--Je crains qu'elle n'arrive pas plus tôt pour vous que pour nous,
répondit Simon; si toutes les âmes italiennes étaient aussi courageuses
que la vôtre, si tous les coeurs français étaient aussi convaincus que le
mien, nous ne subirions pas la honte des lois étrangères.
--Espérons des jours meilleurs, dit Fiamma; mais ce n'est pas le moment
de parler politique. Pourquoi ne venez-vous pas chez mon père?
--Mais, dit Simon un peu embarrassé, je n'ai pas l'honneur de le
connaître.
--Il vous a engagé plusieurs fois, je le sais; pourquoi avez-vous
refusé?
--Vous savez combien mes opinions diffèrent des siennes, et vous me le
demandez?
--Mon père n'a point d'opinions politiques, répondit brusquement Fiamma;
et, à cause de cela, il serait désobligeant autant qu'inutile de
discuter avec lui. C'est un homme très-doux et très-poli; et si les gens
de bien ne s'éloignaient pas de lui à cause de ses prétendues opinions,
il ne serait pas réduit à remplir son salon de cette canaille qui s'y
traîne à genoux.
--Vous parlez bien durement de vos courtisans, dit Simon; si votre père
les accueillait avec une franchise aussi rude, j'ai peine à croire
qu'ils fussent aussi empressés à lui rendre hommage.
--Sans doute, si mon père avait assez de force pour comprendre ses
véritables intérêts et sa véritable dignité, il aurait en France un beau
rôle à jouer. Mais votre noblesse française est démoralisée; vous l'avez
si maltraitée qu'elle ne sait plus ce qu'elle fait. Ce n'est pas ainsi
que nous agissons et que nous pensons chez nous. Le peuple n'a qu'un
ennemi: l'étranger; ses vieux nobles sont les capitaines qu'il
choisirait si le temps était venu de marcher au combat. Nous sommes
familiers avec le peuple, nous autres; nous savons qu'il nous aime, et
il sait que nous ne le craignons pas. Ce n'est pas lui qui a profité de
nos dépouilles; ce n'est pas lui qui voudrait en profiter, si on pouvait
nous dépouiller encore. Mais nous sommes ruinés, et nous n'en valons que
mieux; je suis convaincue qu'il n'est pas bon de faire fortune, et j'ai
vu souvent perdre en mérite ce qu'on gagnait en argent. Restez donc
pauvre le plus longtemps que vous pourrez, monsieur Féline, et ne vous
pressez pas de faire servir votre intelligence à votre bien-être.
--C'est ce dont on ne manquerait pas de m'accuser si je me montrais chez
votre père dans la société de ceux qui y vont, répondit Simon, et je
suis malheureux de vous connaître à présent; car j'aurai souvent la
tentation de m'exposer au blâme de ceux qui pensent bien.
--Si cela doit être, il faut résister à la tentation, reprit la jeune
fille avec l'air grave et assuré qui lui était habituel; mais dans peu
de jours nous serons installés à Fougères, et je pense bien que vous
pourrez nous voir sans vous compromettre. J'espère que mon père se
réservera chaque semaine des jours de liberté, où les gens de coeur
pourront l'aborder sans coudoyer les valets de l'administration. Du
moins j'y travaillerai de tout mon pouvoir. Maintenant occupons-nous de
ma capture; il faut que vous lui rendiez le même service qu'à moi, et
que vous examiniez ses plaies.»
Simon obéit, soigna le captif blessé, et procéda sur-le-champ à
l'amputation de l'aile brisée; après quoi il l'enveloppa d'un linge
humide et se chargea de le soigner, s'engageant sur l'honneur à le
porter lui-même au château dès qu'il serait guéri et apprivoisé.
«Ce n'est pas tout, lui dit-elle; vous allez m'aider à chercher mon
cheval, que j'ai abandonné dans le bois.
--Je cours le chercher, et je vous l'amènerai ici, répondit Simon.
--Non pas, dit Fiamma en souriant; selon vos coutumes et vos idées
françaises, je suis votre ennemie; vous ne devez pas me servir.
--Selon mon coeur et selon ma raison, je suis votre ami le plus
respectueux et le plus dévoué, répondit Simon. Dites-moi de quel côté
vous avez laissé _Sauvage_.
--Vous savez son nom! dit-elle en souriant; allons-y ensemble. Il
n'obéit qu'à ma voix ou à celle de mon serviteur; et puisque vous êtes
mon ami...
--Je suis à la fois l'un et l'autre, reprit Simon. Voulez-vous prendre
mon bras?
--Ce n'est pas la coutume de mon pays, répondit Fiamma. Chez nous, les
femmes n'ont pas besoin de s'appuyer sur un défenseur. Le peuple ne les
coudoie pas. Nous sortons seules et à toute heure. Personne ne nous
insulte. On nous respecte parce qu'on nous aime. Ici, on ne nous
distingue des hommes que pour nous opprimer ou nous railler. C'est un
méchant pays que votre France. J'espère que vous valez mieux qu'elle.
--Faites une révolution en Italie, répondit Simon, et j'irai m'y faire
tuer sous vos drapeaux.»
Tout en parlant ainsi ils arrivèrent à la lisière du bois. Fiamma appela
son cheval à plusieurs reprises, et bientôt il fit entendre le bruit de
son sabot sur les cailloux. Comme elle avait les mains empaquetées,
Simon l'aida à monter et la conduisit jusqu'à l'entrée du vallon en
tenant Sauvage par la bride. Chemin faisant, ils échangèrent, en peu de
paroles, les confidences de toute leur vie. C'était une histoire bien
courte et bien pure de part et d'autre. Ils étaient du même âge. Fiamma
avait chéri sa mère comme Féline chérissait la sienne. Depuis qu'elle
l'avait perdue, elle avait vécu à la campagne dans une villa que son
père avait achetée entre les bords de l'Adriatique et le pied des Alpes.
Là, Fiamma s'était habituée à une vie active, aventureuse et guerrière,
tantôt chassant l'ours et le chamois dans les montagnes, tantôt bravant
la tempête sur mer dans une barque, et toujours se nourrissant de l'idée
romanesque qu'un jour peut-être elle pourrait faire la guerre de
partisan dans ces contrées dont elle connaissait tous les sentiers.
L'absence de M. de Fougères, qui était venu en France pour racheter ses
terres, l'avait laissé maîtresse de ses actions, et son indépendance
naturelle avait pris un développement qu'il n'était plus possible de
restreindre. Cependant le respect qu'elle avait pour son père était seul
capable de lui dicter des lois; elle avait obéi à ses ordres en quittant
l'Italie avec une gouvernante. Après peu de mois de séjour à Paris, elle
était venue s'établir à Guéret, en attendant qu'elle s'établît à
Fougères.
