Dans les premiers jours il adopta ce rôle pour lui plaire; mais avant la
fin de la semaine il était aussi convaincu que déclamatoire, et sans
aucun doute il eût sacrifié son marquisat de Vénétie et versé tout son
sang pour un regard de son héroïne.
Fiamma, confiante et bonne pour ceux qui semblaient penser comme elle,
crut le voir à son état normal et le prit en grande amitié. Cependant
elle la lui eût fait acheter par quelque malice si elle eût connu sa
conduite antérieure dans les salons parisiens.
Le comte de Fougères, enchanté de son allié le premier jour, en rabattit
beaucoup lorsque cette explosion de patriotisme eut lieu. Il craignit
que cet insensé ne le discréditât complètement, d'autant plus que, pour
complaire à sa cousine, le Lombard affecta de terrasser le préfet et le
receveur général dans un déjeuner orageux où le bon vin aida à son
éloquence. Les vulgaires amis du pouvoir ont ce bonheur inappréciable
qu'entre eux ils se craignent et se regardent comme tous également
capables de dénonciation. Le comte devint pâle comme la mort. Il était
porté comme candidat à la députation, et, s'il avait fait de grand
sacrifices pour racheter son fief, c'était dans l'espoir d'être pair de
France un jour, quand le roi daignerait élargir les mailles du filet et
donner de l'élasticité aux institutions. Il lui fallut beaucoup
d'habileté pour expliquer à ses hôtes ce que c'était que la république
vénitienne et pour leur prouver que le marquis venait de parler dans le
sens aristocratique.
Mais toute chose a son bon côté pour le navigateur habile, attentif au
moindre souffle du vent. Le comte crut bientôt s'apercevoir d'une
différence extraordinaire dans les manières de sa fille; et, espérant
l'accomplissement d'un miracle dans ses idées, il fit entendre au cousin
qu'elle serait un jour aussi riche qu'elle était belle. Sa joie fut
grande quand le marquis lui répondit clairement qu'il serait le plus
heureux des hommes s'il pouvait fléchir l'obstination avec laquelle sa
cousine semblait s'être vouée au célibat, et qu'il suppliait le comte de
lui laisser le temps de prouver son dévouement à cette belle insensible.
La permission de prolonger son séjour à Fougères lui fut accordée
d'autant plus vite qu'il écouta fort peu attentivement l'énumération des
biens du beau-père, ce qui montrait le désintéressement d'un homme
vraiment épris et peu chatouilleux sur la rédaction d'un contrat.
Cependant, comme le comte se souvint de l'opiniâtreté avec laquelle
Fiamma avait refusé plusieurs propositions de mariage et avec quelle
sécheresse elle avait traité à Paris tous les jeunes gens qu'elle avait
soupçonnés d'avoir des prétentions à sa main, il ne regarda pas encore
la partie comme gagnée, et conseilla au marquis de ne pas brusquer sa
déclaration.
Les semaines s'écoulèrent donc pour le marquis d'une manière charmante
au château de Fougères. De plus en plus amoureux, il conçut beaucoup
d'espoir; car Fiamma lui ayant dit dès le principe qu'elle ne voulait
pas se marier, ne lui reparla plus de ses projets pour l'avenir et lui
témoigna désormais une affection sincère. Dans l'attente du succès, le
marquis, un peu impatient, un peu dépité de voir toujours la famille
Féline et la famille Parquet s'opposer à de longs tête-à-tête avec sa
cousine, mais plein de franchise dans le fond de l'âme et touché de
l'amitié qu'on lui témoignait, vécut pendant ces jours rigoureux de
l'hiver d'une vie chaude et pleine qui faisait diversion à celle du
monde. Fiamma lui avait présenté ses amis du village, et elle avait prié
ceux-ci d'adopter la parenté de son cousin. L'esprit enjoué,
l'originalité tout italienne de Parquet et la grâce modeste de Bonne
charmèrent le marquis. Il goûta moins Simon, dont les long regards,
tournés sans cesse vers Fiamma, lui donnèrent tout de suite à penser.
Mais le calme des manières de celle-ci avec le jeune légiste et la
comparaison que le brillant marquis fit de cette figure maigre, pâle et
souffrante, avec l'image radieuse que lui présentait son miroir, le
rassurèrent bientôt; il était fat, comme tout Italien jeune et
passablement fait, mais d'une fatuité qui n'a rien d'insolent, et qui se
résigne d'autant mieux à manquer un succès qu'elle est plus certaine
d'en obtenir beaucoup d'autres.
Quant à la mère Féline, Asolo n'y comprit rien du tout. Il pensa que
l'affection de Fiamma pour cette vieille venait de quelque habitude de
dévote, de quelque association de chapelet ou d'ex-voto. Jeanne passait
sa vie à jeûner pour donner son pain aux pauvres; elle soignait les
malades et instruisait les orphelins dans la religion. Le marquis pensa
qu'elle était le ministre des charités, la surintendante des aumônes de
la châtelaine; et, empressé de complaire à tout ce qui plaisait à
Fiamma, il se mit à chanter des cantiques à madame Féline. Il avait une
voix magnifique, et le soir, dans le silence du parc ou du verger, tous
se taisaient pour l'écouter. La bonne Jeanne était émue jusqu'aux larmes
de cette pure mélodie italienne qu'elle entendait pour la première fois
de sa vie, et pendant ce temps le marquis se réjouissait de faire
souffrir son pâle et silencieux rival.
On prétend que les femmes seules ont le secret de ces petites rivalités
d'amour-propre. J'en appelle à tout homme de bonne foi: est-il un de
nous qui n'ait eu envie de jeter par la fenêtre un rival assez heureux
pour attendrir par ses chants la femme que nous aimons? Ne sommes-nous
pas jaloux de sa science, de son esprit, de sa réputation, de son
cheval, de son habit? Ne trouvons-nous pas fort mauvais que notre
maîtresse s'aperçoive de ses avantages? Plus ces avantages sont puérils,
plus nous en sommes blessés.
Simon souffrait horriblement. Cette parenté, cette familiarité, ce
dialecte qu'il ne comprenait pas, cette habitation actuelle sous le même
toit, tout le blessait. Dans les premiers jours cependant il trouvait
naturel que Fiamma eût du plaisir à retrouver un parent, un compatriote,
un débris de sa chère république; mais, lorsqu'il vit cette prétendue
visite se prolonger indéfiniment et ce compatriote devenir un ami, il le
craignit d'abord comme tel; puis il découvrit qu'il était amoureux,
qu'il cherchait à se faire aimer, et toutes les tortures de la jalousie
entrèrent dans son coeur.
