George Sand

Simon
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--Hum! dit Parquet, pensez-vous bien qu'un renard aussi madré ait pu
vivre auprès d'un secret où son argent jouait un rôle sans le découvrir?

--J'espère que oui; mais quand même je saurais qu'il en est informé,
j'aimerais mieux mourir que de m'en expliquer avec lui. Il est certaines
choses qu'il ne dirait pas devant moi sans que... mais ne divaguons pas,
Parquet; réfléchissez en outre que je ne pouvais pas m'assurer d'un mari
qui respecterait mes scrupules, et qui n'accepterait pas tout d'abord la
dot que mon père eût offerte.

--Sans doute, mais Simon Féline pourtant...

--Simon Féline était le seul homme de la terre qui m'eût inspiré cette
confiance; mais, outre les difficultés que mon père eût faites et ferait
encore pour accepter l'alliance d'un fils de laboureur, Féline, n'ayant
rien, ne pouvait se charger d'une famille avant d'avoir un état bien
assuré.

--Et, cet état une fois bien assuré, ne songeâtes-vous pas qu'il serait
possible de lever les autres difficultés? votre père n'eût-il pas dérogé
un peu devant la considération de ne point vous donner de dot?

--Je ne le pense pas. Il était préoccupé alors de la fantaisie d'avoir
des places et des honneurs, et rien de ce qui eût pu lui faire perdre
les faveurs de la cour ne lui eût semblé admissible.

--Mais, que diable! une fille majeure...

--Parquet, je dois plus de respect extérieur à la volonté de M. de
Fougères que si j'étais avec lui dans des termes ordinaires. Je suis
dépositaire d'un secret plus sacré que mon bonheur et que ma vie, et
tout ce qui pourrait amener un éclat entre lui et moi m'est plus défendu
et plus impossible que si toutes les lois de la terre s'y opposaient.

--Étrange, étrange! dit Parquet en se frappant le front; mais, lorsque
votre père se maria, il avait renoncé à son ambition administrative; car
il ne prit une femme qu'en désespoir de cause: nous le savons, quoi
qu'il en dise. Il eût pu entendre raison pour votre mariage avec Simon,
si vous m'eussiez chargé de cela. Simon était déjà à flot, moins
qu'aujourd'hui, il est vrai, mais assez pour voguer avec vous.

--Non, mon ami, vous vous trompez. J'ai mieux compris que vous la
position de Simon. Je l'ai examinée avec plus d'attention et de
sollicitude, quoique vous n'en ayez pas manqué; j'ai vu que Simon
n'était pas seulement un homme de talent, j'ai vu qu'il était un homme
de génie, et qu'il avait le champ précieux de son avenir à cultiver avec
soin. Sa tendresse pour moi, les soins du ménage, les soucis de famille
qui paralysent les plus belles facultés, eussent gêné son essor...

--Non, vous vous trompez, Fiamma, je vous jure; tout cela pour vous, et
avec vous, l'eût fait marcher plus vite.

--Je ne le pensai pas, et je n'en juge pas encore ainsi. Ma présence lui
devenait funeste; je m'éloignai. Ajoutez à toutes ces raisons que
revenir en sa faveur sur une résolution tellement annoncée depuis
longtemps, arracher de force un époux aux entraves que des dispositions
fortuites de la société plaçaient en dehors de ma sphère, quereller mon
père, risquer mon secret, faire du scandale, remplir la province de mon
nom sans être assurée du succès, suffisait pour m'empêcher de le tenter,
moi, fière au point de ne pas souffrir seulement qu'on me connaisse
assez pour savoir quelle langue je parle.

--Mais maintenant qu'allons-nous faire?

--Maintenant, nous resterons comme nous sommes. Simon est riche, et
bientôt Simon sera puissant, avec la révolution qui se prépare en
France. Moi, je n'ai rien; je ne peux plus vouloir d'un époux qui
m'enrichirait du fruit de son travail, quand moi, par un caprice
inexplicable, je renoncerais à ma dot.

--Oh! si c'est là tout, c'est peu de chose. 1º Simon Féline se soucie
fort peu de votre dot, je crois qu'il sera charmé de ne pas avoir à
compter avec votre père; 2º quant à vos scrupules de fierté, j'espère
qu'il saura bien les lever; 3º je sais une chose que vous ne savez pas,
et qui va singulièrement amener à vous M. le comte. Je ne répondrais pas
qu'avant deux jours je n'en fisse un agneau.

--Que voulez-vous dire?

--Eh! cela c'est mon secret, à moi aussi, et je le garde. Maintenant je
me retire, et vous me permettez d'emporter quelque espoir?

--Oh! surtout gardez-vous de mettre de nouvelles chimères dans l'esprit
de ce jeune homme.

--Vous ne l'aimez donc pas?

--Vous me faites une question à laquelle je ne répondrais pas
affirmativement quand même j'aurais dans le coeur la plus belle passion
de roman qui ait jamais été inventée.

--Je ne vous demande pas de me dire si vous l'aimez. Seulement, si vous
ne l'aimez pas, dites-le, afin que je ne prenne pas une peine inutile...
Allons, parlez: dites que vous ne l'aimez, pas!...»

De nouveaux coups se firent entendre à la porte vitrée, et Bonne parut
toute tremblante.

«Mon père! ma Fiamma! s'écria-t-elle, Simon a disparu. Madame Féline est
gravement indisposée; elle a le délire. Je ne sais que faire pour la
calmer; elle demande son fils, elle demande sa fille Fiamma. Venez la
voir et m'aider à la soigner.»

Les trois amis se précipitèrent vers la demeure de Féline. La vieille
femme était assise sur son lit et parlait toute seule avec force.

«O mon Dieu! voilà comme était ma mère mourante, dit Fiamma d'une voix
étouffée en pressant le bras de Parquet. Je n'aurai pas la force de voir
cela. Le délire me gagne. Oh! le secret... l'heure fatale... la nuit...
la mort!... Laissez-moi m'enfuir, mes amis!

--Au nom du ciel! prenez courage, mon enfant, dit M. Parquet. Voici
madame Féline qui vous a reconnue. Elle se calme; elle avance les bras
vers vous pour vous saisir. Approchez, surmontez l'horreur de vos
souvenirs.

--Oui, vous avez raison, dit Fiamma; manquer de force ici serait un
crime.»

Elle s'approcha du lit et couvrit de baisers la main de Jeanne.

