--Allons, bonne mère, ne craignez rien; donnez-moi votre bénédiction,
elle me préservera de tout danger. Je vous salue, je vous aime, et,
comme une véritable héroïne de roman, je m'élance à cheval dans la nuit
orageuse.»
Jeanne, transie de froid, resta pourtant immobile à l'entrée de la rue
jusqu'à ce qu'elle eût cessé d'entendre le galop de Sauvage sur la terre
durcie par la gelée. «O neige! ne tombe pas, murmura la vieille femme en
se signant; lune blanche, lève-toi vite; et vous, sainte Vierge, veillez
sur elle!»
Lorsqu'elle arriva au domicile de maître Parquet, elle fut enchantée
d'apprendre de la servante que l'avoué était au café, et que Simon était
seul dans l'étude. Elle entra, et le vit appuyé contre le poêle, la tête
dans ses mains. Le bruit des petits sabots plats de sa mère le fit
tressaillir. Avant qu'elle eût parlé, il avait reconnu son pas encore
égal et ferme. Il s'élança dans ses bras, et pour la première fois de sa
vie il s'abandonna au besoin de se laisser consoler par la tendresse
maternelle. Un torrent de larmes coula de ses yeux sur le sein de la
vieille Jeanne.
«Vous avez fui votre mère, et votre mère court après vous, lui dit-elle
avec l'accent grondeur de la tendresse. Autrefois vous n'eussiez pas agi
ainsi, votre mère était votre seul amour; à présent j'ai une rivale, un
ange que j'aime aussi, mais que j'aime moins que vous. Pourquoi
l'aimez-vous plus que moi?
--Oh! ma bonne vieille, ma sainte mère! ne me faites pas de reproches,
répondit Simon; je suis trop malheureux. N'empoisonnez pas cet instant
où la seule vue de vos cheveux blancs suffit à me donner de la joie au
milieu de mon désespoir. Ne croyez pas que je vous aime moins que par le
passé. Tant que je vous aurai, je pourrai tout supporter; quand vous
mourrez, je mourrai.
--Tais-toi, enfant. Il y a quelqu'un qui saura bien te consoler!...
Tais-toi, écoute. Le cousin est parti; on ne l'aime pas, on ne veut pas
de lui; il ne reviendra pas.
--Grand Dieu! ma mère, ne me trompez-vous pas pour me consoler?» s'écria
Simon.
Et il se fit raconter les moindres détails de l'entrevue de Fiamma avec
sa mère. Il était si ému, si oppressé, qu'il écoutait à peine la réponse
à ses mille questions, tant il avait hâte d'en faire de nouvelles! Il ne
comprenait pas la plupart du temps, et se faisait répéter cent fois la
même chose. Ce ne fut qu'au bout d'une heure de conversation qu'il
comprit la manière dont Fiamma avait accompagné sa mère; et alors
seulement Jeanne, rassurée sur le désespoir de son fils, sentit se
réveiller ses inquiétudes pour Fiamma, et laissa échapper ces mots:
«O mon Dieu! je ne m'effraye pour elle ni de la nuit ni de la solitude;
elle a un bon cheval, elle est brave et forte comme lui; mais s'il
venait à tomber de la neige avant qu'elle fût rentrée! C'est si
dangereux dans nos montagnes!»
Simon pâlit et fit signe à Jeanne d'écouter. Le vent sifflait avec
violence autour de cette maison bien close et bien chauffée. Simon pensa
au froid qui devait glacer les membres de Fiamma durant cette nuit
rigoureuse; l'angoisse passa dans son coeur, il courut ouvrir la fenêtre:
des flocons de neige, amoncelés sur la vitre, tombèrent à ses pieds. Un
cri sympathique partit de son sein et de celui de sa mère; puis ils
restèrent immobiles et pâles à se regarder en silence.
Simon courut seller le cheval de M. Parquet, et bientôt il fut sur le
sentier de la montagne, courant à toute bride sur les traces de Sauvage.
Hélas! la neige les avait couvertes. Jeanne n'avait pas dit un mot pour
l'empêcher de partir. Mais, quand elle se trouva seule, le poids d'une
double inquiétude tombant sur son coeur, elle leva les bras vers le ciel
et lui demanda de ne pas voir lever le jour si son fils ne devait pas
revenir. Cependant elle se rassura peu à peu en voyant que la neige
n'épaississait pas. Simon rentra à deux heures du matin. Il avait été
loin sans atteindre la trace de Fiamma. Elle avait été rapide comme le
vent et les nuages. Mais la neige ayant cessé de tomber et la lune
s'étant levée dans tout son éclat, il avait reconnu la piste de Sauvage,
et, un peu en arrière, celle de plusieurs loups qui avaient dû le suivre
assez longtemps; car il avait remarqué ces traces jusqu'à l'entrée du
village de Fougères. Là les sabots du cheval s'étaient montrés délivrés
de leur sinistre cortège, et il avait espéré atteindre la brave amazone,
mais en vain. Il avait conduit sa monture à la cabane pour la faire
reposer un instant, et, pendant ce temps, il s'était glissé dans les
cours du château. Il avait vu, à la lueur des flambeaux, Sauvage fumant
de sueur, entre deux palefreniers empressés à le frotter et à
l'envelopper de couvertures. Il avait même entendu dire à un de ces
laquais: «Diable! voilà une drôle de promenade! Heureusement que M. le
comte est couché. Sa toux nerveuse l'occupe plus que sa fille.» L'autre
avait répondu: «C'est bon! cela ne nous regarde pas. Mademoiselle n'est
pas ce qu'elle paraît, ni monsieur non plus. Mademoiselle est bonne, il
ne faut pas parler d'elle. Monsieur a le diable au corps, il faut avoir
soin d'en dire du bien.»
Simon était revenu à Guéret par la grande route. C'était le plus long,
mais il y avait moins de dangers et de difficultés. En attendant, M.
Parquet s'était fait raconter toute l'histoire, et, quoique madame
Féline eût caché le secret de Simon, il avait tout compris et tout
deviné d'avance. Ils soupèrent tous trois ensemble, et, tout en buvant
la presque totalité du vin chaud qu'il avait fait préparer pour son
filleul, M. Parquet parla ainsi:
«Enfant, tu es amoureux de mademoiselle de Fougères, et tu ne lui
déplais pas. Elle a fait voeu de célibat, tu as fait voeu de ne lui parler
jamais de ton amour, M. de Fougères ne consentira jamais à te la donner;
voilà trois obstacles à ton mariage. Cependant ces trois-là ne pèsent
pas une once si tu viens à bout de lever le quatrième; et celui-là,
c'est ta misère et ton obscurité. Il faut sortir d'incertitude; il faut
plaider d'aujourd'hui en huit. Si tu n'as pas de talent, il faut en
acquérir; si tu en as, il n'y a plus qu'un peu de patience à prendre, un
peu d'argent à gagner, et mademoiselle de Fougères est à toi.»