Trop fier pour montrer ses angoisses, sachant d'ailleurs qu'il ne
pouvait faire à Fiamma ni question ni reproche sans trahir le secret
d'une passion qu'elle devait ignorer, craignant par-dessus tout la
vanité du Lombard, il résolut de s'éloigner, sauf à en mourir de
désespoir.
X.
Un matin, Fiamma, profitant d'un de ces rayons de soleil si précieux
dans les montagnes en hiver, était montée à cheval avec son parent, et
le hasard les avait conduits à la gorge aux Hérissons, non loin de
l'endroit où l'aventure du milan était arrivée. Fiamma tomba dans la
rêverie, et Ruggier Asolo, surpris de cette mélancolie subite, la pressa
de questions. Elle voulut d'abord les éluder; mais, comme il insista et
qu'elle avait de l'amitié pour lui, elle chercha quelque sujet de
chagrin sans importance qu'elle pût lui donner comme une confidence pour
le satisfaire. Elle ne trouva rien de mieux à lui dire, si ce n'est que
l'aspect de ces montagnes lui rappelait sa patrie et la remplissait de
tristesse.
«Juste ciel! s'écria le marquis, et qui vous empêche d'y retourner?
--Mon père a vendu ses dernières propriétés et jusqu'à la maison de
campagne que j'aimais. C'est là que ma mère m'avait élevée et, pour
ainsi dire, cachée, afin de me soustraire aux tracasseries odieuses de
cette vie de lucre et de parcimonie, qu'on appelle une honnête
industrie. C'est là qu'après la mort de cette _malheureuse bien-aimée_
j'aurais voulu passer le reste de mes jours dans l'étude, le silence et
la prière; mais la destinée, qui me condamnait à être riche, en dépit de
mon mépris pour toutes les jouissances du luxe, m'a poursuivie
jusque-là. Elle a vendu et rasé mon ermitage; elle m'a jetée dans ce
pays glacé, loin des souvenirs qui m'étaient chers et chez une nation
que je méprise. Voilà pourquoi je suis triste quelquefois; car je suis
plus heureuse que je ne croyais possible de l'être à une fille qui a
perdu sa mère. Je me suis soumise aux habitudes et au climat de cette
contrée; la rigueur de ce ciel mélancolique convient d'ailleurs aux
soucis de mon coeur. J'ai rencontré dans ce village un bonheur inespéré.
Ce vallon renfermait des êtres qui devaient s'emparer de ma destinée, la
fixer, l'asservir et la consoler! Chose étrange que les desseins cachés
de la Providence! Qui m'eût prédit cela, alors que je gravissais les
rives escarpées de la Piave, et les forêts terribles de Feltre, si
chères au vieux Titien?
--_Anima mia_, répondit le marquis avec sa tendresse d'expressions
italiennes, vous ne pouvez pas vivre dans ce nid de corbeaux, parmi ces
bonnes gens qui ne vous vont pas à la cheville, quelque effort que vous
fassiez pour les élever jusqu'à vous. Que le cher comte, votre père, ait
trouvé à satisfaire ses vues d'intérêt et d'ambition en revenant ici,
c'est fort bien, et il a eu le droit de vous y traîner à sa suite; mais
la nature et la société, la voix de Dieu et celle du peuple vous
rappellent dans notre belle patrie. Avec vos talents, votre caractère
viril et magnanime, votre courage héroïque, vous êtes appelée à y jouer
un rôle actif...
--Croyez-vous? s'écria Fiamma, dont les yeux brillaient d'un feu
sauvage. Ah! s'il y avait quelque chose à faire pour la liberté; si les
seigneurs de nos campagnes, si les paysans de nos vallons, si le peuple
de nos villes, pouvaient se réveiller! Si seulement ces généreux bandits
de nos Alpes, qui se retranchèrent dans les gorges des torrents pour
fermer le passage aux soldats étrangers, et qui moururent tous jusqu'au
dernier, comme les hommes des Thermopyles, plutôt que de subir un joug
infâme; si ces bandes héroïques de contrebandiers et de pâtres, auxquels
il n'a manqué que des chefs à la fois puissants et fidèles, pouvaient se
ranimer et sortir de leurs cendres éparses sous nos bruyères!... Mais
quelles folies disons-nous! Parlons d'autre chose, cousin; cela me donne
la fièvre.
--Eh bien! ayons la fièvre, et parlons-en, ma Fiamma. Songe, noble soeur,
qu'à force de parler de son mal on s'indigne contre sa faiblesse, on se
lève et on marche. Sache que chaque jour, dans notre Italie, un
patriote, à force de se plaindre comme nous, s'éveille et se tient prêt
à nous suivre. Les paysans sont prêts, je te le dis, cousine. Les hommes
des Alpes n'ont pas changé; leur courage n'a pas plus faibli sous la
verge autrichienne que les cimes de nos glaciers n'ont fondu au soleil.
Il ne leur manque que des chefs qui s'entendent. Sait-on où s'arrêterait
l'avalanche qu'une poignée d'hommes pourrait détacher? Toi et moi, et
cinq ou six de nos amis qui sont résolus à me suivre et à m'obéir
aveuglément, c'en serait assez pour entraîner la première masse.
--O Ruggier! s'écria Fiamma en crispant la main qui tenait les rênes et
en faisant cabrer son cheval, si vous disiez vrai, s'il y avait
seulement une lueur d'espoir!... mais, hélas! tout cela est un
cauchemar. Il vous est permis de tenter de le réaliser; mais moi,
misérable! ce détestable accoutrement de femme, qui me comprime le coeur,
me force à rester là immobile, à faire de stériles voeux et à me déchirer
les entrailles de colère!
--Tu seras parmi nous, Fiamma! s'écria le marquis, profitant de sa
fantaisie et entraîné par son amour à la partager. Tu serais à notre
tête, la Jeanne d'Arc de l'Italie, belle et sainte comme elle, comme
elle brave et inspirée! Crois-tu que cette héroïne ait eu plus de force
et de coeur que toi? Crois-tu qu'elle ait aimé sa patrie avec plus
d'ardeur? Vois! Dieu semble t'avoir formée exprès pour un rôle
extraordinaire. Dès le premier jour où je t'ai vue, j'ai pressenti ta
grandeur future, j'ai vu sur ton visage le sceau d'une mission divine.
Vois ta beauté, vois ton intelligence, vois ta santé robuste qui
s'accommode de tous les climats, de toutes les privations; vois ta
hardiesse si contraire à l'esprit de ton sexe; vois jusqu'à ta force
musculaire, jusqu'à cette petite main qui est de fer pour dompter un
cheval et qui porterait un mousquet aussi bien que Carpaccio?...»
