LÉONTES.--Non, non, si je me trompe, d'après les preuves sur lesquelles
je me fonde, le centre de la terre n'est pas assez fort pour porter la
toupie d'un écolier.--Emmenez-la en prison; celui qui parlera pour elle
se rend coupable seulement pour avoir parlé.
HERMIONE.--Il y a quelque planète malfaisante qui domine dans le ciel.
Je dois attendre avec patience que le ciel présente un aspect plus
favorable.--Chers seigneurs, je ne suis point sujette aux pleurs, comme
l'est ordinairement notre sexe; peut-être que le défaut de ces vaines
larmes tarira votre pitié; mais je porte logé là (_elle montre son
coeur_) cette douleur de l'honneur blessé qui brûle trop fort pour
qu'elle puisse être éteinte par les larmes. Je vous conjure tous,
seigneurs, de me juger sur les pensées les plus honorables que votre
charité pourra vous inspirer: et que la volonté du roi s'accomplisse.
LÉONTES, _aux gardes_.--Serai-je obéi?
HERMIONE.--Quel est celui de vous qui vient avec moi?--Je demande en
grâce à Votre Majesté que mes femmes m'accompagnent; car vous voyez que
mon état le réclame. (_A ses femmes_.) Ne pleurez point, pauvres amies,
il n'y a point de sujet: quand vous apprendrez que votre maîtresse a
mérité la prison, fondez en larmes quand j'y serai conduite; mais cette
accusation-ci ne peut tourner qu'à mon plus grand honneur.--Adieu,
seigneur: jamais je n'avais souhaité de vous voir affligé; mais
aujourd'hui, j'ai confiance que cela m'arrivera.--Venez, mes femmes;
vous en avez la permission.
LÉONTES.--Allez, exécutez nos ordres.--Allez-vous-en.
(Les gardes conduisent la reine accompagnée de ses femmes.)
UN SEIGNEUR.--J'en conjure Votre Majesté, rappelez la reine.
ANTIGONE.--Soyez bien sûr de ce que vous faites, seigneur, de crainte
que votre justice ne se trouve être de la violence. Trois grands
personnages sont ici compromis, vous-même, votre reine et votre fils.
LE SEIGNEUR.--Pour elle, seigneur, j'ose engager ma vie, et je le ferai
si vous voulez l'accepter, que la reine est sans tache aux yeux du ciel
et envers vous; je veux dire innocente de ce dont vous l'accusez.
ANTIGONE.--S'il est prouvé qu'elle ne le soit pas, j'établirai mon
domicile à côté de ma femme, j'irai toujours accouplé avec elle; je ne
me fierai à elle que lorsque je la sentirai et la verrai: si la reine
est infidèle, il n'y a plus un pouce de la femme,--que dis-je? une
drachme de sa chair qui ne soit perfide.
LÉONTES.--Taisez-vous.
LE SEIGNEUR.--Mon cher souverain...
ANTIGONE.--C'est pour vous que nous parlons, et non pas pour nous. Vous
êtes trompé par quelque instigateur qui sera damné pour sa peine: si
je connaissais ce lâche, je le damnerais déjà dans ce monde.--Si son
honneur est souillé... j'ai trois filles; l'aînée a onze ans, la seconde
neuf, et la cadette environ cinq: si cette accusation se trouve fondée,
elles me le payeront, sur mon honneur; je les mutile toutes trois:
elles ne verront pas l'âge de quatorze ans pour enfanter des générations
bâtardes: elles sont mes cohéritières, et je me mutilerais plutôt
moi-même que de souffrir qu'elles ne produisent pas des enfants
légitimes.
LÉONTES.--Cessez; plus de vaines paroles; vous ne sentez mon affront
qu'avec des sens aussi froids que le nez d'un mort: mais moi, je le
vois, je le sens; sentez ce que je vous fais, et voyez en même temps la
main qui vous touche[6].
[Note 6: Il y avait ici quelque geste indiqué pour l'acteur, peut-être
celui de mettre deux doigts sur la tête d'Antigone en forme de cornes.]
ANTIGONE.--Si cela est vrai, nous n'avons pas besoin de tombeau pour
ensevelir la vertu: il n'y en a pas un seul grain pour adoucir l'aspect
de cette terre fangeuse.
LÉONTES.--Quoi! ne m'en croit-on pas sur parole?
LE SEIGNEUR.--J'aimerais bien mieux que ce fût vous qu'on refusât de
croire sur ce point, seigneur, plutôt que moi, et je serais bien plus
satisfait de voir son honneur justifié que votre soupçon, quelque blâmé
que vous en pussiez être.
LÉONTES.--Eh! qu'avons-nous besoin aussi de vous consulter là-dessus?
Que ne suivons-nous plutôt l'instinct qui nous force à le croire? Notre
prérogative n'exige point vos conseils: c'est notre bonté naturelle
qui vous fait cette confidence; et si (soit par stupidité, ou par une
adroite affectation) vous ne voulez pas ou ne pouvez pas goûter et
sentir la vérité comme nous, apprenez que nous n'avons plus besoin de
vos avis. L'affaire, la conduite à suivre, la perte ou le gain, tout
nous est personnel.
ANTIGONE.--Et je souhaiterais, mon souverain, que vous eussiez
jugé cette affaire dans le silence de votre jugement, sans en rien
communiquer à personne.
LÉONTES.--Comment cela se pouvait-il? Ou l'âge a renforcé votre
ignorance, ou vous êtes né stupide. Ne sommes-nous pas autorisés dans
notre conduite par la fuite de Camillo, jointe à leur familiarité, qui
était palpable autant que peut être une chose qui n'a plus besoin que
d'être vue pour être prouvée, tant les circonstances étaient évidentes?
Rien ne manquait à l'évidence, que d'avoir vu la chose. Cependant, pour
une plus forte confirmation (car, dans une affaire de cette importance,
la précipitation serait lamentable), j'ai envoyé en hâte à la ville
sacrée de Delphes, au temple d'Apollon, Dion et Cléomène, dont vous
connaissez le mérite plus que suffisant. Ainsi c'est l'oracle qui me
dictera la marche à suivre, et ce conseil spirituel, une fois obtenu,
m'arrêtera ou me poussera en avant. Ai-je bien fait?
LE SEIGNEUR.--Très-bien, seigneur.
LÉONTES.--Quoique je sois convaincu et que je n'aie pas besoin d'en
savoir plus que je n'en sais, cependant l'oracle servira à tranquilliser
les esprits des autres, et ceux dont l'ignorante crédulité se refuse à
voir la vérité. Ainsi nous avons trouvé convenable qu'elle fût séparée
de notre personne et emprisonnée, de peur qu'elle ne soit chargée
d'accomplir la trahison tramée par les deux complices qui ont pris la
fuite. Allons, suivez-nous; nous devons parler au peuple; car cette
affaire va nous mettre tous en mouvement.
ANTIGONE, _à part_.--Pour finir par en rire, à ce que je présume, si la
bonne vérité était connue.
(Ils sortent.)
SCÈNE II
L'extérieur d'une prison.
