CAMILLO.--Il y a seize années que je n'ai revu mon pays. Je désire y
reposer mes os, quoique j'aie respiré un air étranger pendant la plus
grande partie de ma vie. D'ailleurs, le roi repentant, mon maître, m'a
envoyé demander: je pourrais apporter quelque soulagement à ses cruels
chagrins, ou du moins j'ai la présomption de le croire; ce qui est un
second aiguillon qui me pousse à partir.
POLIXÈNE.--Si tu m'aimes, Camillo, n'efface pas tous tes services
passés, en me quittant à présent: le besoin que j'ai de toi, c'est ta
propre vertu qui l'a fait naître; il valait mieux ne te posséder jamais
que de te perdre ainsi: tu m'as commencé des entreprises que personne
n'est en état de bien conduire sans toi: tu dois ou rester pour les
mener toi-même jusqu'à leur entière exécution, ou emporter avec toi tous
les services que tu m'as rendus. Si je ne les ai pas assez récompensés,
et je ne puis trop les récompenser, mon étude désormais sera de t'en
prouver mieux ma reconnaissance, et j'en recueillerai encore l'avantage
d'augmenter notre amitié. Je te prie, ne me parle plus de ce fatal pays
de Sicile, dont le nom seul me rappelle avec douleur le souvenir de mon
frère, avec lequel je suis réconcilié, de ce roi repentant, comme tu le
nommes, et pour lequel on doit même à présent déplorer comme de nouveau
la perte qu'il a faite de ses enfants et de la plus vertueuse des
reines.--Dis-moi, quand as-tu vu le prince Florizel, mon fils? Les rois
ne sont pas moins malheureux d'avoir des enfants indignes d'eux que de
les perdre lorsqu'ils ont éprouvé leurs vertus.
CAMILLO.--Seigneur, il y a trois jours que j'ai vu le prince: quelles
peuvent être ses heureuses occupations, c'est ce que j'ignore; mais
j'ai remarqué parfois que, depuis quelque temps il est fort retiré de
la cour, et qu'on le voit moins assidu que par le passé aux exercices de
son rang.
POLIXÈNE.--J'ai fait la même remarque que vous, Camillo, et avec quelque
attention: au point que j'ai des yeux à mon service qui veillent sur son
éloignement de la cour; et j'ai été informé qu'il est presque toujours
dans la maison d'un berger des plus simples, un homme qui, dit-on, d'un
état de néant, est parvenu, par des moyens que ne peuvent concevoir ses
voisins, à une fortune incalculable.
CAMILLO.--J'ai entendu parler de cet homme, seigneur; il a une fille des
plus rares: sa réputation s'étend au delà de ce qu'on peut attendre, en
la voyant sortir d'une semblable chaumière.
POLIXÈNE.--C'est là aussi une partie de ce qu'on m'a rapporté. Mais je
crains l'appât qui attire là notre fils. Il faut que tu m'accompagnes en
ce lieu: je veux aller, sans nous faire connaître, causer un peu avec ce
berger, et le questionner: il ne doit pas être bien difficile, je pense,
de tirer de la simplicité de ce paysan le motif qui attire ainsi mon
fils chez lui. Je t'en prie, sois de moitié avec moi dans cette affaire,
et bannis toute idée de la Sicile.
CAMILLO.--J'obéis volontiers à vos ordres.
POLIXÈNE.--Mon bon Camillo!--Il faut aller nous déguiser.
(Ils sortent.)
SCÈNE II
Un chemin près de la chaumière du berger.
AUTOLYCUS _entre en chantant_.
Quand les narcisses commencent à se montrer,
Oh! eh! la jeune fille danse dans les vallons:
Alors commence la plus douce saison de l'année.
Tout se colore dans les domaines de l'hiver[13].
La toile blanchit étendue sur la haie;
Oh! eh! les tendres oiseaux! comme ils chantent!
Cela aiguise mes dents voraces;
Un quart de bière est un mets de roi.
L'alouette joyeuse qui chante tira lira,
Eh! oh! oh! eh! la grive et le geai
Sont des chants d'été pour moi et pour mes tantes[14],
Lorsque nous nous roulons sur le foin.
[Note 13: Il y a sans doute ici une antithèse entre les mots _red_ et
_pale_, _rouge_ et _pâle_: mais _pale_, par l'arrangement des mots,
n'est pas adjectif comme l'a cru Letourneur, et veut dire le giron;
_winter's pale_, le giron de l'hiver, les domaines de l'hiver.]
[Note 14: _Aunt_, dans le jargon des mauvais lieux, voulait dire la
maîtresse de la maison.]
J'ai servi le prince Florizel, et dans mon temps j'ai porté du velours.
Aujourd'hui je suis hors de service.
Mais irai-je me lamenter pour cela, ma chère?
La pâle lune luit pendant la nuit;
Et lorsque j'erre çà et là,
C'est alors que je vais le plus droit.
S'il est permis aux chaudronniers de vivre
Et de porter leur malle couverte de peau de cochon
Je puis bien rendre mes comptes
Et les certifier dans les ceps.
Mon trafic, c'est les draps. Là où le milan bâtit son nid, veillez sur
votre menu linge. Mon père m'a nommé Autolycus; et étant, comme je le
suis, entré dans ce monde sous la planète de Mercure, j'ai été destiné
à escamoter des bagatelles de peu de valeur. C'est aux dés et aux femmes
de mauvaise vie que je dois d'être ainsi caparaçonné, et mon revenu est
la menue filouterie. Les gibets et les coups sur le grand chemin sont
trop forts pour moi: être battu et pendu, c'est ma terreur; quant à la
vie future, j'en perds la pensée en dormant. (_Apercevant le fils du
berger_.) Une prise! une prise!
(Entre le fils du berger.)
