--Je me charge de plier mon père comme un roseau, si M. Féline consent à
refuser ma dot.
--Il n'y consent pas, répondit Parquet; il exige qu'il en soit ainsi.
--Si mon père ne cède pas à cette séduction, il n'y a plus d'espérance,
reprit Fiamma; car une explication serait inévitable entre lui et moi,
et j'aime mieux me faire religieuse que d'épouser Simon au prix de cette
explication.
--Toujours le secret! dit Parquet avec humeur en se retirant. Comment
faire marcher une affaire et dont les pièces ne sont pas au dossier?»
XVII.
Fiamma, prévoyant bien que la colère de son père aurait une prochaine
explosion, s'était sauvée au fond du parc, espérant éviter sa vue
pendant les premières heures. Mais le destin voulut qu'ils se
rencontrassent dans l'endroit le plus retiré de l'enclos. M. de Fougères
allait précisément là cacher et étouffer son dépit; et voyant l'objet de
sa fureur, il oublia la résolution qu'il avait prise de se modérer. Ses
petits yeux grossirent et gonflèrent ses paupières ridées; il fut forcé
de se jeter sur un banc pour ne pas étouffer.
C'était en effet une grande contrariété pour le comte que cette
ouverture inattendue de M. Parquet et l'adhésion subite qu'y avait
donnée sa fille. En voyant Fiamma se retirer au couvent et ne plus faire
chez lui que des apparitions de stricte bienséance, il s'était flatté,
pendant deux ans, d'en être tout à fait débarrassé. Sa joie avait été au
comble lorsque Fiamma lui avait dit, huit jours auparavant, que son
intention était de prendre le voile, et qu'elle allait l'accompagner à
Fougères pour faire ses adieux à ses amis du village et leur donner
l'assurance de la liberté d'esprit et de la satisfaction véritable avec
lesquelles elle embrassait l'état monastique. Ce voyage avait paru
d'autant plus convenable et d'autant plus avantageux à M. de Fougères
vis-à-vis de l'opinion publique, qu'il se croyait plus assuré de la
résolution inébranlable de sa fille. La crainte d'une inclination de sa
part pour Féline n'avait jamais été sérieuse en lui, et, s'il l'avait
eue, depuis longtemps elle s'était dissipée. Il ignorait leur
correspondance, et, lors même qu'il en eût été le confident, il eût pu
croire que Simon était guéri de son amour et que Fiamma ne l'avait
jamais partagé.
La scène qui venait d'avoir lieu avait donc été pour lui un coup de
foudre. Ce n'est pas qu'une alliance avec Féline fût désormais aussi
disproportionnée à ses yeux qu'elle l'eût été deux ou trois ans
auparavant. Depuis la veille surtout, M. de Fougères commençait à
apprécier les avantages de la position et l'importance des talents du
Simon. Il avait vu en arrivant les sommités aristocratiques de la
province. Il avait dîné à la préfecture, et là tous les convives avaient
déploré les opinions de M. Féline avec une chaleur qui prouvait le cas
qu'on faisait de sa force ou la crainte qu'elle inspirait. On s'était
surtout étonné de l'imprudence qu'avait commise M. de Fougères en ne le
choisissant pas pour avocat ou en ne s'assurant pas d'avance de sa
neutralité. Le séjour de Paris rend essentiellement dédaigneux pour les
talents de la province; on s'imagine que la capitale absorbe toutes les
supériorités et en déshérite le reste du sol. Cela était arrivé à M. de
Fougères; il s'éveilla péniblement de cette erreur dès les premières
opinions qu'il entendit émettre à _ses pairs_ sur la puissance de
Féline. Cette jeune renommée avait pris subitement tant d'éclat que la
surprise et l'inquiétude du plaideur furent extrêmes. Il courut aussitôt
se confier à M. Parquet. C'est pour cela que Bonne, prenant son embarras
pour de la froideur, était revenue au village, la veille dans la soirée,
pénétrée de l'idée que le comte avait découvert les projets de son père
à l'égard de Fiamma et qu'il en était offensé.
Cependant M. de Fougères s'était flatté que Simon n'oserait pas résister
à la crainte de se faire un ennemi d'un homme tel que lui, et il avait
pris le parti de le flagorner dans la personne de M. Parquet,
n'imaginant guère qu'il allait tomber dans un piège. Il y était tombé
avec une simplicité qui le couvrait de honte à ses propres yeux, et qui
poussait à l'exaspération l'aversion profonde qu'il avait pour la caste
plébéienne. En raison de ses adulations et de ses platitudes devant
cette caste, M. de Fougères lui portait, dans le secret de son coeur, la
haine héréditaire dont les nobles ne guériront jamais et que ressentent
avec plus d'amertume ceux d'entre eux qui ont la lâcheté de mendier son
appui et de la tromper par couardise.