«Il me tarde que cela soit fait, dit-elle en achevant son récit.
Puisqu'il faut abandonner ma patrie, j'aime mieux vivre dans ce vallon
sauvage, qui me rappelle certains sites à l'entrée de mes Alpes chéries,
que dans vos villes prosaïques et dans ce pandémonium sans physionomie
et sans caractère que vous appelez votre capitale, et que vous devriez
appeler votre peste, votre abîme et votre fléau. Maintenant, adieu; je
vous prie d'appeler notre milan _Italia_, de ne pas oublier que nous en
avons fait la conquête ensemble et d'en avoir bien soin. Si quelqu'un
vous parle de moi, dites que je ne sais pas deux mots de français; je ne
me soucie pas de parler avec tous ces laquais de la royauté qui ont
baisé le knout des Cosaques et le bâton des caporaux schlagueurs de
l'Autriche.
--Laissez-moi baiser le sabot de votre cheval, dit Simon en riant; c'est
une noble créature qui n'obéit qu'à vous.
--Et qui ne m'obéit que par amitié, reprit Fiamma. Mais ne touchez pas à
son sabot, et donnez-moi une poignée de main: _E viva la liberta!_»
Elle lui tendit sa main qui saignait encore, et entra dans le vallon au
galop. Simon baisa encore ce sang généreux et essuya ses doigts à nu sur
sa poitrine. Puis il alla s'enfermer dans sa chambre, et, jetant sa tête
dans ses mains, il resta éveillé jusqu'au matin dans un état d'ivresse
impossible à décrire.
VII.
Simon demeura plus de vingt-quatre heures sous le charme de cette
aventure. Aucune réflexion fâcheuse ne pouvait trouver place au milieu
de son enivrement. Les âmes les plus fortes sont les plus spontanément
vaincues et les plus complètement envahies par une passion digne
d'elles. En elles, rien ne résiste, rien ne se défend de l'enthousiasme,
parce que leur premier besoin est de chérir et d'admirer. Les conseils
de la prudence et de l'intérêt personnel sont étouffés par ce besoin
d'amour et de dévouement qui les déborde.
Mais, après les élans de la joie et le sentiment de l'adoration, Simon
sentit le besoin de renouveler cette pure jouissance à la source qui
l'avait produite. Il lui fallait revoir mademoiselle de Fougères; tout
ce qui n'était pas elle n'existait plus. La tendresse que sa mère lui
avait uniquement et exclusivement inspirée jusque-là s'affaiblissait
elle-même sous les tressaillements convulsifs de son coeur impatient. Il
s'effraya des ravages de cet incendie, sans penser d'abord à l'éteindre;
mais plusieurs jours écoulés sans revoir Fiamma portèrent son désir à un
tel point d'angoisse et de souffrance qu'il sentit la nécessité de le
combattre.
Simon ne s'était pas beaucoup inquiété jusque-là de ce qu'il éprouvait.
Il n'avait pas encore aimé, il ne savait pas à quel ennemi il avait
affaire; il s'imaginait qu'il triompherait dès qu'il serait bien résolu
à triompher, dès qu'il lui serait prouvé que les souffrances de cet
amour l'emportaient sur les joies. Cet instant venu, il appela la
réflexion à son secours. Il se demanda sur quelle certitude était fondée
cette admiration extatique qui absorbait toutes ses pensées, quel lien
durable quelques paroles échangées avec cette jeune fille pouvaient
avoir cimenté. En quoi s'était-elle montrée grande, forte, magnanime,
brave, sincère? Qu'avait-il vu? une lutte enfantine avec un oiseau de
proie, et l'ardeur romanesque d'une jeune tête pour des idées généreuses
dont l'application serait peut-être au-dessus de la portée de son
caractère.
Mais, hélas! toutes les réflexions de Simon manquèrent leur but; et ses
armes tournèrent leur pointe contre son coeur. Plus il y songeait, plus
Fiamma se trouvait digne de son enthousiasme. Ce n'était pas un enfant,
la femme qui se condamnait au silence et à la feinte depuis six mois
plutôt que d'échanger ses nobles pensées avec des êtres indignes de la
comprendre; et ce qu'aucune adulation n'avait pu obtenir de sa défiance
stoïque, Simon l'avait conquis avec un regard. Profond comme la sagesse
et hardi comme la bonne foi, celui de Fiamma avait lu en lui rapidement,
et sa langue s'était déliée comme par magie. Elle lui avait dit le
secret de son âme, le mystère de sa vie; et elle ne lui avait pas
seulement recommandé le silence, tant elle semblait sûre de sa
discrétion. Il y avait en elle quelque chose de viril qui semblait fait
pour ressentir l'amitié sérieuse et l'estime tranquille. Avec quel
dévouement une telle créature n'était-elle pas capable de braver la mort
pour une noble cause, elle qui pour un jouet d'enfant se laissait
déchirer du bec de l'aigle comme une jeune Spartiate! Enfin, les
séductions d'aucune vanité n'étaient capables de l'entraîner,
puisqu'elle s'était fait un genre de vie entièrement en dehors de celui
que la fortune de son père semblait lui tracer, puisqu'elle fuyait les
salons pour les bois, les fades conversations pour la lecture, et les
flagorneries d'une petite cour pour l'entretien ingénu de la douce
mademoiselle Parquet. Il se demandait comment il n'avait pas compris,
dès le premier jour de sa rencontre sur la colline, le feu divin caché
sous le voile de cette mystérieuse Isis; comment cette voix généreuse
qui avait prononcé avec un accent si ferme le mot d'_honneur_ à son
oreille n'avait pas éveillé jusqu'au fond de ses entrailles le sentiment
d'une fraternité sainte; puis, il se l'expliquait en se disant qu'une
femme comme elle était la réalisation d'un si beau rêve, qu'en touchant
à cette réalité on n'osait pas encore y croire.
Simon ne songea plus à lutter contre son admiration, mais il résolut de
s'efforcer à en modérer l'exaltation. Il sentait qu'il lui serait
impossible désormais de faire attention à aucune autre femme; mais il se
disait que la société ayant posé une barrière insurmontable entre
celle-là et lui, il ne devait pas se nourrir d'illusions auprès d'elle.
