écoute; mais si
un enfant comme vous s'en avise, on se moque de lui.

--Vous avez raison,» répondit Simon; et il se tut aussitôt.

Cependant, décidé à ne pas suivre une routine pour laquelle il ne se
sentait pas fait, il voulait se laisser mûrir autant que possible. Rien
ne le pressait plus de se lancer dans la carrière, maintenant qu'il
était reçu avocat, qu'il n'avait plus de dépense à faire, et qu'il était
sûr de s'acquitter quand il voudrait. D'ailleurs, il travaillait à faire
des extraits, des recherches et des analyses, pour aider M. Parquet dans
son travail, et celui-ci s'en trouvait si bien qu'il était obligé de
faire un effort de générosité et de désintéressement pour l'engager à
travailler pour son propre compte.

Durant cet hiver, qui fut assez doux pour le climat, Simon eut soin
d'éviter la rencontre du comte de Fougères. Malgré les prévenances dont
l'accablait ce gentilhomme, il ne sentait aucune sympathie pour lui. Il
y avait dans son extérieur une absence de dignité qui le choquait plus
que n'eût fait la morgue seigneuriale d'un vrai patricien. Il lui
semblait toujours voir, dans les concessions libérales de son langage et
dans la politesse insinuante de ses manières, la peur d'être maltraité
dans une nouvelle révolution et d'être forcé de retourner à son comptoir
de Trieste.

Mademoiselle de Fougères menait une vie assez étrange pour une jeune
personne. Elle semblait aimer la solitude passionnément, ou goûter fort
peu la société de la province. Du moins elle ne paraissait dans le salon
de son père que le temps strictement nécessaire pour en faire les
honneurs, ce dont elle s'acquittait avec une politesse froide et
silencieuse. Elle n'accompagnait pas son père dans ses fréquents
voyages, et restait enfermée dans sa chambre avec des livres, ou montait
à cheval, escortée d'un seul domestique. Quelquefois elle venait à
Fougères, faire une visite à mademoiselle Parquet ou donner un coup
d'oeil rapide aux travaux du château. Il lui arrivait parfois alors de
sortir avec Bonne pour faire une promenade à pied dans la montagne, ou
même de s'enfoncer dans les ravins, à cheval, et entièrement seule.

Simon, qui, malgré le froid et les glaces, continuait son genre de vie
errante et rêveuse, la rencontra quelquefois dans les lieux les plus
déserts, tantôt galopant sur le bord du torrent avec une hardiesse
téméraire, tantôt immobile sur un rocher, tandis que son cheval fumant
cherchait, sous le givre, quelques brins d'herbe aux environs.
Lorsqu'elle était surprise dans ses méditations, elle se levait
précipitamment, appelait son cheval, qu'elle avait dressé comme un chien
à venir au nom de _Sauvage_, lui ordonnait de se tendre sur les jambes
afin qu'elle pût atteindre à l'étrier sans le secours de personne, et,
se lançant au milieu des rochers où sur le versant glacé des collines,
elle disparaissait avec la rapidité d'une flèche. Ces rencontres avaient
un caractère romanesque qui plaisait à Simon, quoiqu'il n'y attachât pas
plus d'importance que ces petits incidents ne méritaient.

Cependant, malgré le sentiment d'orgueil qui l'empêchait de s'abandonner
à l'attrait d'une beauté placée hors de sa sphère, et destinée sans
doute à n'avoir jamais pour lui qu'un dédain insolent s'il essayait de
franchir la ligne chimérique qui les séparait, Simon ne pouvait défendre
son imagination d'accueillir un peu trop obstinément l'image de cette
personne fantastique. C'était une si belle créature que tout être doué
de poésie devait lui rendre hommage, au moins un hommage d'artiste,
calme, désintéressé, sincère; et Simon était plus poëte et plus artiste
qu'il ne croyait l'être.

Peu à peu cette image devint si importune qu'il désira s'en débarrasser,
et appeler à son secours l'impression pénible qu'elle lui avait faite au
premier abord. Il chercha un motif d'antipathie à lui opposer et fit des
questions sur son compte, afin d'entendre répéter qu'elle semblait
hautaine et froide. En outre, on blâmait beaucoup dans le pays ses
courses à cheval et son genre de vie solitaire. En province, tout ce qui
est excentrique est criminel. Cependant l'attrait de curiosité qui, chez
Simon, se cachait sous ces efforts d'aversion, ne fut pas satisfait par
les réponses vagues qu'il obtint. Il se résolut à presser de questions
mademoiselle Bonne, qui seule semblait connaître un peu l'étrangère.
Jusque-là, Bonne avait détourné la conversation lorsqu'il s'était agi de
sa mystérieuse amie; mais, lorsque Simon insista, elle lui répondit avec
un peu d'humeur:

«Cela ne vous regarde pas. Quel que soit le caractère de mademoiselle de
Fougères, il ne lui plaît pas apparemment qu'on le juge, puisqu'elle ne
le montre pas. Elle m'a priée, une fois pour toutes, de ne jamais redire
à personne un mot de nos conversations, quelque puériles et
indifférentes qu'elles pussent être. Il y a bien des choses dans son
caractère que je ne comprends pas; elle a beaucoup plus d'esprit que
moi. Qu'il vous suffise de savoir que c'est une personne que j'estime et
que j'aime de toute mon âme.»