«O mon enfant, lui dit la vieille femme, pourquoi avez-vous pris cette
terrible nuit pour vous marier? C'est l'anniversaire des funérailles de
mon frère le curé, un ange qui est retourné au ciel, et dont il eût
fallu respecter la mémoire. C'est un jour de deuil, et non pas un jour
de fête. Mais Simon était si pressé d'aller à l'église! Jamais je n'ai
pu l'en empêcher; je l'ai appelé par toute la maison. Il est parti sans
moi, sans sa vieille mère, pour une cérémonie comme celle-là! Vous le
rendez fou, ma mignonne. Dites-moi, le curé vous a-t-il encensée? Vous
en êtes digne autant que fille d'Ève peut l'être. Ma Fiamma, ma Ruth
bien-aimée, mais où est mon fils? il est donc resté à l'église? Oh!
n'entends-je pas le cri de la _duchesse_? Elle chante les funérailles de
mon pauvre frère. Vous les avez oubliées, vous autres; vous avez fait
sonner les cloches de la joie; et moi je pleure...»

Elle fondit en larmes comme un enfant; puis elle s'endormit au milieu
des caresses de Bonne et de Fiamma. Le jeune médecin amoureux de Bonne,
et qu'elle avait fait appeler, arriva, et lui trouva un simple mouvement
de fièvre, qui se calmait de moment en moment. Seulement, elle se
réveillait parfois pour dire à l'oreille de Fiamma: «Simon est allé à
l'église. Pourquoi Simon ne revient-il pas?»

Ces paroles frappèrent Fiamma. Elle commença à concevoir de l'inquiétude
pour son ami, et, ne partageant pas l'opinion où l'on était que Simon
fût retourné à Guéret la veille au soir, elle s'esquiva pour monter dans
sa chambre. Tout y était dans le plus grand désordre, le lit défait, les
vêtements épars: cette nuit avait dû être terrible pour Simon. Alors,
laissant ses amis auprès de Jeanne, et poussée machinalement par les
paroles qu'elle lui avait entendu répéter dans son délire, elle courut à
l'église. Elle la trouva fermée, déserte aux alentours. Seulement un
chien qui hurlait à la lune, devant le porche reblanchi, lui causa une
impression de terreur superstitieuse. En cherchant au hasard où elle
dirigerait ses pas, le sentier qui menait à la tour de la Duchesse
s'offrit à elle, et elle s'y jeta en courant, appelée par une sorte de
divination. L'horloge sonna trois heures du matin, lorsque Fiamma, au
milieu de la rosée, et à la lueur de la lune qui s'abaissait vers
l'horizon, tandis que le crépuscule commençait à paraître, atteignit les
ruines du petit fort. Elle appela Simon. Un cri étouffé lui répondit, et
aussitôt la figure pâle de son amant sortit du milieu des ruines. Il
avait l'air si sombre que Fiamma en eut peur, elle qui n'avait peur de
rien au monde.

«C'est vous! s'écria-t-il; que venez-vous faire ici? Que voulez-vous de
moi? N'êtes-vous pas lasse de me tuer? Faut-il que je vous aide?
Avez-vous apporté le fer ou le poison? Êtes-vous un spectre ou une
femme? Pourquoi vous êtes-vous emparée de toute ma vie? Pourquoi
m'ôtez-vous le présent et l'avenir? Pourquoi êtes-vous revenue? J'allais
guérir peut-être, et maintenant je suis perdu.

--Simon, vous êtes dans le délire, répondit-elle en voulant lui prendre
la main.

--Laissez-moi, s'écria-t-il en la repoussant; ne me touchez pas, je suis
capable de vous tuer!... Vous êtes ma damnation, vous êtes l'enfer qui
me consume! Savez-vous ce que vous faites de moi? un fou et un lâche!...
Allez demander à Bonne Parquet ce que je lui ai dit avant-hier, et
demandez-moi ce que je vais lui dire aujourd'hui. Tout mon sang ne
pourra laver l'insulte faite aux cheveux blancs de son père; son père!
mon plus ancien ami, mon bienfaiteur, mon père aussi à moi; car je lui
dois tout. Sans lui, je serais retourné à la charrue et j'y serais
resté. Oh! il est vrai que je ne vous aurais pas connue, ou que je
n'eusse jamais songé à vous aimer. Et ce vénérable prêtre, qui m'a béni
le jour de ma naissance en me disant: «Suis la noble profession de tes
pères; ouvre de ton bras un sillon pénible; connais la misère, et, avec
elle, la résignation!» ce frère de ma mère, dont la cloche va sonner la
commémoration funéraire au lever du jour, il ne serait pas là autour de
moi, depuis le lever de la lune pour me reprocher ma faute, pour me
dire: «Tu vas faire une infamie;» et cependant j'aimerais mieux souffrir
mille morts et me laisser enterrer sous la boue que de remettre les
pieds dans la maison où est la fille que j'ai outragée. Dis-moi, Fiamma,
connais-tu un moyen pour faire une trahison sans se déshonorer?

--Simon, calmez-vous, répondit-elle en lui prenant les mains de force,
rappelez-vous qui vous êtes et à qui vous parlez. Regardez-moi, moi!
vous dis-je; ne me reconnaissez-vous pas?

--Oh! je te reconnais! dit Simon en tombant à genoux avec une autre
expression d'égarement dans les yeux; tu es l'étoile du matin, toujours
blanche; l'étoile des mers, dont aucun nuage ne peut ternir l'éclat! Tu
es tout ce que j'aime, tout ce que j'aimerai sur la terre.

--Simon, au nom du ciel! revenez à la raison, lui dit-elle. Vos douleurs
ne sont pas fondées; vous n'avez pas outragé vos amis. J'ai là une
lettre de Bonne pour vous; je ne devrais peut-être pas me charger de
vous la remettre, mais je vous vois si agité...

--Quelle lettre? Que peut-elle m'écrire? Charge-t-elle son amant de me
tuer? Oh! à la bonne heure! Si je pouvais lui donner ma vie, au lieu de
mon coeur qui ne m'appartient pas!

--Bonne vous rend votre promesse et s'engage ailleurs; elle vous aime
toujours; vous êtes toujours, après elle, ce que son père aime le mieux
au monde. M'entendez-vous, me comprenez-vous, Simon?

--Je vous entends, et je ne sais pas si c'est un rêve. Où sommes-nous?
Comment êtes-vous venue ici? Oh! certainement je rêve.»

Il mit ses deux mains sur son visage et resta abîmé dans une rêverie
profonde. Fiamma, ne sachant comment le ramener à la raison et
l'arracher à cet état violent qui lui déchirait l'âme, oubliant dans cet
état d'agitation toute la réserve de son caractère, et subissant l'effet
du délire qu'elle venait de contempler deux fois dans quelques heures,
jeta ses bras autour du cou de Simon et fondit en larmes.