Mademoiselle de Fougères était indépendante par son caractère et par sa
position. Elle était majeure, et sa mère, disait-on, lui avait laissé de
quoi vivre. Mais Simon eût rougi de rechercher la main d'une riche
héritière. Il se disait qu'au premier mot d'amour d'un jeune bachelier,
elle devait s'imaginer nécessairement qu'il avait des vues de séduction
méprisables. L'idée seule que l'opinion publique eût pu lui attribuer
ces sentiments le faisait frémir de colère et de honte. Il prit donc la
ferme résolution, au cas même où mademoiselle de Fougères accorderait
plus d'attention à son dévouement qu'il n'était raisonnable de s'y
attendre, de s'en tenir avec elle aux termes de la plus respectueuse
amitié. Pour cela, il ne fallait pas être surpris par ces émotions
irrésistibles qui l'avaient dominé auprès d'elle. Simon espéra en avoir
la force; mais, pour y parvenir, il se décida à s'éloigner pendant
quelque temps des lieux qui lui retraçaient trop vivement cette scène
d'enchantement. Il partit pour Nevers, où un étudiant de ses amis,
récemment reçu avocat, l'appelait pour fêter son installation.
Pendant ce temps, le comte de Fougères vint prendre possession de sa
nouvelle demeure. Les villageois tenaient trop à lui faire payer une
sorte de _denier à Dieu_ pour lui épargner de nouvelles fêtes et de
nouveaux honneurs. Quand il vit que rien ne pouvait l'y soustraire, il
s'exécuta noblement et paya une barrique de vin aux chers vassaux, en
désirant de tout son coeur que leur vive affection se refroidît un peu à
son égard. Ce n'était pas là le moyen. Il fut fêté, chanté, complimenté,
aubadé encore une fois de cornemuse, bombardé encore une fois de
pétards. Il se comporta en bon prince, donna une quantité exorbitante de
poignées de main, leva son chapeau jusque devant les chiens du village,
varia à l'infini l'arrangement des mots invariables de ses gracieuses
réponses, subit les plus interminables et les plus fatigantes
conversations avec une patience évangélique, baisa enfin, comme disait
poétiquement M. Parquet, le bas de la robe de la déesse _Incongruité_,
et, s'étant fait souverain populaire autant que possible, alla se
coucher brisé de fatigue, infecté de miasmes prolétaires, et supputant
dans sa cervelle administrative de combien (en raison de ses avances de
fonds en affabilité paternelle) il augmenterait le loyer de ceux-ci et
diminuerait les gages de ceux-là.
Mademoiselle de Fougères montra un caractère qui fut décidément taxé de
hauteur et d'impertinence, en s'enfermant dans sa chambre durant toutes
ces pasquinades sentimentales. Elle se rendit invisible, et son père ne
put faire plier cette franchise sauvage devant les considérations
politiques de sa situation; elle avait une manière muette et
respectueuse de lui résister qui le brisait comme une paille, lui,
mesquin d'idées, de sentiments et de langage. Il sentait qu'il ne
pouvait régner sur cette âme de fer que par la conviction, et que
précisément la puissance de conviction lui manquait. Désespérant de
corriger sa fille, il prenait le parti de lui permettre de se cacher ou
de se taire.
Quelques jours après ces fêtes extraordinaires, la fête patronale du
village arriva. M. de Fougères était parti la veille pour une foire de
bestiaux dans le Bourbonnais; car, à peine investi de sa dignité de
châtelain, il était redevenu commerçant. De tous les personnages qui lui
avaient témoigné leur zèle, un seul croyait n'avoir pas assez plié le
genou devant son nom et devant son titre. C'était le curé, jeune homme
sans jugement et sans vraie piété, qui, ayant lu je ne sais quelle
chartre ecclésiastique, s'imagina ressusciter une coutume singulière à
la première occasion. Le jour de la fête patronale, le sacristain fut
dépêché auprès de mademoiselle de Fougères pour la prier de ne pas
manquer d'assister à la bénédiction du saint sacrement. Ce message
étonna beaucoup la jeune Italienne. Elle trouva étrange qu'un prêtre
s'arrogeât le droit de lui tracer son devoir de cette manière. Néanmoins
elle ne crut pas pouvoir se dispenser d'accomplir ce devoir, que son
éducation lui rendait sacré. Mais, redoutant quelque embûche dans le
genre de celles qu'elle avait su éviter jusque-là, elle ne monta pas à
la tribune réservée aux anciens seigneurs de Fougères, tribune placée en
évidence à la droite du choeur, et que le curé avait fait décorer à ses
frais d'un tapis et de plusieurs fauteuils. Fiamma attendit que les
vêpres fussent commencées, et, se glissant dans l'église sous le costume
le plus simple, elle se mêla à la foule des femmes qui, dans ces
campagnes, s'agenouillaient sur le pavé de l'église. Elle détestait les
adulations faites à une classe quelconque, mais elle pensait que devant
Dieu elle ne pouvait se courber avec trop d'humilité.
C'est en vain qu'elle espérait échapper au regard investigateur du curé
ou à celui du sacristain qui était chargé de la découvrir. L'église
était fort petite, et l'usage du pays veut que toutes les femmes soient
séparées des hommes et rassemblées dans une des nefs. Entre le
_Magnificat_ et le _Pange lingua_, dans l'intervalle réservé à
l'officiant pour revêtir ses ornements pontificaux, le sacristain
traversa la foule féminine et vint supplier mademoiselle de Fougères, de
la part du curé, de prendre une place plus convenable à son rang. Sur
son refus de monter à la tribune, l'opiniâtre desservant fit apporter
auprès de la balustrade qui sépare les deux sexes, à l'entrée du choeur,
un fauteuil et un coussin, comme il eût fait pour son évêque. Il pensait
que mademoiselle de Fougères ne résisterait pas à cette honorable
invitation, et il se décida à monter à l'autel.
Pendant ce temps, les rangs de femmes qui séparaient mademoiselle de
Fougères du fauteuil insolent s'étaient entr'ouverts, et tous les
regards la sollicitaient pour qu'elle daignât en prendre possession. La
seule Jeanne Féline, un peu distraite de sa fervente prière et
profondément choquée dans son sens droit et incorruptible de ce qui se
passait, abaissa son livre, releva son capulet, et fixa sur mademoiselle
de Fougères ce regard où l'orgueil de la vertu et le feu de la jeunesse
brillaient au milieu des ravages de l'âge et de la douleur. Fiamma la
vit et reconnut la mère de Simon, à une lointaine analogie de traits, à
une similitude frappante d'expression. Elle avait entendu mademoiselle
Parquet vanter le mérite de cette femme, elle avait désiré rencontrer
l'occasion de la connaître. Elle soutint donc son regard et lui exprima
par le sien qu'elle était prête à entrer en communication avec elle.
Madame Féline, hardie et ingénue comme la vérité, lui adressa aussitôt
la parole pour lui dire à demi-voix: «Eh bien! mademoiselle, qu'est-ce
que votre conscience vous ordonne de faire?
--Ma conscience, répondit Fiamma sans hésiter, m'ordonne de rester ici,
et de vous offrir ce fauteuil comme une marque de respect qui vous est
due.»
Jeanne Féline s'attendait si peu à cette réponse qu'elle resta
stupéfaite.
