SIMON
GEORGE SAND
NOUVELLE ÉDITION
PARIS
GARNIER FRÈRES, LIBRAIRES
M DCCC XLVII
* * * * *
A MADAME LA COMTESSE DE ***.
Mystérieuse amie, soyez la patronne de ce pauvre petit conte.
Patricienne, excusez les antipathies du conteur rustique.
Madame, ne dites à personne que vous êtes sa soeur.
Coeur trois fois noble, descendez jusqu'à lui et rendez-le fier.
Comtesse, soyez pardonnée.
Étoile cachée, reconnaissez-vous à ces litanies.
I.
A quelque distance du chef-lieu de préfecture, dans un beau vallon de la
Marche, on remarque, au-dessus d'un village nommé Fougères, un vieux
château plus recommandable par l'ancienneté et la solidité de sa
construction que par sa forme ou son étendue. Il parait avoir été
fortifié. Sa position sur la pointe d'une colline assez escarpée à
l'ouest, et les ruines d'un petit fort posé vis-à-vis sur une autre
colline, semblent l'attester. En 1820, on voyait encore plusieurs
bastions et de larges pans de murailles former une dentelure imposante
autour du château; mais ces débris encombrant les cours de la ferme, les
propriétaires en vendaient chaque année les matériaux, et même les
donnaient à ceux des habitants qui voulaient bien prendre la peine de
les emporter. Ces propriétaires étaient de riches fermiers qui
habitaient une maison blanche à un étage et couverte en tuiles, à deux
portées de fusil du château. Quelques portions de bâtiment, qui avaient
été les communs et les écuries du châtelain, servaient désormais
d'étables pour les troupeaux et de logement pour les garçons de ferme.
Quant aux vastes salles du manoir féodal, elles étaient vides,
délabrées, et seulement bien munies de portes et de fenêtres, car elles
servaient de greniers à blé. Ce n'est pas que le pays produise beaucoup
de grains; mais les cultivateurs qui avaient acheté les terres de
Fougères comme biens nationaux, avaient amassé une assez belle fortune
en s'approvisionnant, dans le Berry, de céréales qu'ils entassaient dans
leur château, et revendaient dans leur province à un plus haut prix.
C'est une spéculation dont le peuple se trouverait bien, si le
spéculateur consentait à subir avec lui le déficit des mauvaises années.
Mais alors, au contraire, sous prétexte du grand dommage que les rats et
les charançons ont fait dans les greniers, il porte ses denrées à un
taux exorbitant, et s'engraisse des derniers deniers que le pauvre se
laisse arracher au temps de la disette.
Les frères Mathieu, propriétaires de Fougères, avaient, à tort ou à
raison, encouru ce reproche de rapacité; il est certain qu'on entendit
avec joie, dans le hameau, circuler la nouvelle suivante:
Le comte de Fougères, émigré, que le retour des Bourbons n'avait pas
encore ramené en France, écrivait d'Italie à M. Parquet, ancien
procureur, maintenant avoué au chef-lieu du département, pour lui
annoncer qu'ayant relevé sa fortune par des spéculations commerciales,
il désirait revenir dans sa patrie et reprendre possession du domaine de
ses pères. Il chargeait donc M. Parquet d'entrer en négociation avec les
acquéreurs du château et de ses dépendances, non sans lui recommander de
bien cacher de quelle part venaient ces propositions.
Pourtant le comte de Fougères, las de la profession de négociant qu'il
exerçait depuis vingt ans au delà des Alpes, et voyant la possibilité de
reprendre ses honneurs et ses titres en France, ne put s'empêcher
d'écrire son espoir et son impatience à ses parents et à ses alliés,
lesquels, pour leur part, ne purent s'empêcher de dire tout haut que la
noblesse n'était pas tout à fait écrasée par la révolution, et que
bientôt peut-être on verrait les armoiries de la famille refleurir au
tympan des portes du château de Fougères.
Pourquoi la population reçut-elle cette nouvelle avec plaisir? La
famille de Fougères n'avait laissé dans le pays que le souvenir de
dîners fort honorables et d'une politesse exquise. Cela s'appelait des
bienfaits, parce qu'une quantité de marmitons, de braconniers et de
filles de basse-cour avaient trouvé leur compte à servir dans cette
maison. Le bonheur des riches est inappréciable, puisqu'on se contentant
de manger leurs revenus de quelque façon que ce soit, ils répandent
l'abondance autour d'eux. Le pauvre les bénit, pourvu qu'il lui soit
accordé de gagner, au prix de ses sueurs, un mince salaire. Le bourgeois
les salue et les honore, pour peu qu'il en obtienne une marque de
protection. Leurs égaux les soutiennent de leur crédit et de leur
influence, pourvu qu'ils fassent un bon usage de leur argent,
c'est-à-dire pourvu qu'ils ne soient ni trop économes ni trop généreux.
Ces habitudes contractées depuis le commencement de la société n'avaient
pas tendu à s'affaiblir sous l'empire. La restauration venait leur
donner un nouveau sacre en rendant ou accordant à l'aristocratie des
titres et des privilèges tacites, dont tout le monde feignait de ne
point accepter l'injustice et le ridicule, et que tout le monde
recherchait, respectait ou enviait. Il en est, il en sera encore
longtemps ainsi. Le système monarchique ne tend pas à ennoblir le coeur
de l'homme.
Quelques vieux paysans patriotes déclamèrent un peu contre les bastions
qu'on allait reconstruire, contre les meurtrières du haut desquelles on
allait assommer le pauvre peuple. Mais on n'y crut pas. La seule logique
que connaisse bien le paysan, c'est le sentiment de sa force. On ne
s'effraya donc pas du retour des anciens maîtres: on en plaisanta un
peu, on le désira encore davantage. Les fermiers enrichis sont de
mauvais seigneurs pour la plupart; l'économie, qui faisait leur vertu
dans le travail, devient leur grand vice dans la jouissance. Le
journalier les trouve rudes et parcimonieux; il aime mieux avoir affaire
à ces hommes aux mains blanches qui ne savent pas au juste combien pèse
le soc d'une charrue au bras d'un rustre, et qui payent selon les
convenances plus que selon le tarif.