Simon, dont le coeur frémissait durant ce discours, supplia son cher
parrain de ne point le leurrer de ces chimères. Mais M. Parquet était un
optimiste absolu après boire.
«Cela sera comme je te dis, s'écria-t-il avec colère; tu as du talent,
j'en suis sûr. Quand j'avance une chose pareille on doit me croire. Tu
seras un jour célèbre, et par conséquent riche et puissant. C'est assez
reculer, il faut sauter; il faut jeter ton anneau ducal dans
l'Adriatique; il faut être le doge de notre dogaresse. Tu as tout ce
qu'il faut dans ta cervelle et dans ta poitrine, dans ton âme et dans
tes poumons pour être orateur. Dans huit jours la question sera résolue,
ou bien il faudra poser une nouvelle question sans se rebuter.»
Simon, craignant que le vin chaud et les divagations décevantes de son
parrain ne vinssent à lui porter à la tête, alla se coucher. En se
déshabillant, il trouva dans son gilet la lettre que sa mère lui avait
remise de la part de Fiamma, et que, dans son effroi à l'aspect de la
neige et dans les agitations qui en avaient été la suite, il n'avait pas
pu lire. A ce surcroît de bonheur, il baisa la lettre avec effusion; il
l'ouvrit d'une main tremblante. Il croyait y trouver une amicale
semonce; il n'y trouva que ces mots:
«Simon, travaillez. Je vous aime.»
Pendant que, brisé de fatigue, mais heureux comme il ne l'avait jamais
été de sa vie, il s'endormait dans un bon lit, sa mère, conduite
galamment par l'avoué jusqu'à la porte de la meilleure chambre de la
maison, lui adressait quelques reproches.
«Vous échauffez trop la tête de mon pauvre enfant, lui disait-elle. Vous
lui promettez comme certaines des choses presque impossibles. Au premier
obstacle, vous le verrez perdre courage pour s'être trop vite flatté; et
ce sera votre faute, voisin.
--Ne craignez donc rien, répondit M. Parquet; il lui faut un aiguillon.
L'ambition s'est endormie; il faut se servir de l'amour pour l'aider à
poser hardiment les fondements de sa destinée. Il importe peu qu'il
épouse sa belle, pourvu qu'il épouse sa profession.»
XIII.
Simon débuta. Parquet lui avait réservé une belle affaire; il la lui
avait gardée avec amour. C'était un beau crime à grand effet, avec
passion, scènes tragiques, mystères, tout ce qui rend le spectacle de la
cour d'assises si émouvant pour le peuple. Tout le monde s'étonna de
voir que Parquet cédait le monopole de cette matière à succès à un
enfant dont on n'espérait pas grand'chose, attendu son extérieur débile
et ses manières réservées. La plupart des dilettanti de déclamation
faillirent se retirer avec humeur. Simon fit un effort inouï sur le
dégoût qu'il éprouvait à se mettre en évidence et sur la timidité
naturelle à l'homme consciencieux. Il articula les premiers mots avec
une angoisse inexprimable. Ses genoux se dérobaient sous lui; un nuage
flottait autour de sa tête. Plusieurs fois il hésita à se rasseoir ou à
s'enfuir. Il avait écrit sur une feuille volante de ses pièces, au
moment de se lever: «Cet instant va décider de ma vie. S'il y a une
lueur d'espoir, je vais la rallumer ou l'éteindre à jamais.» C'était à
Fiamma qu'il pensait. La crise était arrivée; il allait faire un pas
vers elle ou voir un abîme s'ouvrir entre eux. L'importance du succès
n'était pas en rapport avec le tort irréparable de la défaite. Avec du
talent, il avait une chance pour posséder cette femme; sans talent, il
les avait toutes pour la perdre. Que de motifs de terreur et
d'éblouissement!
Mais il avait mis sur son coeur le billet de Fiamma, les trois seuls mots
qu'il possédait de son écriture. Il eut confiance en cette relique, et
continua, quoique sa parole fut confuse et entrecoupée. Le bon Parquet,
assis à ses côtés, était plus à plaindre encore que lui; il rougissait
et pâlissait tour à tour. Il portait alternativement un regard d'anxiété
sur Simon, comme pour le supplier d'avoir courage; puis, comme s'il eût
craint d'avoir été aperçu, il reportait son regard terrible et menaçant
sur les juges, pour défendre à leurs visages cette expression de pitié
ou d'ironie qui condamne et décourage. Enfin, il se tournait de temps en
temps vers le public, pour faire taire ses chuchotements et ses murmures
d'un air à la fois imposant et paternel qui semblait dire: «Prenez
patience, vous allez être satisfaits; c'est moi qui vous en réponds.»
Cette agonie ne fut pas longue, Simon eut bientôt pris le dessus. Sa
taille se redressa et grandit peu à peu. Sa voix pure et grave prit de
la force, sans perdre un reste d'émotion qui lui donnait plus de
puissance encore. Son visage resta pâle et mélancolique; mais ses grands
yeux noirs lancèrent des éclairs, et une majesté sublime entoura son
front d'une invisible auréole. D'abord on s'étonna de la simplicité de
ses paroles et de la sobriété de ses gestes, et on disait encore: _Pas
mal_, lorsque Parquet murmurait déjà entre ses lèvres: _Bien! bien_!
Mais bientôt la conviction passa dans tous les coeurs, et l'orateur
s'empara de son auditoire au point que l'esprit s'abstint de le juger.
Les fibres furent émues, les âmes subirent la loi d'obéissance
sympathique qu'il est donné aux âmes supérieures de leur imposer. Ceux
qui aimaient le plus la métaphore ampoulée pleurèrent comme les autres,
et ne s'aperçurent pas que la métaphore manquait à son discours.
Parquet, plus habitué à l'analyse, s'en aperçut, et ne s'étonna pas
qu'on pût être grand par d'autres moyens que ceux qu'il avait estimés
jusqu'alors. Il avait trop de sens pour ne pas le savoir depuis
longtemps; mais il n'eût pas cru qu'un auditoire grossier pût se passer
d'un peu de ce qu'il appelait la _poudre aux yeux_. De ce moment il se
sentit supplanté, et la faiblesse de la nature lui fit éprouver un
mouvement de chagrin; mais ce chagrin ne dura pas plus de temps qu'il
n'en fallut pour prendre une large prise de tabac en fronçant un peu le
sourcil. En secouant sur son rabat l'excédant de ce copieux chargement,
le digne homme secoua les légers grains de misère humaine qui eussent pu
obscurcir la sincérité de sa joie. Il fondit eh larmes en embrassant son
filleul à la fin de l'audience, et en lui disant: «C'est fini, je ne
plaide plus, et désormais c'est par toi que je triomphe.»