LE BERGER.--Voyons, onze béliers donnent vingt-huit livres de laine:
vingt-huit livres rapportent une livre et un schelling en sus: à
présent, quinze cents toisons... à combien monte le tout?
AUTOLYCUS, _à part_.--Si le lacet tient, l'oison est à moi.
LE BERGER.--Je ne puis en venir à bout sans jetons.--Voyons: que vais-je
acheter pour la fête de la tonte des moutons?--Trois livres de sucre,
cinq livres de raisins secs, et du riz.--Qu'est-ce que ma soeur veut
faire du riz?--Mais mon père l'a faite souveraine de la fête, et elle
sait à quoi il est bon. Elle m'a fait vingt-quatre bouquets pour les
tondeurs, tous chanteurs à trois parties, et de fort bons chanteurs:
mais la plupart sont des ténors et des basses-tailles; il n'y a parmi
eux qu'un puritain qui chante des psaumes sur des airs de bourrées. Il
faut que j'aie du safran pour colorer des gâteaux, du macis, des dattes,
point... je ne connais pas cela; des noix muscades, sept; une ou deux
racines de gingembre; mais je pourrais demander cela. Quatre livres de
pruneaux et autant de raisins séchés au soleil.
AUTOLYCUS, _poussant un gémissement et étendu sur la terre._--Ah!
faut-il que je sois né!
LE BERGER.--Merci de moi...
AUTOLYCUS.--Oh! à mon secours! à mon secours! Ôtez-moi ces haillons, et
après, la mort, la mort!
LE BERGER.--Hélas! pauvre homme, tu aurais besoin d'autres haillons pour
te couvrir, au lieu d'ôter ceux que tu as.
AUTOLYCUS.--Ah! monsieur, leur malpropreté me fait plus souffrir que les
coups de fouet que j'ai reçus; et j'en ai pourtant reçu de bien rudes,
et par millions.
LE BERGER.--Hélas! pauvre malheureux! un million de coups. C'est
beaucoup de choses!
AUTOLYCUS.--Je suis volé, monsieur, et assommé. On m'a pris mon argent
et mes habits, et l'on m'a affublé de ces détestables lambeaux.
LE BERGER.--Est-ce un homme à cheval, ou un homme à pied?
AUTOLYCUS.--Un homme à pied, mon cher monsieur, un homme à pied.
LE BERGER.--En effet, ce doit être un homme à pied, d'après les
vêtements qu'il t'a laissés: si c'était là le manteau d'un homme à
cheval, il a fait un rude service.--Prête-moi ta main, je t'aiderai à te
relever; allons, prête-moi ta main.
(Il lui aide à se relever.)
AUTOLYCUS.--Ah! mon bon monsieur, doucement; ah!
LE BERGER.--Hélas! pauvre malheureux!
AUTOLYCUS.--Ah! monsieur! doucement, mon bon monsieur: j'ai peur,
monsieur, d'avoir mon épaule démise.
LE BERGER.--Eh bien! peux-tu te tenir debout?
AUTOLYCUS.--Doucement, mon cher monsieur... (_Il met la main dans la
poche du berger_.) Mon cher monsieur, doucement; vous m'avez rendu un
service bien charitable.
LE BERGER.--Aurais-tu besoin de quelque argent? je peux t'en donner un
peu.
AUTOLYCUS.--Non, mon cher monsieur, non, je vous en conjure, monsieur.
J'ai un parent à moins de trois quarts de mille d'ici chez qui j'allais;
je trouverai là de l'argent et tout ce dont j'aurai besoin: ne m'offrez
point d'argent, monsieur, je vous en prie; cela me fend le coeur.
LE BERGER.--Quelle espèce d'homme était-ce que celui qui vous a
dépouillé?
AUTOLYCUS.--Un homme, monsieur, que j'ai connu pour donner à jouer au
trou-madame: je l'ai vu au service du prince; je ne saurais vous dire,
mon bon monsieur, pour laquelle de ses vertus c'était; mais il a été
fustigé et chassé de la cour.
LE BERGER.--Pour ses vices, voulez-vous dire? Il n'y a point de vertu
chassée de la cour; on l'y choie assez pour l'engager à s'y établir, et
cependant elle ne fera jamais qu'y séjourner en passant.
AUTOLYCUS.--Oui, monsieur, j'ai voulu dire _ses vices_; je connais bien
cet homme-là; il a été depuis porteur de singes; ensuite, solliciteur
de procès, huissier: ensuite, il a fabriqué des marionnettes de l'enfant
prodigue, et il a épousé la femme d'un chaudronnier, à un mille du lieu
où sont ma terre et mon bien; après avoir parcouru une multitude de
professions malhonnêtes, il s'est établi dans le métier de coquin:
quelques-uns l'appellent Autolycus.
LE BERGER.--Malédiction sur lui! c'est un filou, sur ma vie, c'est
un filou: il hante les fêtes de village, les foires et les combats de
l'ours.
AUTOLYCUS.--Justement, monsieur, c'est lui; monsieur, c'est lui; c'est
ce coquin-là qui m'a accoutré comme vous me voyez.
LE BERGER.--Il n'y a pas de plus insigne poltron dans toute la Bohême.
Si vous aviez seulement fait les gros yeux, ou que vous lui eussiez
craché au visage, il se serait enfui.
AUTOLYCUS.--Il faut vous avouer, monsieur, que je ne suis pas un homme à
me battre; de ce côté-là, je ne vaux rien du tout, et il le savait bien,
je le garantirais.
LE BERGER.--Comment vous trouvez-vous à présent?
AUTOLYCUS.--Mon cher monsieur, beaucoup mieux que je n'étais; je puis me
tenir sur mes jambes et marcher; je vais même prendre congé de vous, et
m'acheminer tout doucement vers la demeure de mon parent.