Fiamma tressaillit comme si une flèche l'eût touchée. «Qu'avez-vous
donc? lui dit son cousin en voyant une vive rougeur couvrir aussitôt son
visage; chère enfant, si le brave bandit Carpaccio n'avait pas été pendu
à deux pas de mon domaine d'Asolo peu d'années après votre naissance, je
croirais qu'une aventure de roman vous a rendu ce souvenir terrible.
--Parlons d'autre chose, je vous prie, répondit Fiamma; je me sens mal:
vous flattez trop mon penchant à l'exaltation. Toutes ces chimères sont
bonnes à forger sur le versant des Alpes, quand on n'a qu'un pas à faire
pour être hors de la portée de ce monde railleur et sceptique qui
paralyse toutes les idées grandes en les traitant de folles. Ici, au
milieu du cloaque, on est ridicule rien que de se promener sur un cheval
pour prendre l'air. Rentrons, cousin; le froid me gagne.»
Ruggier Asolo tourna son cheval dans la direction que lui imposait
Fiamma du bout de sa cravache; mais il avait fait vibrer une corde dont
il espérait tirer tous les tons de sa mélopée. Ramenant sa cousine,
malgré elle, à l'idée romanesque d'une guerre de partisans, il la
ramenait au désir de revoir l'Italie et de le suivre. Fiamma était
tellement absorbée par la partie poétique de cette idée qu'elle ne
songeait seulement pas aux conséquences positives que son cousin
cherchait à déduire comme moyens d'exécution. La voyant enflammée d'une
ardeur guerrière, il commençait à faire entendre clairement l'offre de
son amour et de sa main, lorsqu'il s'aperçut que Fiamma ne l'écoutait
plus. Elle avait poussé son cheval jusqu'au bord du ravin, et de là elle
contemplait un objet éloigné dans la vallée de la Creuse.
«Dites-moi, mon bon Ruggier, dit-elle en l'interrompant, ce voyageur à
cheval, là-bas, sur le chemin de Guéret, n'est-ce pas Simon Féline?
--Oui, c'est lui, répondit Ruggier, autant que je puis reconnaître cette
taille voûtée et ce chapeau à la mode il y a trois ans. Votre ami Simon
est vraiment taillé, chère cousine, pour faire un curé de village.
J'espère que vous le ferez entrer au séminaire, et qu'il confessera dans
quelques années vos jolis petits péchés.
--Dites-moi, cousin, reprit Fiamma sans entendre qu'il lui parlait, la
tête de son cheval n'est-elle pas tournée du côté de la ville, et
n'a-t-il pas un porte-manteau derrière lui?
--Exactement comme vous dites, ma cousine; vous avez une vue excellente
pour discerner tout l'attirail presbytérien de M. Féline. Je crois que,
pour vous plaire, nous serons obligés de l'emmener avec nous. Il pourra
servir d'aumônier à notre petite armée.
--Ne plaisantez pas sur Simon Féline, cousin Ruggier, répondit Fiamma
d'un ton ferme et grave. C'est un homme qui vaudrait à lui seul plus que
nous tous ensemble; et s'il avait un rôle de prêtre à jouer parmi nous,
sachez qu'il aurait plus d'âme, plus de génie et plus d'éloquence que
saint Bernard pour prêcher les nouvelles croisades contre la tyrannie et
pour en montrer le chemin. Mais pourquoi s'en va-t-il, et sans nous
avoir prévenus?» ajouta-t-elle avec beaucoup de préoccupation, et comme
se parlant à elle-même.
Elle tomba dans une rêverie profonde, et son cheval, qu'elle faisait
bondir comme un chevreuil quelques instants auparavant, obéissant à
l'impulsion de son bras calme et détendu, se mit à suivre au pas le
sentier. Ruggier étonné la vit se pencher devant une roche que baignait
l'eau du torrent. C'est là qu'elle s'était assise avec Simon, lorsqu'il
avait lavé lui-même le sang de son visage, alors que le torrent,
desséché par l'été, n'était qu'un paisible ruisseau. A la vive
exaltation qu'elle venait d'éprouver succédèrent des pensées d'un autre
genre, et des larmes qu'elle ne put retenir mouillèrent sa paupière.
Alors elle laissa tomber tout à fait de ses mains la bride de Sauvage,
et le docile animal, obéissant à toutes ses impressions, s'arrêta.
«Adieu, Italie, dit-elle d'une voix étouffée. C'en est fait! Tu viens de
recevoir le dernier clan de mon coeur, la dernière étreinte de mon
amoureuse ambition. Montagnes sublimes, patrie bien-aimée, terre
poétique, nous ne nous reverrons plus; c'est ici que je suis enchaînée;
ce rocher abritera mes os.
--Ne vous désespérez pas ainsi, ma vie, mon bien! s'écria le marquis
avec feu, vous me déchirez l'âme. Eh quoi! le courage vous manque-t-il
au moment d'accomplir le voeu de toute votre vie? Ne suis-je pas à vos
pieds? Ne comprenez-vous pas que mon âme tout entière...
--C'est vous qui ne me comprenez pas, ami Ruggier, interrompit Fiamma;
et puisque vous avez surpris le secret de mes pensées, puisque vous avez
vu quelle puissance une ambition enthousiaste et folle exerce sur moi,
je veux lever tout à fait le voile qui me couvre à vos yeux, et vous
montrer le fond de mon coeur. J'ai dans le sang une ardeur martiale qui
m'égare souvent et me jette dans un monde imaginaire où nulle affection
humaine ne semble pouvoir me suivre. Vous devez croire que la guerre et
les aventures sont les seules passions que je connaisse. Eh bien! sachez
que ce n'est là qu'une face de mon être. J'ai cru longtemps n'en avoir
pas d'autre; mais j'ai reconnu depuis peu que c'était une maladie de mon
âme oisive, et qu'une passion plus vraie, plus douce, plus conforme à la
destinée que le ciel marque aux femmes, dominait et calmait dans mon
coeur ces agitations fébriles, ces désirs presque féroces de vengeance
politique. Cette passion, c'est l'amour. Vous êtes mon parent, soyez mon
confident et mon ami. Nous allons nous quitter bientôt, sans doute. Vous
allez revoir l'Italie où je ne retournerai plus. Peut être ne
presserai-je plus jamais votre main loyale. Souvenez-vous, quand nous
serons de nouveau séparés par les Alpes, que, ne pouvant rien vous
offrir pour marque d'amitié et vous laisser comme gage de souvenir, je
vous ai donné le secret de mon coeur et l'ai mis dans le vôtre. J'aime
Simon Féline.»