Ils avaient fait trois pas dans la rue, lorsque Parquet, s'arrêtant pour
regarder une paysanne qui passait aussi vite que la foule pouvait le
permettre, se dit comme à lui-même:
«Ouais! voilà une montagnarde qui a la main bien blanche!»
Simon se retourna précipitamment; il ne vit qu'une femme enveloppée
d'une cape qui cachait entièrement son visage, parce que d'une main elle
la tenait abaissée comme pour défendre une vue faible de l'éclat du
soleil. Cette main était si belle et cette démarche si alerte que Simon
ne put s'y tromper. C'était Fiamma. Il eut bien de la peine à s'empêcher
de courir après elle.
«Gardez-vous-en bien, lui dit Parquet: ce serait une indiscrétion.
Puisqu'on se déguise, c'est qu'on ne veut pas que vous sachiez qu'on
était là. D'ailleurs, peut-être nous sommes-nous trompés!
--Ce n'est pas moi qu'elle peut tromper en se déguisant, dit Simon.
N'ai-je pas reconnu ces deux raies bleues au poignet, reste des cruautés
du bec d'Italia?...
--Oh! l'oeil de l'amant! dit Parquet. Eh bien! Simon, qu'est-ce que je te
disais? On t'aime, et tu as du talent; et un jour...
--Et un jour je me brûlerai la cervelle, répondit Simon en lui pressant
vivement le bras, si je me laisse prendre à vos belles paroles. Mon ami,
épargnez-moi, dans ce moment surtout, où je n'ai pas bien ma tête, et où
je ne me soutiens plus qu'avec peine...
--Appuie-toi sur moi, lui dit Parquet, tâchons de rejoindre ta mère dans
cette foule, et viens avec moi boire du bishoff à la maison. Je n'y
manque jamais après avoir plaidé, et je m'en trouve bien: d'ailleurs je
ne serai pas fâché d'en boire moi-même; j'ai sué, tremblé et brûlé plus
que toi en l'écoutant.»
Simon, n'osant aller encore à Fougères, écrivit à Fiamma pour la
remercier des encouragements qu'elle lui avait donnés et auxquels il
devait le bonheur de son début. Il était bien résolu à ne pas violer son
voeu; mais néanmoins il lui échappa malgré lui des paroles passionnées et
l'expression d'une vague espérance.
Fiamma le comprit et lui répondit une lettre fort affectueuse, mais plus
réservée qu'il ne s'y était attendu. Elle semblait rétracter avec une
extrême adresse le sens passionné que Simon eût pu donner aux trois mots
de son premier billet; et lui faire entendre qu'il y aurait folie de sa
part à prendre pour une déclaration d'amour cette parole écrite, ou
plutôt criée du fond d'une âme fraternelle, en un moment de sainte
sollicitude. En parlant succinctement du départ de son cousin, elle ne
perdait pas l'occasion de parler de son aversion pour le mariage et de
l'incapacité de son âme pour tout autre sentiment que l'amitié elle
dévouement politique. Elle finissait en engageant Simon à lui écrire
souvent, à lui rendre compte de toutes les actions et de toutes les
émotions de sa vie, comme il avait coutume de le faire à Fougères; elle
se liait par une promesse réciproque.
Simon ne fut pas aussi reconnaissant de cette lettre qu'il eût dû
l'être; il eût accusé mademoiselle de Fougères d'un mouvement de
hauteur, s'il n'eût rapporté au mystère de sa conduite, relativement au
voeu de célibat, toutes les démarches qu'il ne comprenait pas bien; mais
cette excuse ne lui était que plus cruelle, car ce mystère le
tourmentait étrangement. Il avait entendu Parquet faire mille
suppositions, dont la plus constante était celle d'un engagement pris en
Italie, en raison d'un amour contrarié. Cependant, comme mademoiselle de
Fougères ne parlait jamais de retourner dans son pays, quoiqu'elle fût
majeure et libre de quitter son père ou de lui arracher son
consentement, il était probable qu'il n'y avait plus pour elle aucun
espoir de ce côté-là. C'était peut-être à un mort qu'elle conservait
cette noble fidélité, que M. Parquet ne regardait cependant pas comme
inviolable. Il encourageait donc Simon à garder l'espérance, et le
pauvre enfant, quoique rongé par cette espérance dévorante, la
conservait malgré lui, tout en niant qu'il l'eût jamais conçue.
Cependant les mois et les années s'écoulèrent sans apporter aucun
changement dans leur situation respective, et l'espoir de Simon
s'évanouit. Mademoiselle de Fougères se montra constamment la même:
aussi bonne, aussi dévouée, aussi exclusivement occupée de lui; mais
jamais il n'y eut plus dans ses lettres une parole équivoque, jamais
dans ses manières une contradiction, si légère qu'elle fût, avec ses
paroles. Sa vie fut toujours aussi solitaire, aussi calme au dehors,
aussi orageuse au dedans. Lorsque le feu de la jeunesse tourmentait
cette tête ardente, le grand air, le vent des montagnes, la chaleur du
soleil, suffisaient à la rafraîchir ou à l'éteindre par la fatigue.
Quelquefois elle se levait avant le jour, allait brider elle-même son
cheval, et disparaissait avec lui jusqu'au soir. Jamais on ne la
rencontra en aucune compagnie que ce fût. Deux pistolets d'arçon, dont
elle se fût fort bien servie au besoin, et un grand chien-loup
horriblement hargneux qu'elle s'adjoignit pour garde du corps, la
mettaient à l'abri des hommes et des bêtes.
D'ailleurs, au bout d'un certain temps, elle avait inspiré assez
d'estime et de respect pour être sûre de ne rencontrer nulle part
d'hostilité insolente ou de trouver partout des défenseurs empressés.
L'opinion, qui s'abuse souvent, mais qui s'éclaire toujours, redevint
peu à peu équitable envers elle. Quoiqu'elle fît des libéralités fort
strictes, eu égard à l'argent qu'on lui supposait disponible; quoique
son maintien semblât toujours allier et son caractère incapable d'aucune
concession à la force populaire, le peuple du village et des environs,
émerveillé de la pureté de ses moeurs avec une vie si indépendante et une
beauté si remarquable, la prit, sinon en grande amitié, du moins en
grande considération. On lui demandait plus souvent des conseils que des
aumônes, et on se laissait volontiers guider par elle dans les affaires
délicates. M. Parquet prétendait qu'elle lui enlevait beaucoup de
clientèles, à force de concilier des inimitiés et d'apaiser des
ressentiments. La sagesse et l'équité semblaient être la base de son
caractère et en exclure un peu la tendresse et l'enthousiasme.