_Entre_ PAULINE _et sa suite_.
PAULINE.--Le geôlier! Qu'on l'appelle. (_Un serviteur sort._) Faites-lui
savoir qui je suis.--Vertueuse reine! Il n'est point en Europe de cour
assez brillante pour toi; que fais-tu dans cette prison? (_Le serviteur
revient avec le geôlier._) (_Au geôlier._) Vous me connaissez, n'est-ce
pas mon ami?
LE GEÔLIER.--Pour une vertueuse dame, et que j'honore beaucoup.
PAULINE.--Alors je vous prie, conduisez-moi vers la reine.
LE GEÔLIER.--Je ne le puis, madame; j'ai reçu expressément des ordres
contraires.
PAULINE.--On se donne ici bien de la peine pour emprisonner l'honnêteté
et la vertu, et leur défendre l'accès des amis sensibles qui viennent
les visiter!--Est-il permis, je vous prie, de voir ses femmes?
quelqu'une d'elles, Émilie, par exemple?
LE GEÔLIER.--S'il vous plaît, madame, d'écarter de vous votre suite, je
vous amènerai Émilie.
PAULINE.--Eh bien! je vous prie de la faire venir.--Vous, éloignez-vous.
(Les gens de la suite sortent.)
LE GEÔLIER.--Et il faut encore, madame, que je sois présent à votre
entretien.
PAULINE.--Eh bien! à la bonne heure; je vous prie... (_Le geôlier
sort._) On se donne ici tant de peine pour ternir ce qui est sans tache,
que cela dépasse toute idée. (_Le geôlier reparaît avec Émilie._) (_A
Émilie_.) Chère demoiselle, comment se porte notre gracieuse reine?
ÉMILIE.--Aussi bien que peuvent le permettre tant de grandeur et
d'infortunes réunies. Dans les secousses de ses frayeurs et de ses
douleurs, les plus extrêmes qu'ait souffertes une femme délicate, elle
est accouchée un peu avant son terme.
PAULINE.--D'un garçon?
ÉMILIE.--D'une fille. Un bel enfant, vigoureux, et qui semble devoir
vivre. La reine en reçoit beaucoup de consolation; elle lui dit: _Ma
pauvre petite prisonnière, je suis aussi innocente que toi._
PAULINE.--J'en ferais serment.--Maudites soient ces dangereuses et
funestes lunes[7] du roi! Il faut qu'il en soit instruit, et il le sera;
c'est à une femme que cet office sied le mieux, et je le prends sur
moi. Si mes paroles sont emmiellées, que ma langue s'enfle et ne puisse
jamais servir d'organe à ma colère enflammée.--Je vous prie, Émilie,
présentez l'hommage de mon respect à la reine: si elle a le courage de
me confier son petit enfant, j'irai le montrer au roi, et je me charge
de lui servir d'avocat avec la dernière chaleur. Nous ne savons pas à
quel point la vue de cet enfant peut l'adoucir: souvent le silence de la
pure innocence persuade où la parole échouerait.
[Note 7: Expression empruntée du français.]
ÉMILIE.--Très-noble dame, votre honneur et votre bonté sont si
manifestes que cette entreprise volontaire de votre part ne peut manquer
d'avoir un succès heureux: il n'est point de dame au monde aussi propre
à remplir cette importante commission. Daignez entrer dans la chambre
voisine: je vais sur-le-champ instruire la reine de votre offre
généreuse. Elle-même aujourd'hui méditait cette idée: mais elle n'a pas
osé proposer à personne ce ministère d'honneur, dans la crainte de se
voir refusée.
PAULINE.--Dites-lui, Émilie, que je me servirai de cette langue que
j'ai: et s'il en sort autant d'éloquence qu'il y a de hardiesse dans mon
sein, il ne faut pas douter que je ne fasse du bien.
ÉMILIE.--Que le ciel vous bénisse! Je vais trouver la reine. Je vous
prie, avancez un peu plus près.
LE GEÔLIER.--Madame, s'il plaît à la reine d'envoyer l'enfant, je ne
sais pas à quel danger je m'exposerai en le permettant, n'ayant aucun
ordre qui m'y autorise.
PAULINE.--Vous n'avez rien à craindre, mon ami: l'enfant était
prisonnier dans le sein de sa mère; et il en a été délivré et affranchi
par les lois et la marche de la nature. Il n'a point part au courroux du
roi: et il n'est pas coupable des fautes de sa mère, si elle en a commis
quelqu'une.
LE GEÔLIER.--Je le crois comme vous.
PAULINE.--N'ayez aucune crainte: sur mon honneur, je me placerai entre
vous et le danger. (Ils sortent.)
SCÈNE III
Salle dans le palais.
_Entrent_ LÉONTES, ANTIGONE, SEIGNEURS _et suite_.
LÉONTES.--Ni le jour, ni la nuit, point de repos: c'est une vraie
faiblesse de supporter ainsi ce malheur... Oui, ce serait pure
faiblesse, si la cause de mon trouble n'était pas encore en vie. Elle
fait partie de cette cause, elle, cette adultère.--Car le roi suborneur
est tout à fait hors de la portée de mon bras, au delà de l'atteinte de
mes projets de vengeance. Mais elle, je la tiens sous ma main. Supposé
qu'elle soit morte, livrée aux flammes, je pourrais alors retrouver la
moitié de mon repos.--Holà! quelqu'un!
(Un de ses officiers s'avance.)
L'OFFICIER.--Seigneur?
LÉONTES.--Comment se porte l'enfant?
L'OFFICIER.--Il a bien reposé cette nuit: on espère que sa maladie est
terminée.
LÉONTES.--Ce que c'est que le noble instinct de cet enfant! Sentant le
déshonneur de sa mère, on l'a vu aussitôt décliner, languir, et en être
profondément affecté: il s'en est comme approprié, incorporé la honte;
il en a perdu la gaieté, l'appétit, le sommeil, et il est tombé en
langueur. (_A l'officier_.) Laissez-moi seul; allez voir comment il
se porte. (_L'officier sort_.)--Fi donc! fi donc!--Ne pensons point
à Polixène. Quand je regarde de ce côté, mes pensées de vengeance
reviennent sur moi-même. Il est trop puissant par lui-même, par ses
partisans, ses alliances: qu'il vive, jusqu'à ce qu'il vienne une
occasion favorable. Quant à la vengeance présente, accomplissons-la sur
elle. Camillo et Polixène rient de moi; ils se font un passe-temps de
mes chagrins; ils ne riraient pas, si je pouvais les atteindre; elle ne
rira pas non plus, celle que je tiens sous ma puissance.
(Entre Pauline tenant l'enfant.)
UN SEIGNEUR.--Vous ne pouvez pas entrer.
PAULINE.--Ah! secondez-moi tous plutôt, mes bons seigneurs: quoi!
craignez-vous plus sa colère tyrannique que vous ne tremblez pour la
vie de la reine? une âme pure et vertueuse, plus innocente qu'il n'est
jaloux!
ANTIGONE.--C'en est assez.