Et puis le maire, l'adjoint, le percepteur, le curé et toutes les
autorités civiles et religieuses du canton, tressaillaient d'aise à
l'idée de ces estimables dîners qui leur revenaient de droit si la noble
famille recouvrait son héritage. On a beau dire, les fonctionnaires ont
un grand crédit sur l'esprit du peuple. Ils proclament, ils placardent,
ils emprisonnent et ils délivrent, ils protègent et ils nuisent. Jamais
des hommes qui ont à leur disposition les pancartes imprimées, les
ménétriers, les gendarmes, les clefs de l'hôpital et les listes de
dénonciation, ne seront des personnages indifférents. Ils pourront se
passer du suffrage de leurs administrés, et leurs administrés ne
pourront se dispenser de leur complaire. Quand donc le curé, le maire,
les adjoints, le percepteur, le juge de paix, et _tutti quanti_, eurent
décidé que le retour de la famille de Fougères était un bonheur
inappréciable pour la commune, les vieilles femmes dirent des prières
pour qu'il plût au ciel de la ramener bien vite; la jeunesse du village
se réjouit à l'idée des fêtes champêtres qui auraient lieu pour célébrer
son installation, et les journaliers tinrent une espèce de conseil dans
lequel il fut résolu qu'on demanderait au nouveau seigneur
l'augmentation d'un sou par jour dans le salaire du travail agricole.
M. de Fougères, qui, en recevant de son avoué M. Parquet la promesse
d'un succès, s'était rendu à Paris afin d'être plus à portée de négocier
son affaire, fut informé de ces détails, et reçut même une lettre écrite
par le garde-champêtre de Fougères, et revêtue, en guise de signatures,
d'une vingtaine de croix, par laquelle ou le suppliait d'accéder à cette
demande d'augmentation dans le salaire des journées. On ajoutait que la
commune faisait des voeux pour la réussite des négociations de M.
Parquet, et on espérait qu'en fin de cause, pour peu que les frères
Mathieu montrassent de l'obstination, sa majesté le _Roi Dix-huit_
ferait finir ces difficultés et _lâcherait un ordre_ de mettre dehors
les _spogliateurs_ de la famille de M. le comte.
M. de Fougères avait trop bien appris la vie réelle durant son exil pour
ne pas savoir que les affaires ne se faisaient pas ainsi; mais, en
véritable négociant qu'il était, il comprit le parti qu'il pouvait tirer
des dispositions de ses ex-vassaux. Il chargea ses émissaires de
promettre une augmentation de deux sous par jour aux journaliers; et dès
lors ce qu'il avait prévu arriva. Il n'y eut sorte de vexations sourdes
et perfides dont les frères Mathieu ne fussent accablés. On arrachait
l'épine qui bordait leurs prés, afin que toutes les brebis du pays
pussent, en passant, manger et coucher l'herbe; et si un des agneaux de
la ferme Mathieu venait, par la négligence du berger, à tondre la
largeur de sa langue chez le voisin, on le mettait en fourrière, et le
garde-champêtre, qui était à la tête de la conspiration pour cause de
vengeance particulière, dressait procès-verbal et constatait un délit
tel que quinze vaches n'eussent pu le faire. D'autres fois on habituait
les oies de toute la commune à chercher pâture jusque dans le jardin des
Mathieu; et si une de leurs poules s'avisait de voler sur le chaume d'un
toit, on lui tordait le cou sans pitié, sous prétexte qu'elle avait
cherché à dégrader la maison. On poussa la dérision jusqu'à empoisonner
leurs chiens, sous prétexte qu'ils avaient eu l'_intention_ de mordre
les enfants du village.
Mais l'artifice tourna contre son auteur; les frères Mathieu comprirent
bientôt de quoi il s'agissait. Paysans eux-mêmes, et paysans marchois,
qui plus est, ils savaient les ruses de la guerre. Ils commencèrent par
lâcher pied, et, quittant leur habitation de Fougères, ils s'allèrent
fixer dans une autre propriété qu'ils avaient près de la ville. De cette
manière, les vexations eurent moins d'ardeur, ne tombant plus
directement sur les objets d'animadversion qu'on voulait expulser. Les
paysans continuèrent à faire un peu de pillage, dans un pur esprit de
rapine, ayant pris goût à la chose. Mais les Mathieu se soucièrent
médiocrement d'un déficit momentané dans leurs revenus; ce déficit
dût-il durer deux ou trois ans, ils se promirent de le faire payer cher
à M. le comte, et se réjouirent de voir les habitants de Fougères
contracter des habitudes de filouterie qu'il ne leur serait pas facile
désormais de perdre et dont leur nouveau seigneur serait la première
victime.
Les négociations durèrent quatre ans, et M. de Fougères dut s'estimer
heureux de payer sa terre cent mille francs au-dessus de sa valeur.
L'avoué Parquet lui écrivit: «Hâtez-vous de les prendre au mot, car, si
vous tardez un peu, ils en demanderont le double.» Le comte se soumit,
et le contrat fut rédigé.
II.
Parmi le petit nombre des vieux partisans de la liberté qui voyaient
d'un mauvais oeil et dans un triste silence le retour de l'ancien
seigneur, il y avait un personnage remarquable, et dont, pour la
première fois peut-être, dans le cours de sa longue carrière,
l'influence se voyait méconnue. C'était une femme âgée de soixante-dix
ans, et courbée par les fatigues et les chagrins plus encore que par la
vieillesse. Malgré son existence débile, son visage avait encore une
expression de vivacité intelligente, et son caractère n'avait rien perdu
de la fermeté virile qui l'avait rendue respectable à tous les habitants
du village. Cette femme s'appelait Jeanne Féline; elle était veuve d'un
laboureur, et n'avait conservé d'une nombreuse famille qu'un fils,
dernier enfant de sa vieillesse, faible de corps, mais doué comme elle
d'une noble intelligence. Cette intelligence, qui brille rarement sous
le chaume, parce que les facultés élevées n'y trouvent point l'occasion
de se développer, avait su se faire jour dans la famille Féline. Le
frère de Jeanne, de simple pâtre, était devenu un prêtre aussi estimable
par ses moeurs que par ses lumières. Il avait laissé une mémoire
honorable dans le pays, et le mince héritage de douze cents livres de
rente à sa soeur, ce qui pour elle était une véritable fortune. Se voyant
arrivée à la vieillesse, et n'ayant plus qu'un enfant peu propre par sa
constitution à suivre la profession de ses pères, Jeanne lui avait fait
donner une éducation aussi bonne que ses moyens l'avaient permis.