Simon le pensait ainsi; Parquet, devant qui elle s'observait moins, en
jugeait autrement. Souvent, lorsqu'ils parlaient d'elle ensemble, le
jeune homme opinait que l'amour était une passion inconnue à Fiamma;
Parquet secouait la tête.
--Qu'elle n'en ait pas pour toi, lui disait-il, je n'en répondrais pas;
je ne sais plus à quoi m'en tenir à cet égard; mais qu'elle n'en ait
jamais eu pour personne ou qu'elle ne soit jamais capable d'en avoir,
c'est ce qu'on ne me persuadera pas aisément. Tu plaides mieux que moi,
Féline, mais tu ne connais pas mieux le coeur humain. Sois sûr que j'ai
surpris chez elle bien des contradictions: par exemple, un jour elle
nous fit un grand discours pour nous prouver qu'il valait mieux soulager
peu à peu le pauvre, et l'aider à sortir lui-même de sa misère, que de
lui donner tout à coup le bien-être dont il ne ferait qu'abuser. Cela
pouvait être fort juste, mais deux heures après je vis que cette
modération n'était guère dans son caractère; car en passant devant la
maison du pauvre Mion, et en le voyant entrer avec ses enfants sous sa
misérable hutte, où l'on ne peut se tenir debout, elle s'écria avec
chaleur: «O ciel! avec mille francs on donnerait à cette famille un
logement sain, et cependant elle reste courbée sous ce hangar, à la
porte d'un château!...» Je lui fis observer qu'elle pouvait bien
disposer d'un billet de mille francs pour des malheureux; M. de Fougères
m'avait encore dit la veille: «Engagez donc Fiamma à me demander tout ce
qu'elle désire, et j'y souscrirai. Je ne me plains que de son excessive
économie.» Fiamma alors changea de visage et me répondit d'un air
étrange: «Parquet, vous devriez être habitué à cette vérité aussi
ancienne que le monde: ne vous fiez pas à l'apparence.» Va, Simon,
ajoutait Parquet, sois sûr qu'il y a là un _mystère d'iniquité_ de la
part de M. de Fougères. Simon lui renvoyait en riant cette phrase de
cour d'assises et trouvait la supposition folle. Il était bien prouvé
désormais pour tout le monde que M. de Fougères était un hypocrite de
bonté, mais non de probité; un homme dur, égoïste, étroit d'idées et de
sentiments, peureux et avare; mais il était impossible de trouver en lui
assez d'étoffe pour en habiller le personnage du plus maigre scélérat.
Cependant, comme les gens heureux et faits pour l'être se lassent vite
des investigations actives et s'accommodent de tout ce qui s'accommode à
eux, M. Parquet finit par accepter mademoiselle de Fougères pour ce
qu'elle voulait être, et il en vint même à conseiller à Simon de la
regarder comme sa soeur et de ne plus songer à devenir son amant ou son
époux. Simon s'efforça de s'habituer à cette conviction; mais il avait
beau faire, la force de son amour l'écartait à chaque instant avec
impatience. Trop fier pour vouloir être plaint, depuis longtemps il
avait cessé d'avouer sa passion, et il la cachait désormais
non-seulement à son ami, mais encore à sa mère. Jeanne n'en était pas
dupe; on ne trompe pas une mère comme elle; mais elle respectait son
courage, et seule peut-être contre tous elle ne désespérait pas de le
voir récompensé.
Plusieurs partis se présentèrent inutilement pour mademoiselle de
Fougères. Il en fut ainsi pour mademoiselle Parquet. Cette jeune
personne montra, il est vrai, un peu d'hésitation chaque fois, et ne se
prononça jamais, comme son amie, contre le mariage; mais, au fond du
coeur, plus elle voyait et croyait voir Simon renoncer à son amour pour
Fiamma, plus elle se flattait qu'il reconnaîtrait combien elle était
elle-même un parti sortable, et offrant (à lui spécialement) toutes les
garanties du bonheur et du bien-être. Elle garda aussi son secret, même
avec Fiamma, ayant un peu de honte d'aimer un homme qui se montrait si
peu empressé à l'obtenir, et craignant, en prenant un arbitre, de perdre
la faible espérance qu'elle conservait encore.
L'amour ayant pris dans le coeur de Simon un caractère grave, constant,
mélancolique, il continua ses débuts avec le plus grand succès. Il fut
aidé à se faire connaître par l'abandon que lui fit M. Parquet de sa
toque d'avocat. Se réservant les tracas lucratifs de l'étude, il lui fit
plaider toutes les causes qu'il eût plaidées lui-même. Depuis longtemps
il avait caressé cette espérance de se retirer du barreau en y laissant
un successeur, digne de lui et créé par lui. Il avait mis là tout son
orgueil, et il triomphait de ne pas laisser l'héritage de sa clientèle
aux rivaux qui avaient osé lutter contre lui durant sa vie oratoire. Il
se sentait trop vieux pour parler avec les mêmes avantages qu'autrefois.
Ses dents l'abandonnaient; et il disait souvent qu'il avait bien fait
d'imiter les grands comédiens, qui se retirent avant d'avoir perdu la
faveur du public idolâtre. Simon s'acquitta, envers lui et malgré lui,
des avances généreuses qu'il en avait reçues; mais, après avoir
satisfait à ce devoir, il montra assez peu d'empressement à profiter de
sa réputation et de sa force. Appelé au loin, il s'y traînait
nonchalamment et plaidait en artiste plutôt qu'en praticien,
c'est-à-dire selon que l'occasion lui semblait belle pour faire un grand
acte du justice ou de talent, sans s'occuper beaucoup de ses profits
personnels. Parquet le louait de sa générosité, mais il s'attachait à
lui prouver qu'elle pouvait s'accommoder d'une volonté active et
soutenue de faire fortune. Simon se voyait forcé de lui avouer que
l'ambition était morte dans son coeur, qu'il n'aimait son métier que sous
la face de l'art, et que peu lui importait l'avenir. Ses opinions
politiques étaient pourtant toujours aussi prononcées et sa foi aussi
ardente; mais il semblait ne plus s'attribuer la force de lui faire
faire de grands progrès. Fiamma, qui l'étudiait attentivement dans les
rares entrevues qu'elle avait avec lui et dans les nombreuses lettres
qu'elle en recevait, comprit que l'amour était devenu chez lui un mal
plutôt qu'un bien, et qu'il était nécessaire d'opérer en lui une
révolution.
XIV.
Elle alla un jour frapper à la porte de M. de Fougères et pria son valet
de chambre de lui dire qu'elle désirait lui parler, s'il en avait le
temps, et qu'elle l'attendait dans son appartement; car elle n'entrait
jamais dans celui de M. de Fougères, et, comme leurs occupations
n'avaient rien de commun, ils passaient quelquefois plusieurs jours sous
le même toit sans se voir. Un instant après qu'elle fut rentrée chez
elle, M. de Fougères se présenta. Il avait dans les manières une aménité
charmante depuis quelque temps; et comme il conservait cette bonne
disposition avec elle, jusque dans le tête-à-tête, s'empressant à lui
complaire et recherchant son approbation sur les choses les plus
frivoles, elle avait lieu de penser qu'il avait quelque concession de
principes à lui demander.