L'OFFICIER.--Madame, le roi n'a pas dormi cette nuit; et il a donné
ordre de ne laisser approcher personne.
PAULINE.--Point tant de chaleur, monsieur; je viens lui apporter le
sommeil. C'est vous et vos pareils qui rampez près de lui comme des
ombres, et gémissez à chaque inutile soupir qu'il pousse; c'est vous
qui nourrissez la cause de son insomnie: moi, je viens avec des paroles
aussi salutaires que franches et vertueuses pour le purger de cette
humeur qui l'empêche de dormir.
LÉONTES.--Quel est donc ce bruit que j'entends?
PAULINE.--Ce n'est pas du bruit, seigneur, mais je sollicite une
audience nécessaire pour les affaires de Votre Majesté.
LÉONTES.--Comment?--Qu'on fasse sortir cette dame audacieuse. Antigone,
je vous ai chargé de l'empêcher de m'approcher; je savais qu'elle
viendrait.
ANTIGONE.--Je lui avais défendu, seigneur, sous peine d'encourir votre
disgrâce et la mienne, de venir vous voir.
LÉONTES.--Quoi! ne pouvez-vous la gouverner?
PAULINE.--Oui, seigneur, pour me défendre tout ce qui n'est pas honnête,
il le peut: mais dans cette affaire (à moins qu'il n'use du moyen dont
vous avez usé, et qu'il ne m'emprisonne, pour mes bonnes actions), soyez
sûr qu'il ne me gouvernera pas.
ANTIGONE.--Voyez maintenant, vous l'entendez vous-même, lorsqu'elle veut
prendre les rênes, je la laisse conduire: mais elle ne fera pas de faux
pas.
PAULINE.--Mon cher souverain, je viens, et je vous conjure de m'écouter;
moi, qui fais profession d'être votre loyale sujette, votre médecin, et
votre conseiller très-soumis; mais qui pourtant ose le paraître moins,
et flatter moins vos maux que certaines gens qui paraissent plus dévoués
à vos intérêts;--je viens, vous dis-je, de la part de votre vertueuse
reine.
LÉONTES.--Vertueuse reine!
PAULINE.--Vertueuse reine, seigneur; vertueuse reine; je dis vertueuse
reine; et je soutiendrais sa vertu dans un combat singulier, si j'étais
un homme, fussé-je le dernier de ceux qui vous entourent.
LÉONTES.--Forcez-la de sortir de ma présence.
PAULINE.--Que celui qui n'attache aucun prix à ses yeux mette le premier
la main sur moi: je sortirai de ma propre volonté; mais auparavant je
remplirai mon message.--La vertueuse reine, car elle est vertueuse,
vous a mis au monde une fille; la voilà: elle la recommande à votre
bénédiction.
LÉONTES.--Loin de moi, méchante sorcière[8]! Emmenez-la d'ici, hors des
portes.--Une infâme entremetteuse!
[Note 8: _Mankind witch._]
PAULINE.--Non, seigneur; je suis aussi ignorante dans ce métier que vous
me connaissez mal, seigneur, en me donnant ce nom. Je suis aussi honnête
que vous êtes fou; et c'est l'être assez, je le garantis, pour passer
pour honnête femme, comme va le monde.
LÉONTES.--Traîtres! ne la chasserez-vous pas? Donnez-lui cette bâtarde.
(_A Antigone_.) Toi, radoteur, qui te laisses conduire par le nez, coq
battu par ta poule[9], ramasse cette bâtarde, prends-la, te dis-je, et
rends-la à ta commère.
[Note 9: _Woman-tried._]
PAULINE.--Que tes mains soient à jamais déshonorées, si tu relèves
la princesse sur cette outrageante et fausse dénomination qu'il lui a
donnée.
LÉONTES, _à Antigone_.--Il a peur de sa femme!
PAULINE.--Je voudrais que vous en fissiez autant: alors il n'y aurait
pas de doute que vous n'appelassiez vos enfants vos enfants.
LÉONTES.--Un nid de traîtres!
ANTIGONE.--Je ne suis point un traître, par le jour qui nous éclaire.
PAULINE.--Ni moi, ni personne, hors un seul ici, et c'est lui-même;
(_montrant le roi_) lui qui livre et son propre honneur, et celui de sa
reine, et celui de son fils, d'une si heureuse espérance, et celui de
son petit enfant, à la calomnie, dont la plaie est plus cuisante que
celle du glaive: lui qui ne veut pas (et, dans la circonstance, c'est
une malédiction qu'il ne puisse y être contraint) arracher de son coeur
la racine de son opinion, qui est pourrie, si jamais un chêne ou une
pierre fut solide.
LÉONTES.--Une créature d'une langue effrénée, qui tout à l'heure
maltraitait son mari, et qui maintenant aboie contre moi! Cet enfant
n'est point à moi: c'est la postérité de Polixène. Ôtez-le de ma vue, et
livrez-le aux flammes avec sa mère.
PAULINE.--Il est à vous, et nous pourrions vous appliquer en reproche le
vieux proverbe: _Il vous ressemble tant que c'est tant pis_.--Regardez,
seigneurs, quoique l'image soit petite, si ce n'est pas la copie et le
portrait du père: ses yeux, son nez, ses lèvres, le froncement de son
sourcil, son front et jusqu'aux jolies fossettes de son menton et de ses
joues, et son sourire; la forme même de sa main, de ses ongles, de ses
doigts.--Et toi, nature, bonne déesse, qui l'as formée si ressemblante à
celui qui l'a engendrée, si c'est toi qui disposes aussi de l'âme, parmi
toutes ses couleurs, qu'il n'y ait pas de jaune[10]; de peur qu'elle ne
soupçonne un jour, comme lui, que ses enfants ne sont pas les enfants de
son mari!
[Note 10: Couleur de la jalousie.]
LÉONTES.--Méchante sorcière!--Et toi, imbécile, digne d'être pendu, tu
n'arrêteras pas sa langue?
ANTIGONE.--Si vous faites pendre tous les maris qui ne peuvent accomplir
cet exploit, à peine vous laisserez-vous un seul sujet.
LÉONTES.--Encore une fois, emmène-la d'ici.
PAULINE.--Le plus méchant et le plus dénaturé des époux ne peut faire
pis.
LÉONTES.--Je te ferai brûler vive.
PAULINE.--Je ne m'en embarrasse point: c'est celui qui allume le bûcher
qui est l'hérétique, et non point celle qui y est brûlée. Je ne vous
appelle point tyran: mais ce traitement cruel que vous faites subir à
votre reine, sans pouvoir donner d'autres preuves de votre accusation
que votre imagination déréglée, sent un peu la tyrannie et vous rendra
ignoble; oui, et un objet d'ignominie aux yeux du monde.
LÉONTES.--Sur votre serment de fidélité, je vous somme de la chasser de
ma chambre. Si j'étais un tyran, où serait sa vie? Elle n'aurait pas osé
m'appeler ainsi, si elle me connaissait pour en être un. Entraînez-la.