Ayant depuis deux ans concentré toutes ses affections (si toutefois les
avares ont des affections) sur sa nouvelle famille, il mettait son
orgueil et sa joie à ménager une grande fortune à ses héritiers. Il
avait regardé Fiamma comme morte, et il avait eu la politesse de lui
offrir une vingtaine de mille francs de dot pour épouser le Seigneur, à
peu près comme il eût réservé cette somme à des obsèques dignes du rang
de sa famille. Mais Fiamma avait refusé jusqu'à ce don, en alléguant que
le petit héritage de sa mère lui suffirait pour entrer au couvent et
pour s'y ensevelir.
Maintenant, au lieu de cette heureuse conclusion à l'importune existence
de sa _fille chérie_ (il l'appelait ainsi surtout depuis qu'elle
approchait de la tombe où il eût voulu la clouer vivante), il prévoyait
qu'il faudrait s'exécuter et lui donner une dot convenable. Il supposait
que Féline avait des dettes ou de l'ambition; il regardait cette race
d'avocats et de procureurs comme une armée ennemie, qui le couvrirait de
blâme dans le pays s'il ne faisait pas honorablement les choses, et, en
fin de cause, il savait que sa fille pouvait se passer de son
consentement. Son coeur était donc dévoré de toutes les chenilles de
l'avarice, et il ne voyait aucune issue à son embarras; car la seule
chose qui l'eût rassuré, la résolution de Fiamma contre le mariage,
venait d'être subitement révoquée d'une manière laconique et absolue
dont il ne connaissait que trop la valeur. Il n'avait donc qu'un moyen
de se soulager, c'était de se mettre en colère; et il faut que cette
envie soit bien irrésistible, puisqu'elle aggravait tout le mal et qu'il
s'y abandonna néanmoins.
Il éclata donc en reproches amers sur la trahison de M. Parquet, dont
Fiamma s'était rendue complice en le traitant comme un père de comédie.
Il qualifia ce projet de sourde et méprisable intrigue, et la conduite
de Fiamma d'hypocrisie consommée. «C'était donc là où devaient vous
conduire cette dévotion austère, lui dit-il, et cet amour insatiable de
la retraite! J'en ferai compliment aux nonnes qui en ont été dupes ou
complices. J'admire beaucoup aussi le prétexte que vous m'avez donné,
pour venir me demander, sous le manteau de la prudence, la main de M.
Féline; car c'est vous qui faites ici le rôle de l'homme. Ce n'est pas
lui qui veut m'arracher mon consentement, c'est vous-même. C'est vous
sans doute qui viendrez à la tête des notaires me présenter une de ces
sommations qu'on appelle _respectueuses_ par ironie sans doute pour
l'autorité paternelle.
--Monsieur, répondit Fiamma avec le même calme qu'elle avait toujours
apporté dans ces pénibles relations, j'espère que je n'aurai pas recours
à de semblables moyens, et qu'après avoir mûri l'idée de ce mariage dans
votre sagesse vous l'approuverez avec bonté. Si vous étiez plus calme,
je vous prierais de m'expliquer sur quoi vous fondez vos répugnances;
mais vous ne m'entendriez pas dans ce moment-ci. Je me bornerai à vous
dire que vous n'avez pas été trompé; que cela du moins a toujours été
éloigné de ma pensée et de mon intention; que je suis absolument
étrangère à la forme que M. Parquet a pu donner aux propositions de M.
Féline; que j'ai été de bonne foi dans tout ce que j'ai fait jusqu'ici,
et qu'avant-hier encore ma résolution de prendre le voile me semblait
inébranlable. Je suis venue ici, croyant assister au mariage de M.
Féline avec Bonne Parquet; et lorsque je vous donnai autrefois ma parole
d'honneur de ne jamais laisser concevoir à M. Féline des espérances
contraires à la raison ou à l'honneur...
--Alors vous mentiez comme aujourd'hui! s'écria M. de Fougères. Il
fallait que vous fussiez bien éprise déjà de cet homme pour qu'un seul
jour passé ici, après une aussi longue séparation, vous ait mis aussi
bien d'accord. Allons, je ne suis pas un Géronte. Quoique vous soyez une
intrigante habile, vous ne me ferez pas croire que le temps de votre
retraite au couvent ait été très-saintement employé. Après une vie comme
celle que vous meniez ici, après des jours et des nuits passés on ne
sait où, je ne serais pas étonné que des raisons majeures ne vous
eussent tout d'un coup forcée à vous cacher, et je présume que M.