Le marquis fut tellement bouleversé de cette naïve confidence qu'il eut
un véritable mouvement de fureur et de désespoir. Tournant un regard
inexprimable vers le ciel, puis sur sa cousine, il eut envie de jurer,
de pleurer et de rire en même temps; mais comme chez les hommes de sa
trempe l'affection et la vanité ne se détrônent jamais complètement
l'une l'autre, le sentiment de l'orgueil blessé et la crainte d'être
ridicule emportèrent son amour, comme le vent balaie la neige
nouvellement tombée. Un sang-froid sublime rendit à ses manières la
politesse, la grâce et le bon goût avec lesquels doit s'exprimer le plus
parfait dédain.
«Ce que vous me dites m'étonne peu, chère cousine, répondit-il. Dans
l'isolement où vous vivez, il est naturel que le seul homme que vous
connaissiez soit celui dont vous vous énamouriez...»
Il allait débiter avec une admirable douceur une longue suite de riens
charmants dont l'ironie eût semblé l'effet de la maladresse et de
l'indifférence; mais Fiamma, dont l'humeur était peu endurante, se
sentit blessée de cette première remarque et l'interrompit en lui
disant:
«Vous vous trompez d'une unité, mon cher cousin, en disant que Simon
Féline est le seul homme que j'aie pu choisir. Vous êtes deux ici, et
vous avez certes d'assez grandes qualités pour lutter avec lui dans mon
estime, en outre, personne ne peut nier que vous ne soyez plus grand,
plus beau, plus riche et mieux habillé que Simon le presbytérien; il y
avait donc bien des raisons pour que je me prisse pour vous d'une
passion romanesque, de préférence à ce pauvre paysan que j'ai vu tout à
l'heure passer là-bas sur la route, et dont le départ m'a fait plus de
peine que la réalisation de tous mes châteaux en Espagne ne me ferait de
plaisir. Eh bien! cependant, je vous jure que je n'ai pas plus songé à
m'enamourer de vous que vous de moi. Continuez vos observations, cousin,
je vous écoute.»
Le marquis, voyant qu'il n'aurait pas beau jeu avec Fiamma Faliero, prit
le parti d'abjurer toute amertume et de parler sérieusement et de bonne
amitié avec elle. Il discuta avec beaucoup de calme et de bonne foi les
chances d'un mariage entre elle et Simon.
«Je n'en vois aucune d'admissible, lui répondit Fiamma, je n'ai jamais
compté là-dessus; je ne sais même pas si je l'ai jamais souhaité. Cette
amitié fraternelle, exclusive de tout autre amour et de toute autre
union, satisfait le besoin de mon âme et n'ébranle pas l'aversion que
j'ai pour le mariage.»
Ils rentrèrent fort bons amis. Le marquis témoigna beaucoup de
reconnaissance de la marque de confiance qu'il venait de recevoir; mais,
dès qu'il fut entré, il commanda à son valet de chambre de recharger sa
voiture et de demander des chevaux de poste. Il exprima au comte, dans
des termes laconiques, sa douleur d'avoir été repoussé, et son
impatience ne se calma qu'en voyant les chevaux entrer dans la cour.
Alors un reste d'amour fit passer un vif attendrissement dans son âme.
L'air de regret sincère avec lequel Fiamma, après avoir écouté le
mensonge accoutumé d'une _lettre imprévue_ et d'une _affaire
importante_, lui serra cordialement la main, amena sur ses lèvres
quelques paroles entrecoupées et dans ses yeux quelques larmes
passionnées. Il sentit que cet épisode laisserait un souvenir tendre
dans sa vie. On peut croire cependant qu'il n'en mourut pas de douleur,
et qu'il reparut trois jours après, en parfaite santé, au balcon de
l'Opéra-Italien.
XI.
Le plus grand désir du comte de Fougères, depuis qu'il avait sa fille
auprès de lui, c'était de s'en débarrasser. Il semblait que la destinée
capricieuse, jalouse d'opérer dans cette famille le contraste le plus
complet, eût imposé à la fille la haine du mariage en raison inverse de
l'impatience que le père éprouvait de la voir établie. Outre les raisons
mystérieuses que M. Parquet cherchait à déduire de cette manie
réciproque, il en existait de bien palpables, et qui, prenant leur
source dans le caractère de l'un et de l'autre, suffisaient presque pour
l'expliquer. M. de Fougères était de la véritable race des avares. Son
intelligence n'était développée que sous la face de l'habileté et de
l'activité en affaires, et la seule vanité qu'il eût c'était celle
d'être riche. Il n'appliquait pas trop cette vanité aux menus détails de
la vie, et l'économie se faisait remarquer dans toutes ses habitudes.
Son point d'honneur était d'avoir toujours à sa disposition des sommes
considérables pour tenter des coups de fortune, et de savoir doubler à
point son enjeu dans les calculs de la finance. C'est ainsi qu'il
n'avait pas hésité à abjurer son patriciat lorsque les chances de la
destinée lui avaient fait entrevoir le succès dans le négoce; c'est
ainsi qu'il venait d'abjurer le négoce pour reprendre le patriciat en
voyant la fortune sourire de nouveau à cette classe disgraciée. Il avait
compté qu'un titre et un château le mettraient à même de briguer toutes
les faveurs de la nouvelle cour de France. Ensuite il calcula qu'une
belle fille étant un fonds de commerce, c'était bien longtemps le
laisser dormir, et qu'un gendre influent par sa naissance pourrait
l'aider dans son ambition. C'était dans ces idées qu'il s'était souvenu
de sa fille, à peu près oubliée en Italie, et que, rendant grâces au
caprice qui lui avait fait aimer le célibat jusqu'à l'âge de vingt-deux
ans, il l'avait rappelée auprès de lui et l'avait produite à Paris dans
les salons du faubourg Saint-Germain. Mais quand il vit que ce caprice
était insurmontable, il éprouva beaucoup de regret d'avoir sur les bras
une personne qu'il connaissait à peine, et dont le caractère inflexible
et les idées absolues lui étaient un continuel sujet de malaise et de
contrariété. Les opinions républicaines de cette enfant enthousiaste
avaient achevé de le désespérer; il craignait à chaque instant qu'elle
ne le compromît; il rougissait d'elle, et, ne la comprenant nullement,
il la regardait sincèrement comme une folle du genre sérieux et
spleenétique.
Alors il n'avait plus désiré que de s'en défaire à tout prix, pourvu
toutefois que son gendre futur eût assez de fortune ou assez d'amour
pour ne pas lui demander une dot considérable, et pourvu surtout que sa
naissance fût assez élevée pour ne porter aucune atteinte au blason de
Fougères. Le comte faisait en réalité très-peu de cas de la noblesse; il
ne comprenait nullement le parti poétique et chevaleresque que la vanité
peut en tirer. Mais comme à cette époque c'était le premier point pour
parvenir, comme d'ailleurs le comte n'avait pas d'autre titre à la
faveur royale que sa naissance et sa qualité d'émigré, il eût mieux aimé
garder sa fille toute sa vie auprès de lui que de la donner à un
roturier.