«O mon Dieu! que vous ai-je fait? s'écria-t-elle, et pourquoi ne me
reconnaissez-vous plus? Pourquoi ne m'aimez-vous plus? Pourquoi
m'avez-vous maudite? Est-ce que vous allez mourir comme ma mère, en
m'éloignant de vous, en me criant: «Ote-toi de là, ma honte! ôte-toi de
là mon crime!» Hélas! je n'ai jamais fait de mal à personne, et tout ce
que j'aime me repousse, tout ce que j'aime meurt dans les convulsions,
en me disant que c'est moi qui suis le péché et la mort! «

En parlant ainsi, elle se laissa tomber des bras de Simon sur la pierre
couverte de mousse; et, cachant son visage sous les tresses éparses de
ses cheveux noirs, elle éclata en sanglots. Pleurer était une chose
aussi rare que violente pour Fiamma.

Simon sortit comme d'un profond sommeil en entendant les accents de
douleur de cette voix chérie; sans comprendre ce qu'elle disait, il
l'écouta; il la vit par terre, abîmée dans ses larmes, couverte de la
pluie glacée du matin. Il jeta un cri de surprise, et, la saisissant
dans ses bras, il la pressa contre son coeur en l'appelant des plus doux
noms, et en réchauffant de baisers sa belle chevelure et ses mains
humides. Peu à peu ils se reconnurent, et, revenus à eux-mêmes, ils
n'eurent pas la force de détacher leurs bras enlacés et leurs lèvres
unies; ils se dirent tout ce que, depuis cinq ans, ils renfermaient dans
leur âme avec l'héroïsme de la vertu. Fiamma savait bien tout ce que
Simon avait souffert; mais tout ce qu'elle lui apprit était si nouveau
pour lui qu'il faillit mourir de joie.

«Comment n'en étais-tu pas sûr? lui dit-elle; comment n'as-tu pas vu
dans toute ma conduite que, malgré le peu d'espoir que je m'étais
permis, tous mes désirs, tous mes efforts ont tendu à t'élever jusqu'à
moi et à me conserver pour toi? Hélas! qu'est-ce que je fais aujourd'hui
qu'il y a encore tant d'obstacles, et pourquoi ai-je la confiance de te
dévoiler les secrets de mon âme, moi pour qui les épanchements ont
toujours été des crimes, et qui en commets sans doute un à l'heure qu'il
est, en te donnant des espérances que je ne pourrai peut-être pas
réaliser?

--O ma soeur! ô ma femme! s'écria Simon, ne parle pas d'obstacles.
Dis-moi que tu m'aimes, dis-moi que c'est de l'amour que tu as pour moi
depuis cinq ans... Non, ne dis pas cela, je ne le mérite pas; dis que
c'est de l'amour que tu as maintenant. C'est encore un bonheur et une
gloire à rendre le ciel jaloux. Dis-moi que tu savais que je t'aimais et
que tu le voulais, et que tu ne m'as ni oublié ni déshérité de ta
tendresse, et laisse-moi faire le reste. Quoi que ce soit au monde, je
lèverai cet obstacle comme une paille. Est-il quelque chose d'impossible
à un amour pareil au mien, à une joie comme celle que j'éprouve?
Laisse-moi me mettre à genoux devant toi et baiser l'herbe que foule ton
pied. O Fiamma! c'est ici que je t'ai vue pour la première fois. Le
soleil se couchait dans toute sa magnificence; il t'embrasait de sa
beauté, il t'inondait de ses reflets ardents. Tu étais si belle que tu
me fis peur. Je ne croyais point aux anges; je te pris pour un démon.
J'étais si troublé que je te vis à peine. Un nuage t'enveloppait, et tes
yeux seuls t'illuminaient de leurs éclairs. Il me sembla ensuite que je
ne te voyais pas pour la première fois, que je t'avais déjà vue quelque
part, dans mes rêves peut-être. Souvenir de la tombe ou révélation de
l'autre vie, tu étais ma soeur. J'avais ce type de grandeur et de beauté
devant les yeux depuis que je songeais à la beauté et à la grandeur. Et
cependant tu m'épouvantais par l'air d'autorité surhumaine avec lequel
tu semblais dire: «Je suis ton maître et ton Dieu; mets-toi à genoux et
commence à m'adorer, car c'est ta destinée.» Mais quand je te rencontrai
ensuite couverte de ce sang que j'ai encore sur les lèvres, je tombai à
tes pieds, je te rendis hommage sans hésiter, sans comprendre ce que je
faisais. O Fiamma! si tu savais quel amour furieux cette goutte de ton
sang m'a inoculé!»

Ils auraient oublié la marche des heures sans un incident que le hasard,
toujours poétique en faveur des amants, fit naître au milieu de leur
entretien passionné. L'oiseau de nuit qui faisait sa ronde autour des
ruines, apercevant les premières clartés du soleil, s'envola épouvanté
vers la tour qui lui servait de retraite. Ses yeux myopes, déjà troublés
par l'éclat du jour, ne distinguèrent pas le couple assis au pied de sa
demeure, et il effleura leurs fronts de son aile en poussant un long cri
d'alarme.

«C'est la _duchesse_! dit Simon en se levant, c'est son dernier cri du
matin; c'est l'heure et le jour où l'abbé Féline, le vénérable frère de
ma mère, a rendu son âme au Seigneur. Fiamma, tous les hommes ont
coutume de se glorifier du mérite de leurs ancêtres ou de leurs parents.
Ce n'est pas là un préjugé, je le sens à la force morale et aux
sentiments religieux que j'ai tirés toute ma vie du souvenir de ce bon
prêtre. C'est là l'humble gloire de mon humble famille. Je l'ai invoquée
toutes les fois que mes maux ont ébranlé mon courage, et que j'ai craint
d'offenser son ombre sacrée, toujours debout entre moi et l'attrait du
mal. Jamais je n'ai laissé écouler cette heure solennelle sans me
prosterner chaque année, ou dans le secret de ma cellule quand j'étais
loin d'ici, ou devant le modeste autel qui recevait autrefois les
ferventes prières de mon oncle. Viens avec moi, ma bien-aimée; viens
t'agenouiller dans cette petite église dont il fut le lévite assidu, et
où jamais il n'entra sans avoir le coeur et les mains pures. Ce n'est pas
pour lui qu'il faut prier, c'est pour nous-mêmes, afin que les
impérissables sympathies de son âme immortelle descendent sur nous, afin
que l'émulation de ses vertus nous rende semblables à lui, afin aussi
que Dieu, qui lui accorda de bonne heure le ciel, son seul amour,
bénisse notre amour qui, pour nous, est le ciel.»