«Me voici, ma chère Fiamma, lui dit-il, et je suis d'autant plus content
d'avoir été appelé par vous que j'avais moi-même à vous parler d'une
affaire importante.
--Écouterai-je, monsieur, les ordres que vous avez à me donner, ou
commencerai-je par vous présenter ma supplique?
--Pourquoi ne m'appelez vous pas votre père, Fiamma? Je suis affligé de
la froideur de vos manières avec moi. Nous avons été longtemps sans nous
connaître; mais aujourd'hui que nous avons lieu de nous estimer
réciproquement, un peu d'affection ne viendra-t-elle pas de vous à moi?
--Je vous appellerai mon père si vous le désirez.» répondit Fiamma assez
froidement; car, avoir le patelinage de ce préambule, elle craignait une
tentative d'empiétement sur son indépendance et ne se livrait nullement
à la flatterie. Elle entra tout de suite en matière et demanda, non la
_permission_, mais l'_approbation_ de se retirer dans un couvent. Fiamma
avait alors vingt-cinq ans, et il était difficile de lui imposer
d'autres lois que celles des convenances, celles de l'affection
n'existant pas.
M. de Fougères montra un peu de malaise. «Certainement, ma chère fille,
dit-il, je ne puis ni ne veux m'opposer à aucune de vos volontés; mais
si, par tendresse et par raison, je puis obtenir de vous que vous
n'exécutiez pas ce dessein, dans les circonstances où nous nous trouvons
vis-à-vis l'un de l'autre...» Il s'arrêta avec embarras.
«Je vous avoue, monsieur, dit-elle, que j'ignore absolument ce qu'ont
d'extraordinaire ces circonstances, et par conséquent ce qu'elles ont de
commun avec le désir que je manifeste.
--En vérité, Fiamma, vous l'ignorez, et ce n'est pas en raison de ces
circonstances que vous désirez vous éloigner de moi?
--Je vous le jure, monsieur.
--En ce cas, ma fille, que votre volonté soit faite. Seulement vous ne
refuserez pas de sanctionner par votre présence l'acte qui va changer
mon existence...» Ici le comte entra dans une apologie tourmentée et
fatigante de sa conduite, durant laquelle il répéta plus de vingt fois:
_Non è vero, Fiamma?_ pour arriver au résultat difficile qui lui tenait
à la gorge. Enfin il avoua, avec beaucoup de trouble et d'appréhension,
qu'il était à la veille de se remarier.
«En vérité! s'écria Fiamma en tressaillant sur sa chaise. Eh bien! mon
père, je vous approuve et même je vous remercie; vous ne pouviez
m'apprendre une plus heureuse nouvelle, et la joie que j'en ressens est
si vive que je ne sais comment l'exprimer.»
Le comte la regarda en face attentivement, et, voyant en effet la
satisfaction briller sur son visage, il devint rêveur et lui dit en
oubliant tout à fait son rôle:
«Mais pourquoi donc êtes-vous si réjouie, Fiamma? Je suis obligé de vous
faire observer que les conséquences de ce mariage peuvent diminuer votre
fortune considérablement, et que toute autre personne, dans votre
position, m'en ferait peut-être un reproche. Il y a dans toutes vos
pensées quelque chose d'inexplicable pour moi...»
Fiamma sourit. «Vous êtes habitué, monsieur, lui dit-elle, à mettre la
richesse en tête des causes du bonheur. Je crois que vous avez raison,
vivant de la vie d'action et de réalité. Quant à moi, habituée à me
nourrir de rêveries et de contemplations, je ne fais aucun cas, _votre
seigneurie le sait_, des biens temporels. (_Ella lo sa!_ était une
locution habituelle de Fiamma avec son père, équivalent au _Non è vero?_
de celui-ci.) Destinée au célibat, continua-t-elle, j'ai toujours pensé
avec regret que ces richesses si précieuses et si nécessaires aux
hommes, acquises par vous avec tant de peines et de soucis,
deviendraient stériles entre mes mains, et qu'il était bien regrettable
que vous n'eussiez pas d'autres enfants que moi pour perpétuer votre nom
et utiliser votre fortune.
--Dites-vous ce que vous pensez, Fiamma? s'écria le comte en l'observant
toujours attentivement.
--Votre seigneurie le sait.
--Pourquoi dites-vous que je le sais?
--_Ella sa_, reprit Fiamma, que 1500 livres de rente me suffisent pour
être à l'aise, que je n'ai point le goût du luxe, que mes vêtements sont
d'une excessive simplicité, que je n'ai point de domestique particulier,
que je me sers moi-même, que je ne sors jamais qu'avec mon cheval,
lequel dans le pays a coûté 50 écus.
--Je sais tout cela, Fiamma, et je m'en étonne; maintenant j'espère que,
loin de vous regarder comme ruinée et forcée à cette économie, vous vous
souviendrez que la moitié et même le quart de votre héritage est encore
assez considérable pour vous faire riche, et que s'il vous plaît de vous
marier...
--Votre seigneurie sait que je ne le veux pas. Maintenant veut-elle me
permettre d'entrer au couvent le plus tôt possible?»
Ce n'était pas l'avis du comte. Il était d'une insigne poltronnerie
devant l'opinion publique; et, comme tous les gens sans vertu, toute
l'affaire de sa vie, après l'argent (et peut-être à cause de la
considération dont il avait besoin pour s'enrichir), était de passer
pour les avoir toutes. Il craignait beaucoup qu'on ne blâmât son
mariage, et il sentait qu'il était facile à sa fille, soit par ses
plaintes, soit par une affectation de silence et de retraite monastique,
de se donner pour une victime de cette fantaisie. Il la supplia de venir
à Paris avec lui, afin d'assister à son mariage, et d'y fixer ensuite sa
résidence dans le couvent qu'il lui plairait de choisir, mais non d'une
manière absolue; car il désirait qu'elle reparût avec lui momentanément
dans la province, afin qu'on ne les crût pas brouillés ensemble.
Tout cet arrangement se conciliait assez avec les projets de Fiamma.
Elle consentit à tout, et son père la quitta enchanté d'elle, bénissant
cette fois sa bizarrerie et lui baisant la main avec une grâce tout
italienne.