Mademoiselle de Fougères n'était pas une personne que l'on pût accuser,
comme son père, de courtiser la popularité. On lui reprochait le défaut
contraire, et Jeanne n'avait pas compris pourquoi elle était restée
mêlée à la foule depuis le commencement de la cérémonie. Enfin son
visage s'adoucit; et, résistant à Fiamma qui voulait la conduire au
fauteuil, elle lui dit:
«Non pas moi: il me siérait mal de prendre une place d'honneur devant
Dieu qui connaît le fond du coeur et ses misères. Mais voyez! la doyenne
du village, celle qui a vu quatre générations, et qui d'ordinaire a une
chaise, est ici par terre. On l'a oubliée à cause de vous aujourd'hui.»
Mademoiselle de Fougères suivit la direction du geste de Jeanne, et vit
une femme centenaire à laquelle de jeunes filles avaient fait une sorte
de coussin avec leurs capes de futaine. Elle s'approcha d'elle, et, avec
l'aide de madame Féline, elle l'aida à se relever et à s'installer sur
le fauteuil. La doyenne se laissa faire, ne comprenant rien à ce qui se
passait, et remerciant d'un signe de sa tête tremblante. Mademoiselle de
Fougères se mit à genoux sur le pavé auprès de Jeanne, de manière à être
entièrement cachée par le dossier du grand fauteuil sur lequel la
doyenne, qui ne remplissait plus ses devoirs de piété que par habitude,
s'assoupit doucement au bout de quelques minutes.
Cependant le curé, qui n'avait pas la vue très-bonne et qui savait
d'ailleurs que le regard baissé convient à la ferveur de l'officiant,
aperçut confusément une femme coiffée de blanc sur le fauteuil. Il pensa
que sa négociation avait réussi et se mit à officier tranquillement;
mais lorsqu'au moment réservé à l'explosion de son vaste projet, après
avoir descendu les trois marches de l'autel et s'être mis à genoux pour
encenser le saint sacrement, il se releva, traversa le choeur et s'avança
vers le fauteuil pour rendre le même honneur à mademoiselle de Fougères,
selon les us et coutumes de l'ancienne féodalité, il s'aperçut de sa
méprise, et son bras resta suspendu entre le ciel et la terre, tandis
que toute la congrégation des fidèles, l'oeil ouvert et la bouche béante,
se demandait la cause des honneurs insolites rendus à la mère Mathurin.
Le jeune curé ne perdit point la tête, et, voyant que mademoiselle de
Fougères avait mis un peu d'obstination et de malice dans cette
aventure, il lui prouva qu'elle n'aurait pas le dernier mot; car il se
retourna vivement de l'autre côté et se mit à encenser la tribune
seigneuriale, comme pour rendre à cette place vide les honneurs dus au
titre plus qu'à la personne. Tout le village resta ébahi, et il fallut
plus de six mois pour faire adopter la véritable version de cet
événement aux commentateurs exténués de recherches et de discussions.
Les parents de la mère doyenne ne manquèrent pas de dire qu'elle avait
été bénie en vertu d'un ancien usage qui décernait cette préférence aux
centenaires, et que M. le curé avait trouvé dans les archives de la
commune. Quant à elle, comme elle était à peu près aveugle et dormait
plus qu'à demi pendant qu'on lui rendait cet honneur, comme son oreille
avait le bonheur d'être fermée pour jamais à toutes les paroles humaines
et à tous les bruits de la terre, elle mourut sans savoir qu'elle avait
été encensée.
Depuis cette aventure, Jeanne Féline conçut une haute estime pour
mademoiselle de Fougères; et, au lieu d'éviter de parler d'elle comme
elle avait fait jusqu'alors, elle questionna mademoiselle Bonne avec
intérêt sur le caractère de sa noble amie. Bonne avait tant de respect
pour la sagesse et la prudence de sa voisine qu'elle se crut dispensée
avec elle du secret que Fiamma lui avait imposé. Elle lui confia les
sentiments généreux et les vertus vraiment libérales de cette jeune
fille, et lui dit le désir qu'elle avait témoigné de la connaître.
Malgré le plaisir que la bonne Féline ressentit de ces réponses, elle se
défendit de faire connaissance avec la châtelaine. «Comment voulez-vous
que cela se fasse? répondit-elle. Son père trouverait mauvais sans doute
au fond du coeur qu'elle vînt me voir; et quant à moi, je ne saurais
aller demander à ses domestiques la permission de l'approcher.
J'attendrai l'occasion; et, si je la rencontre, je lui dirai ma
satisfaction de sa conduite à l'église. Sans la sagesse de cette enfant,
M. le curé, qui est vraiment trop léger pour un ministre du Seigneur,
eût offensé la majesté de Dieu par un véritable scandale.»
Madame Féline étant dans ces dispositions, l'occasion ne se fit pas
attendre. Un matin que mademoiselle de Fougères passait devant sa cabane
pour aller voir mademoiselle Parquet, elle vit Jeanne penchée sur sa
petite fenêtre à hauteur d'appui, qu'encadrait le pampre rustique. La
bonne dame était occupée à faire manger dans sa main le milan royal.
«Bonjour, Italia!» dit Fiamma en passant.
Madame Féline releva la tête, et, charmée de voir la jeune fille, elle
lia conversation avec elle. L'éducation et la santé de l'oiseau étaient
un sujet tout trouvé.
«Comment se fait-il que vous sachiez son nom? demanda Jeanne. Je ne l'ai
dit à personne, car je ne pouvais pas m'en souvenir; mais quand vous
l'avez prononcé, j'ai bien reconnu celui que mon fils lui donnait; car
c'est mon fils qui l'a rapporté de la montagne.
--Et qui l'a pris dans la gorge aux Hérissons, reprit Fiamma.
--Vraiment! vous le savez? s'écria Jeanne. Vous l'avez donc rencontré à
la chasse?
--Et j'ai même chassé avec lui ce jour-là, répondit mademoiselle de
Fougères. J'ai encore sur les mains les marques de courage de monsieur,
ajouta-t-elle en donnant une petite tape à l'oiseau; et c'est M. Simon
qui nous a servi de chirurgien à tous deux.
--En vérité!... Oh! à présent, dit madame Féline en secouant la tête
avec un sourire, je comprends l'amitié qu'il portait à ce gourmand, et
pourquoi il m'a tant recommandé en partant d'en avoir soin. Allons!
maintenant j'en prendrai plus de souci encore; car, si vous êtes telle
que vous semblez être, je vous aime, vous!
--Vous ne pouvez pas me dire une chose plus agréable, répondit Fiamma en
portant vivement à ses lèvres la main ridée que lui tendait Jeanne.»