Les deux amants, appuyés l'un sur l'autre, descendirent le sentier et se
rendirent à l'église du village, où ils prièrent avec enthousiasme.
Simon avait un profond sentiment de la perfection de la Divinité et de
l'immortalité de l'âme. Fiamma, Italienne et femme, était franchement
catholique. Pour n'être point remarqués par le grand nombre de
villageoises et de vieillards des deux sexes qui venaient régulièrement
dire, ce jour-là, les prières des morts pour l'abbé Féline, ils avaient
traversé les ombrages du cimetière, et ils montèrent à la travée par la
petite porte de la sacristie. Cette fois, Fiamma prit place dans la
tribune seigneuriale; Simon était à ses côtés. Un rideau rouge les
cachait à tout autre regard que celui des anges gardiens du saint lieu.
Par une fente de ce rideau, Simon vit l'autel étinceler aux rayons
empourprés du matin. Tout était prêt pour le service funèbre qui devait
être célébré à midi. La piété de Bonne s'était occupée la veille de ces
saints devoirs en remplacement de Jeanne, qui, pour la première fois,
n'en avait pas eu la force. Le drap mortuaire, avec sa grande croix
d'argent, était étendu sur le cénotaphe et semé de violettes
printanières. Des lis sans tache, mêlés à des branches de cyprès
fraîchement coupées, embaumaient le choeur. Les oiseaux chantaient et
voltigeaient autour des fenêtres entr'ouvertes, devant lesquelles on
voyait se balancer les branches des arbres émus par la brise matinale. A
l'intérieur régnait un religieux silence, interrompu seulement de temps
à autre par les pas inégaux d'un vieillard qui entrait avec précaution,
ou par le cri d'un enfant que sa mère allaitait en priant.

«O mon amie! dit Simon à l'oreille de sa fiancée, quel charme indicible
votre présence répand sur cette heure ordinairement si mélancolique dans
ma vie! Quelle promesse de bonheur m'apporte-t-elle donc pour que
l'aspect d'un cercueil et le souvenir d'un mort fassent naître en moi
des idées si suaves et un charme si délicieux?

--Tout est beau et serein dans la mort du juste, lui répondit Fiamma;
son départ cause des larmes, mais son souvenir laisse l'espérance et la
consolation sur la terre.»




XVI.


Fiamma sortit la première de l'église; elle n'avait point osé dire à
Simon l'indisposition de sa mère, et elle voulait avoir de ses nouvelles
par elle-même avant de rentrer au château. Elle la trouva dormant d'un
sommeil paisible. Ne se sentant pas la force d'aller à l'église, Jeanne
avait fait mettre son livre de prières et son crucifix sur son lit. Le
psautier était ouvert au _De profundis_, et le rosaire était enlacé aux
mains jointes de la vieille femme, qui s'était doucement assoupie en
s'entretenant avec l'âme de son frère. Bonne travaillait auprès d'elle.
Fiamma baisa le front ridé de Jeanne sans l'éveiller, et pressa Bonne
contre son coeur. Celle-ci vit bien, à l'émotion de son amie, qu'il
s'était passé quelque chose d'extraordinaire. Elle voulut la suivre sur
le seuil de la chaumière et l'interroger. Mais il n'y a rien de si
pudique que le sentiment de l'amour. Fiamma s'enfuit en mettant son
doigt sur sa bouche, comme si le sommeil de madame Féline eût été la
seule cause de sa réserve.

Bientôt Simon rentra. Il s'inquiétait de ne pas voir arriver à l'église
sa mère toujours si matinale et si exacte surtout pour cette
commémoration. Il s'effraya encore plus en la voyant couchée; mais Bonne
le rassura, et ils se mirent à causer à voix basse. Bonne était
curieuse, non des sottes puérilités de la vie, mais de tout ce qui
intéressait son coeur aimant. Sa noble conduite réclamait toute la
confiance de Simon. Il lui ouvrit son âme, lui avoua sa joie et ses
espérances, et lui dit que c'était à elle qu'il devait son bonheur.
Cette dernière parole acheva de consoler Bonne de son sacrifice, et, dès
qu'elle fut bien assurée que l'amour de Simon était payé de retour, elle
sentit dans son coeur le même calme et le même désintéressement qu'elle
aurait eus si Féline eût été son frère.

Dans l'après-midi, Simon alla trouver M. Parquet au sortir de l'office.
Jusqu'au dernier coup de la cloche, le bon avoué s'était livré au
sommeil, et, sans le pieux devoir qu'il avait à remplir envers son
défunt ami, il déclarait qu'après une nuit si remplie d'émotions il ne
se fût pas sitôt arraché aux _caresses de Morphée_.

«Mon ami, lui dit son filleul, je viens vous déclarer qu'il faut que
vous arrangiez à tout prix mon mariage.

--Oh! oh! décidément? dit M. Parquet, qui n'avait pas revu sa fille dans
la journée. Il y a pourtant des réflexions à vous soumettre encore. J'ai
parlé de vous à mademoiselle de Fougères.

--Et moi aussi, mon ami, je lui ai parlé.

--Ah! et elle vous a ôté tout espoir? Alors je désespère moi-même...

--Non, mon cher Parquet, ne désespérez pas, elle m'aime.

--Elle vous l'a dit? Je le savais, moi, mais je ne croyais pas qu'elle
vous épouserait. Du moment qu'elle vous l'a dit, elle consent à vous
épouser; car c'est une fille qui ne se laisse pas entraîner par la
passion. Tout ce qu'elle dit, tout ce qu'elle fait est le résultat d'une
volonté arrêtée. Ainsi, ce n'est pas Bonne que vous venez me demander,
c'est Fiamma?

--Oui, mon père.

--Tu as raison de m'appeler ainsi; je ne cesserai jamais de te regarder
comme mon fils. Attends-moi donc ici, je vais et je reviens.

--Mais où donc courez-vous si vite?

--Chez M. de Fougères.

--C'est vous presser beaucoup. Avez-vous réfléchi à cette première
démarche? Avez-vous consulté Fiamma sur le moyen d'obtenir le
consentement de son père sans blesser la prudence et sans ajouter de
nouveaux obstacles à ceux qui existent déjà?

--Et quels sont-ils, ces obstacles?

--Je les ignore, mais je présume que c'est la vanité nobiliaire du
comte.

--Si c'est là tout, j'ai ton affaire dans ma poche.

--Comment?

--Il suffit. Fiamma t'a-t-elle dit son grand secret?

--Non, en vérité.

--Alors je ne sais ce que je fais ni où je marche. Cette fille a une
tête de fer, et nous ne la tenons pas encore. Voyons, que t'a-t-elle
promis?

--Rien. Mais elle m'aime.

--Eh bien! alors il faut agir sans elle. Il y a dans son âme quelque
scrupule, quelque terreur qu'il faut vaincre. Elle ne veut pas de dot,
et tu es riche: voilà, je crois, son objection.

--Et moi, si elle a une dot, je ne veux pas d'elle. Voici la mienne.

--Bon! dit l'avoué, c'est ainsi que je l'entends. Allons, ma canne, où
l'ai-je posée? et mon chapeau?