Féline, ayant fait fortune, est saisi aujourd'hui d'un remords de
conscience; car vous êtes tous fort pieux, lui, sa mère, vous, et la
confidente, mademoiselle Parquet...
--Monsieur, dit Fiamma avec énergie, vous m'outragez et je ne le
souffrirai pas, car vous n'en avez pas le droit. Dieu sait que vous
n'avez aucun droit sur moi.
--J'en ai que vous ignorez, mademoiselle, et qu'il est temps de vous
faire savoir, s'écria le comte hors de lui. J'ai le droit du bienfaiteur
sur l'obligé, de celui qui donne sur celui qui reçoit; j'ai le droit
qu'un homme acquiert en subissant dans sa maison la présence d'un
étranger et en l'y élevant par compassion. Ce droit, signora Carpaccio,
le comte de Fougères l'a acquis en daignant nourrir la fille d'un bandit
et d'une...
--Et d'une femme parfaite, indignement sacrifiée à un misérable tel que
vous, répondit Fiamma d'un air et d'un ton qui forcèrent le comte à se
rasseoir. Puisque vous savez tout, monsieur le comte, sachez bien que,
de mon côté, je n'ignore rien, et je vais vous le prouver. Restez ici;
ne bougez pas, ne m'interrompez pas, je vous le défends! La mémoire de
ma mère est sacrée pour moi. N'espérez pas la flétrir à mes yeux, ni me
faire rougir de devoir le jour à un chef de partisans, à un héros qui
est mort pour sa patrie, et dont je suis plus fière que de vos ancêtres,
dont une loi absurde et impie me force de porter le nom. Bianca Faliero,
de la race ducale de Venise, et Dionigi Carpaccio, paysan des Alpes,
défenseur et martyr de la liberté, c'était une noble alliance, et il n'y
a qu'une grande âme comme celle de ma mère qui dut savoir préférer la
protection généreuse du brave partisan à l'avilissante faveur du comte
de Stagenbracht.
--Que voulez-vous dire? s'écria le comte en essayant de se lever et en
bondissant sur son siège avec égarement; quel nom avez-vous prononcé? A
quelle impure source de calomnie avez-vous puisé l'ingratitude et
l'outrage dont vous payez ma miséricorde envers vous?
--La voici, cette source impure! dit Fiamma en tirant de son sein un
paquet de lettres; c'est celle de votre fortune, signor Spazetta. Voici
les preuves de votre infamie, écrites et signées de votre propre main;
voici les pièces du marché que vous avez conclu avec un seigneur
autrichien pour lui vendre votre femme; voici votre première espérance
de racheter le fief de Fougères, monsieur le comte; car voici la
quittance de l'acompte que vous avez reçu sur l'espoir du déshonneur de
ma mère. Mais elle n'a pas voulu le consommer pour vous ni l'accepter
pour elle-même; voici la concession de cette maison de campagne où vous
aviez consigné ma mère, pour la soustraire, disiez-vous, aux fatigues du
commerce et rétablir sa santé délicate, mais, en effet, pour la placer
sous la main du comte, à trois pas de sa villa... Mais vous aviez compté
sans le secours du chevaleresque Carpaccio, monsieur le comte.
Malheureusement il rôdait autour du château de M. Stagenbracht, lorsque
les cris de ma mère, qu'on enlevait par son ordre et par votre
permission, parvinrent jusqu'à lui. C'est alors que, par une tentative
désespérée, trois contre dix, il la délivra et fit ce que vous auriez dû
faire en tuant de sa propre main le ravisseur. Si la reconnaissance de
ma mère pour ce libérateur, et son admiration pour un courage intrépide,
lui ont fait fouler aux pieds le préjugé du rang et manquer à des
devoirs que vous aviez indignement souillés le premier, c'est à Dieu
seul qu'appartiennent la remontrance et le pardon. Quant à vous,
monsieur le comte, au lieu d'insulter les cendres de cette femme
infortunée, c'est à vous qu'il appartient de baisser la tête et de vous
taire, car vous voyez que je suis bien informée.»
Le comte resta, en effet, immobile, silencieux, atterré.