La nouvelle du mariage de M. de Fougères avec une riche veuve encore
jeune se répandit bientôt. Le comte avait coupé ses ailes de pigeon,
supprimé la poudre, les culottes courtes, et s'était, en un mot,
adonisé. On s'aperçut alors qu'il n'était pas si vieux qu'on l'avait
cru. Ses cheveux étaient encore bruns, sa tournure alerte, et l'on
pouvait craindre pour sa fille l'arrivée de plusieurs héritiers dans la
famille. Fiamma s'en réjouissait sincèrement. Parquet, tout en
connaissant son indifférence pour les richesses, trouvait encore dans
cette joie excessive quelque chose d'extraordinaire.
Quant à Simon, une grande douleur était entrée dans son âme, et mille
pressentiments sinistres lui rendirent effrayant ce départ de Fiamma;
elle annonçait cependant son retour pour le printemps suivant avec sa
future belle-mère.
Mais peu à peu Simon comprit, à ses lettres, que le bonheur de sa
présence était perdu pour lui. Quand il sut qu'elle était entrée dans un
couvent, son désespoir augmenta. Il craignit, avec quelque apparence de
raison, qu'elle ne s'y enfermât pour toujours: elle avait passé l'âge où
le grand air et l'exercice sont indispensables, et le couvent n'apporta
guère d'autre modification à son genre de vie. Depuis longtemps il la
voyait rarement et n'avait que des communications épistolaires avec
elle. Mais les précieuses entrevues, et surtout ces longues lettres si
bonnes, si philosophiques, si sages, si pures de morale et de sentiment,
ces lettres qui l'eussent empêché de se corrompre s'il eût été disposé à
le faire, et qui l'eussent fait grand s'il ne l'eût été par lui-même,
allaient peut-être lui manquer pour jamais.
Peu à peu, en effet, les lettres devinrent rares et laconiques, et la
probabilité que Fiamma rétablît sa résidence habituelle à Fougères
devint précaire. Il écrivit d'autant plus qu'on lui écrivait moins, et
témoigna sa douleur très-vivement. On lui répondit avec bonté, mais de
manière à lui prouver la nécessité de se soumettre.
Alors Simon perdit tout à fait l'espoir qu'il avait gardé
mystérieusement au fond de son coeur. Il pleura avec amertume, s'irrita
contre la destinée, accusa Fiamma d'avoir un coeur de fer, et songea à se
brûler la cervelle. Peut-être l'eût-il fait s'il n'eût pas eu de mère.
Alors ce que Fiamma avait prévu arriva. Il abandonna les rêves de
l'amour, et conservant l'amertume du regret au fond de ses entraillles
comme un cadavre qui reste enseveli sous les eaux, il se jeta tout à
fait dans la vie active. L'ambition se ralluma, car il fallait à Simon
Féline le repos de la tombe ou la vie des passions. Il se rendit aux
conseils de M. Parquet, et s'occupa exclusivement de son état. Sa
renommée grandit, et son crédit devint tel en peu de temps qu'il put
compter à coup sûr sur une fortune considérable pour l'avenir et sur une
haute carrière politique.
Au milieu des fatigues et des ennuis de cette existence laborieuse, la
crainte de perdre bientôt sa mère et d'être livré seul et sans affection
exclusive au caprice de la destinée se fit vivement sentir. Jeanne
faiblissait, non de caractère, mais de santé. Elle avait quelquefois des
absences de mémoire, et semblait vivre dans une sorte de somnambulisme.
Quand elle retrouvait la plénitude de ses facultés, c'était avec une
intensité qui ressemblait à la fièvre, et faisait craindre la fin
prochaine d'une vie qui avait perdu la régularité de son cours.
Simon Féline avait de si grandes obligations à l'excellent M. Parquet,
qu'il était avide de trouver un moyen de s'acquitter. Ces raisons,
réunies à un peu de dépit contre celle qui s'était emparée si longtemps
de lui exclusivement pour l'abandonner tout d'un coup sans motif, lui
firent songer à rechercher Bonne Parquet en mariage. Il en parla à son
père.
«Doucement, doucement! répondit l'avoué. Ce serait le voeu le plus cher
de mon coeur, et tu te souviens que ce l'était avant que nous eussions
pensé à faire de toi un grand personnage; je n'y ai renoncé qu'en le
voyant amoureux de notre pauvre dogaresse, que voici, hélas! bien loin
de nous, et peut-être pour toujours. Maintenant, si tu veux épouser
Bonne, et que Bonne veuille t'épouser, c'est bien. Mais prenons garde...
--Craignez-vous que je ne sois pas bien guéri de mon amour insensé? dit
Simon, il y a plus de quatre ans que je ne me flatte plus, c'est une
assez longue épreuve.
--Il n'y a pas si longtemps que cela! dit Parquet en hochant la tête.
Enfin, réfléchis... Tu es un gros bonnet à présent, maître Simon, et
cependant j'aimerais mieux que ma fille n'eût pas l'honneur de porter
ton nom que de la voir manquer du bonheur domestique si nécessaire aux
femmes, vu que rien ne le remplace pour elles. Ma pauvre Bonne n'est pas
une princesse de roman comme notre chère dogaresse, qui l'a supplantée,
et que je voudrais voir ici, dût-elle la supplanter encore! Dans tous
les cas, garde-toi de parler de tes intentions avant d'être bien sûr de
toi.»
Simon, sans faire part à Bonne de ses projets, se montra plus occupé
d'elle que par le passé. Il l'examina avec attention, et remarqua dans
cette jeune fille les plus belles qualités du coeur. Bonne, plus jeune de
plusieurs années que ses amis Simon et Fiamma, avait acquis des
agréments au lieu d'en perdre; elle était assez bien faite, sans être
précisément belle. En outre, elle s'était parée d'un petit défaut dont
l'absurdité des hommes démontre la puissance, lorsqu'au contraire il
devrait ôter du prix à la femme qui l'acquiert. A force de voir soupirer
autour d'elle d'honorables adorateurs, elle était devenue un peu
coquette. Sa naïveté timide s'était laissé corrompre ou s'était embellie
(comme il vous plaira) de mille petites ruses demi-élégantes,
demi-villageoises. Depuis que son amie Fiamma était partie, elle s'était
approprié quelques-unes de ses belles manières; et quelquefois elle se
surprenait à faire la dogaresse, tout en faisant manger ses poules ou en
préparant le bishoff de son père.
Simon, qui avait été longtemps sans la voir, s'étonna de ce changement
et se laissa prendre à un piège bien simple et bien connu, mais qui ne
manque jamais son effet. Il se trouva en concurrence avec un rival, et
il désira, ne fût-ce que par orgueil, le faire renvoyer. Il avait dans
le caractère un peu l'amour de la domination. C'est le mal des âmes qui
se sentent fortes, et souvent cette preuve de leur force est la source
de leurs faiblesses. Bonne s'aperçut de la surprise qu'il éprouvait de
ne pas supplanter son concurrent aussi vite qu'il se l'était imaginé;
elle changea cette surprise en dépit avec un peu de ruse. Le concurrent
était un jeune médecin d'une belle et bonne figure, ne manquant pas de
talent, et assez capable, non de lutter avec Simon, mais de faire
oublier une ingratitude. Bonne, en petite rusée, l'accueillit d'autant
mieux qu'elle vit Simon plus assidu. M. Parquet s'aperçut de ce manège,
et, ne reconnaissant pas là la droiture accoutumée de sa chère enfant,
il la gronda un peu.