LE BERGER.--Vous conduirai-je un bout de chemin?
AUTOLYCUS.--Non, mon bon monsieur; non, mon cher monsieur.
LE BERGER..--Alors portez-vous bien; il faut que j'aille acheter des
épices pour notre fête de la tonte.
(Il sort.)
AUTOLYCUS _seul_.--Prospérez, mon cher monsieur.--Votre bourse n'est pas
assez chaude à présent pour acheter vos épices. Je me trouverai aussi à
votre fête de la tonte, je vous le promets. Si je ne fais pas succéder à
cette filouterie un autre escamotage, et si des tondeurs je ne fais pas
de vrais moutons, je consens à être effacé du registre, et que mon nom
soit enregistré sur le livre de la probité.
Trotte, trotte par le sentier,
Un coeur joyeux va tout le jour;
Un coeur triste est las au bout d'un mille.
(Il s'en va.)
SCÈNE III
La cabane du berger.
_Entrent_ FLORIZEL ET PERDITA.
FLORIZEL.--Cette parure inaccoutumée donne une nouvelle vie à chacun
de vos charmes. Vous n'êtes point une bergère: c'est Flore, se laissant
voir à l'entrée d'avril:--cette fête de la tonte me paraît une assemblée
de demi-dieux, et vous en êtes la reine.
PERDITA.--Mon aimable prince, il ne me sied pas de blâmer vos éloges
exagérés; ah! pardonnez, si j'en parle ainsi: vous, l'objet illustre des
regards de la contrée, vous vous êtes éclipsé sous l'humble habit d'un
berger; et moi, pauvre et simple fille, je suis parée comme une déesse.
Si ce n'est que nos fêtes sont toujours marquées par la folie, et que
les convives avalent tout par la coutume, je rougirais de vous voir dans
cet appareil, et de me voir moi, dans le miroir: votre rang vous met à
l'abri de la crainte.
FLORIZEL.--Je bénis le jour où mon bon faucon a pris son vol au travers
des métairies de votre père.
PERDITA.--Veuille Jupiter vous en donner sujet: pour moi, la différence
entre nous me remplit de terreurs. Votre Grandeur n'a pas été accoutumée
à la crainte. Je tremble en ce moment même à la seule idée que votre
père, conduit par quelque hasard, vienne à passer par ici, comme vous
avez fait. O fatalité! De quel oeil verraitil son noble ouvrage si
pauvrement relié! Que dirait-il? ou comment soutiendrais-je moi, au
milieu de mes splendeurs empruntées, le regard sévère de son auguste
présence?
FLORIZEL.--Ne songez qu'au plaisir. Les dieux eux-mêmes, soumettant leur
divinité à l'amour, ont emprunté la forme des animaux: Jupiter s'est
métamorphosé en taureau, et a poussé des gémissements; le verdâtre
Neptune est devenu bélier, et a fait entendre ses bêlements; et le dieu
vêtu de feu, Apollon doré, s'est fait humble berger, tel que je parais
être maintenant; jamais leurs métamorphoses n'eurent pour objet une plus
rare beauté, ni des intentions aussi chastes. Mes désirs ne dépassent
pas mon honneur, et mes sens ne sont pas plus ardents que ma bonne foi.
PERDITA.--Oui, mais, cher prince, votre résolution ne pourra tenir,
quand une fois il lui faudra essuyer, comme cela est inévitable, toute
l'opposition de la puissance du roi; et alors ce sera une alternative
nécessaire, ou que vous changiez de dessein, ou que je cesse de vivre.
FLORIZEL.--Chère Perdita, je t'en conjure, n'assombris point, par ces
réflexions forcées, la joie de la fête. Ou je serai à toi, ma belle, ou
je ne serai plus à mon père; car je ne puis être à moi, ni à personne,
si je ne suis pas à toi. C'est à cela que je resterai fidèle, quand les
destins diraient non! Sois tranquille et joyeuse; étouffe ces pensées
importunes par tout ce que tu vas voir tout à l'heure. Voilà vos hôtes
qui viennent; prenez un air gai, comme si c'était aujourd'hui le jour
de la célébration de ces noces, que nous nous sommes tous deux juré
d'accomplir un jour.
PERDITA.--O fortune, sois-nous favorable!
(Entrent le berger, son fils, Mopsa, Dorcas, valets, Polixène et Camillo
déguisés.)
FLORIZEL, _à Perdita_.--Voyez: vos hôtes s'avancent; préparez-vous à les
recevoir gaiement, et que nos visages soient colorés par l'allégresse.
LE BERGER, _à Perdita._--Fi donc! ma fille. Quand ma vieille femme
vivait, elle était, dans un jour comme celui-ci, le panetiers,
l'échanson, le cuisinier, la maîtresse et la servante tout ensemble;
elle accueillait tout le monde, chantait sa chanson et dansait à son
tour: tantôt ici au haut bout de la table, et tantôt au milieu; sur
l'épaule de celui-ci, sur l'épaule de celui-là; le visage en feu de
fatigue; et la liqueur qu'elle prenait pour éteindre ses feux, elle en
buvait un coup à la santé de chacun. Et vous, vous êtes à l'écart
comme si vous étiez un de ceux qu'on fête, et non pas l'hôtesse de
l'assemblée. Je vous en prie, souhaitez la bienvenue à ces amis qui nous
sont inconnus: c'est le moyen de nous rendre plus amis et d'augmenter
notre connaissance. Allons, qu'on m'efface ces rougeurs, et
présentez-vous pour ce que vous êtes, pour la maîtresse de la fête;
allons, et faites-leur vos remerciements de venir à votre fête de la
tonte, si vous voulez que votre beau troupeau prospère.