--Où allez-vous donc de ce pas, mon père? dit Bonne, qui rentrait en cet
instant.

--Au château.

--Alors remettez-donc votre habit neuf que vous venez de quitter.

--Non pas; ce serait faire trop d'honneur à cet avaricieux.

--Comment! vous allez au château avec cet habit troué qui ne vous sert
qu'au jardinage?

--Sans nul doute, et avec mes sabots encore! Crois-tu pas que je vais
m'attifer pour un Fougères?

--Mais sa femme? On doit des égards aux dames.

--Sa femme? Elle me trouvera encore trop bien.

--Je vous assure, mon père, que vous avez tort. J'ai trouvé hier M. le
comte bien froid pour vous. Vous perdrez sa clientèle, vous verrez cela.
Et puis en vous voyant si malpropre, cette dame va penser que je suis
une paresseuse, une fille sans coeur, qui ne songe qu'à sa toilette et
qui ne soigne pas celle de son père.

--Je ne perdrai la clientèle de personne, répondit l'avoué d'un ton
superbe, et personne ne se permettra de faire de réflexions sur mon
compte.»

En parlant ainsi, il prit le chemin du château. Il y entra d'un air
rogue, sans essuyer ses sabots à la porte, à la grande indignation des
laquais. Il demanda le comte à voix haute, pénétra dans le salon tout
d'une pièce, sans être annoncé, faisant craquer les parquets, crachant
sur les tapis et couvrant les meubles de tabac.

Ces manières bourrues, chez un homme aussi fin et aussi prudent que
maître Parquet, pénétrèrent de terreur la jeune comtesse de Fougères,
qui travaillait dans l'embrasure d'une fenêtre. Au lieu d'essayer de lui
faire baisser le ton, ce à quoi elle n'eût pas manqué en toute autre
occasion, elle l'accabla de politesses et alla elle-même chercher son
mari, afin que Parquet ne s'avisât pas de dire, comme le grand roi:
_J'ai failli attendre_. La nouvelle comtesse de Fougères était une veuve
de province, entendant ses intérêts tout aussi bien que le comte, et
tout à fait digne d'être sa moitié. Mais depuis quelque temps elle avait
un tort grave aux yeux de M. de Fougères. Une grande partie de ses biens
était mise en échec par un procès dont l'issue donnait des craintes
assez fondées.

«Je vous demande un million de pardons, s'écria le comte de Fougères en
entrant et en se tenant courbé, afin d'avoir un air excessivement poli,
sans faire trop de révérences affectées; je vous ai fait attendre bien
malgré moi. J'ai voulu rester jusqu'à la fin de l'office et aller même
jeter à mon tour de l'eau bénite sur la tombe de ce digne abbé Féline.

--Vous avez pris trop de peine, monsieur le comte, répondit Parquet
brusquement; l'abbé Féline est au ciel depuis longtemps, et nous n'y
sommes pas encore, nous autres.

--Hélas! sans doute, répliqua le comte d'un ton patelin; qui peut se
croire digne d'y entrer?

--Ceux-là seuls qui méprisent les biens de la terre, reprit l'avoué.
Mais, voyons, monsieur le comte, je ne suis pas venu ici pour un
entretien mystique; je viens vous dire que je ne puis souscrire à votre
demande.

--En vérité! s'écria le comte, affectant un air consterné et une grande
surprise, afin de ramener, s'il était possible, quelque remords dans
l'âme de Parquet.

--En vérité, monsieur le comte. Vous m'avez fait là une demande injuste,
et dont je ne pouvais pas être l'interprète sans inconvenance et sans
folie.

--Vous n'avez donc pas rempli ma commission auprès de M. Féline?

--Des choses de cette importance, monsieur le comte, ne se traitent pas
ordinairement par ambassade, mais de puissance à puissance. Ah! il se
peut que le mot vous paraisse fort, mais il en est ainsi. Simon Féline,
mon filleul, le fils de la mère Jeanne, est à cette heure une grande
puissance devant laquelle les titres et les fortunes baissent pavillon;
car il n'y a ni fortune ni rang sans le droit; et l'avocat en est
l'organe, l'interprète et le défenseur...»

Précisément Fiamma avait prêté, quelques jours auparavant, à M. Parquet,
la comédie de _l'Avocat vénitien_, par Goldoni: l'avoué en avait été si
ravi qu'il en avait traduit sur-le-champ toutes les déclamations, et il
en récita plusieurs à M. de Fougères avec une mémoire impitoyable, à
titre d'improvisation.

«Eh juste ciel! répondit le comte, tout étourdi de son éloquence et des
éclats de cette voix qui n'avait pas perdu les inflexions du prétoire,
personne plus que moi, mon cher monsieur Parquet, n'admire le talent et
ne le salue plus profondément en toute occasion. M. Simon Féline en
particulier est l'homme dont j'admire le plus le noble caractère et les
hautes facultés; ne le lui avez-vous pas dit de ma part?

--Je lui ai dit tout ce qu'il convenait de lui dire.

--Lui avez-vous dit combien cette affaire a d'importance pour moi, pour
ma femme? Songe-t-il qu'en se chargeant des intérêts de la partie
adverse, il se pose l'antagoniste d'une famille honorable, et en
particulier d'un homme qui l'a comblé des égards dus à son mérite, d'un
ancien ami de sa famille, et de son digne oncle surtout; d'un homme
enfin qui, s'élevant au-dessus des préjugés de sa caste et devinant le
brillant avenir du jeune avocat, l'a reçu avec distinction alors que sa
position dans le monde était encore précaire?

--La position de Simon n'a jamais été précaire, permettez-moi de vous le
dire, monsieur le comte: Simon est né homme de génie; avec cela et le
moindre secours d'un ami on arrive à tout. Ce secours ne lui a pas
manqué, et, si j'y eusse fait défaut, vingt autres eussent acquitté leur
dette de reconnaissance envers cette noble famille; oui, _noble_,
monsieur le comte: la noblesse est dans les sentiments de l'âme et non
pas dans le sang des artères.»

Ici M. Parquet plaça à propos une nouvelle déclamation qui ne fit pas
moins d'effet que la première.

«Hélas! monsieur Parquet, dit le comte qui devenait plus poli à mesure
que son dépit secret et sa mortelle impatience augmentaient, vous
prêchez un converti! En quoi ai-je pu blesser M. Féline et lui faire
croire que je ne rendais pas justice à son mérite? M'a-t-on prêté
quelque propos inconvenant? Ai-je manqué d'égards directement ou
indirectement à sa famille? Ma fille aurait-elle oublié, en arrivant,
d'aller s'informer de la santé de madame Féline? Elles étaient fort
liées ensemble autrefois, et je voyais avec plaisir des relations aussi
édifiantes. Ne les ai-je pas encouragées, loin de les contrarier?...