PAULINE.--Je vous prie, ne me poussez pas, je m'en vais. Veillez sur
votre enfant, seigneur; il est à vous. Que Jupiter daigne lui envoyer un
meilleur génie tutélaire! (_Aux courtisans_.) A quoi bon vos mains? Vous
qui prenez un si tendre intérêt à ses extravagances, vous ne lui ferez
jamais aucun bien, non, aucun de vous; allez, allez; adieu, je m'en
vais.
(Elle sort.)
LÉONTES, _à Antigone_.--C'est toi, traître, qui as poussé ta femme à
ceci! Mon enfant!... qu'on l'emporte!--Toi-même, qui montres un coeur si
tendre pour lui, emporte-le d'ici et fais-le consumer sur-le-champ
par les flammes; oui, je veux que ce soit toi, et nul autre que toi.
Prends-le à l'instant, et avant une heure songe à venir m'annoncer
l'exécution de mes ordres, et sur de bonnes preuves, ou je confisque ta
vie avec tout ce que tu peux posséder; si tu refuses de m'obéir et que
tu veuilles lutter avec ma colère, dis-le, et de mes propres mains je
vais briser la cervelle de ce bâtard. Va, jette-le au feu, car c'est toi
qui animes ta femme.
ANTIGONE.--Non, sire; tous ces seigneurs, mes nobles amis, peuvent,
s'ils le veulent, me justifier pleinement.
UN SEIGNEUR.--Oui, nous le pouvons, mon royal maître; il n'est point
coupable de ce que sa femme est venue ici.
LÉONTES.--Vous êtes tous des menteurs.
UN SEIGNEUR.--J'en conjure Votre Majesté, accordez-nous plus de
confiance; nous vous avons fidèlement servi, et nous vous conjurons de
nous rendre cette justice; tombant à vos genoux, nous vous demandons en
grâce, comme une récompense de nos services passés et futurs, de changer
cette résolution; elle est trop atroce, trop sanguinaire, pour ne pas
conduire à quelque issue sinistre; nous voilà tous à vos genoux.
LÉONTES.--Je suis comme une plume, pour tous les vents qui
soufflent.--Vivrai-je donc pour voir cet enfant odieux à mes genoux
m'appeler son père? Il vaut mieux le brûler à présent que de le maudire
alors. Mais soit, qu'il vive... Non, il ne vivra pas.--(_A Antigone_.)
Vous, approchez ici, monsieur, qui vous êtes montré si tendrement
officieux, de concert avec votre dame Marguerite, votre sage-femme, pour
sauver la vie de cette bâtarde (car c'est une bâtarde, aussi sûr que
cette barbe est grise): quels hasards voulez-vous courir pour sauver la
vie de ce marmot?
ANTIGONE.--Tous ceux, seigneur, que mes forces peuvent supporter et que
l'honneur peut m'imposer, j'irai jusque-là, et j'offre le peu de sang
qui me reste pour sauver l'innocence; tout ce que je pourrai faire.
LÉONTES.--Tu pourras le faire. Jure sur cette épée que tu exécuteras mes
ordres[11].
[Note 11: Forme de serment jadis usitée.]
ANTIGONE.--Je le jure, seigneur.
LÉONTES.--Écoute et obéis; songes-y bien, car la moindre omission
sera l'arrêt, non-seulement de ta mort, mais de la mort de ta femme à
mauvaise langue; quant à présent, nous voulons bien lui pardonner. Nous
t'enjoignons, par ton devoir d'homme lige, de transporter cette fille
bâtarde dans quelque désert éloigné, hors de l'enceinte de nos domaines,
et là de l'abandonner sans plus de pitié à sa propre protection, aux
risques du climat. Comme cet enfant nous est survenu par un hasard
étrange, je te charge au nom de la justice, au péril de ton âme et des
tortures de ton corps, de l'abandonner comme une étrangère à la merci
du sort, à qui tu laisseras le soin de l'élever ou de la détruire;
emporte-la.
ANTIGONE.--Je jure de le faire, quoiqu'une mort présente eût été plus
miséricordieuse. Allons, viens, pauvre enfant; que quelque puissant
esprit inspire aux vautours et aux corbeaux de te servir de nourrices!
On dit que les loups et les ours ont quelquefois dépouillé leur férocité
pour remplir de semblables offices de pitié. Seigneur, puissiez-vous
être plus heureux que cette action ne le mérite! Et toi, pauvre petite,
condamnée à périr, que la bénédiction du ciel, se déclarant contre cette
cruauté, combatte pour toi!
(Il sort, emportant l'enfant.)
LÉONTES.--Non, je ne veux point élever la progéniture d'un autre.
(Entre un serviteur.)
LE SERVITEUR.--Sous le bon plaisir de Votre Majesté, les députés que
vous avez envoyés consulter l'oracle sont revenus depuis une heure.
Cléomène et Dion sont arrivés heureusement de Delphes; ils sont tous les
deux débarqués, et ils se hâtent pour arriver à la cour.
UN SEIGNEUR.--Vous conviendrez, seigneur, qu'ils ont fait une incroyable
diligence.
LÉONTES.--Il y a vingt-trois jours qu'ils sont absents; c'est une grande
célérité; elle nous présage que le grand Apollon aura voulu manifester
sur-le-champ la vérité. Préparez-vous, seigneurs; convoquez un conseil
où nous puissions faire paraître notre déloyale épouse; car, comme elle
a été accusée publiquement, son procès se fera publiquement et avec
justice. Tant qu'elle respirera, mon coeur sera pour moi un fardeau.
Laissez-moi, et songez à exécuter mes ordres.
(Tous sortent.)
FIN DU DEUXIÈME ACTE.
ACTE TROISIÈME
SCÈNE I
Une rue d'une ville de Sicile.
_Entrent_ CLÉOMÈNE ET DION.
CLÉOMÈNE.--Le climat est pur, l'air est très-doux; l'île est fertile, et
le temple surpasse de beaucoup les récits qu'on en fait communément.
DION.--Moi, je citerai, car c'est ce qui m'a ravi surtout, les célestes
vêtements (c'est le nom que je crois devoir leur donner) et la vénérable
majesté des prêtres qui les portent.--Et le sacrifice! quelle pompe,
quelle solennité dans l'offrande! Il n'y avait rien de terrestre.
CLÉOMÈNE.--Mais, par-dessus tout, le soudain éclat et la voix
assourdissante de l'oracle, qui ressemblait au tonnerre de Jupiter; mes
sens en ont été si étonnés que j'étais anéanti.
DION.--Si l'issue de notre voyage se termine aussi heureusement pour la
reine (et que les dieux le veuillent!) qu'il a été favorable, agréable
et rapide pour nous, le temps que nous y avons mis nous est bien payé
par son emploi.
CLÉOMÈNE.--Grand Apollon, dirige tout pour le bien! Je n'aime point ces
proclamations qui cherchent des torts à Hermione.
DION.--La rigueur même de cette procédure manifestera l'innocence ou
terminera l'affaire. Quand une fois l'oracle, ainsi muni du sceau du
grand-prêtre d'Apollon, découvrira ce qu'il renferme, il se révélera
quelque secret extraordinaire à la connaissance publique.--Allons, des
chevaux frais, et que la fin soit favorable!