PERDITA, _à Polixène et Camillo_.--Monsieur, soyez le bienvenu: c'est
la volonté de mon père que je me charge de faire les honneurs de cette
fête. (_A Camillo_.) Vous êtes le bienvenu, monsieur. (_A Dorcas_.)
Donne-moi les fleurs que tu as là.--Respectable seigneur, voilà du
romarin et de la rue pour vous: ces fleurs conservent leur aspect et
leur odeur pendant tout l'hiver; que la grâce et le souvenir[15] soient
votre partage; soyez les bienvenus à notre fête.
[Note 15: La rue était appelée l'herbe de grâce, et le romarin l'herbe
du souvenir. On portait du romarin aux funérailles. On croyait jadis que
cette plante fortifiait la mémoire.]
POLIXÈNE.--Bergère, et vous êtes une charmante bergère, vous avez bien
raison de nous présenter, à nos âges, des fleurs d'hiver.
PERDITA.--Monsieur, l'année commence à être ancienne.--A cette époque,
où l'été n'est pas encore expiré, où l'hiver transi n'est pas né non
plus, les plus belles fleurs de la saison sont nos oeillets et les
giroflées rayées, que quelques-uns nomment les bâtardes de la nature;
mais, pour cette dernière espèce, il n'en croît point dans notre jardin
rustique, et je ne me soucie pas de m'en procurer des boutures.
POLIXÈNE.--Pourquoi, belle fille, les méprisez-vous ainsi?
PERDITA.--C'est que j'ai ouï-dire qu'il y a un art qui, pour les
bigarrer, en partage l'ouvrage avec la grande créatrice, la nature.
POLIXÈNE.--Eh bien! quand cela serait, il est toujours vrai qu'il n'est
point de moyen de perfectionner la nature sans que ce moyen soit encore
l'ouvrage de la nature. Ainsi, au-dessus de cet art que vous dites
ajouter à la nature, il est un art qu'elle crée: vous voyez, charmante
fille, que tous les jours nous marions une tendre tige avec le tronc le
plus sauvage, et que nous savons féconder l'écorce du plus vil arbuste
par un bouton d'une race plus noble; ceci est un art que perfectionne la
nature, qui la change plutôt: l'art lui-même est encore la nature.
PERDITA.--Cela est vrai.
POLIXÈNE.--Enrichissez donc votre jardin de giroflées, et ne les traitez
plus de bâtardes.
PERDITA.--Je n'enfoncerai jamais le plantoir dans la terre pour y mettre
une seule tige de leur espèce, pas plus que je ne voudrais, si j'étais
peinte, que ce jeune homme me dît que c'est bien et qu'il ne désirât
m'épouser que pour cela.--Voici des fleurs pour vous: la chaude lavande,
la menthe, la sauge, la marjolaine et le souci, qui se couche avec le
soleil et se lève avec lui en pleurant. Ce sont les fleurs de la mi-été,
et je crois qu'on les donne aux hommes d'un certain âge. Vous êtes les
très-bienvenus.
CAMILLO.--Si j'étais un de vos moutons, je cesserais de paître et je ne
vivrais que du plaisir de vous contempler.
PERDITA.--Allons donc! Hélas! vous deviendriez bientôt si maigre que
le souffle des vents de janvier vous traverserait de part en part. (_A
Florizel_.) Et vous, mon bon ami, je voudrais bien avoir quelques fleurs
de printemps qui pussent convenir à votre jeunesse; et pour vous aussi,
bergères, qui portez encore votre virginité sur vos tiges vierges.--O
Proserpine! que n'ai-je ici les fleurs que, dans ta frayeur, tu
laissas tomber du char de Pluton! Les narcisses, qui viennent avant que
l'hirondelle ose se montrer, et qui captivent les vents de mars par leur
beauté; les violettes, sombres, mais plus douces que les yeux bleus de
Junon ou que l'haleine de Cythérée; les pâles primevères, qui meurent
vierges avant qu'elles puissent voir le brillant Phébus dans sa force,
malheur trop ordinaire aux jeunes filles; les superbes jonquilles et
l'impériale; les lis de toute espèce, et la fleur de lis en est une; oh!
je suis dépourvue de toutes ces fleurs pour vous faire des guirlandes et
pour vous en couvrir tout entier, vous, mon doux ami.
FLORIZEL.--Quoi! comme un cadavre?
PERDITA.--Non pas, mais comme un gazon sur lequel l'amour doit jouer et
s'étendre; non comme un cadavre, ou du moins pour être enseveli vivant
dans mes bras.--Allons, prenez vos fleurs; il me semble que je fais ici
le rôle que j'ai vu faire dans les Pastorales de la Pentecôte: sûrement
cette robe que je porte change mon humeur.
FLORIZEL.--Ce que vous faites vaut toujours mieux que ce que vous avez
fait. Quand vous parlez, ma chère, je voudrais vous entendre parler
toujours; si vous chantez, je voudrais vous entendre; vous voir vendre
et acheter, donner l'aumône, prier, régler votre maison, et tout faire
en chantant; quand vous dansez, je voudrais que vous fussiez une vague
de la mer, afin que vous pussiez toujours continuer, vous mouvoir
toujours, toujours ainsi, et ne jamais faire autre chose: votre manière
de faire, toujours plus piquante dans chaque mouvement, relève tellement
tout ce que vous faites, que toutes vos actions réunies sont celles
d'une reine.
PERDITA.--O Doriclès! vos louanges sont trop fortes: si votre jeunesse
et la pureté de votre sang, qui se montre franchement sur vos joues,
ne vous annonçaient pas clairement pour un berger exempt de fraude,
j'aurais raison de craindre, mon Doriclès, que vous ne me fissiez la
cour avec des mensonges.