Puis, comme si ce mouvement impétueux eût trahi quelque secrète pensée
de son coeur, elle rougit et garda le silence. Féline ne pouvait
interpréter cette émotion: elle se mit tout de suite à lui parler du
curé et de la doyenne, de la république et de la monarchie, de la
religion, de tout ce qui l'intéressait, et par-dessus tout de son fils.
Mademoiselle de Fougères fut étonnée du sens profond et même de la grâce
spirituelle et naïve de cet esprit supérieur, vierge de toute corruption
sociale. Elle n'avait pas cru qu'il fût possible de joindre si peu de
culture à tant de fonds. Ce fut pour elle un sujet d'admiration et
bientôt d'enthousiasme; car autant Fiamma était indomptable dans ses
antipathies, autant elle était passionnée dans ses amitiés. C'est en
effet un magnifique spectacle pour une âme tourmentée de l'amour du beau
et contristée par la vue du laid, que celui d'une organisation assez
riche pour se passer d'embellissement factice et pour recevoir tout de
Dieu et d'elle-même. En peu de jours une affection profonde, une
sympathie complète s'établit entre Jeanne et Fiamma. Mettant de côté
l'une et l'autre les entraves de ces considérations sociales faites pour
le vulgaire, elles se lièrent étroitement, et Jeanne passa autant
d'heures dans la chambre et dans l'oratoire de Fiamma que celle-ci en
passa dans la cabane et dans le potager rustique de Jeanne. Mademoiselle
Parquet se joignit souvent à leurs entretiens, et sa jeune amie lui
apprit à connaître madame Féline. Jusque-là Bonne n'avait respecté en
elle qu'une solide vertu, une admirable bonté; elle ignorait qu'il y eût
aussi à admirer une haute intelligence. Elle s'étonna d'abord de voir
que Fiamma, avec toutes ses lectures et toutes ses connaissances, ne
s'ennuyait pas un instant dans la compagnie d'une femme qui n'avait
jamais lu que la Bible. Fiamma lui fit comprendre que la Bible était la
source de toute sagesse et de toute poésie; que l'esprit de ces pages
divines s'était incarné dans la personne de Jeanne, dont toutes les
paroles, comme toutes les pensées, avaient la grandeur et la simplicité
des saintes Écritures. L'âme de Bonne fit elle-même un progrès dans le
contact de ces deux âmes supérieures à la sienne, non en bonté, mais en
vigueur.
VIII.
Un jour, au mois de mai, vers midi, l'air étant fort chaud au dehors, et
la cabane de Féline remplie d'une agréable fraîcheur, ces trois femmes
étaient réunies dans une douce intimité. Jeanne, enfoncée dans son vieux
fauteuil, roulait un écheveau de fil de chanvre sur une noix; Italia,
perchée sur le piveau du dévidoir, et conservant encore un peu
d'irritabilité, poussait de temps en temps un petit cri aigre-doux,
allongeait le bec pour saisir le fil, mais sans oser toucher aux doigts
de son institutrice; mademoiselle Parquet, assise sur le buffet, lisait
tout haut le livre de Ruth dans la vieille Bible de la famille Féline,
dont le caractère était si fin que Jeanne ne pouvait plus le distinguer.
Quant à mademoiselle de Fougères, fatiguée d'une course rapide qu'elle
avait faite avec Sauvage dans la matinée, elle s'était assise sur une
botte de pois secs, aux pieds de Jeanne; et, cédant au bien-être que lui
apportaient la fraîcheur, le repos, le bruit monotone et doux de la voix
qui lisait, elle s'était laissée aller au sommeil. Jeanne, semblable à
la vieille Noémi, avait attiré sur ses genoux la tête de cette fille
chérie, et chassait avec tendresse les insectes dont le bourdonnement
eût pu la tourmenter. Simon entra dans ce moment. Il arrivait de Nevers;
on ne l'attendait pas encore. Il fit un pas et resta immobile. Le
soleil, glissant à travers le feuillage de la croisée et tombant en
poussière d'or sur le front humide et sur les cheveux de jais de Fiamma,
lui montra d'abord le dernier objet qu'il dût s'attendre à rencontrer
dans sa cabane et sur le giron de sa mère. Il venait de faire bien des
efforts depuis trois mois pour chasser de son âme l'image de cette
femme, et c'était là qu'il la retrouvait! Il crut rêver, resta quelques
instants sans pouvoir articuler un mot; et enfin, joignant les mains, il
murmura une parole que ni sa mère ni Bonne ne pouvaient comprendre: _O
fatum!_ Fiamma reconnut sa voix et n'ouvrit pas les yeux. Ce fut le
premier artifice de sa vie.
L'amour n'est que magie et divination. Elle vit à travers ses paupières
abaissées et frémissantes de curiosité l'émotion et la joie mêlée de
consternation qu'éprouvait Simon. Madame Féline, poussant un cri de
joie, avait tendu les bras à son fils. Fiamma, l'entendant s'approcher,
jugea qu'il était temps de se réveiller: elle prit le parti de soulever
sa tête et de se frotter les yeux pendant qu'il embrassait sa mère. «Oh!
dit la bonne femme, vous voilà un peu étonné, Simon! vous me pensiez
trop vieille pour avoir d'autres enfants que vous, et pourtant voilà que
je suis devenue mère de deux filles en votre absence.
--Vous êtes heureuse, ma mère, répondit-il; mais moi, me voilà humilié;
car je ne suis pas digne d'être leur frère.
--Je ne sais pas si Bonne est superbe à ce point de ne vouloir pas
reconnaître votre parenté, dit mademoiselle de Fougères en lui tendant
la main; mais, quant à moi, j'avais déjà signé avec vous un pacte de
fraternité d'opinions.» Simon ne put rien répondre. Il lui pressa la
main avec un trouble plus indiscret que tout ce qu'il eût pu dire; et
pour se donner de l'aplomb, il demanda à Bonne la permission de
l'embrasser, ce dont il s'acquitta avec assurance. Cette marque d'amitié
enorgueillit Bonne comme une préférence; elle ne connaissait rien aux
roueries ingénues de la passion.
Madame Féline s'empressa de questionner son fils sur sa santé, sur la
fatigue, sur la faim qu'il devait éprouver. Il demanda à manger, afin
d'avoir une occupation et un maintien. Il ne pouvait se remettre de son
désordre. Un champion qui s'est préparé longtemps à un rude combat, et
qui, en arrivant, voit l'ennemi tranquille et déjà maître du champ de
bataille, n'est pas plus bouleversé et embarrassé de son rôle que ne
l'était Simon. Bonne courut dans tous les coins de la cabane pour aider
Jeanne à rassembler quelques aliments et à les servir sur une petite
table. Voulant marquer son affection à sa manière, l'excellente fille
alla cueillir des fruits au jardin, et revint toute rouge et tout
empressée, sans songer que les hommes s'éprennent plus volontiers d'une
chimère que d'un bien qui s'offre de lui-même.