«Écoutez, cher papa, lui dit-elle, M. Simon est un capricieux qui m'a
fait assez souffrir. Je l'ai attendu longtemps, croyant ce que tout le
monde croyait, qu'il finirait par se prononcer. Il ne l'a pas fait dans
le temps où je ne souffrais aucun galant près de moi pour ne pas le
décourager. A présent, il daigne s'apercevoir que j'existe, que je ne
suis pas tout à fait aussi bête qu'il se l'était imaginé, et il trouve
fort mauvais, sans doute, que je ne tombe pas à genoux devant lui. Moi,
je vous dirai que je suis un peu revenue de mes idées romanesques, et
que je ne mourrai pas de chagrin s'il m'abandonne de nouveau. En raison
de cela, je prends mes précautions. D'ailleurs, tout n'est pas fini d'un
certain côté, et j'ai écrit une lettre dont j'attends l'effet.»
M. Parquet l'interrogea vivement pour savoir quel était le sujet de
cette lettre. Il sut seulement d'abord qu'elle était adressée à Fiamma;
enfin, comme il était extrêmement curieux et passablement absolu, il
obtint que sa fille lui montrât le brouillon, l'original étant parti.
«Ma noble amie, votre père va, dit-on, arriver ici à la fin du mois.
Vous nous aviez fait espérer d'abord que vous l'accompagneriez, et
maintenant vos domestiques disent qu'ils ne vous attendent pas. Je vous
supplie, ma bien-aimée, de faire votre possible pour venir. Je touche à
une épreuve difficile de ma vie. Je suis exposée à de grands dangers,
parmi lesquels vous seule pouvez me guider et me protéger. Si vous avez
jamais eu de l'amitié pour moi, venez, au nom du ciel! Je compte sur
votre coeur généreux, que ni la piété fervente à laquelle vous vous
livrez, ni le bonheur dont vous semblez jouir dans la solitude, n'ont pu
refroidir à mon égard. Adieu, ma dogaresse chérie. Je vous attends.»
«Et quelle est votre intention, mademoiselle Diplomatie? dit M. Parquet
en achevant ce billet.
--Oh! mon père! je n'en sais trop rien, répondit Bonne; mais il est
certain que de ma vie je ne ferai la moindre démarche importante et ne
me permettrai la moindre pensée trop vive sans consulter Fiamma.»
Parquet, ne comprenant rien à ces mystères de jeunes filles, pria Simon
de ne pas être trop assidu auprès de Bonne. «N'allez pas chasser encore
cet amoureux qu'elle a aujourd'hui, lui dit-il, et qui n'est pas à
mépriser; car on ne sait pas ce qui peut arriver, et ma fille est d'âge
à se marier.»
Ces choses se passaient à la ville, où la famille Parquet vivait
désormais habituellement. A l'époque où le comte de Fougères dut
revenir, Bonne retourna au village pour attendre son amie. Fiamma
n'avait pas répondu, mais elle arriva et courut embrasser mademoiselle
Parquet, qui eut, ce jour-là et les jours suivants, de longues
conférences avec elle.
XV.
Cinq ans après l'époque où Simon était entré un matin dans sa chaumière
en revenant d'un voyage entrepris avec l'intention d'oublier Fiamma, et
où il l'avait trouvée endormie sur le sein de sa mère, il entra dans
cette même maisonnette toujours pauvre, toujours fraîche et propre,
toujours entourée de feuillage. Madame Féline n'avait voulu rien changer
à sa manière de vivre, et c'est tout au plus si son fils avait pu lui
faire accepter de légers dons. Comme alors Simon ne s'attendait point à
revoir Fiamma, Bonne ne lui avait pas fait confidence de sa démarche, et
la famille de Fougères était arrivée la veille seulement. Il retrouva le
groupe de ces trois femmes à peu près tel qu'il l'avait vu jadis,
lorsqu'il s'écria: _O fatum!_ Seulement Jeanne tournait moins vite son
fil autour de son peloton et le laissait souvent tomber, et Italia,
devenu excessivement chauve et déguenillé, reposait dans une attitude
mélancolique sur le seuil de la maison. Fiamma ne dormait pas, elle
attendait Simon; elle n'était pas à beaucoup près aussi calme et aussi
gaie que la première fois. Elle se leva dès qu'il parut et marcha à sa
rencontre... Simon ne l'avait pas vue depuis deux ans. Il croyait bien
être guéri de ce que cette affection avait eu de violent et d'exclusif;
mais à peine l'eut-il aperçue qu'il devint pâle comme la mort, et,
s'appuyant contre le mur de la cabane, il s'écria dans une sorte
d'égarement: «Oui, c'est ma destinée!»
Fiamma lui prit la main avec tendresse.
«Allons, embrassez-le donc! lui dit Bonne en la poussant avec un peu de
brusquerie dans les bras de Féline. C'est à présent un plus grand
personnage que vous, madame la dogaresse.
--Pourquoi êtes-vous changée, Fiamma? dit vivement Féline en regardant
son amie; mon Dieu! qu'y a-t-il? Je ne vous ai jamais vue ainsi! Vous
est-il arrivé malheur? J'ai cru que cela n'était pas fait pour vous.
--Allons donc! s'écria Bonne avec une familiarité qu'elle n'avait jamais
eue avec Simon, vous voyez bien que c'est la joie de vous revoir. Et
vous, faut-il que je vous apporte une glace pour vous montrer la belle
figure que vous faites?
--Mon amie, dit-elle à Fiamma, une demi-heure après, en traversant le
verger de la mère Féline, vous voyez que je ne me suis pas trompée.
Croyez-vous que je puisse épouser un homme qui se trouve mal en vous
voyant? Et pensez-vous qu'à l'heure qu'il est il se souvienne de m'avoir
priée avant-hier d'être sa femme?
--Pourquoi non? et qu'importe?