L'école du village, puis le collège de la ville avaient suffi au jeune
Simon pour comprendre qu'il était destiné à vivre de l'intelligence et
non d'un travail manuel; mais lorsque sa mère voulut le faire entrer au
séminaire, la bonne femme n'appréciant, dans sa piété, aucune vocation
plus haute que l'état religieux, le jeune homme montra une invincible
répugnance, et la supplia de le laisser partir pour quelque grande ville
où il pût achever son éducation et tenter une autre carrière. Ce fut une
grande douleur pour Jeanne; mais elle céda aux raisons que lui donnait
son fils.
«J'ai toujours reconnu, lui dit-elle, que l'esprit de sagesse était dans
notre famille. Mon père fut un homme sage et craignant Dieu. Mon frère a
été un homme sage, instruit dans la science et aimant Dieu. Vous devez
être sage aussi, quand les épreuves de la jeunesse seront finies. Je
pense donc que votre dessein vous est inspiré par le bon ange. Peut-être
aussi que la volonté divine n'est pas de laisser finir notre race. Vous
en êtes le dernier rejeton; c'était peut-être un désir téméraire de ma
part que celui de vous engager dans le célibat. Sans doute, les moindres
familles sont aussi précieuses devant Dieu que les plus illustres, et
nul homme n'a le droit de tarir dans ses veines le sang de sa lignée,
s'il n'a des frères ou des soeurs pour la perpétuer. Allez donc où vous
voulez, mon fils, et que la volonté d'en haut soit faite.»
Ainsi parlait, ainsi pensait la mère Féline. C'était une noble créature,
vraiment religieuse, et n'ayant d'une paysanne que le costume, la
frugalité et les laborieuses habitudes; ou plutôt c'était une de ces
paysannes comme il a dû en exister beaucoup avant que les moeurs
patriarcales eussent été remplacées par l'âge de fer de la corruption et
de la servitude. Mais cet âge d'or a-t-il jamais existé lui-même?
Jeanne était née sage et droite; son frère, l'abbé Féline, l'avait
perfectionnée par ses exemples et par ses discours. Il lui avait tout au
plus appris à lire; mais il lui avait enseigné par toutes les actions,
par toutes les pensées, par toutes les paroles de sa vie, le véritable
esprit du christianisme. Cet esprit de religion, si effacé, si corrompu,
si perverti; si souillé par ses ministres, depuis le fondateur jusqu'à
nos jours, semble heureusement, de temps à autre, se réveiller, avec sa
pureté sans tache et sa simplicité antique, dans quelques âmes d'élite
qui le font encore comprendre et goûter autour d'elles. L'abbé Féline,
et par suite sa soeur Jeanne, étaient de ces nobles âmes, les seules et
les vraies âmes apostoliques, dont l'apparition a toujours été rare,
quelque nombreux que fussent les ministres et les adeptes du culte. Il y
en a beaucoup d'appelés, mais peu d'élus, a dit le Christ. Beaucoup
prennent le thyrse, a dit Platon, mais peu sont inspirés par le dieu.
Malheureusement, cet enthousiasme de la foi et cette simplicité de coeur
qui font l'homme pieux sont presque impossibles à conserver dans le
contact de notre civilisation investigatrice. Le jeune Simon subit la
fatalité attachée à notre époque; il ne put pas éclairer son esprit sans
perdre le trésor de son enfance, la conviction. Cependant il demeura
aussi attaché à la foi catholique qu'il est possible de l'être à un
homme de ce monde. Le souvenir des vertus de son oncle, le spectacle de
la sainte vieillesse de sa mère, lui restèrent sous les yeux comme un
monument sacré devant lequel il devait passer toute sa vie en
s'inclinant et sans oser porter ostensiblement un regard d'examen
profane dans le sanctuaire. Il eut donc soin de cacher à Jeanne les
ravages que l'esprit de raisonnement et le scepticisme avaient faits en
lui. Chaque fois que les vacances lui permettaient de revenir passer
l'automne auprès d'elle, il veillait attentivement à ce que rien ne
trahît la situation de son esprit. Il lui fut facile d'agir ainsi sans
hypocrisie et sans effort. Il trouvait chez cette vénérable femme une
haute sagesse et une poétique naïveté, qui ne permettaient jamais à
l'ennui ou au dédain de condamner ou de critiquer le moindre de ses
actes. D'ailleurs, un profond sentiment d'amour unissait ces âmes
formées de la même essence, et jamais rien de ce qui remplissait l'une
ne pouvait fatiguer ni blesser l'autre.
Dans leur ignorance des besoins de la civilisation, Jeanne et Simon
s'étaient crus assez riches pour vivre l'un et l'autre avec les douze
cents livres de rente léguées par le curé; la moitié de ce même revenu
avait suffi à la première éducation du jeune homme, l'autre avait
procuré une douce aisance à la sobre et rustique existence de Jeanne;
mais Simon, qui désirait vivement aller étudier à Paris, et qui déjà se
trouvait endetté à Poitiers après deux ans de séjour, éprouva de grandes
perplexités. Il lui était odieux de penser à abandonner son entreprise
et de retomber dans l'ignorance du paysan. Il lui était plus odieux
encore de retrancher à sa mère l'humble bien-être qu'il eût voulu
doubler au prix de sa vie. Il songea sérieusement à se brûler la
cervelle; son caractère avait trop de force pour communiquer sa douleur;
Féline l'ignora, mais elle s'effraya de voir la sombre mélancolie qui
envahissait cette jeune âme, et qui, dès cette époque, y laissa les
traces ineffaçables d'une rude et profonde souffrance.
Heureusement dans cette détresse le ciel envoya un ami à Simon: ce fut
son parrain, le voisin Parquet, un des meilleurs hommes que cette
province ait possédés. Parquet était natif du village de Fougères, et,
bien que sa charge l'eût établi à la ville dans une maison confortable
achetée de ses deniers, il aimait à venir passer les trois jours de la
semaine dont il pouvait disposer dans la maisonnette de ses ancêtres,
tous procureurs de père en fils, tous bons vivants, laborieux, et
s'étant, à ce qu'il semblait, fait une règle héréditaire de gagner
beaucoup, afin de beaucoup dépenser sans ruiner leurs enfants.
Néanmoins, maître Simon Parquet, après avoir montré beaucoup de penchant
à la prodigalité dans sa jeunesse, était devenu assez rangé dans son âge
mûr pour amasser une jolie fortune. Ce miracle s'était opéré, disait-on,
par l'amour qu'il portait à sa fille chérie, qu'il voulait voir
avantageusement établie. Le fait est que la parcimonie de sa femme lui
avait fait autrefois aimer le désordre, par esprit de contradiction;
mais aussitôt que la dame fut morte, Parquet goûta beaucoup moins de
plaisir en mangeant le fruit qui n'était plus défendu, et trouva dans
ses ressources assez de temps et d'argent pour bien profiter et pour
bien user de la vie; il demeura généreux et devint sage. Sa fille était
agréable sans être jolie, sensée plus que spirituelle, douce,
laborieuse, pleine d'ordre pour sa maison, de soin pour son père et de
bonté pour tous; elle semblait avoir pris à coeur de mériter le doux nom
de _Bonne_, que son père lui avait donné par suite d'idées systématiques
analogues à celles de M. Shandy.