«Il n'y a que moi, dit mademoiselle de Fougères à Simon, qui ne fasse
rien pour vous ici. Vous êtes comme Jésus arrivant chez Marthe et Marie.
Je suis celle qui se tient tranquille à écouter le Seigneur, tandis que
l'autre travaille et se dévoue.
--Et cependant, répondit Simon, le Seigneur préféra Marie, et conseilla
à sa soeur de ne pas prendre une peine inutile.
--Pourquoi me dites-vous cela si bas? reprit mademoiselle de Fougères
avec sa brusquerie accoutumée. On dirait que vous craignez une méchante
application de vos paroles.
--Oh! j'espère qu'il ne se prend pas pour _notre Seigneur_! répliqua
mademoiselle Bonne en riant.
--Mais voulez-vous que je vous aide, chère amie? dit mademoiselle de
Fougères. Ce ne sera pas pour faire ma cour à _monsignor Popolo_, je
vous prie de le croire; ce sera pour vous soulager, _mia buona_.
--Oh! je n'ai pas besoin de vous, ma _dogaressa_, répondit Bonne, à qui
sa compagne avait appris quelques mots italiens. Vos mains sont trop
fines pour les soins du ménage.
--Croyez-vous? dit vivement Fiamma. Pourquoi traînez-vous ce seau d'eau
avec tant de gaucherie, ma petite?
--Voulez-vous bien me faire le plaisir de l'enlever de terre d'un
demi-pouce? répondit l'autre jeune fille d'un air de défi.
--Je vais vous montrer comme il faut vous y prendre, dit Fiamma sur le
même ton; car vraiment, ma mignonne, vous n'y entendez rien et vous me
faites peine.»
Alors, saisissant d'une seule main le seau rempli d'eau, elle l'enleva
de terre et le posa sur la table.
«Oh! la force et le courage du lion de Venise!» s'écria Simon avec
chaleur.
Bonne fut un peu piquée.
«Ne vous fâchez pas, cher ange, dit Fiamma à son amie; la prudence des
serpents et la douceur des colombes vous restent en partage. Mais quant
à cela, ajouta-t-elle en étendant son bras blanc et l'orme comme du
marbre de Carrare, sachez qu'il y a autant de différence entre mes
muscles et les vôtres qu'entre vos collines de la Marche et nos
montagnes des Alpes, entre vos petites graines de sarrasin et nos larges
épis de maïs. Allons, Bonne, c'est vous qui êtes la dogaresse; je suis
la montagnarde: c'est moi qui suis Marthe à mon tour; vous êtes Marie.
Le Seigneur vous bénira; je vous cède mes droits. Mais chut! voici
madame Féline; ne disons pas de légèretés sur des choses aussi saintes;
elle nous gronderait et elle ferait bien.»
Tandis que Simon se condamnait à déjeuner, quoiqu'il fût trop oppressé
pour en avoir envie, que Bonne, assise à table entre lui et madame
Féline, feignait d'écouter la relation de son voyage avec curiosité,
afin d'avoir le droit de lui verser du cidre et de lui couper du pain
d'orge; tandis que mademoiselle de Fougères jouait avec Italia et
luttait avec elle d'attitudes impérieuses en la contrefaisant et en
imitant ses cris d'impatience, M. Parquet entra dans la chaumière.
«_Bravi tutti!_ s'écria-t-il en voyant cette aimable compagnie; le ciel
est favorable aux braves gens.» Et après avoir embrassé tendrement son
filleul, il baisa la main de mademoiselle de Fougères avec assez de
grâce pour montrer qu'il avait été faire un tour de promenade à
Versailles dans sa jeunesse. Puis, jetant un coup d'oeil perspicace de
l'un à l'autre: «Y a-t-il longtemps que vous n'avez reçu de nouvelles de
monsieur votre père, belle demoiselle?» demanda-t-il à Fiamma d'un air
très-significatif.
Cette question fut pour Simon comme une goutte d'eau froide sur un
brasier. Il était en train de se laisser aller à de nouveaux
enchantements; le seul nom du comte réveilla en lui mille réflexions
pénibles. Il examina le visage de mademoiselle de Fougères, pour savoir
si elle avait quelque appréhension du retour de son père; mais la noble
harmonie de ce visage n'était jamais troublée par des craintes légères.
«Je l'attends demain, répondit-elle tranquillement; mais il se pourrait
cependant qu'il fût déjà de retour, car il est si actif en toutes choses
qu'il part et revient toujours plus tôt qu'il ne l'avait projeté.
--Et s'il était à cette heure au château? fit observer Simon, incapable
de maîtriser son inquiétude.
--Il y serait sans doute occupé déjà de mille soins, répondit-elle, et
plus pressé de compter avec son régisseur que de toute autre chose.»
Elle resta encore une demi-heure, affectant beaucoup de calme; puis elle
mit son chapeau et pria M. Parquet de lui donner le bras jusqu'au
château. Dès qu'ils furent sortis de la chaumière: «Pourquoi ne
m'avez-vous pas appris tout franchement que mon père était arrivé? lui
dit-elle. Croyez-vous que je n'ai pas lu cela sur votre figure?
--En vérité! fit l'avoué. Fin contre fin...
--Il ne s'agit pas de nous adresser des compliments réciproques,
interrompit la pétulante Fiamma. Voyons, mon cher sigishé, que
signifiait votre physionomie? qu'avez-vous dans l'esprit?
--J'ai dans l'esprit, répondit Parquet d'un ton doux et paternel, que
vous avez écouté un peu trop votre bon coeur durant cette dernière
absence de M. le comte. Je vous l'ai dit, Jeanne Féline est un ange de
vertu; je ne vous souhaiterais pas de plus haute noblesse que d'être sa
fille. Simon est un digne jeune homme qui mériterait de Dieu la faveur
d'avoir une soeur telle que vous; mais votre père qui n'entend rien aux
relations de sentiments, si belles et si saintes qu'elles soient,
blâmera certainement votre intimité avec cette famille de paysans. Il
n'eût pas approuvé que vous vissiez madame Féline sur le pied d'égalité,
comme vous le faites; à plus forte raison maintenant que voici son fils
de retour. Vous savez tout ce que la malice du public peut imaginer en
cette occasion. Avez-vous réfléchi à cela? Ne croyez-vous pas que
désormais, du moins pendant les semaines du séjour de M. de Fougères au
château, vous feriez bien de cesser vos relations avec la maison Féline?
--Je sais, mon ami, répondit Fiamma, que ce serait une conduite
prudente, si tant est que l'intérêt personnel doive céder à l'absurdité,
par crainte de querelles; je sais que mon père, tout en accablant M.