Simon essaya de la faire parler en piquant son amour-propre. «Si vous
voulez que je vous dise ma pensée, chère voisine, reprit-il, vous saurez
que je doute fort de votre intimité avec mademoiselle de Fougères. Je
croirais presque qu'il y a de votre part un peu de vanité, je ne dis pas
à être liée avec notre future châtelaine, mais à être la seule
confidente d'une personne si réservée dans sa conduite et dans ses
paroles. D'abord, permettez-moi de vous demander en quelle langue
s'expriment ces épanchements de vos âmes, car mademoiselle de Fougères
ne sait pas, à ce que l'on dit, assembler trois phrases de la nôtre.»

Mais cet artifice ne réussit point. Bonne se prit à sourire et lui
répondit: «Êtes-vous bien sûr que je ne sache pas l'italien?» Il fut
impossible d'en obtenir autre chose.




VI.


Par une belle matinée du printemps de 1825, Simon étant sorti avec son
fusil donna la chasse à un de ces milans de forte race qu'on trouve dans
la Marche. Cousins germains de l'aigle, presque aussi grands que lui,
ils en ont le courage et l'intelligence. Les enfants qui peuvent s'en
emparer dans le nid les élèvent et les habituent à chasser les souris de
la maison. Ils deviennent très-familiers et très-doux. J'en ai vu un qui
prenait très-délicatement des mouches sur le visage d'un enfant endormi,
en l'effleurant de ce bec terrible dont il déchirait les lapereaux et
les couleuvres.

Simon, ayant cru blesser légèrement sa proie, la vit s'éloigner et se
perdre, et continua sa promenade. Au bout de quelques heures, il repassa
par la même gorge; et comme il pensait à toute autre chose, il vit tout
à coup mademoiselle de Fougères qui descendait précipitamment la colline
au-dessus de lui, en lui criant: «Arrêtez-le, arrêtez-le! il est à vos
pieds!» Il crut qu'elle avait laissé échapper son cheval et se pencha
sur le ravin pour le chercher; mais il n'aperçut rien, et, reportant ses
regards sur mademoiselle de Fougères, il vit qu'elle venait à lui en
courant toujours, et qu'elle avait les mains et la figure ensanglantées.
Soit l'effet de la compassion qu'éprouve un noble coeur à l'aspect de la
souffrance, soit la douleur de voir une si belle créature en cet état,
Simon fut surpris d'une angoisse inexprimable en pensant qu'elle venait
de faire une chute de cheval. Il s'élança vers elle pour la secourir;
mais son visage n'exprimait point la souffrance; elle avait le teint
animé d'un éclat que Simon ne lui avait pas encore vu, et, riant d'un
rire juvénile, elle lui montrait une touffe de bruyères vers laquelle
elle se hâtait d'arriver en criant: «Il est là! courez donc dessus!»
Avant que Simon eût pu comprendre de quoi il s'agissait, elle s'élança
sur sa proie et jeta dessus son écharpe de soie, que l'oiseau mit en
pièces en se débattant. C'était le milan royal que Simon avait démonté
le matin, et qu'il avait perdu. Il se hâta de faire cesser le combat
furieux qu'il livrait à la jeune amazone, et dans lequel tous deux
montraient un courage et un acharnement singuliers; l'oiseau, renversé
sur le dos, se défendait avec désespoir des ongles et du bec; la jeune
fille, malgré les blessures qu'elle recevait, s'obstinait à le saisir et
semblait résolue à se laisser déchirer plutôt que de renoncer à sa
conquête. Simon le vainquit, lui lia les pieds avec sa cravate, et, le
prenant par le bec, le présenta à mademoiselle de Fougères. Accablée de
fatigue, elle s'était jetée sur la bruyère, et son coeur palpitait si
fort que Simon en pouvait distinguer les battements; elle était déjà
redevenue pâle. Simon jeta le milan à ses pieds, et, s'agenouillant près
d'elle avec vivacité, lui demanda si elle était grièvement blessée.

«Je n'en sais rien, répondit-elle, je ne crois pas.

--Mais vous êtes couverte de sang?

--Bah! c'est le sang de cette bête rebelle.

--Je vous assure qu'elle vous a déchirée; vos gants sont en lambeaux.»

Sans attendre sa réponse, il lui prit la main, et, lui retirant ses
gants avec précaution, il vit qu'elle avait reçu des entailles
profondes.

«Vous voyez que c'est bien votre sang, lui dit-il d'une voix émue et
cherchant à l'étancher.

--Bon! dit-elle, je ne m'en suis pas aperçue. Je voulais l'avoir et je
le tiens.

--Mais vous souffrez; vous êtes pâle.

--Non, je suis essoufflée.

--Vous êtes blessée au visage.