FLORIZEL.--Je crois que vous avez aussi peu de raison de le craindre,
que je songe peu moi-même à vous en donner des motifs.--Mais allons,
notre danse, je vous prie. Votre main, ma Perdita; ainsi s'unit un
couple de tourterelles, résolues de ne jamais se séparer.
PERDITA.--Je le jure pour elles.
POLIXÈNE.--Voilà la plus jolie petite paysanne qui ait foulé le vert
gazon: elle ne fait pas un geste, elle n'a pas un maintien qui ne
respire quelque chose de plus relevé que sa condition: elle est trop
noble pour ce lieu.
CAMILLO.--Il lui dit quelque chose qui lui fait monter la rougeur sur
les joues: en vérité, c'est la reine du lait et de la crème.
LE FILS DU BERGER.--Allons, la musique, jouez.
DORCAS, _à part_.--Mopsa doit être votre maîtresse: et un peu d'ail,
pour préservatif contre ses baisers.
MOPSA.--Allons en mesure.
LE FILS DU BERGER.--Pas un mot, pas un mot: il s'agit aujourd'hui
d'avoir de bonnes manières.--Allons, jouez.
(On exécute ici une danse de bergers et de bergères.)
POLIXÈNE.--Bon berger, dites-moi, je vous prie, quel est ce jeune paysan
qui danse avec votre fille?
LE BERGER.--On l'appelle Doriclès, et il se vante de posséder de riches
pâturages; je ne le tiens que de lui, mais je le crois: il a l'air de
la vérité. Il dit qu'il aime ma fille: je le crois aussi, car jamais la
lune ne s'est mirée dans les eaux aussi longtemps qu'on le voit debout,
et lisant, pour ainsi dire, dans les yeux de ma fille; et à parler
franchement, je crois qu'à un demi-baiser près on ne saurait choisir
lequel des deux aime le mieux l'autre.
POLIXÈNE.--Elle danse avec grâce.
LE BERGER.--Elle fait de même tout ce qu'elle fait, quoique je le dise,
moi, qui devrais le taire. Si le jeune Doriclès se décidait pour elle,
elle lui apporterait ce à quoi il ne songe guère.
LE VALET, _au fils du berger_.--Ah! maître, si vous aviez entendu le
colporteur à la porte, vous ne voudriez plus danser au son du tambourin
ni du chalumeau: non, la cornemuse ne vous ferait plus d'impression.
Il chante plusieurs airs différents plus vite que vous ne compteriez
l'argent; il les débite comme s'il avait mangé des ballades et que
toutes les oreilles fussent ouvertes à ses airs.
LE FILS DU BERGER.--Il ne pouvait pas venir plus à propos. Il faut qu'il
entre; moi, j'aime de passion les ballades, quand c'est une histoire
lamentable chantée sur un air joyeux, ou une histoire bien plaisante
chantée sur un ton lamentable.
LE VALET.--Il a des chansons pour l'homme ou la femme de toutes
grandeurs. Il n'y a pas de marchande de modes qui puisse aussi bien
accommoder de gants ses pratiques: il a les plus jolies chansons d'amour
pour les jeunes filles, et sans aucune licence, ce qui est étrange; et
avec de si charmants refrains, de _flon flon_ et _lon lon la_, et _Tombe
dessus, et puis pousse_[16]; et dans le cas où quelque vaurien à la
bouche béante voudrait, comme qui dirait, y entendre malice et casser
grossièrement les vitres, il fait répondre à la fille: _Finissez, ne me
faites pas de mal, cher ami_. Elle s'en débarrasse et lui fait lâcher
prise avec: _Finissez, ne me faites pas de mal, mon brave homme_[17].
[Note 16: Noms de chansons de rondes anciennes.]
[Note 17: Autres titres de chansons.]
POLIXÈNE.--Voilà un honnête garçon.
LE FILS DU BERGER.--Sur ma parole, tu parles d'un marchand bien
ingénieux. A-t-il quelques marchandises fraîches?
LE VALET.--Il a des rubans de toutes les couleurs de l'arc-en-ciel, plus
de pointes[18] que n'en pourraient employer les avocats de la Bohême
quand ils tomberaient sur lui à la grosse[19], rubans de fil, cadis[20],
batistes, linons, etc., et il met toute sa boutique en chansons comme si
c'était autant de dieux et de déesses; vous croiriez qu'une chemise est
un ange, il chante les poignets et toute la broderie du jabot.
[Note 18: _Points_, pointes et points.]
[Note 19: _By the grosse_; si la traduction du mot est un peu hasardée,
la pensée est juste.]
[Note 20: Espèce de drap dont les Arlésiennes font encore des cotillons
un peu lourds pour le climat.]
LE FILS DU BERGER.--Je t'en prie, amène-le-nous, et qu'il s'avance en
chantant.
PERDITA.--Avertissez-le d'avance de ne pas se servir de mots
inconvenants dans ses airs.
LE FILS DU BERGER.--Vous avez de ces colporteurs qui sont tout autre
chose que ce que vous pourriez croire, ma soeur.
PERDITA.--Oui, mon cher frère, ou que je n'ai envie de le savoir.
AUTOLYCUS _s'avance en chantant_.
Du linon aussi blanc que la neige,
Du crêpe noir comme le corbeau,
Des gants parfumés comme les roses de Damas,
Des masques pour la figure et pour le nez,
Des bracelets de verre, des colliers d'ambre,
Des parfums pour la chambre des dames,
Des coiffes dorées et des devants de corsages
Dont les garçons peuvent faire présent à leurs belles,
Des épingles et des agrafes d'acier,
Tout ce qu'il faut aux jeunes filles, des pieds à la tête.
Venez, achetez-moi; allons, venez acheter, venez acheter,
Achetez, jeunes gens, ou vos jeunes filles se plaindront.
Venez acheter, etc.