SCÈNE II
Une cour de justice.
LÉONTES, _des_ SEIGNEURS _et des_ OFFICIERS _siégeant_ _selon leur
rang_.
LÉONTES.--Cette cour assemblée, nous le déclarons à notre grand regret,
porte un coup cruel à notre coeur. L'accusée est la fille d'un roi,
notre femme, et une femme trop chérie de nous.--Soyons enfin justifiés
du reproche de tyrannie par la publicité que nous donnons à cette
procédure: la justice aura son cours régulier, soit pour la conviction
du crime, soit pour son acquittement.--Faites avancer la prisonnière.
UN OFFICIER DE JUSTICE.--C'est la volonté de Sa Majesté que la reine
comparaisse en personne devant cette cour.--Silence!
(Hermione est amenée dans la salle du tribunal par des gardes; Pauline
et ses femmes l'accompagnent.)
LÉONTES.--Lisez les chefs d'accusation.
UN OFFICIER _lit à haute voix._--_Hermione, épouse de l'illustre
Léontes, roi de Sicile, tu es ici citée et accusée de haute trahison
comme ayant commis adultère avec Polixène, roi de Bohême, et conspiré
avec Camillo pour ôter la vie à notre souverain seigneur, ton royal
époux: et ce complot étant en partie découvert par les circonstances,
toi, Hermione, au mépris de la foi et de l'obéissance d'un fidèle sujet,
tu leur as conseillé, pour leur sûreté, de s'évader pendant la nuit, et
tu as favorisé leur évasion_.
HERMIONE.--Tout ce que j'ai à dire tendant nécessairement à nier les
faits dont je suis accusée, et n'ayant d'autre témoignage à produire
en ma faveur que celui qui sort de ma bouche, il ne me servira guère
de répondre _non coupable_; ma vertu n'étant réputée que fausseté,
l'affirmation que j'en ferais serait reçue de même. Mais si les
puissances du ciel voient les actions humaines (comme elles le font),
je ne doute pas alors que l'innocence ne fasse rougir ces fausses
accusations et que la tyrannie ne tremble devant la patience.--(_Au
roi._) Vous, seigneur, vous savez mieux que personne (vous qui voulez
feindre de l'ignorer) que toute ma vie passée a été aussi réservée,
aussi chaste, aussi fidèle que je suis malheureuse maintenant, et je le
suis plus que l'histoire n'en donne d'exemple, quand même on inventerait
et qu'on jouerait cette tragédie pour attirer des spectateurs. Car,
considérez-moi,--compagne de la couche d'un roi, possédant la moitié
d'un trône, fille d'un grand monarque, mère d'un prince de la plus
grande espérance, amenée ici pour parler et discourir pour sauver ma
vie et mon honneur devant tous ceux à qui il plaît de venir me voir et
m'entendre. Quant à la vie, je la tiens pour être une douleur que je
voudrais abréger; mais l'honneur, il doit se transmettre de moi à mes
enfants, et, c'est lui seul que je veux défendre. J'en appelle à votre
propre conscience, seigneur, pour dire combien j'étais dans vos bonnes
grâces avant que Polixène vînt à votre cour, et combien je le méritais.
Et depuis qu'il y est venu, par quel commerce illicite me suis-je
écartée de mon devoir pour mériter de paraître ici? Si jamais j'ai
franchi d'un seul pas les bornes de l'honneur, si j'ai penché de ce côté
en action ou en volonté, que les coeurs de tous ceux qui m'entendent
s'endurcissent, et que mon plus proche parent s'écrie: Opprobre sur son
tombeau!
LÉONTES.--Je n'ai jamais ouï dire encore qu'aucun de ces vices effrontés
eût moins d'impudence pour nier ce qu'il avait fait que pour le
commettre d'abord.
HERMIONE.--Cela est assez vrai, mais c'est une maxime dont je ne mérite
pas l'application, seigneur.
LÉONTES.--Vous ne l'avouerez pas.
HERMIONE.--Je ne dois rien avouer de plus que ce qui peut m'être
personnel dans ce qu'on m'impute à crime. Quant à Polixène (qui est le
complice qu'on me donne), je confesse que je l'ai aimé en tout honneur,
autant qu'il le désirait lui-même, de l'espèce d'affection qui pouvait
convenir à une dame comme moi, de cette affection et non point d'une
autre, que vous m'aviez commandée vous-même. Et si je ne l'eusse pas
fait, je croirais m'être rendue coupable à la fois de désobéissance et
d'ingratitude envers vous et envers votre ami, dont l'amitié avait, du
moment où elle avait pu s'exprimer par la parole, dès l'enfance, déclaré
qu'elle vous était dévouée. Quant à la conspiration, je ne sais point
quel goût elle a, bien qu'on me la présente comme un plat dont je dois
goûter; tout ce que j'en sais, c'est que Camillo était un honnête homme;
quant au motif qui lui a fait quitter votre cour, si les dieux n'en
savent pas plus que moi, ils l'ignorent.
LÉONTES.--Vous avez su son départ, comme vous savez ce que vous étiez
chargée de faire en son absence.
HERMIONE.--Seigneur, vous parlez un langage que je n'entends point; ma
vie dépend de vos rêves, et je vous l'abandonne.
LÉONTES.--Mes rêves sont vos actions: vous avez eu un enfant bâtard de
Prolixène, et je n'ai fait que le rêver? Comme vous avez passé toute
honte (et c'est l'ordinaire de celles de votre espèce), vous avez aussi
passé toute vérité. Il vous importe davantage de le nier, mais cela ne
vous sert de rien; car de même que votre enfant a été proscrit, comme il
le devait être, n'ayant point de père qui le reconnût (ce qui est
plus votre crime que le sien), de même vous sentirez notre justice, et
n'attendez de sa plus grande douceur rien moins que la mort.
HERMIONE.--Seigneur, épargnez vos menaces. Ce fantôme dont vous voulez
m'épouvanter, je le cherche. La vie ne peut m'être d'aucun avantage:
la couronne et la joie de ma vie, votre affection, je la regarde comme
perdue: car je sens qu'elle est partie, quoique je ne sache pas comment
elle a pu me quitter. Ma seconde consolation était mon fils, le premier
fruit de mon sein: je suis bannie de sa présence, comme si j'étais
attaquée d'un mal contagieux. Ma troisième consolation, née sous
une malheureuse étoile, elle a été arrachée de mon sein dont le lait
innocent coulait dans sa bouche innocente, pour être traînée à la mort.
Moi-même, j'ai été affichée sous le nom de prostituée sur tous les
poteaux: par une haine indécente, on m'a refusé jusqu'au privilége des
couches, qui appartient aux femmes de toute classe. Enfin, je me suis
vue traînée dans ce lieu en plein air, avant d'avoir recouvré les forces
nécessaires. A présent, seigneur, dites-moi de quels biens je jouis dans
la vie, pour craindre de mourir? Ainsi, poursuivez; mais écoutez encore
ces mots: ne vous méprenez pas à mes paroles.--Non; pour la vie, je
n'en fais pas plus de cas que d'un fétu.--Mais pour mon honneur (que
je voudrais justifier), si je suis condamnée sur des soupçons, sans le
secours d'autres preuves que celles qu'éveille votre jalousie, je vous
déclare que c'est de la rigueur, et non de la justice. Seigneur, je m'en
rapporte à l'oracle: qu'Apollon soit mon juge.