--Taisez-vous, taisez-vous, fourbe! s'écria Bonne; vous savez bien qu'il
vous aime et qu'il n'en guérira jamais. Mais rassurez-vous, mon amie; je
ne comptais pas sur un pareil miracle, et j'ai dit hier à mon jeune
médecin qu'il pouvait revenir ce soir, que je lui donnerais mon dernier
mot. Vous pouvez imaginer quel il sera, et voyez! je n'en meurs pas de
désespoir! Ai-je maigri depuis une demi-heure? Mes cheveux n'ont pas
blanchi, que je sache? Ne m'est-il pas tombé quelque dent? C'est
inexplicable, mais depuis que Simon s'est trouvé mal je me sens tout à
fait bien; il ne me reste pas la plus petite incertitude ni le moindre
regret. Allez, ma Fiamma, vous êtes la seule femme que cet homme-là
puisse aimer, de même qu'il est le seul homme...
--Ne dites pas cela, vous ne le savez pas, Bonne, interrompit Fiamma
d'un ton si grave que Bonne n'osa pas répliquer.
M. Parquet eut le soir un long entretien avec sa fille, à la suite
duquel il l'embrassa en fondant en larmes, et en lui disant: «Bonne, les
noms symboliques ont toujours porté bonheur, tu es ce que je connais de
meilleur et de plus estimable au monde. Il est minuit, mais c'est égal;
il faut que j'aille trouver la dogaresse; elle se couche tard, et
d'ailleurs elle peut bien recevoir en robe de chambre un vieux sigisbé
comme moi... Il fut un temps... Mais la douce philosophie...»
En murmurant ses réflexions favorites, M. Parquet prit sa canne, son
chapeau, et alla, par les jardins du château, frapper à la porte vitrée
de l'appartement de Fiamma. Elle était en prières et paraissait fort
agitée. Elle tressaillit en entendant un bruit de pas sous sa fenêtre;
mais en reconnaissant la voix de son sigisbé, elle se rassura et courut
lui ouvrir.
Après un assez long exorde: «Il faut en finir, lui dit-il, Simon vous
aime à la folie; ce qui le prouve, c'est qu'il m'a demandé ma fille
avant-hier, et qu'aujourd'hui il ne s'en souvient pas plus que de la
première pomme qu'il a cueillie. Ma fille vient de lui écrire à ce
sujet. Tenez, voyez quelle lettre! et sachez comme on vous aime ici.»
«Mon bon Simon, quoique vous m'ayez reproché l'autre jour d'être une
coquette de village, je vous dirai qu'une vraie coquette vous écrirait
aujourd'hui, d'un petit ton sec, qu'elle ne vous aime pas et qu'elle
dédaigne vos propositions; mais à Dieu ne plaise que je renie l'amitié
sainte que j'ai pour vous depuis que j'existe! Si je vous écris, ce
n'est pas pour sauver mon orgueil humilié, c'est pour vous épargner
l'embarras de me retirer votre demande. Non, mon bon Simon! vous vous
êtes trompé; vous ne m'aimez pas. Vous aimez celle que j'aime aussi de
toute mon âme. Nous allons réunir nos efforts, mon père et moi, pour
qu'elle renonce au couvent. Tout le désir de mon coeur serait de vivre
entre vous deux, à condition que vous reporteriez une partie de votre
amitié pour moi sur le mari que j'ai choisi et à qui je commanderai de
vous chérir et de vous estimer. _Ella lo sa_, comme dit quelqu'un.
Adieu, Simon.
Votre soeur, BONNE.»
--Laissez-moi baiser cette lettre, dit Fiamma, non à cause de ce qu'elle
croit produire, mais à cause de la sainteté du coeur de celle qui l'a
écrite. Ah! Parquet, c'est bien là votre fille!... Mais ne vous abusez
pas, mon ami; je ne peux pas épouser Simon. Il n'y faut pas songer.
--Oh! cette fois, je n'y renoncerai pas aisément, répliqua Parquet; car
c'est la dernière tentative que je ferai. Si je ne réussis pas, vous
dis-je, c'est une affaire finie. Mais je vous avertis, Fiamma, que je ne
sortirai pas d'ici sans vous avoir confessée, et que vous me direz votre
secret, ou je l'irai demander à votre père, à votre belle-mère, à vos
deux petits frères, à l'univers entier.
--Taisez-vous, mon sigisbé; ne parlez pas si haut. Vous n'aurez mon
secret qu'avec ma vie, et cependant ma vie est aussi pure devant Dieu et
devant les hommes que celle de votre fille chérie. En outre, sachez que
mon secret importe peu maintenant à mes projets de solitude. Mon père a
levé tous mes scrupules par son mariage et la naissance de ses deux
jumeaux, qui, Dieu merci! se portent bien et seront peut-être suivis de
beaucoup d'autres. Maintenant, si je ne me marie pas, je vais vous dire
pourquoi: c'est que, jusqu'ici, je n'ai pu épouser Simon Féline, et que
maintenant je ne peux pas en épouser d'autre.
--Il faut parler catégoriquement. Pourquoi ne pouviez-vous pas épouser
Féline?
--Parce qu'il n'avait rien.
--Singulière réponse dans votre bouche! Et maintenant, pourquoi ne
pouvez-vous pas en épouser un autre?
--Parce que je le préfère à tout autre.
--Bon, ceci est mieux. Eh bien! pourquoi ne pouvez-vous pas l'épouser
maintenant?
--Parce qu'il est riche.
--Oh! ma foi, je m'y perds! Je ne suis pas le sphinx, et cependant je
vais me casser la tête contre les murs si vous ne parlez autrement.
--Eh bien! je vais m'expliquer mieux. Sachez que, par une raison qu'il
m'est impossible de vous dire, j'ai renoncé volontairement à jamais rien
recevoir de mon père tant qu'il vivra; et j'aurais beaucoup hésité, même
après sa mort, à accepter son héritage, si aujourd'hui je ne voyais son
héritage reporté en majeure partie sur une famille de son choix.
--Quelle chose étrange! et pourquoi cela?
--C'est là ce que je ne vous dirai pas; mon père ignorait cette
résolution, et j'ai des raisons pour la lui cacher.
--En vérité?
--En vérité; il ignore encore que j'ai fait voeu de pauvreté en entrant
dans l'âge de raison.
--Bon Dieu! c'est donc une affaire de dévotion? un voeu de pauvreté, de
chasteté... Ah! pour le voeu d'humilité, dogaresse, vous y avez manqué
souvent!
--C'est possible, répondit Fiamma en souriant, mais écoutez-moi.
Conduite par lui dans le monde, destinée à faire un mariage d'argent ou
de convenance, il fallait, ou apporter de l'argent, et je n'en voulais
pas recevoir de mon père; ou en trouver, et je n'en voulais pas recevoir
de mon mari. Je ne me souciais, vous le concevrez aisément, ni d'un
jeune homme qui m'eût prise à la condition d'une fortune que je ne
pouvais accepter, ni d'un vieillard qui eût daigné me donner la sienne
en apprenant que je n'avais rien... et puis, pour refuser cette dot, il
eût fallu laisser deviner mes motifs à mon père, et c'est là ce que je
craignais plus que la mort.