«Je vous ai dit, continua Fiamma, ce que je devais vous dire pour
l'honneur de ma mère; quant au mien, monsieur, il me reste à vous
rappeler que vous avez encore moins le droit d'y porter atteinte: car
vous êtes un étranger pour moi, et non-seulement il n'y a aucun lien de
famille entre nous, mais encore j'ai été élevée loin de vos yeux, sans
que vous ayez jamais rien fait pour moi... Ne m'interrompez pas. Je sais
fort bien que la crainte de voir ébruiter votre crime vous a disposé
envers ma mère à une indulgence qu'un honnête homme n'eût puisée que
dans sa propre générosité. Je sais que vous avez daigné ne point la
priver du nécessaire, d'autant plus qu'elle tenait de sa famille les
faibles ressources que je possède aujourd'hui. Je sais que vous ne
l'avez point maltraitée et que vous vous êtes contenté de l'insulter et
de la menacer. Je sais enfin que vous l'avez laissée mourir sans
l'attrister de votre présence: voilà votre clémence envers elle. Quant à
vos bontés pour moi, les voici: vous m'avez laissée vivre avec mon
modeste héritage jusqu'au moment où, pensant acquérir des protections
par mon établissement, vous m'avez arrachée à ma retraite et au tombeau
de ma mère pour me jeter dans un monde où je n'ai pas voulu servir
d'échelon à votre fortune. Je savais de quoi vous étiez capable,
monsieur le comte; mais ce qui me rassurait, c'est qu'un contrat de
vente illégitime eût été plus nuisible que favorable à vos nouveaux
intérêts. Il ne s'agissait plus pour vous de payer un fonds de commerce
d'épiceries, vous vouliez désormais jeter de l'éclat sur votre maison.
Je ne me serais jamais rapprochée de vous, sans le secret inviolable que
je devais aux malheurs de ma mère, sans la prudence extrême avec
laquelle je voulais, par une apparence de déférence à vos volontés,
éloigner ici, comme en Italie, tout soupçon sur la légitimité de ma
naissance. Croyez bien que c'est pour elle, pour elle seule, pour le
repos de son âme inquiète, pour le respect dû à ses cendres abandonnées,
que je me suis résignée pendant plusieurs années à vivre près de vous et
à vous disputer pas à pas mon indépendance sans vous pousser à bout. Un
ami imprudent a allumé aujourd'hui votre fureur contre moi, au point
qu'elle a rompu toutes les digues. Cette explication, la première que
nous avons ensemble sur un tel sujet, et la dernière que nous aurons, je
m'en flatte, a été amenée par un concours de circonstances étrangères à
ma volonté; mais puisqu'il en est ainsi, je m'épargnerai les pieux
mensonges que je voulais vous faire sur mon voeu de pauvreté, je vous
dirai franchement ce que je vous aurais dit à travers un voile. Vous
pouvez donner ma main à Simon Féline sans craindre que je fasse valoir
sur votre fortune des droits que j'ai, aux termes de la loi, mais que ma
conscience et ma fierté repoussent. La seule condition à laquelle j'ai
accordé la promesse de ma main est celle-ci. Pour sauver les apparences
et mettre vos enfants légitimes à couvert de toute réclamation de la
part des miens (si Dieu permet que le sang de Carpaccio ne soit pas
maudit), M. Féline vous signera une quittance de tous les biens présents
et futurs, que votre respect pour les convenances et mes droits
d'héritage m'eussent assurés...
--M. Féline sait-il donc le secret de votre naissance? dit M. de
Fougères avec anxiété.
--Ni celui-là ni le _vôtre_, monsieur, répondit Fiamma: ces deux secrets
sont inséparables, vous devez le comprendre; et si, en divulguant l'un,
on flétrissait la mémoire de ma mère, je serais forcée de divulguer
l'autre pour la justifier. Ainsi, soyez tranquille; ces papiers que j'ai
trouvés sur elle après sa mort ne seront jamais produits au jour si vous
ne m'y contraignez par un acte de folie, et ils seront anéantis avec moi
sans que mon époux lui-même en soupçonne l'existence.»
Depuis le moment où M. de Fougères avait aperçu les papiers dans la main
de Fiamma jusqu'à celui où elle les remit dans son sein, il avait été
partagé entre le trouble de la consternation et la tentation de
s'élancer sur elle pour les lui arracher. S'il n'avait pas réalisé cette
dernière pensée, c'est qu'il savait Fiamma forte de corps et intrépide
de caractère, capable de se laisser arracher la vie plutôt que de livrer
le dépôt qu'elle possédait; d'ailleurs il avait espéré l'obtenir de
bonne grâce. Il balbutia donc quelques mots pour faire entendre que son
consentement au mariage était attaché à l'anéantissement de ces
terribles preuves. Fiamma ne lui répondit que par un sourire qui
exprimait un refus inflexible, et, le saluant sans daigner lui demander
une promesse qu'il ne pouvait pas refuser, elle s'éloigna en silence.