La maison de campagne de maître Parquet était située à l'entrée du
village, au-dessus de la chaumière de Jeanne. Féline, au-dessous du
château de Fougères. Ces trois habitations, avec leurs grandes et
petites dépendances, couvraient la colline. L'ancien parc du château,
converti en pâturage, descendait jusqu'aux confins du jardin symétrique
de M. Parquet, et le mur crépi de ce dernier n'était séparé que par un
sentier de la haie qui fermait le potager rustique de la mère Féline. Ce
voisinage intime avait permis aux deux familles de se connaître et de
s'apprécier. Simon Féline et Bonne Parquet étaient amis et compagnons
d'enfance. L'avoué avait été uni d'une profonde estime et d'une vive
amitié avec l'abbé Féline; on disait même que, dans sa jeunesse, il
avait soupiré inutilement pour les yeux noirs de Jeanne. Il est certain
que, dans son amitié pour cette vieille femme, il y avait un mélange de
respect et de galanterie surannée qui faisait parfois sourire le grave
Simon. C'était, du reste, la seule passion romanesque qui eût trouvé
place dans l'existence très positive de l'ex-procureur. Des distractions
fort peu exquises, et qu'il appelait assez mal à propos _les
consolations d'une douce philosophie_, étaient venues à son secours, et
avaient empêché, disait-il, que sa vie ne fût livrée à un désespoir
abrutissant. Depuis cette époque de _rêves enchanteurs et de larmes
vaines_, il avait vu Jeanne devenir mère de douze enfants. Dans sa
prospérité comme dans sa douleur, elle avait toujours trouvé dans M.
Parquet un digne voisin et un ami dévoué.
L'excellent homme était rempli de finesse et de pénétration. Il devina
plutôt qu'il ne découvrit le secret de Simon. Il lui arracha enfin
l'aveu de ses dettes et de son embarras. Alors, l'emmenant dans son
cabinet, à la ville:
«Tiens, lui dit-il en lui mettant un portefeuille dans la main, voici
une somme de dix mille francs que je viens de recevoir d'un riche, pour
lui en avoir fait gagner autrefois quatre cent mille. C'est une aubaine
sur laquelle je ne comptais plus, le client s'étant ruiné et enrichi
deux ou trois fois depuis. Personne ne sait que cette somme m'est
rentrée, pas même ma fille; garde-moi le secret. Il n'est pas bon qu'un
jeune homme laisse dire qu'il a reçu un service. La plus noble chose du
monde, c'est de l'accepter d'un véritable ami; mais le monde ne comprend
rien à cela. Peut-être qu'un autre t'eût proposé de te compter une
pension ou de payer tes lettres de change. Ce dernier point est
contraire à mes principes d'ordre, et, quant au premier, je trouve qu'il
en coûte assez à ton orgueil d'accepter une fois. Renouveler cette
cérémonie serait te condamner à un supplice périodique. Tu as du coeur,
tu as de la modération; cette somme doit te suffire pour passer à Paris
plusieurs années, à moins que tu ne contractes des vices. Songe à cela,
c'est ton affaire. Tout ce que je te dirais à cet égard n'y changerait
rien. Dieu te garde d'une jeunesse orageuse comme fut la mienne!»
Simon, étourdi d'un service si considérable, voulut en vain le refuser
en exprimant ses craintes de ne pouvoir le rendre assez vite.
«Je te donne trente ans de crédit, répondit Parquet en riant; tu payeras
aux enfants de ma fille, avec les intérêts, si tu veux. Je ne cherche
point à blesser ta fierté.
--Mais s'il m'arrive de mourir sans m'acquitter, comment fera ma mère?
--Aussi je ne te demande pas de billet, reprit l'avoué d'un ton brusque;
ni ta mère ni mes héritiers n'en sauront rien. Allons, va-t'en, en voilà
assez; sache seulement que je ne suis ni si généreux ni si imprudent que
tu le penses. Simon, tu es destiné à faire ton chemin, souviens-toi de
ce que je le dis: le neveu de mon pauvre Féline, le fils de Jeanne,
n'est pas dévoué à l'obscurité. Avant qu'il soit vingt ans peut-être, je
serai fort honoré de ta protection. Je ne ris pas. Adieu, Simon,
laisse-moi déjeuner.»
Simon paya mille francs de dettes qu'il avait à Poitiers, et alla
travailler à Paris. Il n'aimait pas l'étude des lois, et avait songé à y
renoncer. Mais le service que Parquet venait de lui rendre lui faisait
presque un devoir de persévérer dans une profession qui, en raison des
études déjà faites et de la protection assurée à ses débuts par son
vieil ami, lui offrirait plus vite que toute autre les moyens de
s'acquitter. L'enfant travailla donc avec courage, avec héroïsme; il
simplifia ses dépenses autant que possible, et rendit sa vie aussi
solitaire que celle d'un jeune lévite. La nature ne l'avait pas fait
pour cette retraite et pour ces privations; des passions ardentes
fermentaient dans son sein; une énergie extraordinaire, le besoin d'une
large existence, le débordaient. Il sut comprimer les élans de son
caractère sous la terrible loi de la conscience. Toute cette existence
de sacrifices et de mortifications fut un véritable martyre, dont pas un
ami ne reçut la confidence; Dieu seul en fut témoin. Jeanne s'effraya de
la maigreur et de la pâleur de son fils, lorsqu'elle le revit les années
suivantes. Elle sut seulement qu'il avait la mauvaise habitude de
travailler la nuit. Parquet se demanda si c'était le vice ou la sagesse
qui avait terni déjà la fleur de la jeunesse sur ce noble visage. Il
n'osa le lui demander à lui-même, car Simon n'était pas très-expansif;
il était dévoré de fierté, et, quoiqu'il ressentît au fond du coeur une
vive reconnaissance pour son ami, il ne pouvait surmonter la souffrance
qu'il éprouvait auprès de lui. Il le fuyait avec douleur et n'avait pas
seulement la force de lui dire: «Je travaille, et j'espère le succès de
mes peines;» car il rougissait de sa honte même, il ne craignait rien
tant que de se l'entendre reprocher. Le caractère de Parquet étant plus
ouvert et plus hardi, il ne comprit pas les sentiments de Simon, et les
attribua à la honte ou au remords d'avoir mal employé son temps et son
argent. Il eut la délicatesse de ne pas lui faire de question et de ne
pas sembler s'apercevoir de son embarras. Bonne, qui ne sut à quoi
attribuer la conduite de son compagnon d'enfance, s'en affligea assez
sérieusement pour faire craindre à son père que ce jeune homme ne lui
inspirât un sentiment plus vif que la simple amitié.