LE FILS DU BERGER.--Si je n'étais pas amoureux de Mopsa, tu n'aurais
pas un sou de moi; mais, étant captivé comme je le suis, cela entraînera
aussi la captivité de quelques rubans et de quelques paires de gants.
MOPSA.--On me les avait promis pour la fête, mais ils ne viendront pas
encore trop tard à présent.
DORCAS.--Il vous a promis plus que cela, ou bien il y a des menteurs.
MOPSA.--Il vous a payé plus qu'il ne vous a promis, peut-être même
davantage, et ce que vous rougiriez de lui rendre.
LE FILS DU BERGER.--Est-ce qu'il n'y a plus de retenue parmi nos jeunes
filles? Porteront-elles leurs jupes là où on devrait voir leurs visages?
N'avez-vous pas l'heure d'aller traire, celle de vous coucher ou d'aller
au four pour éventer ces secrets, sans qu'il faille que vous veniez
en jaser devant tous nos hôtes? Il est heureux qu'ils se parlent à
l'oreille. Faites taire vos langues, et pas un mot de plus.
MOPSA.--J'ai fini. Allons, vous m'avez promis un joli lacet et une paire
de gants parfumés.
LE FILS DU BERGER.--Ne vous ai-je pas dit comment on m'avait filouté en
chemin et pris tout mon argent?
AUTOLYCUS.--Oh! oui, sûrement, monsieur, il y a des filous par les
chemins, et il faut bien prendre garde à soi.
LE FILS DU BERGER.--N'aie pas peur, ami, tu ne perdras rien ici.
AUTOLYCUS.--Je l'espère bien, monsieur, car j'ai avec moi bien des
paquets importants.
LE FILS DU BERGER.--Qu'as-tu là? des chansons?
MOPSA.--Oh! je t'en prie, achètes-en quelques-unes. J'aime une
chanson imprimée à la fureur, car celles-là, nous savons qu'elles sont
véritables.
AUTOLYCUS.--Tenez, en voilà une sur un air fort lamentable: comment la
femme d'un usurier accoucha tout d'un coup de vingt sacs d'argent, et
comment elle avait envie de manger des têtes de serpents et des crapauds
grillés.
MOPSA.--Cela est-il vrai? le croyez-vous?
AUTOLYCUS.--Très-vrai, il n'y a pas un mois de cela.
DORCAS.--Les dieux me préservent d'épouser un usurier!
AUTOLYCUS.--Voilà le nom de la sage-femme au bas, une madame Porteconte;
et il y avait cinq ou six honnêtes femmes qui étaient présentes.
Pourquoi irais-je débiter des mensonges?
MOPSA, _au jeune berger_.--Oh! je t'en prie, achète-la.
LE FILS DU BERGER.--Allons, mets-la de côté, et voyons encore d'autres
chansons; nous ferons les autres emplettes après.
AUTOLYCUS.--Voici une autre ballade d'un poisson qui se montra sur
la côte, le mercredi quatre-vingts d'avril, à quarante mille brasses
au-dessus de l'eau, et qui chanta cette ballade contre le coeur
inflexible des filles. On a cru que c'était une femme qui avait été
métamorphosée en poisson, pour ne pas avoir voulu aimer un homme
amoureux d'elle: la ballade est vraiment touchante, et tout aussi vraie.
DORCAS.--Cela est vrai aussi? Le croyez-vous?
AUTOLYCUS.--Il y a le certificat de cinq juges de paix, et de témoins
plus que n'en contiendrait ma balle.
LE JEUNE BERGER.--Mettez-la aussi de côté: une autre.
AUTOLYCUS.--Voici une chanson gaie, mais bien jolie.
MOPSA.--Ah! voyons quelques chansons gaies.
AUTOLYCUS.--Oh! c'est une chanson extrêmement gaie, et elle va sur l'air
de: _Deux filles aimaient un amant_; il n'y a peut-être pas une fille
dans la province qui ne la chante: on me la demande souvent, je puis
vous dire.
MOPSA.--Nous pouvons la chanter tous deux; si vous voulez faire votre
partie, vous allez entendre: elle est en trois parties.
DORCAS.--Nous avons eu cet air-là, il y a un mois.
AUTOLYCUS.--Je puis faire ma partie, vous savez que c'est mon métier:
songez à bien faire la vôtre.
CHANSON.
AUTOLYCUS.--Sortez d'ici, car il faut que je m'en aille.--Où? c'est ce
qu'il n'est pas bon que vous sachiez.
DORCAS.--Où?
MOPSA.--Où?
DORCAS.--Où?
MOPSA.--Vous devez, d'après votre serment, me dire tous vos secrets.
DORCAS.--Et à moi aussi; laissez-moi y aller.
MOPSA.--Tu vas à la grange, ou bien au moulin.
DORCAS.--Si tu vas à l'un ou à l'autre, tu as tort.
AUTOLYCUS.--Ni l'un ni l'autre.
DORCAS.--Comment! ni l'un ni l'autre?
AUTOLYCUS.--Ni l'un ni l'autre.
DORCAS.--Tu as juré d'être mon amant.
MOPSA.--Tu me l'as juré bien davantage. Ainsi, où vas-tu donc? Dis-moi,
où?
LE FILS DU BERGER.--Nous chanterons tout à l'heure cette chanson à notre
aise.--Mon père et nos hôtes sont en conversation sérieuse, et il ne
faut pas les troubler; allons, apporte ta balle et suis-moi. Jeunes
filles, j'achèterai pour vous deux.--Colporteur, ayons d'abord le
premier choix.--Suivez-moi, mes belles.
AUTOLYCUS, _à part_.--Et vous payerez bien pour elles.
(Il chante.)
Voulez-vous acheter du ruban,
Ou de la dentelle pour votre pèlerine,
Ma jolie poulette, ma mignonne?