UN DES SEIGNEURS, _à la reine_.--Cette requête, de votre part, madame,
est tout à fait juste; ainsi qu'on produise, au nom d'Apollon, l'oracle
qu'il a prononcé.
(Quelques-uns des officiers sortent.)
HERMIONE.--L'empereur de Russie était mon père; ah! s'il vivait encore,
et qu'il vît ici sa fille accusée! Je voudrais qu'il pût voir seulement
la profondeur de ma misère; mais pourtant avec des yeux de pitié et non
de vengeance!
(Quelques officiers rentrent avec Dion et Cléomène.)
UN OFFICIER.--Cléomène, et vous, Dion, vous allez jurer, sur l'épée
de la justice, que vous avez été tous deux à Delphes; que vous en avez
rapporté cet oracle, scellé et à vous remis par la main du grand-prêtre
d'Apollon; et que, depuis ce moment, vous n'avez pas eu l'audace de
briser le sceau sacré, ni de lire les secrets qu'il couvre.
CLÉOMÈNE ET DION.--Nous jurons tout cela.
LÉONTES.--Brisez le sceau et lisez.
L'OFFICIER _rompt le sceau et lit_.--«Hermione est chaste, Polixène est
sans reproche, Camillo est un sujet fidèle, Léontes un tyran jaloux, son
innocente enfant un fruit légitime; et le roi vivra sans héritier, si ce
qui est perdu ne se retrouve pas.»
TOUS LES SEIGNEURS _s'écrient._--Loué soit le grand Apollon!
HERMIONE.--Qu'il soit loué!
LÉONTES, _à l'officier_.--As-tu lu la vérité?
L'OFFICIER.--Oui, seigneur, telle qu'elle est ici couchée par écrit.
LÉONTES.--Il n'y a pas un mot de vérité dans tout cet oracle: le procès
continuera; tout cela est pure fausseté.
(Un page entre avec précipitation.)
LE PAGE.--Mon seigneur le roi, le roi!
LÉONTES.--De quoi s'agit-il?
LE PAGE.--Ah! seigneur, vous allez me haïr pour la nouvelle que
j'apporte. Le prince, votre fils, par l'idée seule et par la crainte du
jugement de la reine, est parti[12].
[Note 12: C'est le _vixit_ des Latins.]
LÉONTES.--Comment, parti?
LE PAGE.--Est mort.
LÉONTES.--Apollon est courroucé, et le ciel même se déchaîne contre mon
injustice.--Eh! qu'a-t-elle donc?
(La reine s'évanouit.)
PAULINE.--Cette nouvelle est mortelle pour la reine.--Abaissez vos
regards, et voyez ce que fait la mort.
LÉONTES.--Emmenez-la d'ici; son coeur n'est qu'accablé, elle reviendra
à elle.--J'en ai trop cru mes propres soupçons. Je vous en conjure,
administrez-lui avec tendresse quelques remèdes qui la ramènent à
la vie.--Apollon, pardonne à ma sacrilége profanation de ton oracle!
(_Pauline et les dames emportent Hermione_.) Je veux me réconcilier
avec Polixène; je veux faire de nouveau ma cour à ma reine; rappeler
l'honnête Camillo, que je déclare être un homme d'honneur, et d'une âme
généreuse; car, poussé par ma jalousie à des idées de vengeance et
de meurtre, j'ai choisi Camillo pour en être l'instrument, et pour
empoisonner mon ami Polixène; ce qui aurait été fait, si l'âme vertueuse
de Camillo n'avait mis des retards à l'exécution de ma rapide volonté.
Quoique je l'eusse menacé de la mort s'il ne le faisait pas, et
encouragé par l'appât de la récompense s'il le faisait, lui, plein
d'humanité et d'honneur, est allé dévoiler mon projet à mon royal hôte;
il a abandonné tous les biens qu'il possède ici, que vous savez être
considérables, et il s'est livré aux malheurs certains de toutes les
incertitudes, sans autres richesses que son honneur.--Oh! comme il
brille à travers ma rouille! combien sa piété fait ressortir la noirceur
de mes actions!
(Pauline revient.)
PAULINE.--Ah! coupez mon lacet, ou mon coeur va le rompre en se brisant!
UN DES SEIGNEURS.--D'où vient ce transport, bonne dame?
PAULINE, _au roi_.--Tyran, quels tourments étudiés as-tu en réserve pour
moi? Quelles roues, quelles tortures, quels bûchers? M'écorcheras-tu
vive, me brûleras-tu par le plomb fondu ou l'huile bouillante?... Parle,
quel supplice ancien ou nouveau me faut-il subir, moi, dont chaque mot
mérite tout ce que ta fureur peut te suggérer de plus cruel? Ta tyrannie
travaillant de concert avec la jalousie... Des chimères, trop vaines
pour des petits garçons, trop absurdes et trop oiseuses pour des petites
filles de neuf ans! Ah! réfléchis à ce qu'elles ont produit, et alors
deviens fou en effet; oui, frénétique; car toutes tes folies passées
n'étaient rien auprès de la dernière. C'est peu que tu aies trahi
Polixène, et montré une âme inconstante, d'une ingratitude damnable;
c'est peu encore que tu aies voulu empoisonner l'honneur du vertueux
Camillo, en voulant le déterminer au meurtre d'un roi: ce ne sont là que
des fautes légères auprès des forfaits monstrueux qui les suivent, et
encore je ne compte pour rien, ou pour peu, d'avoir jeté aux corbeaux
ta petite fille, quoiqu'un démon eût versé des larmes au milieu du feu
avant d'en faire autant; et je ne t'impute pas non plus directement la
mort du jeune prince, dont les sentiments d'honneur, sentiments élevés
pour un âge si tendre, ont brisé le coeur qui comprenait qu'un père
grossier et imbécile diffamait sa gracieuse mère; non, ce n'est pas
tout cela dont tu as à répondre, mais la dernière horreur,--ô seigneurs,
quand je l'aurai annoncée, criez tous: malheur!--La reine, la reine, la
plus tendre, la plus aimable des femmes, est morte; et la vengeance du
ciel ne tombe pas encore!
UN SEIGNEUR.--Que les puissances suprêmes nous en préservent!
PAULINE.--Je vous dis qu'elle est morte, j'en ferai serment, et si mes
paroles et mes serments ne vous persuadent pas, allez et voyez, si vous
parvenez à ramener la plus légère couleur sur ses lèvres, le moindre
éclat dans ses yeux, la moindre chaleur à l'extérieur, ou la respiration
à l'intérieur, je vous servirai comme je servirais les dieux. Mais toi,
tyran, ne te repens point de ces forfaits; ils sont trop au-dessus de
tous tes remords; abandonne-toi au seul désespoir. Quand tu ferais mille
prières à genoux, pendant dix mille années, nu, jeûnant sur une montagne
stérile, où un éternel hiver enfanterait d'éternels orages, tu ne
pourrais pas amener les dieux à jeter un seul regard sur toi.