--Et pour quelle raison les eussiez-vous contrariées? C'eût été une
folie, une lâcheté indigne d'un homme aussi éclairé et aussi délicat que
vous l'êtes, monsieur le comte.

--Vous savez donc bien à quel point je dédaigne l'importance que mes
pareils mettent à ces vaines distinctions! Comment M. Féline a-t-il pu
s'imaginer que j'étais arrêté, dans mon désir de lui demander l'appui de
son talent, par d'aussi sottes considérations?

--M. Féline ne s'imagine rien du tout, monsieur le comte; c'est moi qui
me suis imaginé une chose que je vais vous dire franchement et qui n'est
pas dépourvue de raison. Écoutez-moi bien. De père en fils les Parquet
ont placé les Fougères en tête de leur clientèle; c'est bien. Vous avez
eu une affaire, vous en avez eu deux, vous en avez eu trois; Me Simon
Parquet a remué les dossiers de M. le comte Foulon de Fougères; il a
plaidé ses causes au barreau, et, soit la bonté des causes, soit le zèle
de l'avocat, soit l'aptitude de l'avoué, M. de Fougères a gagné trois
procès...

--Je n'attribue mes victoires qu'à votre talent et à votre zèle, mon
cher monsieur Parquet.

--Laissez-moi dire. J'arrive à la péripétie, au quatrième acte (M.
Parquet avait toujours le rôle d'Alberto Casaboni dans la tête), je veux
dire au quatrième procès. M. de Fougères épouse une dame de bonne maison
et passablement riche, qui lui donne deux héritiers d'un coup et qui lui
en fait espérer d'autres. C'est le cas, sinon d'augmenter sa fortune, du
moins de ne pas la laisser péricliter. Or, il se trouve qu'une
difficulté inattendue se présente, et que madame de Fougères, selon
toute apparence, va perdre cinq cent mille francs, peut-être plus,
légués à ladite dame par testament d'un sien oncle. _Dicat testator et
erit lex_. Mais ledit testament ne paraît pas avoir été rédigé dans
l'exercice d'une pleine liberté d'esprit...

--Vous savez bien, monsieur Parquet, que le bon droit est du côté...

--Je ne me prononce pas, monsieur le comte, j'expose l'affaire. M. le
comte de Fougères se trouve donc dans la nécessité de s'en remettre une
quatrième fois au zèle et à la loyauté de Me Simon Parquet.»

Le comte étouffa un soupir d'angoisse; M. Parquet passa à un effet
d'éloquence, et dit avec un accent pathétique:

«Mais Me Simon Parquet n'est plus ce robuste athlète, ce lutteur antique
qui, semblable au discobole, lançait dans l'arène avec la rapidité de la
foudre un argument à deux tranchants. Sa gloire a pâli, ses tempes sont
dévastées, ses dents se sont éclaircies, sa faible voix (M. Parquet
prononça ces mots d'une voix de stentor) ne porte plus, dans l'âme de
ses adversaires et de ses juges, le frisson de la crainte ou les
émotions de la conviction. Assis sur son siège, comme il convient à un
sage vieillard, à un jurisconsulte expérimenté, il ne se mêle plus aux
luttes judiciaires; il éclaire, il dirige l'avocat; mais il lui laisse
savourer les vaines fumées du triomphe et recueillir les décevantes
acclamations de la foule. En un mot, il a cédé à son filleul, à son ami,
à son disciple, à son fils adoptif, le célèbre avocat Simon Féline, le
sceptre de la parole.»

M. de Fougères prit le parti d'accepter une prise de tabac d'Espagne que
lui offrit Me Parquet en terminant cette période; celui-ci respira et
reprit sur un ton de discussion sophistique:

«Il était simple, il était juste, il était naturel, il était
vraisemblable, il était, dis-je, en quelque sorte certain, que M. le
comte de Fougères, confiant à Me Parquet la direction de ce nouveau
procès, le chargerait de demander au premier avocat de la province et à
un des premiers de la France, à Me Simon Féline, s'il lui était agréable
de se charger de plaider sa cause. Jamais aucun des clients de Me
Parquet n'avait encore manqué à cette marque d'estime envers le disciple
bien-aimé du vieux patron, envers le trop honoré patron de l'illustre
disciple; M. le comte de Fougères y a cependant manqué, et certes, ici
ce n'est ni l'exacte connaissance des formes du monde, ni le sentiment
exquis des convenances sociales, qui ont manqué à l'accusé... je veux
dire à M. le comte de Fougères; ce n'est pas non plus la malice, le
déchaînement, la haine, la jalousie, le mépris; ce n'est aucune de ces
passions violentes qui ont induit M. de Fougères à faire un aussi
sanglant affront à Me Simon Parquet et à mon client... je veux dire à Me
Simon Féline. Non, messieurs, M. de Fougères est un homme recommandable
à tous égards, exempt de passions mauvaises, incapable de méchants
procédés...

--Allons, mon bon monsieur Parquet, dit le comte d'un ton caressant,
espérant faire abandonner à son terrible antagoniste ce plaidoyer
impitoyable, dans lequel il se trouvait, par une étrange inadvertance de
l'orateur, jouer à la fois le rôle du tribunal et celui de l'accusé. Au
fait! mon cher ami, que me reprochez-vous donc? Quelles méfiances me
prêtez-vous? Pourquoi n'avez-vous pas compris que le hasard,
l'éloignement, des considérations particulières envers un avocat
respectable, ancien ami de la famille de ma femme, le désir de ma femme
elle-même, tout cela réuni, et rien autre chose que cela pourtant, m'a
inspiré la malheureuse idée de charger M*** de plaider pour moi?

--Ah! malheureuse est l'idée, certainement! s'écria M. Parquet en se
barbouillant la face de tabac. Trois fois malheureuse est l'idée qui
vous a conduit à cette démarche! C'est une impasse, monsieur le comte,
il faut y rester et attendre que la muraille tombe! M*** plaidant contre
Simon Féline, voyez-vous, c'est la tentative la plus étrange, la plus
folle, la plus déplorable, la plus désespérée que la démence ou la
fatalité puisse inspirer. Où diable aviez-vous l'esprit? Pardon si je
jure: l'intérêt que je porte au succès d'une affaire qui m'est confiée
me fait regarder avec douleur l'avenir et le dénoûment de celle-ci.