Ou de la soie, ou du fil,
Quelques jolis colifichets pour votre tête,
Des plus beaux, des plus nouveaux, des plus élégants?
Venez au colporteur;
L'argent est un touche à tout
Qui fait sortir les marchandises de tout le monde.
(Le jeune berger, Dorcas et Mopsa sortent ensemble pour choisir et
acheter; Autolycus les suit.)
(Entre un valet.)
LE VALET.--Maître, il y a trois charretiers, trois bergers, trois
chevriers, trois gardeurs de pourceaux qui se sont tous faits des hommes
à poil: ils se nomment eux-mêmes des _saltières_[21], et ils ont une
danse qui est, disent les filles, comme une galimafrée de gambades,
parce qu'elles n'en sont pas; mais elles ont elles-mêmes dans l'idée
qu'elle plaira infiniment, pourvu qu'elle ne soit pas trop rude pour
ceux qui ne connaissent que le jeu de boules.
[Note 21: _Saltières_ pour satyres.]
LE BERGER.--Laisse-nous; nous ne voulons point de leur danse; on n'a
déjà que trop folâtré ici.--Je sais, monsieur, que nous vous fatiguons.
POLIXÈNE.--Vous fatiguez ceux qui nous délassent; je vous prie, voyons
ces quatre trios de gardeurs de troupeaux.
LE VALET.--Il y en a trois d'entre eux, monsieur, qui, suivant ce qu'ils
racontent, ont dansé devant le roi; et le moins souple des trois ne
saute pas moins de douze pieds et demi en carré.
LE BERGER.--Cesse ton babil; puisque cela plaît à ces honnêtes gens,
qu'ils viennent; mais qu'ils se dépêchent.
LE VALET.--Hé! ils sont à la porte, mon maître.
(Ici les douze satyres paraissent et exécutent leur danse.)
POLIXÈNE, _à part_.--Oh! bon père, tu en sauras davantage dans
la suite.--Cela n'a-t-il pas été trop loin?--Il est temps de les
séparer.--Le bonhomme est simple, il en dit long.--(_A Florizel._) Eh
bien! beau berger, votre coeur est plein de quelque chose qui distrait
votre âme du plaisir de la fête.--Vraiment, quand j'étais jeune et que
je filais l'amour comme vous faites, j'avais coutume de charger ma belle
de présents: j'aurais pillé le trésor de soie du colporteur, et l'aurais
prodigué dans les mains de ma belle.--Vous l'avez laissé partir, et
vous n'avez fait aucun marché avec lui. Si votre jeune fille allait
l'interpréter mal, et prendre cet oubli pour un défaut d'amour ou de
générosité, vous seriez fort embarrassé au moins pour la réponse, si
vous tenez à conserver son attachement.
FLORIZEL.--Mon vieux monsieur, je sais qu'elle ne fait aucun cas de
pareilles bagatelles. Les cadeaux qu'elle attend de moi sont emballés
et enfermés dans mon coeur, dont je lui ai déjà fait don, mais que je ne
lui ai pas encore livré. (_A Perdita_.) Ah! écoute-moi prononcer le voeu
de ma vie devant ce vieillard, qui, à ce qu'il semble, aima jadis: je
prends ta main, cette main aussi douce que le duvet de la colombe, et
aussi blanche qu'elle, ou que la dent d'un Éthiopien et la neige pure
repoussée deux fois par le souffle impétueux du nord.
POLIXÈNE.--Que veut dire ceci? Comme ce jeune berger semble laver avec
complaisance cette main qui était déjà si blanche auparavant!--Je vous
ai interrompu.--Mais revenez à votre protestation: que j'entende votre
promesse.
FLORIZEL.--Écoutez, et soyez-en témoin.
POLIXÈNE.--Et mon voisin aussi que voilà?
FLORIZEL.--Et lui aussi, et d'autres que lui, et tous les hommes, la
terre, les cieux et l'univers entier; soyez tous témoins que, fussé-je
couronné le plus grand monarque du monde et le plus puissant, fussé-je
le plus beau jeune homme qui ai fait languir les yeux, eussé-je plus
de force et de science que n'en ait jamais eu un mortel, je n'en
ferais aucun cas sans son amour, que je les emploierais tous et les
consacrerais tous à son service, ou les condamnerais à périr.
POLIXÈNE.--Belle offrande!
CAMILLO.--Qui montre une affection durable.
LE BERGER.--Mais vous, ma fille, en dites-vous autant pour lui?
PERDITA.--Je ne puis m'exprimer aussi bien, pas à beaucoup près aussi
bien, non, ni penser mieux; je juge de la pureté de ses sentiments sur
celle des miens.
LE BERGER.--Prenez-vous les mains, c'est un marché fait.--Et vous,
amis inconnus, vous en rendrez témoignage; je donne ma fille à ce jeune
homme, et je veux que sa dot égale la fortune de son amant.
FLORIZEL.--Oh! la dot de votre fille doit être ses vertus. Après une
certaine mort, j'aurai plus de richesses que vous ne pouvez l'imaginer
encore, assez pour exciter votre surprise; mais, allons, unissons-nous
en présence de ces témoins.
LE BERGER, _à Florizel_.--Allons, voire main.--Et vous, ma fille, la
vôtre.
POLIXÈNE.--Arrêtez, berger; un moment, je vous en conjure.--(_A
Florizel_.) Avez-vous un père?
FLORIZEL.--J'en ai un.--Mais que prétendez-vous?
POLIXÈNE.--Sait-il ceci?
FLORIZEL.--Il ne le sait pas et ne le saura jamais.
POLIXÈNE.--Il me semble pourtant qu'un père est l'hôte qui sied le mieux
au festin des noces de son fils. Je vous prie, encore un mot: votre père
n'est-il pas incapable de gouverner ses affaires? n'est-il pas tombé
en enfance par les années et les catarrhes de l'âge? peut-il parler,
entendre, distinguer un homme d'un autre, administrer son bien? n'est-il
pas toujours au lit, incapable de rien faire que ce qu'il faisait dans
son enfance?