Cependant, à l'automne de 1824, Simon revint avec son diplôme d'avocat
et sa thèse en latin dédiée à l'ami Parquet. Personne ne s'attendait à
un succès aussi prompt. Simon ne l'avait pas même annoncé à sa mère dans
ses lettres. Ce fut un grand jour de joie et d'attendrissement pour les
deux vieillards. Bonne eut les larmes aux yeux en serrant la main de son
jeune ami. Mais la tristesse et la pâleur de Simon ne s'animèrent pas un
instant. Il sembla impatient de voir finir le dîner que Parquet donnait,
pour lui faire fête, aux notables du pays et aux plus proches amis. Il
s'éclipsa sur le premier prétexte qu'il put trouver et alla se promener
seul dans la montagne. Tous les jours suivants il montra le même amour
pour la solitude, le même besoin de silence et d'oubli. Parquet
l'engageait avec chaleur à s'emparer de la première affaire qui serait
plaidée à la fin des vacances, et à faire son début au barreau. Simon
lui serrait la main et répondait: «Avant tout, il faut que je me repose.
Je suis accablé de fatigue.»
Cela n'était que trop vrai. Mais à ce malaise venait se joindre une
tristesse profonde. Simon portait au dedans de lui-même la lèpre qui
consume les âmes actives lorsque leur destinée ne répond pas à leurs
facultés. Il était dévoré d'une inquiétude sans cause et d'une
impatience sans but qu'il eût été bien embarrassé d'expliquer et de
confier à tout autre qu'à lui-même, car il comprenait à peine son mal et
n'osait se l'avouer. Il était ambitieux. Il se sentait à l'étroit dans
la vie et ne savait vers quelle issue s'envoler. Ce qu'il avait souhaité
d'être ne lui semblait plus, maintenant qu'il avait mis les deux pieds
sur cet échelon, qu'une conquête dérisoire hasardée sur le champ de
l'infini. Simple paysan, il avait désiré une profession éclairée;
avocat, il rêvait les succès parlementaires de la politique, sans savoir
encore s'il aurait assez de talent oratoire pour défendre la propriété
d'une haie ou d'un sillon. Ainsi partagé entre le mépris de sa condition
présente, le désir de monter au-dessus et la crainte de rester
au-dessous, il était en proie à de véritables angoisses et les cachait
avec soin, sachant mieux que personne que cet état tenait de la folie et
qu'il fallait le surmonter par l'effort de sa propre volonté. Cette
maladie de l'âme est commune aujourd'hui à tous les jeunes gens qui
abandonnent la position de leur famille pour en conquérir une plus
élevée. C'est une pitié que de les en voir tous atteints, même les plus
médiocres, chez qui l'ambition (déjà si répréhensible dans les grandes
âmes lorsqu'elle y naît trop vite) devient ridicule et insupportable,
n'étant fondée sur aucune prétention légitime. Simon n'était pas de ces
génies avortés qui se dévorent du regret de n'avoir pu exister. Il
sentait sa force, il savait ce qu'il avait accompli, ce qu'il
accomplirait encore. Mais _quand?_ Toute la question était une question
de temps. Il savait bien qu'à l'heure dite il reprendrait la charrue
pour tracer dans le roc le pénible sillon de sa vie. Il souffrait par
anticipation les douleurs de ce nouveau martyre, auquel il savait bien
que la mollesse et l'amour grossier de soi-même ne viendraient pas le
soustraire. Il souffrait, mais non pas comme la plupart de ceux qui se
lamentent de leur impuissance; il subissait en silence le mal des
grandes âmes. Il sentait se former en lui un géant, et sa frêle jeunesse
pliait sous le poids de cet autre lui-même qui grondait dans son sein.
Il s'appliquait cette métaphore, et souvent, lorsqu'au fond d'un ravin
il se jetait avec accablement sur la bruyère, il se disait en lui-même
qu'il était comme une femme enceinte, fatiguée de porter le fruit de ses
entrailles. «Quand donc te produirai-je au jour, dragon? s'écriait-il
dans son délire; quand donc te lancerai-je devant moi à travers le monde
pour m'y frayer une route? Seras-tu vaste comme mon aspiration, seras-tu
étroit comme ma poitrine? Est-ce la cité, est-ce la souris qui va sortir
de ce pénible et long enfantement?»
En attendant cette heure terrible, il s'étendait sur la mousse des
collines et à l'ombre des forêts de bouleaux qui serpentent sur les
bords pittoresques de la Creuse; il goûtait parfois quelques heures d'un
sommeil agité comme l'onde du torrent et comme le vent de l'orage.
Tantôt il marchait avec rapidité pendant tout un jour, tantôt il restait
assis sur un rocher, du lever au coucher du soleil. Sa santé périssait,
mais son âme ne vivait qu'avec plus d'intensité, et son courage
renaissait avec les douleurs physiques qui lui donnaient un aliment.
A ces maux se réunissaient les irritations bilieuses d'un sentiment
politique très-prononcé. A vingt-deux ans, les sentiments sont des
principes, et ces principes-là sont des passions. Simon avait sucé les
idées républicaines au sein de sa mère. Son père, soldat de la
république, avait été massacré par les chouans. L'abbé Féline avait
compris la fraternité des hommes comme Jésus l'avait enseignée, et
Jeanne, imbue de ses pensées, admettait si peu le droit divin pour les
dignités temporelles, qu'à son insu, vingt fois par jour, elle était
hérétique. Son fils prenait plaisir à l'entendre proférer ces saints
blasphèmes. Il se gardait de les lui faire apercevoir, et s'enivrait de
l'énergie de cette sauvage vertu qui répondait si bien à toutes les
fibres de son être. «Ma mère, s'écriait-il quelquefois avec
enthousiasme, vous étiez digne d'être une matrone romaine aux plus beaux
jours de la république.» Jeanne ne savait pas l'histoire romaine, mais
elle avait réellement les vertus de l'ancienne Rome.