--Eh! mon Dieu! M. Féline plaide donc décidément contre moi? On l'en a
donc prié? Il y a donc consenti? Il s'y est donc engagé? C'est donc
irrévocable? Ah! monsieur Parquet, il n'eût tenu qu'à vous, il ne
tiendrait peut-être qu'à vous encore de l'empêcher de prendre part à
cette lutte. Sur mon honneur, je vous jure que, s'il en était temps
encore, si je ne craignais de faire un outrage à l'avocat distingué que
j'ai eu l'imprudence, la maladresse de lui préférer, j'irais supplier M.
Féline d'être mon défenseur. Ne le pouvant pas, ne puis-je espérer du
moins qu'en raison de toutes les considérations que j'ai fait valoir
tout à l'heure, il ne prendra pas parti contre moi? M. Féline est-il à
cela près? Avec son immense réputation, ses larges profits, ses
occupations multipliées, les mille occasions de faire sa fortune, de
déployer son talent qui se présentent à lui sans cesse...

--Tous les jours, à toute heure, il n'est occupé qu'à remercier des
clients et à renvoyer des pièces.

--Eh bien! comment ne peut-il pas faire le sacrifice d'une seule
affaire, lorsqu'il y va d'intérêts aussi graves pour _un ami_?

--_Hum_! pensa M. Parquet, M. le comte a lâché un mot bien fort, il
tombe dans la nasse. Pour _un ami_, reprit-il, c'est beaucoup dire.
Simon se moque de trois, de six, de douze affaires de plus ou de moins;
mais il n'est pas insensible à une méfiance injuste, à des soupçons
injurieux.

--Au nom du ciel! expliquez-vous enfin, s'écria le comte avec vivacité;
qu'ai-je fait? qu'ai-je dit? que me reproche-t-il?

--Il faut donc vous le dire?

--Je vous le demande en grâce, à mains jointes.

--Eh bien! je le dirai. Il y a de la politique en dessous de ces
cartes-là, monsieur le comte.»

Parquet vit aussitôt qu'il approchait du joint; car, malgré toute son
adresse, le comte se troubla.

«Il y a de la politique, reprit Parquet avec fermeté et abandonnant
toute son emphase ironique. Vos adversaires sont des plébéiens, des
ennemis particuliers et assez en vue de la puissance ministérielle. Qui
a droit? Nul ne le sait encore, ni vous, ni moi, ni vos adversaires. A
chance égale, Simon aurait eu beaucoup de sympathie pour la cause des
plébéiens, fort peu pour la vôtre; Simon n'aime pas les patriciens, et
son opinion républicaine vous a fait peur. Simon n'eût peut-être pas
entrepris votre cause; c'est possible, je l'ignore. Ce qu'il y a de
certain, ce dont je réponds sur ma tête, c'est qu'au cas où il l'eût
acceptée il l'eût défendue avec loyauté, avec force, et, j'ose le dire,
il l'eût gagnée. Mais vous avez craint un refus, ce qui est une
faiblesse d'amour-propre; ou bien vous avez craint quelque chose de
pire, une trahison... Dites, l'avez-vous craint, oui ou non?

--Jamais, monsieur Parquet, jamais, je vous en donne...

--Ne jurez pas, monsieur le comte; vous l'avez dit à quelqu'un, et voici
vos paroles: «Ces gens-là s'entendent tous entre eux; comment
voulez-vous qu'on se fonde sur le sérieux d'un débat judiciaire entre
des gens qui vont le soir fraterniser au cabaret, ou, ce qu'il y a de
pire, se prêtent mutuellement des serments épouvantables dans un club
carbonaro?»

--Je n'ai jamais dit cela, monsieur Parquet, s'écria le comte au
désespoir. Je suis le plus malheureux des hommes; on m'a indignement
calomnié.»

Sa détresse fit pitié à M. Parquet, en même temps qu'elle lui donna
envie de rire; car mieux que personne il savait l'innocence de M. de
Fougères quant à ce propos. L'amplification était éclose dans le cerveau
de M. Parquet. Le comte avait confié son affaire à un autre que Simon,
par méfiance de son habileté et par crainte aussi de sa trop grande
délicatesse. L'affaire était mauvaise; il le savait. Ce n'était pas un
orateur éloquent et chaleureux qu'il lui fallait, c'était un ergoteur
intrépide, un sophiste spécieux. Il pouvait triompher avec l'homme qu'il
avait choisi, mais non pas triompher de Simon plaidant pour ses
coopinionnaires, et qui, dans une position tout à fait favorable au
développement de son caractère, devait là, plus qu'en aucune autre
occasion, déployer cette puissance, cette bravoure et cette rudesse
d'honnêteté qui faisaient sa plus grande force. D'un mot il culbuterait
toutes les controverses, d'autant plus que c'était un homme à tout oser
en matière politique et à tout dire sans le moindre ménagement.

Il est vrai aussi que les adversaires du comte n'avaient pas encore
choisi Simon pour leur défenseur; que Simon n'avait pas songé à leur en
servir; qu'il ignorait même le prétendu affront fait par M. de Fougères
à son intégrité; en un mot, que toute cette indignation et toutes ces
menaces étaient le savant artifice que depuis la veille maître Parquet
tenait en réserve avec le plus grand mystère, sachant bien que Simon ne
s'y prêterait pas volontiers.

L'artifice, il faut aussi le dire, n'eût pas été loin sans la timidité
d'esprit du comte; mais, sous le caractère le plus obstiné, cet homme
cachait la tête la plus faible. Toujours habitué à louvoyer, à tout oser
sous le voile d'une hypocrite politesse, dès qu'on l'attaquait en face,
il était perdu. Cela était difficile; il inspirait trop de dégoût aux
âmes fortes; il leurrait de trop de promesses et de protestations les
esprits faibles, pour qu'on daignât ou pour qu'on osât lui faire des
reproches; et certes, M. Parquet ne s'en fût jamais donné la peine sans
l'espoir et la volonté de tirer parti de sa confusion pour son grand
dessein.

Ce qu'il avait prévu arriva. Le comte se retrancha, pour sa
justification, dans des serments d'estime, de confiance, de dévouement,
d'affection pour la cause plébéienne et pour Simon Féline spécialement.
Il fit bon marché de la noblesse, de la parenté, de la monarchie, de
toutes les hiérarchies sociales, à condition qu'on lui laisserait gagner
son procès. Depuis longtemps il s'était réservé tant de portes ouvertes
qu'il était difficile de le saisir. M. Parquet le poussa et l'égara dans
son propre labyrinthe; il le força de s'enferrer jusqu'au bout.

--Allons, lui dit-il, il ne faut pas tant vous échauffer contre ceux qui
ont répété vos paroles. Ce n'est pas un grand mal, après tout, dans
votre position; vous avez été forcé d'émigrer. La révolution vous a
dépouillé, banni. Il est simple que vous ayez des préventions contre
nous et que vous nous confondiez tous dans vos ressentiments.