LÉONTES.--Poursuis, poursuis; tu ne peux en trop dire, j'ai mérité que
toutes les langues m'accablent des plus amers reproches.
UN SEIGNEUR, _à Pauline_.--N'ajoutez rien de plus; quel que soit
l'événement, vous avez fait une faute, en vous permettant la hardiesse
de ces discours.
PAULINE.--J'en suis fâchée; je sais me repentir des fautes que j'ai
faites, quand on vient à me les faire connaître. Hélas! j'ai trop montré
la témérité d'une femme; il est blessé dans son noble coeur. (_Au
roi_.) Ce qui est passé, et sans remède, ne doit plus être une cause de
chagrin; ne vous affligez point de mes reproches. Punissez-moi plutôt
de vous avoir rappelé ce que vous deviez oublier.--Mon cher souverain,
sire, mon royal seigneur, pardonnez à une femme insensée; c'est l'amour
que je portais à votre reine.--Allons, me voilà folle encore!--Je ne
veux plus vous parler d'elle, ni de vos enfants; je ne vous rappellerai
point le souvenir de mon seigneur, qui est perdu aussi. Recueillez toute
votre patience, je ne dirai plus rien.
LÉONTES.--Tu as bien parlé, puisque tu ne m'as dit que la vérité; je
la reçois mieux que je ne recevrais ta pitié. Je t'en prie, conduis-moi
vers les cadavres de ma reine et de mon fils; un seul tombeau les
enfermera tous deux, et les causes de leur mort y seront inscrites, à
ma honte éternelle. Une fois le jour, j'irai visiter la chapelle où ils
reposeront, et mon plaisir sera d'y verser des larmes. Je fais voeu de
consacrer mes jours à ce devoir, aussi longtemps que la nature voudra
m'en donner la force.--Venez, conduisez-moi vers les objets de ma
douleur.
(Ils sortent.)
SCÈNE III
Un désert de la Bohême voisin de la mer.
ANTIGONE _portant l'enfant, et un_ MATELOT.
ANTIGONE.--Tu es donc bien sûr que notre vaisseau a touché les côtes
désertes de la Bohême?
LE MARINIER.--Oui, seigneur, et j'ai bien peur que nous n'y ayons
débarqué dans un mauvais moment; le ciel a l'air courroucé et nous
menace de violentes rafales. Sur ma conscience, les dieux sont irrités
de notre entreprise et nous témoignent leur colère.
ANTIGONE.--Que leurs saintes volontés s'accomplissent! Va, retourne
à bord, veille sur ta barque, je ne serai pas longtemps à t'aller
rejoindre.
LE MARINIER.--Hâtez-vous le plus possible, et ne vous avancez pas
trop loin dans les terres; nous aurons probablement du mauvais temps:
d'ailleurs, le désert est fameux par les animaux féroces dont il est
infesté.
ANTIGONE.--Va toujours: je vais te suivre dans un moment.
LE MARINIER.--Je suis bien joyeux d'être ainsi débarrassé de cette
affaire.
(Il sort.)
ANTIGONE.--Viens, pauvre enfant.--J'ai ouï dire (mais sans y croire) que
les âmes des morts revenaient quelquefois; si cela est possible, ta mère
m'a apparu la nuit dernière: car jamais rêve ne ressembla autant à la
veille. Je vois s'avancer à moi une femme, la tête penchée tantôt d'un
côté, tantôt de l'autre. Jamais je n'ai vu objet si rempli de douleur et
conservant tant de noblesse: vêtue d'une robe d'une blancheur éclatante
comme la sainteté même, elle s'est approchée de la cabine où j'étais
couché: trois fois elle s'est inclinée devant moi, et sa bouche
s'ouvrant pour parler, ses yeux sont devenus deux ruisseaux de larmes:
après ce torrent de pleurs, elle a rompu le silence par ces mots:
«Vertueux Antigone, puisque la destinée, faisant violence à tes bons
sentiments, t'a choisi pour être chargé d'exposer mon pauvre enfant,
d'après ton serment, la Bohême t'offre des déserts assez éloignés:
pleures-y et abandonne mon enfant au milieu de ses cris; et comme cet
enfant est réputé perdu pour toujours, appelle-la, je t'en conjure, du
nom de Perdita. Et toi, pour ce barbare ministère qui t'a été imposé
par mon époux, tu ne reverras jamais ta femme Pauline.»--Et à ces mots,
poussant un cri aigu, elle s'est évanouie dans l'air. Très-effrayé, je
me suis remis avec le temps, et je suis resté persuadé que c'était une
réalité et non un songe. Les rêves sont des illusions; et cependant pour
cette fois je cède à la superstition et j'y crois. Je pense qu'Hermione
a subi la mort; et qu'Apollon a voulu que cet enfant, étant en vérité la
progéniture de Polixène, fût déposé ici, pour y vivre, ou pour y périr,
sur les terres de son véritable père.--Allons, jeune fleur, puisses-tu
prospérer ici! Repose là, voici ta description et de plus ceci (_Il
dépose auprès d'elle un coffre rempli de bijoux et d'or_) qui pourra,
s'il plaît à la fortune, servir à t'élever, ma jolie enfant, et
cependant rester en ta possession.--La tempête commence: pauvre
petite infortunée, qui, pour la faute de ta mère, est ainsi exposée à
l'abandon, et à tout ce qui peut s'ensuivre.--Je ne puis pleurer,
mais mon coeur saigne. Je suis maudit d'être forcé à cela par mon
serment.--Adieu!--Le jour s'obscurcit de plus en plus: tu as bien l'air
d'avoir une affreuse tempête pour te bercer: jamais je n'ai vu le ciel
si sombre en plein jour. Quels sont ces cris sauvages? Pourvu que je
puisse regagner la barque. Voilà la chasse.--Allons, je te quitte pour
jamais.
(Il fuit, poursuivi par un ours.)
(Un vieux berger s'avance près des lieux où est l'enfant.)
LE BERGER.--Je voudrais qu'il n'y eût point d'âge entre dix et
vingt-trois ans, ou que la jeunesse dormît tout le reste du temps dans
l'intervalle: car on ne fait autre chose dans l'intervalle que donner
des enfants aux filles, insulter des vieillards, piller et se battre.