A cette époque, où il était sérieusement question du retour des anciens
privilèges, où l'on présentait des lois sur le droit d'aînesse, où l'on
votait des indemnités pour les émigrés, quoique la mère et le fils
Féline n'eussent aucune prévention personnelle contre la famille de
Fougères, ils virent avec regret tout l'attirail aratoire des frères
Mathieu sortir du donjon féodal pour faire place à la livrée du comte.
La vieille Jeanne prévoyait bien, dans son expérience, que, l'amour du
nouveau une fois calmé, ce maître tant désiré ne manquerait ni d'ennemis
ni de défauts. Elle était blessée, surtout, d'entendre le jeune curé de
Fougères parler de lui rendre des honneurs semblables à ceux qui
escorteraient les reliques d'un saint, et demandait par quelles vertus
cet inconnu avait mérité qu'on parlât d'aller le recevoir en procession.
Néanmoins, comme elle ne s'exprimait devant ses concitoyens qu'avec
douceur et mesure, malgré le grand crédit que ses vertus, sa sagesse et
sa piété lui avaient acquis sur leurs esprits, ils la traitèrent un peu
comme Cassandre, et n'en continuèrent pas moins d'élever des reposoirs
sur la route par laquelle le comte de Fougères devait arriver.
III.
Quelques jours avant celui où le comte de Fougères était attendu dans
son domaine, on vit, dès le matin, mademoiselle Bonne faire charger un
mulet des plus beaux fruits de son jardin, fruits rares dans le pays, et
que M. Parquet soignait presque aussi tendrement que sa fille. Le digne
homme était parti la veille. Bonne monta en croupe, suivant l'usage,
derrière son domestique. On attacha le mulet chargé de vivres à la queue
du cheval que montaient la demoiselle et son écuyer en blouse et en
guêtres de toile. Dans cet équipage, la fille vous voilà-t-il pas en
route pour courir à sa rencontre, lui préparer son dîner et le saluer
avec tout le respect d'une humble vassale? Combien de temps allez-vous
nous dérober la présence de cet astre resplendissant? Songez à
l'impatience...
--Taisez-vous, monsieur Simon, interrompit Bonne avec un peu d'humeur.
Toutes ces plaisanteries-là sont fort méchantes. Croyez-vous que mon
père et moi soyons les humbles serviteurs de qui que ce soit?
Pensez-vous que votre monsieur le comte soit autre chose pour nous qu'un
client et un hôte envers lequel nous n'avons que des devoirs de probité
et de politesse à remplir?
--A Dieu ne plaise que j'en pense autrement! répondit Simon avec plus de
douceur. Cependant, voisine, il me semble que votre père n'avait pas
jugé convenable, ou du moins nécessaire, de vous emmener hier avec lui.
D'où vient donc que vous voilà en route ce matin pour le rejoindre?
--C'est que j'ai reçu un exprès et une lettre de lui au point du jour,
répondit Bonne.
--Si matin? répliqua Simon d'un air de doute.
--Tenez, monsieur le censeur! dit Bonne en tirant de son sein un billet
qu'elle lui jeta.
--Oh! je vous crois, s'écria-t-il en voulant le lui rendre.
--Non pas, non pas, repartit la jeune fille; vous m'accusez de courir
au-devant d'un homme malgré la défense de mon père, je veux que vous me
fassiez des excuses.
--A la bonne heure, dit Simon en jetant les yeux sur le billet, qui
était conçu en ces termes:
«Lève-toi vite, ma chère enfant, et viens me trouver. M. de Fougères
n'est point un freluquet; ou, s'il l'est, son équipage du moins ne me
donne pas de crainte. En outre, il m'a amené une dame que je suis fort
en peine de recevoir convenablement. J'ai besoin de ta présence au
logis. Apporte des fruits, des gâteaux et des confitures.
Ton père qui t'aime.»
--En ce cas, chère voisine, dit Simon en lui rendant le billet, je vous
demande pardon et déclare que je suis un brutal.
--Est-ce là tout? répondit Bonne en lui tendant la main.
--Je déclare, dit-il en la lui baisant, que vous êtes Bonne la bien
baptisée. C'est le mot de ma mère toutes les fois qu'elle vous nomme.
--Et répondez-vous toujours _amen?_
--Toujours.
--Surtout quand vous ne pensez pas à autre chose?
--Pourquoi cela? que signifie ce reproche?» répondit Simon avec beaucoup
d'étonnement.
Bonne rougit et baissa les yeux avec embarras. Elle eût mieux aimé que
Simon soutînt cette petite guerre que de ne pas comprendre l'intérêt
qu'elle y mettait. Elle n'avait pas assez de vivacité dans l'esprit pour
continuer sur ce ton, et pour réparer son étourderie par une
plaisanterie quelconque. Elle se troubla, et lui dit adieu en frappant
le flanc de son cheval avec une branche de peuplier qui lui servait de
cravache. Simon la suivit des yeux quelques minutes avec surprise; puis,
haussant les épaules comme un homme qui s'aperçoit de l'emploi puéril de
son temps et de son attention, il reprit en sifflant le cours de sa
promenade solitaire. La pauvre Bonne avait eu un instant de joie et de
confiance imprudente. Elle l'avait cru jaloux en le voyant blâmer son
empressement d'aller recevoir M. de Fougères; mais d'ordinaire elle
s'apercevait vite, après ces lueurs d'espoir, qu'elle s'était abusée, et
que Simon n'était pas même occupé d'elle.
La Marche est un pays montueux qui n'a rien de grandiose, mais dont
l'aspect, à la fois calme et sauvage, m'a toujours paru propre à tenter
un ermite ou un poëte. Plusieurs personnes le préfèrent à l'Auvergne, en
ce qu'il a un caractère plus simple et plus décidé. L'Auvergne, dont le
ciel me garde d'ailleurs de médire! a des beautés un peu empruntées aux
Alpes, mais réduites à des dimensions trop étroites pour produire de
grands effets. Le pays Marchois, son voisin, a, si je puis m'exprimer
ainsi, plus de bonhomie et de naïveté dans son désordre; ses montagnes
de fougères ne se hérissent pas de roches menaçantes; elles entr'ouvrent
çà et là leur robe de verdure pour montrer leurs flancs arides que ronge
un lichen blanchâtre. Les torrents fougueux ne s'élancent pas de leur
sein et ne grondent pas parmi les décombres; de mystérieux ruisseaux,
cachés sous la mousse, filtrent goutte à goutte le long des parois
granitiques et s'y creusent parfois un bassin qui suffit à désaltérer la
bécassine solitaire ou le vanneau à la voix mélancolique. Le bouleau
allonge sa taille serrée dans un étui de satin blanc, et balance son
léger branchage sur le versant des ravins rocailleux; là où la croupe
des collines s'arrondit sous le pied des pâtres, une herbe longue et
fine, bien coupée de ruisseaux et bien plantée de hêtres et de
châtaigniers, nourrit de grands moutons très-blancs et couverts d'une
laine plate et rude, des poulains trapus et robustes, des vaches naines
fécondes en lait excellent. Dans les vallées, on cultive l'orge,
l'avoine et le seigle; sur les monticules, on engraisse les troupeaux.