--Je n'ai point de ressentiments, s'écria le comte, je n'ai aucune
espèce de prévention. Je n'en veux à personne; je n'accuse que la
noblesse de ses propres revers. Je sais que tous les hommes sont égaux
devant Dieu comme devant la loi, devant toute opinion saine comme devant
tout droit social. Enfin, j'estime maître Parquet, honnête homme,
habile, généreux, instruit, cent fois plus qu'un gentilhomme ignorant,
égoïste, borné.

--C'est fort bon, je le crois jusqu'à un certain point, répondit M.
Parquet; mais cependant je vais vous mettre à une épreuve. Si j'avais
vingt-cinq ans, une jolie aisance et une certaine réputation, et que je
fusse amoureux de votre fille, me la donneriez-vous en mariage?

--Pourquoi non? dit le comte, qui ne se méfiait guère des vues de M.
Parquet sur Fiamma.

--A moi, Parquet? vous consentiriez à être mon beau-père, à entendre
appeler votre fille madame Parquet? à avoir pour gendre un procureur?
Vous ne dites pas ce que vous pensez, monsieur le comte!

--Je ne pense pas, dit le comte en riant, qu'à votre âge vous me
demandiez la main de ma fille; mais si vous aviez vingt-cinq ans et que
vous me tendissiez un piège innocent, je vous dirais: Allez à
l'appartement de Fiamma, mon cher Parquet, et si elle vous accorde son
coeur, je vous accorde sa main. Je serais flatté et honoré de l'alliance
d'un homme tel que vous.

--Eh bien! vous êtes un brave homme! Touchez là! s'écria M. Parquet avec
des yeux pétillants d'une malice que M. de Fougères prit pour
l'expression de l'amour-propre satisfait. Je vais chercher Simon, je
vous l'amène...

--Allez, mon ami, allez vite, mon bon Parquet, dit le comte en lui
pressant les mains, je vous en aurai une éternelle reconnaissance.

--Et vous lui donnerez votre fille en mariage, reprit Parquet; moyennant
quoi, il refusera de plaider contre vous, et s'engagera, pour l'avenir,
à plaider gratis tous les procès que vous pourrez avoir, jusqu'à la
concurrence de deux cents...

--Ma fille en mariage!... dit M. de Fougères en reculant de trois pas et
en pâlissant de colère. Est-ce là la condition? M. Féline veut épouser
Fiamma?

--Eh bien! pourquoi pas?... reprit M. Parquet d'un air assuré; le
trouvez-vous trop vieux, celui-là? Il est juste de l'âge de Fiamma; il
est beau comme un ange, il s'est fait un plus grand nom que celui que
vos pères vous ont laissé. Il appartient à la plus honnête famille du
pays. Il gagne de 25 à 30,000 fr. par an. Il a toutes les supériorités,
toutes les vertus, toutes les grâces. Il vous demande votre fille, et
vous hésitez?

--Ma fille ne veut pas se marier, répondit sèchement le comte.

--Est-ce là l'unique cause de votre refus, monsieur le comte?

--Oui, monsieur Parquet, l'unique; mais vous savez qu'elle est
invincible.

--Je ne sais rien du tout, monsieur le comte, que ce qu'il vous plaira
de me dire franchement. M'autorisez-vous à faire ce que vous venez
d'imaginer vous-même, de monter à l'appartement de Fiamma et de lui
demander son coeur et sa main, non pour moi, vieux barbon, mais pour
Simon Féline, et, si j'obtiens cette promesse, la ratifierez-vous
sur-le-champ?

--Sur-le-champ, monsieur Parquet, répondit le comte, à qui la réflexion
venait de rendre le calme de l'hypocrisie; seulement permettez-moi de
vous dire que cette manière de procéder, imaginée par moi dans la
chaleur de l'entretien et dans la gaieté d'une supposition, est
contraire dans l'application à toutes les convenances. Nous arriverons
au même but sans blesser la pudeur de Fiamma..

--Fiamma n'a pas besoin de pudeur avec moi, je vous assure, monsieur le
comte. Je pourrais être votre père, à plus forte raison le sien,
laissez-moi donc aller lui parler, et je vous réponds qu'elle ne se
gênera pas pour me dire ce qu'elle pense.

--Je ne puis permettre que cela se passe ainsi, reprit le comte; ma
femme sert de mère à Fiamma; c'est à elle qu'il faudrait s'adresser
d'abord, elle en causerait avec ma fille...

--Votre femme est de l'âge de Fiamma et ne peut jouer sérieusement le
rôle de sa mère; ensuite, je doute qu'elle ait beaucoup d'influence sur
son esprit, ainsi on peut s'éviter la peine de chercher ce prétexte.

--Ce prétexte? Pensez-vous que je me serve de prétexte? dit le comte
blessé; croyez-vous que je ne sois pas assez franc et assez maître de
mes actions pour refuser ou pour accorder la main de ma fille?

--C'est précisément là l'objet de la question, répondit hardiment
Parquet, à qui il n'était pas facile d'en imposer; mais voici Fiamma
elle-même, et c'est devant vous qu'elle va me répondre.

--Qu'il n'en soit pas question en cet instant ni de cette manière, je
vous en prie,» dit le comte en s'efforçant de faire sentir son autorité
à M. Parquet; mais Parquet était déterminé à tout braver. Mademoiselle
de Fougères entrait en cet instant. Il marcha au-devant d'elle et la
prit par le bras, comme s'il eût craint qu'on ne la lui arrachât avant
qu'il eût parlé. «Fiamma, dit-il en l'amenant vers son père, répondez à
une question très-concise: voulez-vous épouser Simon Féline?» Fiamma
tressaillit, puis elle se remit aussitôt, regarda le visage impassible
de son père, et vit, à la blancheur de ses lèvres qu'il était dévoré de
ressentiment. Elle répondit sans hésiter: «J'y consens, si mon père le
permet.

--Une fille bien née ne répond jamais ainsi, dit le comte en se levant;
avant de déclarer aussi librement ses désirs, elle demande conseil à ses
parents. Il y a une espèce d'effronterie à procéder de la sorte. Il est
évident que je ne puis vous refuser mon consentement; je ne le puis, ni
ne le veux; car j'estime infiniment le choix que vous avez fait.
Seulement je trouve dans le mystère de ce choix, et dans la manière dont
on a surpris ma franchise, tout ce qu'il y a de plus opposé à la décence
de la femme, à la loyauté de l'ami et au respect dû au père.»

Ayant ainsi parlé avec cette apparence de dignité que les vieux
aristocrates possèdent au plus haut degré, et qu'ils savent ressaisir
dans les occasions même où leurs actions manquent le plus de la
véritable dignité, il repoussa du pied le fauteuil qui était derrière
lui et sortit brusquement de la chambre.

«Ce consentement équivaut à un refus, dit Fiamma à son ami; Parquet,
nous avons été trop vite.

--La balle est lancée, dit Parquet, il ne faut plus la laisser retomber.
                
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