Écoutez donc! Qui pourrait, sinon des cerveaux brûlés de dix-neuf et de
vingt-deux ans chasser par le temps qu'il fait? Ils m'ont fait égarer
deux de mes meilleures brebis, et je crains bien que le loup ne les
trouve avant leur maître; si elles sont quelque part, ce doit être sur
le bord de la mer, où elles broutent du lierre. Bonne Fortune, si tu
voulais... Qu'avons-nous ici? (_Ramassant l'enfant._) Merci de nous,
un enfant, un joli petit enfant! Je m'étonne si c'est un garçon ou
une fille?... Une jolie petite fille, une très-jolie petite fille; oh!
sûrement c'est quelque escapade; quoique je n'aie pas étudié dans les
livres, cependant je sais lire les traces d'une femme de chambre en
aventure. C'est quelque oeuvre consommée sur l'escalier, ou sur un
coffre, ou derrière la porte. Ceux qui l'ont fait avaient plus chaud
que cette pauvre petite malheureuse n'a ici; je veux la recueillir par
pitié; cependant j'attendrai que mon fils vienne; il criait il n'y a
qu'un moment: holà, ho! holà!
(Entre le fils du berger.)
LE FILS.--Ho! ho!
LE BERGER.--Quoi, tu étais si près? Si tu veux voir une chose dont on
parlera encore quand tu seras mort et réduit en poussière, viens ici.
Qu'est-ce donc qui te trouble, mon garçon?
LE FILS.--Ah! j'ai vu deux choses, sur la mer et sur terre, mais je ne
puis dire que ce soit une mer; car c'est le ciel à l'heure qu'il est,
et entre la mer et le firmament, vous ne pourriez pas passer la pointe
d'une aiguille.
LE BERGER.--Quoi! mon garçon, qu'est-ce que c'est?
LE FILS.--Je voudrais que vous eussiez vu seulement comme elle écume,
comme elle fait rage, comme elle creuse ses rivages; mais ce n'est
pas là ce que je veux dire. Oh! quel pitoyable cri de ces pauvres
malheureux! qu'il était affreux de les voir, et puis de ne plus les
voir; tantôt le vaisseau allait percer la lune avec son grand mât, et
retombait aussitôt englouti dans les flots d'écume, comme si vous jetiez
un morceau de liége dans un tonneau... Et puis ce que j'ai vu sur la
terre! comme l'ours a dépouillé l'os de son épaule, comme il me
criait _au secours!_ en disant que son nom était Antigone, un grand
seigneur.--Mais pour finir du navire, il fallait voir comme la mer l'a
avalé; mais surtout comme les pauvres gens hurlaient et comme la mer
se moquait d'eux.--Et comme le pauvre gentilhomme hurlait, et l'ours
se moquait de lui, et tous deux hurlaient plus haut que la mer ou la
tempête.
LE BERGER.--Miséricorde! quand donc as-tu vu cela, mon fils?
LE FILS.--Tout à l'heure, tout à l'heure: il n'y a pas un clin d'oeil
que j'ai vu ces choses. Les malheureux ne sont pas encore froids
sous l'eau, et l'ours n'a pas encore à moitié dîné de la chair du
gentilhomme: il l'achève à présent.
LE BERGER.--Je voudrais bien avoir été là, pour secourir le pauvre
vieillard.
LE FILS, _à part_.--Et moi, je voudrais que vous eussiez été près du
navire pour le secourir. Votre charité n'aurait pas tenu pied.
LE BERGER.--C'est terrible!--Mais regarde ici, mon garçon, maintenant,
bénis ta bonne fortune; toi, tu as rencontré des mourants, et moi
des nouveau-nés. Voilà qui vaut la peine d'être vu: vois-tu, c'est le
manteau d'un enfant de gentilhomme! Regarde ici, ramasse, mon fils,
ramasse, ouvre-le. Ah! voyons.--On m'a prédit que je serais enrichi par
les fées; c'est quelque enfant changé par elles.--Ouvre ce paquet: qu'y
a-t-il dedans, garçon?
LE FILS.--Vous êtes un vieux tiré d'affaire; si les péchés de votre
jeunesse vous sont pardonnés, vous êtes sûr de bien vivre. De l'or, tout
or!
LE BERGER.--C'est de l'or dès fées; et cela se verra bien; ramasse-le
vite, cache-le; et cours, cours chez nous par le plus court chemin. Nous
avons du bonheur, mon garçon, et pour l'être toujours il ne nous faut
que du secret.--Que mes brebis aillent où elles voudront.--Viens, mon
cher enfant, viens chez nous par le plus court.
LE FILS.--Prenez, vous, le chemin le plus court avec ce que vous avez
trouvé; moi, je vais voir si l'ours a laissé là le gentilhomme, et
combien il en a dévoré. Les ours ne sont jamais féroces que quand ils
ont faim; s'il en a laissé quelque chose, je l'ensevelirai.
LE BERGER.--C'est une bonne action: si tu peux reconnaître par ce qui
restera de lui quel homme c'était, viens me chercher pour me le faire
voir.
LE FILS.--Oui, je le ferai, et vous m'aiderez à l'enterrer.
LE BERGER.--Voilà un heureux jour, mon garçon, et nous ferons de bonnes
actions avec ceci.
(Ils sortent.)
FIN DU TROISIÈME ACTE.
ACTE QUATRIÈME
LE TEMPS, _faisant le rôle d'un choeur_.
LE TEMPS.--Moi qui plais à quelques-uns, et qui éprouve tous les hommes,
la joie des bons et la terreur des méchants; moi qui fais et détruis
l'erreur, en vertu de mon nom, je prends sur moi de faire usage de mes
ailes. Ne me faites pas un crime à moi, ni à la rapidité de mon vol,
si je glisse sur l'espace de seize années, laissant ce vaste intervalle
dans l'oubli: puisqu'il est en mon pouvoir de renverser les lois, et de
créer et d'anéantir une coutume dans l'espace d'une des heures dont
je suis le père, laissez-moi être encore ce que j'étais avant que
les usages anciens ou modernes fussent établis. Je sers de témoin aux
siècles qui les ont introduits, et j'en servirai de même aux coutumes
les plus nouvelles qui règnent de nos jours; je mettrai hors de mode ce
qui brille maintenant, comme mon histoire le paraît à présent. Si votre
indulgence me le permet, je retourne mon horloge, et j'avance mes scènes
comme si vous eussiez dormi dans l'intervalle. Laissant Léontes, les
effets de sa folle jalousie et le chagrin dont il est si accablé, qu'il
s'enferme tout seul; imaginez, obligeants spectateurs, que je vais me
rendre à présent dans la belle Bohême, et rappelez-vous que j'ai fait
mention d'un fils du roi que je vous nomme maintenant Florizel; je
me hâte aussi de vous parler de Perdita, qui a acquis des grâces
merveilleuses. Je ne veux pas vous prédire ce qui lui arrive plus tard,
mais que les nouvelles du Temps se développent peu à peu devant vous. La
fille d'un berger, ce qui la concerne et ce qui s'ensuit, voilà ce que
le Temps va présenter à votre attention. Accordez-moi cela, si vous avez
quelquefois plus mal employé votre temps; sinon, le Temps lui-même vous
dit qu'il vous souhaite sincèrement de ne jamais l'employer plus mal.
(Il sort.)
SCÈNE I
Appartement dans le palais.
_Entrent_ POLIXÈNE ET CAMILLO.
POLIXÈNE.--Je te prie, cher Camillo, ne m'importune pas davantage; c'est
pour moi une maladie de te refuser quelque chose; mais ce serait une
mort de t'accorder cette demande.