Dans la partie plus sauvage qu'on appelle la montagne, et où le vallon
de Fougères se trouve jeté comme une oasis, on trouve du gibier en
abondance, et on recueille la digitale, cette belle plante sauvage que
la mode des anévrismes a mise en faveur, et qui élève dans les lieux les
plus arides ses hautes pyramides de cloches purpurines, tigrées de noir
et de blanc. Là aussi le buis sauvage et le houx aux feuilles d'émeraude
tapissent les gorges où serpente la Creuse. La Creuse est une des plus
charmantes rivières de France; c'est un torrent profond et rapide, mais
silencieux et calme dans sa course, encaissé, limpide, toujours couronné
de verdure, et baisant le pied de ces _monti ameni_ qu'eût aimés
Métastase.
Somme toute, le pays est pauvre; les gros propriétaires y mènent plus
joyeuse vie que dans les provinces plus fertiles, comme il arrive
toujours. Nulle part la bonne chère ne compte des dévots plus fervents.
Mais le paysan économe, laborieux et frugal, habitué à la rudesse de son
sort, et dédaignant de l'adoucir par de folles dépenses, vit de
châtaignes et de sarrasin; il aime l'argent plus que le bien-être; la
chicane est son élément, le commerce tant soit peu frauduleux est son
art et son théâtre. Un marchand forain marchois est pour les provinces
voisines un personnage aussi redoutable que nécessaire; il a le talent
incroyable de tromper toujours et de ne jamais perdre son crédit. J'en
ai connu plus d'un qui aurait donné des leçons de diplomatie au prince
de Talleyrand. Le cultivateur du Berry est destiné, de père en fils, à
être sa proie, à le maudire, à l'enrichir et à le donner au diable, qui
le lui renvoie chaque année plus rusé, plus prodigue de belles paroles,
plus irrésistible et plus fripon.
Simon Féline était une de ces natures supérieures par leur habileté et
leur puissance, qui peuvent faire beaucoup de mal ou beaucoup de bien,
suivant la direction qui leur est imprimée. Dès le principe, son
éducation éteignit en lui l'instinct marchois de maquignonnage, et
développa d'abord le sentiment religieux. A l'âge de puberté,
l'éducation philosophique vint mêler la logique à la pensée, la
réflexion à l'enthousiasme; puis, la passion sillonna son âme de ces
grands éclairs qui peu à peu devaient la révéler à elle-même. Mais au
milieu de ces ouragans elle conserva toujours un caractère de
mysticisme, et l'amour de la contemplation domina l'esprit d'examen. A
côté de sa soif d'avenir et de ses appétits de puissance, Simon
conservait dans la solitude un sentiment d'extase religieuse. Il s'y
plongeait pour guérir les blessures qu'il avait reçues dans un choc
imaginaire avec la société; et parfois, au lieu du rôle actif qu'il
avait entrevu, il se surprenait à caresser je ne sais quel rêve de
perfection chrétienne et philosophique, quasi militante, quasi monacale.
Il passait souvent, comme je l'ai déjà dit, des journées entières au
fond des bois, sans épuiser la vigueur de cette imagination qu'il
n'osait montrer au logis. Le jour de sa rencontre avec mademoiselle
Parquet, il fit une assez longue course pour n'être de retour que vers
le soir. Avant de regagner sa chaumière, Simon voulut voir coucher le
soleil au même lieu d'où il avait contemplé son lever. C'était le sommet
de la dernière colline qui encadrait le vallon, et sur lequel
s'élevaient les ruines du petit fort destiné jadis à répondre aux
batteries du château et à garder l'entrée du vallon. De cette colline on
jouissait d'une vue magnifique; on plongeait d'une part dans le vallon
de Fougères, et de l'autre on embrassait la vaste et profonde arène où
serpente la Creuse. Simon aimait de prédilection cette ruine
qu'habitaient de grands lézards verts et des orfraies au plumage
flamboyant. La seule tour qui restait debout en entier avait été aussi
un but de promenade quotidienne pour l'abbé Féline. Simon avait à peine
connu ce digne homme; mais il en conservait un vague souvenir, exalté
par l'enthousiasme de sa mère et par la vénération des habitants. Il ne
passait pas un jour sans aller saluer ces décombres sur lesquels son
oncle s'était tant de fois assis dans le silence de la méditation, et
dont plusieurs pierres portaient encore les initiales de son nom,
creusées avec un couteau. L'abbé avait donné à cette tour le nom de
_tour de la Duchesse_, parce qu'un de ces grands oiseaux de nuit,
remarquables par leur voix effrayante, et assez rares en tous pays, en
avait fait longtemps sa demeure; ce nom s'était conservé dans, les
environs, et les amis superstitieux du bon curé prétendaient que, la
nuit anniversaire de ses funérailles, la _duchesse_ revenait encore se
percher sur le sommet de la tour et jeter de longs cris de détresse
jusqu'au premier coup de l'_Angelus_ du matin.
Assis sur le seuil de la tour, Simon regardait l'astre magnifique
s'abaisser lentement sur les collines de Glenny, lorsqu'il entendit une
voix inconnue parler à deux pas de lui une langue étrangère, et en se
retournant il vit deux personnages d'un aspect fort singulier.
Le plus rapproché était un homme d'environ cinquante ans, d'une figure
assez ouverte en apparence, mais moins agréable au second coup d'oeil
qu'au premier. Cette physionomie, qui n'avait pourtant rien de
repoussant, était singularisée par une coiffure poudrée à ailes de
pigeon, tout à fait surannée; une large cravate tombant sur un ample
jabot, des culottes courtes, des bottes à revers et un habit à basques
très-longues, rappelaient exactement le costume qu'on portait en France
au commencement de l'empire. Ce personnage stationnaire tenait une
cravache de laquelle il désignait les objets environnants à sa compagne;
et, au milieu du dialecte ultramontain qu'il parlait, Simon fut surpris
de lui entendre prononcer purement le nom des collines et des villages
qui s'étendaient sous leurs yeux.