Alors le comte se leva et fit deux pas sur ses traces, vivement tenté de
la saisir par surprise et d'employer la violence pour arracher sa
sentence d'infamie. Mais, au même instant, la pâle et calme figure de
Simon Féline parut de l'autre côté de la haie, dans le jardin du voisin
Parquet.
Le comte le salua profondément, tourna sur ses talons et disparut.
Le mariage de Simon Féline et de Fiamma Faliero fut célébré à la fin du
printemps, dans la petite église où ils avaient dit une si fervente
prière le jour de leurs mutuels aveux. À côté de ce beau couple, on vit
l'aimable Bonne s'engager dans les mêmes liens avec le jeune médecin qui
l'aimait, et qu'elle ne haïssait pas, c'était son expression. Le comte
de Fougères assista au mariage avec une exquise aménité. Jamais on ne
l'avait vu si empressé de plaire à tout le monde. Heureusement pour lui,
cette noce se passait en famille, au village, et sans éclat, dans la
maison Parquet. Aucun de ses _pairs_, et sa nouvelle épouse elle-même,
qui fut très à propos malade ce jour-là, ne put être témoin des détails
de cette fête, qui consomma sa mésalliance. La bonne mère Féline se
trouva assez bien rétablie pour en recevoir tous les honneurs. Tout se
passa avec calme, avec douceur, avec simplicité, avec cette dignité si
rare dans la célébration de l'hyménée. Aucun propos obscène ne ternit la
blancheur du front des deux charmantes épousées. Le seul maître Parquet
ne put s'empêcher de glisser quelques madrigaux semi-anacréontiques,
qu'on lui pardonna, vu qu'il avait bu un peu plus que de raison.
Cependant ni lui ni aucun des convives ne dépassa les bornes d'un
_aimable abandon_ et d'une _douce philosophie_. Le curé prit part au
repas, après avoir promis à Jeanne de ne plus s'aviser d'encenser
personne. Le seul événement fâcheux qui résulta de ces modestes
réjouissances, ce fut la mort d'Italia, que l'on trouva le lendemain
matin étendu sur les débris du festin et victime de son intempérance.
En vertu d'un arrangement que conseilla et que décida M. Parquet, M. de
Fougères renonça aux principaux avantages du testament fait en faveur de
sa femme, afin de ne pas perdre le tout, et l'honneur de sa famille
par-dessus le marché.
Cet échec, que ne compensait pas en entier la renonciation de Féline à
toute dot ou héritage, l'affligea bien, et il quitta précipitamment le
pays, heureux du moins de se débarrasser du voisinage et de l'intimité,
non de la famille Féline, qui ne l'importunait guère de ses
empressements, mais de M. Parquet, qui, affectant de le prendre
désormais au mot et de le traiter d'égal à égal, s'amusait à le faire
cruellement souffrir.
Il est vraisemblable que les relations du village avec, le château
eussent été de plus en plus rares et froides, sans un événement qui vint
tout à coup plier jusqu'à terre l'épine dorsale du comte de Fougères: la
chute d'une dynastie et l'établissement d'une autre. Le règne du tiers
état sembla effacer tous les vestiges d'orgueil nobiliaire que M. de
Fougères n'avait pas laissés dans la boutique de M. Spazetta. Tant que
la royauté bourgeoise n'eut pas pris décidément le dessus sur les
résistances sincères, le comte, espérant tout, ou plutôt craignant tout
de l'influence des avocats et de la puissance des grandes âmes, se fit
l'adulateur de son gendre, et par conséquent de M. Parquet. Simon avait
peine à dissimuler son dégoût pour cette conduite, et M. Parquet y
trouvait un inépuisable sujet de moquerie et de divertissement. Mais
quand la puissance régnante eut absorbé ou paralysé l'opposition; quand,
n'ayant plus peur du parti républicain, elle se tourna vers
l'aristocratie et chercha à la conquérir, M. de Fougères suivit
l'exemple de la mauvaise race de courtisans qui ne peut pas perdre
l'habitude de servir; et, cessant de faire de l'indignation au fond de
son château avec le sardonique M. Parquet, il se brouilla avec lui et
avec Simon sur le premier prétexte venu; puis il revint à Paris faire sa
cour à quiconque lui donna l'espoir de le pousser à la pairie,
chimérique espoir qu'il avait caressé sous le règne précédent.