Féline de compliments et de prévenances, le remercierait volontiers de
ne pas répondre à ses invitations. Malgré sa ponctualité à saluer
profondément madame Féline et à lui demander de ses nouvelles dans la
rue, il n'oserait lui offrir une chaise dans son salon à côté de la
femme du sous-préfet. Cependant il faudra bien qu'il en vienne là. Il
m'en coûtera quelque peine; j'essuierai des admonestations ennuyeuses,
et j'entendrai émettre des principes de morale et de bienséance qui
feront bouillir mon sang dans mes veines; mais, comme à l'ordinaire, je
tiendrai bon, je serai respectueuse, et ma volonté sera faite. Ne vous
inquiétez donc de rien; mon père est un homme qu'il faut forcer à bien
agir en le prenant au mot. Je me charge de faire dîner madame Féline à
sa table; chargez-vous d'amener M. Féline à lui rendre visite.
--Mais vous tenez donc bien à la société de ces Féline? demanda M.
Parquet, qui voulait toujours savoir le fin mot de toute affaire, et ne
commençait aucune démarche, si légère qu'elle fût, sans avoir confessé
sa partie.
--J'y tiens comme je tiens à vous et à votre fille, répondit Fiamma avec
fermeté. Si mon père croyait conforme à ses intérêts et à ses préjugés
de m'éloigner de vous, pensez-vous que je ne résisterais pas de toutes
mes forces à cette injustice?
--Vous avez une manière de dire, reprit maître Parquet tout attendri,
qui fait qu'on vous obéit aveuglément; vous me feriez fabriquer de la
fausse monnaie. Cependant, avant de vous céder, je veux, ma chère fille,
pour me venger de l'ascendant que vous prenez sur moi, vous adresser
quelques reproches. Vous n'avez pas assez de déférence pour votre père;
vous lui faites trop sentir votre supériorité... Écoutez-moi jusqu'au
bout. Je sais que vous avez avec lui le meilleur ton, et que jamais une
parole blessante n'est sortie de votre bouche; mais, voyez-vous, si
Bonne, avec tout votre respect extérieur, me traitait comme vous le
traitez au fond de l'âme, j'aimerais mieux qu'elle m'arrachât ma
perruque et qu'elle me la jetât au visage, sauf à se rendre ensuite à
mes raisons.
--Ah! monsieur Parquet, s'écria Fiamma d'un ton douloureux, pouvez-vous
comparer la sympathie de coeur et la conformité des principes qui vous
lient à votre fille avec ce qui se passe entre M. de Fougères et moi? Je
conviens que, dans ma conduite envers lui, je manque souvent de
prudence.
--_Prudence!_ interrompit M. Parquet avec un mouvement chagrin. Voilà de
ces mots qui sont cruels à entendre! Je ne m'explique pas, Fiamma, que
vous, si généreuse, si tendre, si dévouée pour nous, vous n'ayez pas
dans le coeur le moindre sentiment d'affection pour votre père. Moi, je
suis enchanté que vous ne lui ressembliez pas; je l'aime médiocrement,
et vous, je vous chéris comme une seconde fille; mais enfin, cette
clairvoyance, cette justice cruelle avec laquelle vous pesez les défauts
de celui qui vous a donné le jour...
--Arrêtez, Parquet, s'écria Fiamma, et regardez le mal que vous me
faites!»
Parquet fut effrayé de l'altération de son visage et de la pâleur
mortelle de ses lèvres.
--Eh bien! mon Dieu, s'écria-t-il à son tour, ne parlons plus de tout
cela.
--Oh! mon ami! n'en parlons jamais, répondit la jeune fille en faisant
un effort pour marcher; car vous me feriez dire ce que je ne veux pas,
ce que je ne dois jamais dire à personne.
--Juste ciel! reprit M. Parquet, dont la curiosité s'éveilla vivement.
A-t-il donc eu quelque tort exécrable à votre égard? Avez-vous contre
lui des sujets de plainte assez terribles pour étouffer la voix du sang?
--Non, monsieur Parquet, ce n'est pas cela, répondit-elle. Il y a dans
ma vie un mystère que je ne peux jamais révéler et dont je ne peux me
plaindre qu'à la destinée. Ne m'interrogez pas, mais soyez indulgent
pour moi et ne me jugez pas. Ma situation est si exceptionnelle que mon
caractère et ma conduite doivent être bizarres.
--Adieu, voici en effet la chaise de poste du comte dans la cour. Faites
ce que je vais ai dit: _vale et me ama_.»
Pauvre enfant! pensa M. Parquet en retournant chez lui. Il faut qu'elle
ait une âme bien orageuse, ou que ce Fougères soit un bien méchant
cuistre, avec ses ailes de pigeon! Allons! il y aura eu là quelque cas
d'inclination contrariée. Ah! les jeunes filles! L'amour, c'est
l'insecte rongeur qui s'attaque aux plus belles roses! Décidément, pour
ma part, je renonce aux lois du trop aimable Cupidon, et je m'abandonne
aux consolations d'une douce philosophie.
IX.
Gouverné entièrement par la chère dogaresse (c'est ainsi qu'en raison de
son caractère absolu et de ses manières impériales l'érudit avoué avait
surnommé mademoiselle de Fougères), M. Parquet céda à ses désirs et se
contenta de lui adresser de temps en temps une tendre admonestation, à
laquelle Fiamma mettait fin par des réticences mystérieuses. Au grand
étonnement de l'avoué, madame Féline et son fils reçurent au salon du
château un accueil tel que, malgré l'extrême fierté de Jeanne et la
méfiance ombrageuse de Simon, ils ne craignirent point d'y retourner
plusieurs fois, et purent se trouver presque tous les jours avec
mademoiselle de Fougères, soit chez eux, soit chez M. Parquet, sans
craindre de voir ces précieuses relations interrompues par une
intervention étrangère. L'avoué, qui seul connaissait à fond le
caractère du comte, avait sujet d'être plus surpris qu'eux; car il ne
l'avait jamais vu plier sous aucun ascendant, et il savait que ses
formes gracieuses et son babil prévenant cachaient une opiniâtreté
inflexible et beaucoup de despotisme. Sa fille était la seule personne
de son ménage qu'il ne dominât point. Toutes les autres étaient réduites
à une servilité qu'on eût pu prendre pour de l'amour, à voir le ton
patelin dont il leur commandait en présence des étrangers, mais qui
n'était rien moins que cela aux yeux de M. Parquet, initié aux mystères
de l'intérieur. Il est vrai que Fiamma était un être organisé pour une
résistance indomptable. Mais autant notre avoué avait jugé impossible
que le père entravât les libertés de la fille, autant il lui avait
semblé certain que jamais la fille n'obtiendrait un acte de complaisance
paternelle. Leurs deux existences avaient marché côte à côte,
s'effleurant tous les jours et ne se touchant jamais. Leurs goûts, en se
montrant diamétralement opposés, semblaient consacrer irrévocablement ce
divorce de deux êtres que la société avait condamnés à vivre sous le
même toit, et que le sentiment des convenances enveloppait à cet égard
d'un voile impénétrable pour le public. En voyant le comte vaincu, ou du
moins entamé dans cette lutte mystérieuse, M. Parquet se livra à mille
commentaires. Un homme qui savait le secret de toutes les familles ne
pouvait se résoudre tranquillement à ignorer celui-là. Cependant Fiamma,
qui connaissait tous ses faibles et qui déployait toutes les
coquetteries enfantines de son esprit pour le gouverner, seule au monde
sut résister à sa curiosité et la museler.