--Oh! vraiment? le combat aurait-il été si acharné? Eh bien! c'est bon;
je suis d'autant plus fière de la victoire, quoique, après tout, c'est à
vous que je la dois. Je l'avais saisi trois fois, trois fois il m'a
échappé. Je ne sais ce qui serait arrivé si je ne vous eusse pas
rencontré. Maintenant, il faut voir s'il est blessé mortellement.
J'espère que non.

--Il faudrait voir d'abord si vous n'êtes pas blessée vous-même auprès
de l'oeil. Voulez-vous descendre jusqu'au ruisseau?

--Bah! ce n'est pas nécessaire. Je ne sens aucun mal.

--Mais ce n'est pas une raison; venez, je vous en supplie. Je vous
aiderai à descendre; je porterai ce vilain animal, qui mériterait bien
que je lui tordisse le cou.

--Oh! ne vous avisez pas de cela, s'écria la jeune fille; j'ai payé sa
conquête de mon sang: j'y tiens.»

Elle se laissa emmener au bord du ruisseau. Près de son lit, un rocher à
pic s'élevait de quelques pieds au-dessus du sable. Simon voulut aider
la chasseresse à le franchir; mais, dédaignant de poser sa main dans la
sienne, elle sauta avec l'agilité superbe d'une nymphe de Diane. Elle
était si belle de courage et de gaieté que Simon lui pardonna le reste
de fierté que conservaient jusque-là ses manières. Peut-être même
trouva-t-il en cet instant que c'était chez elle un attrait de plus. Son
âme était trop ardente pour ne pas s'élancer tout entière vers cette
noble création; il était comme hors de lui-même et ne songeait pas
seulement à s'expliquer le désordre de ses esprits. Lui, dont les
émotions avaient toujours été si concentrées et les manières si graves
que sa mère elle-même en obtenait rarement un baiser, il se sentait prêt
maintenant à entourer cette jeune fille de ses bras et à la presser
contre son coeur, non avec le trouble d'un désir amoureux (il était loin
d'y songer), mais avec l'effusion d'une tendresse fraternelle pour un
enfant blessé; c'était un caractère trop impétueux, un coeur trop chaste
pour subir la contrainte d'une vaine timidité ou pour accepter celle des
préjugés, lorsqu'il était vivement ému. Il prit le mouchoir de
mademoiselle de Fougères, le trempa dans l'eau et se mit à lui laver les
tempes avec tant de soin, d'affection et de simplicité, qu'elle, à son
tour, sentit sa méfiance et sa rudesse habituelles céder à l'ascendant
d'une irrésistible sympathie. «Dieu merci! vous n'êtes pas blessée au
visage, lui dit-il avec attendrissement; c'est avec ses ailes
ensanglantées que l'insensé vous aura fait ces taches; mais vos mains!
laissez-les tremper dans l'eau... laissez-moi les voir... il y a
vraiment beaucoup de mal!...» Et Simon, qui avait la vue courte, se
baissant pour les regarder, en approcha ses lèvres avec un entraînement
incroyable. Mademoiselle de Fougères retira brusquement ses mains et
fixa sur lui ce regard sévère qui l'avait choqué à la première
rencontre. Mais cette fois il trouva sa fierté légitime; ses yeux lui
firent une réponse si amicale, si franche et si persuasive, qu'elle
s'adoucit tout à coup; elle reprit confiance, et lui dit d'un air gai:

«Vous avez du sang sur les lèvres, et savez-vous bien quel sang?

--C'est du sang aristocratique, répondit Simon, mais c'est le vôtre.

--C'est du sang noble, monsieur, reprit l'Italienne avec hauteur; c'est
du pur sang républicain. Êtes-vous digne de porter un pareil cachet sur
la bouche?

--Juste ciel, s'écria Simon en se levant, si je n'en suis pas digne
encore par mes actions, je le suis par mes sentiments; mais, ajouta-t-il
en retombant à genoux près d'elle, vous vous moquez de moi, vous n'êtes
pas républicaine; vous ne pouvez pas l'être.

--Apprenez, répondit-elle, que je suis d'un pays où on ne peut pas
cesser de l'être à moins de se dégrader. Notre république a duré plus
que celle de Rome, et ce n'est que d'hier que nous sommes esclaves; mais
sachez que nous savons haïr nos tyrans, nous autres. Un Vénitien, à
moins d'avoir abjuré sa patrie, ne baiserait pas la main d'une
Allemande, tandis que vous êtes à genoux près de moi, que vous croyez
monarchique.

--Je sais que vous êtes belle comme un ange et brave comme un lion, et à
présent que je vous sais républicaine, je baiserais vos pieds si vous me
le permettiez.

--Vous êtes forts en beaux discours sur la liberté, vous autres,
reprit-elle; mais nous avons un proverbe que vous devez comprendre: _Più
fatti che parole_. A l'heure qu'il est, nous sommes sous le joug, et on
nous croit écrasés parce que nous le portons en silence; mais on ne sait
pas ce que sera notre réveil quand l'heure sera venue.
                
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