Malheureusement cette fille était majeure, et, avec les singularités de
son humour et l'audace tranquille de ses résolutions, il était à
craindre qu'elle ne fît un choix étrange. Son père avait frémi de la
voir liée si étroitement à la famille Féline. Il avait eu avec elle à ce
sujet une seule explication, à la suite de laquelle il s'était résigné,
comme par miracle, à la laisser maîtresse de ses actions, et même à
faire un accueil obligeant à ses nouveaux amis. Mais, depuis, cette
intimité lui avait donné de nouvelles inquiétudes, et le bon accueil que
Fiamma avait fait à son cousin l'avait soulagé à temps d'une grande
anxiété. Soit que le marquis d'Asolo, abjurant ses opinions, se fixât en
France et se rattachât aux principes de la cour, soit qu'il retournât
faire de la république en Italie et reconquérir les privilèges de la
seigneurie vénitienne, c'était un beau parti pour l'ambition, et de plus
un prompt moyen de se délivrer de celle qu'en public le comte appelait
sa fille chérie, affectant de la consulter sur tout et de rechercher
sans cesse son approbation, quoique en réalité tous les sacrifices de sa
tendresse paternelle se fussent bornés à contracter l'innocente habitude
de finir toutes ses dissertations par ces trois mots: _Non è vero,
Fiamma?_
Lorsqu'il vit le marquis d'Asolo si brusquement éconduit, il entra dans
un de ces accès de violence dont les gens du dehors ne l'eussent jamais
cru capable, mais devant lesquels sa maison avait souvent l'occasion de
trembler. Il appela sa fille au moment où le cousin s'éloignait de
Fougères dans sa chaise de poste, tandis que Fiamma prenait
naturellement le chemin de la maison Féline; alors, la priant de
remonter dans sa chambre, il l'y suivit, et en ferma les fenêtres et les
portes pour que l'explosion de sa colère ne se fît pas entendre au loin.
Fiamma avait prévu cette éruption volcanique. Elle la contempla avec une
insensibilité apparente, quoique une fureur profonde embrasât les
secrets replis de son âme orgueilleuse. Quand le comte eut frappé sur la
table (sans pourtant s'oublier lui-même jusqu'à la briser); quand il eut
lancé autour de lui les éclairs de ses petits yeux bridés, et qu'il lui
eut intimé, dans les termes les plus blessants qu'il pût trouver,
l'ordre d'entrer dans un couvent ou de cesser toute relation avec la
famille Féline, elle le pria avec un sang-froid cruel de modérer son
emportement, dans la crainte, lui dit-elle, d'un de ces accès de toux
nerveuse auxquels il était sujet; puis, s'asseyant de manière à ne pas
friper sa robe et à conserver dans leur liberté tous les mouvements de
son corps, elle lui répondit ainsi dans le plus pur toscan, avec cette
gesticulation noble et avec cet accent sonore et un peu ampoulé des
Vénitiens lorsqu'ils quittent leur dialecte rapide et serré:
«Il me semble que l'objet de cette décision a déjà été discuté entre
nous au printemps dernier, et que nous avons pris des conclusions à cet
égard. _Votre Seigneurie_ les aurait-elle oubliées, ou bien me serais-je
écartée des conventions que notre mutuelle parole d'honneur avait
rendues sacrées?
--Oui, certes, mademoiselle! vous avez violé ces conventions et vos
promesses. J'ai été bien sot, pour ma part, de me fier aux singeries
majestueuses d'une petite comédienne qui passe sa vie à essayer de m'en
imposer par ses poses tragiques et ses réponses solennelles! Vous avez
beaucoup trop suivi le théâtre de la Fenice, signora, et je dois
m'estimer heureux que vous n'ayez pas pris la fantaisie de monter sur
les planches.
--Vous devriez savoir, monsieur, qu'il n'y a aucune fantaisie folle et
désespérée dont il soit prudent de défier une fille dans ma position.
Cependant vous avez raison d'être sûr que vous me défieriez en vain de
faire une chose qui ne fût pas conforme à mon orgueil et à ma réserve
habituelle.
--En vérité, c'est bien de la bonté de votre part! reprit le comte avec
aigreur. Et en quoi, s'il vous plaît, votre position est-elle si
malheureuse?
--Je ne me suis pas servie de cette expression, monsieur, répondit
Fiamma. Je ne me suis jamais permis de qualifier en aucune façon la
position que vous m'avez faite...
--Laissez cette ironie, répondit brusquement le comte; je sais de reste
ce que valent vos simulacres de respect et de politesse. Allons,
répondez franchement: d'où vient votre inconcevable ardeur à me
désespérer, et votre obstination surhumaine à prendre toujours le parti
diamétralement contraire à celui qui pourrait satisfaire la raison et ma
sollicitude pour un enfant ingrat?»
Les tentatives de déclamation sentimentale étaient ordinairement le
second point des remontrances du comte. C'était le moment où Fiamma
voyait clairement faiblir son adversaire sous le sentiment d'une honte
intérieure. Un sourire d'une amère éloquence effleura ses lèvres pâles.
Puis, après un instant de silence, que le comte oppressé n'eut pas la
force de rompre, elle lui dit avec une douceur d'intonation qui
cherchait à pallier la rudesse de son raisonnement:
«Pourquoi, mon père, chercher vainement à raviver en vous-même un
sentiment qui n'a jamais habité vos entrailles? Je ne me suis jamais
plainte, et mon intention n'est pas de rompre l'éternel silence que le
devoir m'impose. Si je comprends bien le sujet de votre colère, vous me
faites un crime de n'avoir point écouté les propositions du marquis
d'Asolo, et vous craignez que je ne songe à contracter une union
disproportionnée selon vous avec Simon Féline. J'ai l'honneur de vous
rappeler que vous avez reçu de moi une parole sacrée de négation à cet
égard. Mon intention, aujourd'hui comme alors, est de ne point me
marier; et quoique vous ne connaissiez point mon caractère, vous avez pu
examiner assez ma conduite pour savoir que je ne suis point capable de
me livrer à un sentiment contraire à mes devoirs et à ma fierté. Vouée
au célibat par mes goûts et par mes convictions, j'ai l'honneur de vous
renouveler l'engagement formel que j'ai pris de ne jamais disposer de
moi sans votre approbation, tant que vous continuerez à me traiter avec
la justice et la modération que j'implore et que je réclame de votre
sagesse et de votre prudence.