Dans les premiers temps, Simon, résolu à s'observer héroïquement, eut
beaucoup à souffrir. Toutes ses joies avaient un aiguillon empoisonné.
Il se croyait toujours à la veille d'une explosion dont le dénoûment
devait le couvrir de honte et de remords. Mais peu à peu il se rassura.
La conduite et la caractère de mademoiselle de Fougères vinrent à son
aide d'une façon merveilleuse. Soit qu'elle eût deviné le secret de
Simon et qu'elle employât toute la pudeur de son âme à en refouler
l'aveu trop prompt, soit qu'elle portât dans son affection pour lui le
calme d'une sagesse au-dessus de son âge, elle mit dans leurs relations
le charme d'une confiance réciproque. En la voyant tous les jours, Simon
découvrit qu'elle possédait au plus haut point la force et la
tranquillité morales qu'excluent ordinairement des facultés impétueuses
et des besoins d'activité comme ceux dont elle était douée. A
l'emportement d'amour qui l'avait surpris d'abord vinrent se joindre un
respect et une vénération dont la douceur se répandit sur toutes ses
pensées. Pendant six mois, cette sérénité fut si saintement soutenue de
part et d'autre que ces deux jeunes gens, dont l'un était bien presque
aussi homme que l'autre, se crurent destinés à se chérir toute leur vie
comme deux frères. Mais un événement important dans leur vie uniforme et
paisible vint réveiller chez Simon l'intensité douloureuse de son amour.
Au retour de l'hiver, M. de Fougères reçut la visite d'un parent de sa
défunte épouse, qui arrivait d'Italie, chargé pour lui de valeurs
considérables, réalisation de ses derniers fonds commerciaux, qu'il
voulait placer en fonds de terre pour _arrondir_ sa propriété. Le comte
n'était pas homme à accueillir froidement un hôte chargé d'or, et son
estime pour le marquis d'Asolo était fondée déjà sur la fortune que
possédait ce jeune patricien par lui-même. Il lui pardonnait d'être
républicain, parce qu'en Vénitie l'opinion républicaine n'engage pas à
d'autre dévouement à la cause populaire qu'à la haine de l'étranger et à
des actes de résistance contre lui dans l'occasion. Il plaisait au noble
caractère de Fiamma de poétiser cet esprit libéral de ses compatriotes;
mais elle savait bien au fond que la république de Venise était aussi
loin de son idéal politique, que la France constitutionnelle l'était
encore, à ses yeux, de Venise esclave. Elle n'en disait rien à Simon par
orgueil national; elle s'en plaignait avec son compatriote, parce
qu'elle n'eût pu lui faire partager ses illusions.
Elle avait vu quelquefois le marquis en Italie et le connaissait assez
peu; mais la vue d'un compatriote et d'un co-opinionnaire fut pour elle
un événement agréable au fond de l'exil. C'était un bon jeune homme,
extraordinairement cultivé pour un Lombard. Quoique un peu gros, il
était d'une beauté remarquable: l'expression de son visage était
sereine, noble et douce; la santé, le courage et l'amour de la vie
brillaient dans ses yeux d'un tel éclat qu'on eût pu parfois s'y tromper
et y voir le feu de l'intelligence. Tout en lui inspirait la confiance
et l'estime. Il avait un coeur aimant et sincère, le caractère loyal et
brave, l'imagination vive et toujours prête pour la grande passion,
comme cela est d'usage en son pays. Il était venu en France pour
s'instruire des choses et des hommes, et il avait tiré assez bon parti
de son voyage. Mais au milieu de son cours de philosophie et de
politique, l'amour des aventures, si naturel à vingt-cinq ans, l'avait
poussé en personne à Fougères, où la présence de sa belle cousine lui
faisait espérer de bâtir un roman négligé en Italie.
C'était un de ces hommes un peu corrompus, mais encore naïfs, que le
monde entraîne, et qui ne sont pas fâchés d'y paraître beaucoup plus
roués qu'ils ne le sont en effet. Une femme d'esprit peut les rendre
aussi sérieusement amoureux qu'ils affectent d'être incapables de le
devenir, surtout si, comme Fiamma, elle ne songe pas à opérer ce
miracle. Asolo était fort capable d'enlever sa cousine si elle eût été
aussi éventée qu'elle avait passé pour l'être dans sa province d'Italie,
où ses courses à cheval et sa vie indépendante avaient, comme en Marche,
excité, non le blâme, mais le doute et la curiosité de ceux qui ne
voyaient pas de près sa conduite irréprochable. Il avait assez d'esprit
pour la jouer et la punir s'il l'eût trouvée habile en coquetterie;
mais, quand il la vit si différente de ce qu'il l'avait jugée de loin,
quand il la trouva si forte, si prudente, si fière, et en même temps si
bonne, si franche et si naïve, il en devint éperdument amoureux; et, au
bout de huit jours passés près d'elle, il lui eût offert, s'il l'eût osé
déjà, son nom et sa fortune, son sang et sa vie. Cette facilité à se
prendre à l'amour est le beau côté des âmes que le vice entraîne
facilement. Elle est plus remarquable en Italie, où les organisations,
plus fécondes et plus mobiles, passent du plaisir grossier à
l'exaltation romanesque, comme de l'apathie politique à l'héroïsme, avec
une promptitude et une bonne foi extraordinaires. Ces âmes ont plusieurs
caractères opposés qui vivent dans le même être en bonne intelligence,
chacun régnant à son tour. Asolo avait fait assez bon marché de son
républicanisme dans le beau monde de Paris. Il l'avait un peu traité
comme un habit de parade qui, n'étant pas de mode à l'étranger, devait
être remplacé par le costume de bon ton du pays; mais, quand il vit
Fiamma si ardente et si romanesque sur ce chapitre, il reprit l'habit
ultramontain, et les principes républicains retrouvèrent de l'éloquence
dans sa bouche, grâce à cette belle langue italienne, où les lieux
communs ont encore de la pompe et de la grandeur.