La compagne de ce voyageur bizarre était une jeune femme d'une taille
élégante que dessinait un habit d'amazone. Mais, au lieu du chapeau de
castor que portent chez nous les femmes avec ce costume, l'étrangère
était coiffée seulement d'un grand voile de dentelle noire qui tombait
sur ses épaules et se nouait sur sa poitrine. Au lieu de cravache, elle
avait à la main une ombrelle, et, occupée de l'autre main à dégager sa
longue jupe des ronces qui l'accrochaient, elle avançait lentement,
tournant souvent la tête en arrière, ou rabattant son voile et son
ombrelle pour se préserver de l'éclat du soleil couchant qui dardait ses
rayons du niveau de l'horizon. Tout cela fut cause que, malgré
l'attention avec laquelle Simon stupéfait observait l'un et l'autre
inconnus, il ne put voir que confusément les traits de la jeune dame.
IV.
Par suite de son caractère farouche, ennemi des puérilités de la
conversation et de toute espèce d'oisiveté d'esprit, Simon se leva après
deux ou trois minutes d'examen, et fit quelques pas pour fuir les
importuns qui prenaient possession de sa solitude; mais l'homme à ailes
de pigeon, courant vers lui avec une politesse empressée, lui adressa la
parole dans le patois des montagnes, pour lui faire cette question dont
Simon resta stupéfait:
«Mille pardons si je vous dérange, monsieur; mais n'êtes-vous pas un
parent de feu le digne abbé Féline?
--Je suis son neveu, répondit Simon en français; car le patois marchois
ne lui était déjà plus familier, après quelques années de séjour au
dehors.
--En ce cas, monsieur, dit l'étranger, parlant français à son tour sans
le moindre accent ultramontain, permettez-moi de presser votre main avec
une vive émotion. Votre figure me rappelle exactement les nobles traits
d'un des hommes les plus estimables dont notre province honore la
mémoire. Vous devez être le fils de... Permettez que je recueille mes
souvenirs...» Après un moment d'hésitation, il ajouta: «Vous devez être
un des fils de sa soeur; elle venait de se marier lorsque le règne de la
terreur me chassa de mon pays.
--Je suis le dernier de ses fils,» répondit Simon de plus en plus étonné
de la prodigieuse mémoire de celui qu'il reconnaissait devoir être le
comte de Fougères. Et il en était presque touché, lorsque la pensée lui
vint que, le comte ayant déjà pu prendre des renseignements de M.
Parquet sur les personnes du village, il pouvait bien y avoir un peu de
charlatanisme dans cette affectation de tendre souvenance. Alors, ramené
au sentiment d'antipathie qu'il avait pour tout objet d'adulation, et
retirant sa main qu'il avait laissé prendre, il salua et tenta encore de
s'éloigner.
Mais M. de Fougères ne lui en laissa pas le loisir. Il l'accabla de
questions sur sa famille, sur ses voisins, sur ses études, et parut
attendre ses réponses avec tant d'intérêt que Simon ne put jamais
trouver un instant pour s'échapper. Malgré ses préventions et sa
méfiance, il ne put s'empêcher de remarquer dans ce bavardage une
naïveté puérile qui ressemblait à de la bonhomie. Il acheva de se
réconcilier avec lui lorsque le comte lui dit qu'il était parti de la
ville, à cheval, aussitôt après la signature du contrat, afin d'éviter
les honneurs solennels qui l'attendaient sur son passage. «Le bon M.
Parquet m'a dit, ajouta-t-il, que ces braves gens voulaient faire des
folies pour nous. Je pensais qu'en arrivant plusieurs jours plus tôt
qu'ils n'y comptaient j'échapperais à cette ovation ridicule; mais avant
de serrer la main de mes anciens amis, je n'ai pu résister au désir de
contempler ce beau site et de monter jusqu'à la tour où, dans mon
adolescence, je venais rêver comme vous, monsieur Féline. Oui, j'y suis
venu souvent avec votre oncle lorsqu'il n'était encore que séminariste;
nous y avons parlé plus d'une fois de l'incertitude de l'avenir et des
vicissitudes de la fortune. La ruine de ma caste était assez imminente
alors pour qu'il pût me prédire les désastres qui m'attendaient. Il me
prêchait le courage, le détachement, le travail... Oui, mon cher
monsieur, continua le comte en voyant que Simon l'écoutait avec intérêt,
et je puis dire que ses bons conseils n'ont pas été entièrement
perdus... Je n'ai pas été de ceux qui passèrent le temps à se lamenter,
ou qui oublièrent leur dignité jusqu'à tendre la main. J'ai pensé que
travailler était plus noble que mendier. Et puis je suis un franc
Marchois, voyez-vous? J'avais emporté d'ici l'instinct industrieux qui
n'abandonne jamais le montagnard. Savez-vous ce que je fis? Je réalisai
le produit de quelques diamants que j'avais réussi à sauver ainsi qu'un
peu d'or; j'achetai un petit fonds de commerce, et je me fixai dans une
ville où le négoce commençait à fleurir. Les affaires de Trieste
prospérèrent vite, et les miennes par conséquent. Nous étions là une
colonie de transfuges de tous pays: Français, Anglais, Orientaux,
Italiens. Les habitants nous accueillaient avec empressement. Les débris
de la noblesse vénitienne, à laquelle on avait arraché sa forme de
gouvernement et jusqu'à sa nationalité, vinrent plus tard se joindre à
nous, pour acquérir ou pour consommer. Oh! maintenant, Trieste est une
ville de commerce d'une grande importance. J'en revendique ma part de
gloire, entendez-vous? On a dit assez de mal des émigrés, et la plupart
d'entre eux l'ont mérité; il est juste que l'on ne confonde pas les
boucs avec les brebis, comme disait le bon abbé Féline. J'ai reçu
plusieurs lettres de lui dans mon exil, et je les ai conservées; je vous
les ferai voir. Elles sont pleines d'approbation et d'encouragement. Ce
sont là des titres véritables, monsieur Féline; on peut en être fier,
n'est-ce pas? _Non è vero, Fiamma?_» ajouta-t-il en se tournant, avec la
vivacité inquiète et un peu triviale qui caractérisait ses manières,
vers la jeune dame qui l'accompagnait et qui, depuis un instant
seulement, s'était rapprochée de lui.