--Oui, sans doute! répliqua le comte en faisant des efforts pour
redevenir plus calme, tandis qu'un profond dépit succédait à sa violence
irréfléchie. Vous voudrez bien ne pas vous aller joindre à quelque
troupe de bohémiens dans vos Alpes, ou ne pas vous marier à un paysan de
ce village, tant que je consentirai à vous laisser vivre de la façon la
plus étrange et la plus indécente qu'une jeune personne puisse rêver;
tant que je vous verrai tranquillement courir les bois achevai avec je
ne sais qui; tant que je fermerai les yeux sur je ne sais quelle
intrigue sentimentale dont moi seul peut-être ici suis la dupe...»
Le feu de la colère monta au visage de mademoiselle de Fougères. Elle se
leva, et regarda son père en face avec une telle expression de reproche
et une telle fierté d'innocence, qu'il fut obligé un instant de baisser
les yeux. Jamais elle n'avait mieux mérité le nom symbolique que sa mère
lui avait choisi.
«Monsieur, dit-elle en prenant sa voix de contralto trois notes plus bas
qu'à l'ordinaire, il y a vingt-deux ans que je suis au monde, déshéritée
de votre tendresse et même de votre attention. J'ai accepté cette
indifférence sans surprise et sans dépit, comme une chose juste et
naturelle...»
Le comte se leva à son tour en frémissant, et ses petits yeux sortirent
de sa tête.
--Que voulez-vous dire, Fiamma? s'écria-t-il avec un accent de fureur et
d'angoisse.
--Rien qui doive vous irriter à ce point, répondit Fiamma
tranquillement. Je veux dire (et j'ai le droit de le dire) que vos
intérêts commerciaux et l'importance de vos affaires ne vous ont jamais
permis de vous occuper de moi, et que j'ai compris combien mon éducation
et mes goûts me rendaient étrangère aux sujets de votre sollicitude.
--Est-ce là tout ce que vous vouliez dire? reprit le comte toujours
debout et tremblant.
--Quelle autre chose pourrais-je avoir à vous dire? répondit Fiamma avec
une froideur dont l'autorité le força de se rasseoir.
--Continuez votre discours à grand effet, dit-il en levant les épaules
et en se tournant de côté sur son fauteuil avec impatience; puisqu'il
faut que j'avale votre récitatif, allez, que j'arrive au moins au
_finale_ le plus tôt possible.
--Je dis, monsieur, reprit Fiamma, insensible en apparence à une
raillerie qui lui déchirait les entrailles, car rien n'est plus amer à
une personne grave et de bonne foi que le reproche de charlatanisme; je
dis, monsieur, qu'il y a vingt-deux ans que j'existe, et que vous ne
vous occupez pas de moi. Il y en a six _aujourd'hui_ (je vous prie de
remarquer cet anniversaire) que je vis absolument seule, privée d'une
mère adorable, sans conseil, sans appui, entièrement livrée à moi-même.
Quoique vivant loin de moi depuis le jour de ma naissance, quoique
séparé de moi parles Alpes durant cinq de ces dernières années, vous
avez pu prendre sur moi assez d'informations pour savoir que jamais le
soupçon d'une faute n'a effleuré ma vie, que jamais l'ombre d'un homme
n'a passé sur le mur du parc où vous m'avez laissée à la garde d'une
servante infirme et débonnaire; et depuis que je suis sous vos yeux, si
vous avez daigné les jeter sur mes démarches, vous avez pu savoir que je
n'ai eu que deux tête-à-tête en ma vie avec un homme: le premier fut
amené avec M. Féline par l'effet d'un hasard que je vous ai raconté; le
second, avec le marquis d'Asolo, fut amené par l'effet de votre désir et
de votre volonté.
--Est-il vrai que cela soit ainsi? dit le comte, embarrassé de son rôle
et craignant d'avoir à demander pardon.
--Vous m'avez fait l'honneur jusqu'ici, répondit Fiamma, de croire à ma
parole et de ne pas la récuser.
--Et c'est peut-être une folie que j'ai faite, répliqua-t-il avec une
aménité mêlée d'humeur. Vous êtes toujours là prête à vous emporter
comme un cheval ombrageux ou à vous défendre comme un lion blessé! Que
sais-je, après tout, moi, de votre vie passée? Je n'y étais pas...
--Puisque _vous n'y étiez pas_, monsieur, reprit Fiamma avec force, vous
supposiez sans doute que vous n'aviez rien à craindre pour moi des
dangers de la jeunesse et de l'isolement, ou bien...
--Sans doute! sans doute! certainement! interrompit le comte, honteux,
terrassé et pressé d'échapper à cette logique rigoureuse. Eh bien!
voyons; à quoi nous arrêtons-nous? Vous n'aimez pas votre cousin, et
vous ne voulez pas vous marier? Vous ne voulez pas non plus de M.
Féline, mais vous voulez le voir, me contraindre à le recevoir ici pour
empêcher qu'on en jase, et passer votre vie chez la vieille femme à dire
des _oremus_ et à faire de la politique de village. Tout cela me serait
fort égal s'il était possible qu'on connût l'inflexibilité de vos
principes et la régularité de vos moeurs; mais vous n'avez pas daigné
vous laisser connaître, et l'on fait déjà sur vous, dans le pays, des
commentaires de toute sorte. Il faut donc que ces relations
inconvenantes et cette intimité déplacée cessent absolument, ou bien je
vous exhorterai à suivre la première intention que vous eûtes en
arrivant en France, qui était de vous retirer dans un couvent, et à
laquelle je m'opposai, espérant que vous prendriez le parti de vous
établir plus avantageusement.
--Vous avez trop de bonté pour moi maintenant, monsieur, répondit
Fiamma; mais je vous ferai observer qu'aucune loi ne condamne plus les
filles à entrer au couvent malgré elles, et que, d'ailleurs, je suis
majeure, par conséquent libre de fixer mon domicile où il me plaira. Le
sentiment des convenances et la crainte du scandale m'ont engagée
jusqu'ici à vous imposer le déplaisir de ma présence; mais si votre
désir est de m'éloigner des lieux que vous habitez, je vous prierai de
me laisser choisir ma retraité et vivre avec les 1500 livres de rente
que ma mère m'a léguées et qui ont suffi jusqu'ici, même dans
l'intérieur de votre riche maison, à toutes mes dépenses. Votre
seigneurie le sait!...»
Elle appuya sur ces derniers mots avec affectation.
«En vérité, Fiamma, vous me rendrez fou, s'écria le comte en mettant ses
deux mains sur ses tempes. Vous joignez à votre amertume de caractère
des singularités inouïes. Vous vous obstinez à vivre misérablement au
sein du luxe, pour faire croire apparemment que je suis avare envers
vous.
--J'espère, monsieur, répondit-elle, que vous ne me supposez pas de si
lâches pensées, et que vous voudrez bien attribuer à mes goûts seulement
la modestie de mes habitudes.
--Enfin, vous dites, reprit le comte impatienté, que vous voulez vivre
ici à votre guise, en dépit du déshonneur qui peut rejaillir sur moi, ou
me couvrir d'une autre sorte de déshonneur en allant vivre seule et loin
de moi? Il faut que je passe pour un lâche Cassandre ou pour un tyran
domestique: charmante alternative, en vérité!
--Non, monsieur, répondit Fiamma, je ne veux point vous mettre dans
cette alternative. S'il est vrai que mes relations avec la famille
Féline soient un objet de scandale, vous avez le droit de m'en avertir,
et je suis prête à les faire cesser s'il est nécessaire. Mais le hasard
s'est chargé à point de remédier au mal. M. Féline est parti ce matin du
village, pour se fixer à Guéret, où il va exercer sa profession, et où
vous savez que je ne vais jamais. Nos entrevues ici deviendront donc
assez rares et assez courtes pour n'attirer l'attention de personne.
--À la bonne heure, dit le comte de Fougères, heureux d'en être quitte à
si bon marché. Maintenant, restons tranquilles, Fiamma, et n'ayons plus
de querelles; car cela me fait un mal affreux, et voilà que je commence
à tousser.
--Il me semble, monsieur, que ce n'est pas moi qui les provoque,
répliqua-t-elle.»
Le comte affecta d'être suffoqué par son asthme, afin de terminer une
discussion où, comme de coutume, il avait été forcé de battre en
retraite. Il sortit en se maudissant de n'avoir pas su résister à un
mouvement de colère, et en se promettant bien de ne plus s'occuper de
longtemps de la conduite et de l'avenir de sa fille.
XII.
Fiamma, non moins impatiente que le comte de voir arriver la fin d'une
discussion où elle avait parlé cependant avec lenteur et gravité, courut
chez la mère Féline. Elle la trouva triste et malade; elle lui dit
qu'elle avait aperçu de loin Simon sur la route de Guéret, et demanda
s'il reviendrait le soir, quoique, à voir son attirail, elle eût bien
observé qu'il allait faire une longue absence. Le ton dont madame Féline
lui répondit qu'il ne reviendrait pas même le lendemain lui fit
comprendre qu'elle ne s'était pas trompée dans ses conjectures. Fiamma
depuis plusieurs jours avait compris la douleur de Simon et n'avait
cherché qu'une occasion pour la faire cesser. Cette impatience d'avoir
une explication avec le marquis avait été remarquée et interprétée en
sens contraire par l'infortuné Simon. Il était parti une heure trop tôt.
Le coeur de Fiamma se brisait en songeant aux tortures qu'il avait dû
éprouver et qu'il éprouvait sans doute encore; mais, d'un autre côté, ce
départ étant devenu une chose nécessaire, elle devait maintenir son
jeune ami dans sa résolution courageuse. Il lui restait à chercher un
moyen de lui donner des consolations sans affaiblir ce courage: elle y
songea un instant; c'était une position délicate que la sienne vis-à-vis
de Jeanne. Il était facile de voir dans les traits et dans les manières
de la vieille femme qu'elle avait deviné récemment le secret de son fils
et qu'elle croyait ses douleurs sans remède.
«C'est le jour des départs, lui dit tout d'un coup Fiamma, sans paraître
comprendre l'importance de celui de Simon. Mon cousin vient de partir
tout à l'heure!
--De partir! sainte Vierge! s'écria la vieille femme avec la vivacité de
l'amour maternel; votre cousin est parti, chère demoiselle? Chère
enfant! et comment donc si vite?
--C'est un petit secret que je ne veux confier qu'à vous, ma chère
vieille mère, répondit Fiamma;» et, approchant son escabeau de la chaise
de Jeanne, elle lui parla ainsi en baissant la voix d'un petit air
mystérieux: «Vous saurez que le cher cousin s'était mis en tête de
m'épouser.
--Je le savais bien, interrompit Jeanne, nous en parlions avec Simon
tous les soirs...
--Vous en parliez? qu'en disait-il?
--Il me demandait s'il ne me semblait pas que ce jeune homme fût
amoureux de vous, et s'il était possible que, la chose étant, vous ne
vous en aperçussiez pas... Je vous demande pardon de nos réflexions, ma
petite, cela ne nous regardait pas; mais, moi, je vous aime tant que je
ne puis me lasser de parler de vous et d'y penser.
--Eh bien! mère Féline, vous ne vous trompiez pas si vous supposiez que
je m'en étais aperçue. Il y avait huit jours que je savais le beau
secret de mon cousin et que je m'attendais à une déclaration, lorsque
j'ai trouvé l'occasion de prévenir ses frais d'éloquence et de lui
déclarer, moi, que je ne voulais me soumettre ni à l'amour ni au
mariage.
--Il paraît que vous avez parlé clairement et prononcé sans appel,
puisqu'il est parti tout de suite?
--Une heure après! Voyez comme l'amour est chose facile à guérir! À
l'heure qu'il est, je suis sûre qu'il est à l'auberge de Guéret et qu'il
se regarde dans un beau miroir de poche pour s'assurer que l'air de nos
montagnes n'a pas altéré la fraîcheur de ses lèvres et la rondeur de ses
joues. Mais pourquoi secouez-vous la tête, mère? On dirait que, dans
votre jugement, l'amour est une chose plus sérieuse que cela?
--Quant à moi, je n'ai pas connu ses douleurs dans ma jeunesse, répondit
Jeanne. J'aimai Pierre Féline, mon cousin, et je l'épousai. Nous étions
pauvres tous deux; j'étais une paysanne comme lui; il n'y eut ni
obstacles ni retards. Quand il est mort, j'étais vieille déjà; alors
j'étais habituée au malheur, j'avais enterré successivement onze
enfants, et, sans mon Simon, je n'avais plus qu'à mourir. La douleur est
le fait de la vieillesse; je ne me révoltai pas d'être éprouvée après
avoir été heureuse. Cependant, si j'étais appelée aujourd'hui à voir
périr mon Simon, mon dernier bonheur, ma seule consolation!... Ah! Dieu
me préserve seulement d'y songer!
--Et pourquoi auriez-vous cette affreuse pensée? Simon est d'une bonne
santé.
--Hélas! pas trop!
--Mais il a la force d'âme qui commande au corps de vivre.
--Il n'a bien que trop de force d'âme comme cela! elle le ronge! Mais
parlons de vous, Fiamma.
--Non, parlons de lui, mère Jeanne. Moi, je suis forte, bien portante,
tranquille, délivrée de mon cousin; occupons-nous de Simon. Il est parti
triste, j'ai vu cela ces jours-ci. Je ne vous demande pas ce qu'il
avait; je m'en doute.
--Vous vous en doutez? s'écria Jeanne en relevant sa tête inclinée par
l'âge, et en fixant ses yeux encore vifs et beaux sur Fiamma.
--Sans doute, répondit la jeune hypocrite; je sais combien sa profession
lui est antipathique, et je sais pourtant qu'il n'y a plus à reculer. Il
m'a confié ses dégoûts, ses ennuis, ses craintes pour l'avenir.
--En effet, c'est là ce qui le tourmente, répondit Jeanne, et je suis
fâchée qu'il ne vous ait pas parlé avant de partir; mais il avait tant
de chagrin de nous quitter qu'il a craint de manquer de force s'il nous
faisait ses adieux.
--Je comprends tout cela, reprit Fiamma; cependant je trouve qu'il est
parti un peu brusquement; je lui aurais donné du courage s'il m'eût
consultée.
--Oui, certes, dit Jeanne, s'il vous eût vue aujourd'hui, il serait
parti moins malheureux.
--Il faudra qu'il revienne causer avec nous, dit Fiamma; mais pas avant
quelques jours, afin de ne pas perdre le fruit de ce grand effort. En
attendant ne pourriez-vous lui écrire, mère Féline?
--Hélas! je ne lui écris jamais, et pour cause.
--Oh bien! sainte femme, vous ne savez pas écrire; je pose les deux
genoux devant vous, illettrée sublime!
--Qu'est-ce que vous dites-la, mon enfant? vous vous moquez de moi!
--Je baise le bas de ta robe, sainte Geneviève-des-Prés, paysanne sur la
terre, reine dans les cieux! Mais voyons, je vais écrire à Simon sous
votre dictée...
--Eh bien oui! mais non; j'ai bien des petits secrets à lui dire, dans
lesquels vous êtes de trop, mignonne.
--En vérité! eh bien! je vais lui écrire de ma part, et vous lui
porterez ma lettre.
--Bonté divine! que lui écrirez-vous donc?
--Rien d'important ni d'efficace pour le consoler, malheureusement.
L'avenir seul peut apporter le remède à ses maux; mais je lui parlerai
de mon amitié, de celle de son parrain, de celle de Bonne... Je lui
dirai qu'il se doit à nous tous, à vous surtout, sa mère chérie... qu'il
faut espérer, prendre courage, soigner sa santé, surmonter ses peines,
vivre enfin, et nous aimer comme nous l'aimons.
--Écrivez donc tout cela, cher ange, et je le porterai moi-même; car
j'ai quelque chose en outre à lui dire.
--Quoi donc? dit malicieusement Fiamma.
--Rien qui vous concerne, dit la vieille femme.
--Oh! je le crois!» reprit l'enfant avec un sourire.
Elle se plaça dans un coin pour écrire, et la vieille se prépara au
départ; elle mit son jupon rayé, sa cape de molleton blanc et ses mitons
de laine tricotée.
«Mais, comment irai-je? s'écria-t-elle tout d'un coup; il a emprunté le
cheval de M. Parquet pour s'en aller, et la mule de mademoiselle Bonne
est en campagne.
--Je vous prêterai Sauvage.
--Oh! oh! non pas, je ne suis pas lasse de vivre tant que j'aurai mon
Simon!
--Comment donc faire? dit Fiamma; chercher un cheval dans le village?
Cela va nous retarder. Il est déjà quatre heures. Et si nous n'en
trouvons pas, il faudra que Simon passe cette soirée dans la tristesse!
--Et cette nuit, dit Jeanne, oh! c'est cette nuit que je redoute pour
lui; la dernière a été si terrible!
--Pauvre Simon! dit Fiamma. Allons, mère Féline, il n'y a qu'un moyen.
Vous monterez sur Sauvage; il est doux comme un mouton quand je suis
avec lui. Je le tiendrai par la bride, et je vous conduirai à pied
jusqu'à la ville.
--Il y a trois lieues! Je ne le souffrirai jamais. Prenez-moi en croupe.
--Sauvage n'est pas habitué à cela; il pourrait nous jeter toutes deux
par terre; d'ailleurs il est si petit que nous serions fort mal à l'aise
sur son dos. Allons, je cours le chercher; êtes-vous prête?
--Je ne me laisserai jamais conduire par vous.
--Il le faut pourtant bien; ce sera charmant, nous aurons l'air de la
_Fuite en Égypte_.
--Mais que va-t-on dire? Il ne faut pas nous montrer ainsi dans le
village.
--Traversez-le à pied, et attendez-moi au grand buis, à l'entrée de la
montagne; nous irons par la Coursière, nous ne rencontrerons personne.
Allons, partez; j'y serai aussitôt que vous.»
Un quart d'heure après, ces deux femmes cheminaient sur le sentier
sinueux de la montagne, Jeanne assise sur le petit cheval et enveloppée
dans sa cape. Fiamma marchait devant elle, un petit manteau espagnol
jeté sur l'épaule, la bride passée au bras, et de temps en temps parlant
à Sauvage pour le calmer; car il était fort ennuyé d'aller ainsi au pas,
et de n'être pas sollicité à caracoler de temps en temps. Cependant, le
sentier devenant de plus en plus difficile et escarpé, la nuit
commençant à tomber, l'instinct de la prudence le rendit calme et
attentif à tous ses pas. Quoique Fiamma marchât comme un Basque,
franchissant les roches et se débarrassant des broussailles avec plus de
légèreté que Sauvage lui-même, il était sept heures du soir lorsqu'elle
aperçut les lumières de la ville. Elle engagea sa vieille amie à mettre
pied à terre pour descendre le versant rapide de la dernière colline; et
tandis que Sauvage les suivait de lui-même comme un chien, elle soutint
Jeanne de son bras robuste, et la conduisit jusqu'aux premières maisons.
Là, elle lui remit sa lettre pour Simon, et, après l'avoir embrassée,
elle remonta sur son cheval.
«Bon Dieu! dit Jeanne, si je ne craignais pas les mauvaises langues, je
vous emmènerais avec moi coucher à la ville. Voilà le vent qui se lève;
il fait noir comme dans l'enfer, et si la neige venait à tomber! Hélas!
je suis effrayée de vous voir partir ainsi, seule, à cette heure, par ce
froid mortel.