FLORIZEL.--Non, mon bon monsieur, il est plein de santé, et il a même
plus de forces que n'en ont la plupart des vieillards de son âge.
POLIXÈNE.--Par ma barbe blanche, si cela est, vous lui faites une injure
qui ne sent pas trop la tendresse filiale: il est raisonnable que mon
fils se choisisse lui-même une épouse; mais il serait de bonne justice
aussi que le père, à qui il ne reste plus d'autre joie que celle de voir
une belle postérité, fût un peu consulté dans pareille affaire.
FLORIZEL.--Je vous accorde tout cela; mais, mon vénérable monsieur, pour
quelques autres raisons qu'il n'est pas à propos que vous sachiez, je ne
donne pas connaissance de cette affaire à mon père.
POLIXÈNE.--Il faut qu'il en soit instruit.
FLORIZEL.--Il ne le sera point.
POLIXÈNE.--Je vous en prie, qu'il le soit.
FLORIZEL.--Non, il ne le faut pas.
LE BERGER.--Qu'il le soit, mon fils; il n'aura aucun sujet d'être fâché,
quand il viendra à connaître ton choix.
FLORIZEL.--Allons, allons, il ne doit pas en être instruit.--Soyez
seulement témoins de notre union.
POLIXÈNE, _se découvrant_.--De votre divorce, mon jeune monsieur, que
je n'ose pas appeler mon fils. Tu es trop vil pour être reconnu, toi,
l'héritier d'un sceptre, et qui brigues ici une houlette.--(_Au père_.)
Toi, vieux traître, je suis fâché de ne pouvoir, en te faisant pendre,
abréger ta vie que d'une semaine.--(_A Perdita_.) Et toi, jeune et belle
séductrice, tu dois à la fin connaître malgré toi le royal fou auquel tu
t'es attaquée.
LE BERGER.--O mon coeur!
POLIXÈNE.--Je ferai déchirer ta beauté avec des ronces, et je rendrai
ta figure plus grossière que ton état.--Quant à toi, jeune étourdi, si
jamais je m'aperçois que tu oses seulement pousser un soupir de regret
de ne plus voir cette petite créature (comme c'est bien mon intention
que tu ne la revoies jamais), je te déclare incapable de me succéder,
et je ne te reconnaîtrai pas plus pour être de notre sang et de notre
famille, que ne l'est tout autre descendant de Deucalion. Souviens-toi
de mes paroles, et suis-nous à la cour.--Toi, paysan, quoique tu aies
mérité notre colère, nous t'affranchissons pour le présent de son coup
mortel.--Et vous, enchanteresse, assez bonne pour un pâtre, oui, et
pour lui aussi, car il se rendrait indigne de nous s'il ne s'agissait
de notre honneur,--si jamais tu lui ouvres à l'avenir l'entrée de cette
cabane, ou que tu entoures son corps de tes embrassements, j'inventerai
une mort aussi cruelle pour toi que tu es délicate pour elle.
(Il sort.)
PERDITA.--Perdue sans ressources, en un instant! Je n'ai pas été fort
effrayée; une ou deux fois j'ai été sur le point de lui répondre, et de
lui dire nettement que le même soleil qui éclaire son palais ne cache
point son visage à notre chaumière, et qu'il les voit du même oeil. (_A.
Florizel_.) Voulez-vous bien, monsieur, vous retirer? Je vous ai bien
dit ce qu'il adviendrait de tout cela. Je vous prie, prenez soin de
vous; ce songe que j'ai fait, j'en suis réveillée maintenant, et je ne
veux plus jouer la reine en rien.--Mais je trairai mes brebis, et je
pleurerai.
CAMILLO, _au berger_.--Eh bien! bon père, comment vous trouvez-vous?
Parlez encore une fois avant de mourir.
LE BERGER.--Je ne peux ni parler, ni penser, et je n'ose pas savoir ce
que je sais. (_A Florizel_.) Ah! monsieur, vous avez perdu un homme de
quatre-vingt-trois ans, qui croyait descendre en paix dans sa tombe;
oui, qui espérait mourir sur le lit où mon père est mort, et reposer
auprès de ses honnêtes cendres; mais maintenant quelque bourreau doit me
revêtir de mon drap mortuaire, et me mettre dans un lieu où nul prêtre
ne jettera de la poussière sur mon corps. (_A Perdita_.) O maudite
misérable! qui savais que c'était le prince, et qui as osé l'aventurer
à unir ta foi à la sienne.--Je suis perdu! je suis perdu! Si je pouvais
mourir en ce moment, j'aurais vécu pour mourir à l'instant où je le
désire.
(Il sort.)
FLORIZEL, _à Perdita_.--Pourquoi me regardez-vous ainsi? Je ne suis
qu'affligé, mais non pas effrayé. Je suis retardé, mais non changé. Ce
que j'étais, je le suis encore. Plus on me retire en arrière, et plus je
veux aller en avant: je ne suis pas mon lien avec répugnance.
CAMILLO.--Mon gracieux seigneur, vous connaissez le caractère de votre
père. En ce moment il ne vous permettra aucune représentation; et je
présume que vous ne vous proposez pas de lui en faire; il aurait aussi
bien de la peine, je le crains, à soutenir votre vue; ainsi, jusqu'à ce
que la fureur de Sa Majesté se soit calmée, ne vous présentez pas devant
lui.
FLORIZEL.--Je n'en ai pas l'intention. Vous êtes Camillo, je pense?
CAMILLO.--Oui, seigneur.
PERDITA.--Combien de fois vous ai-je dit que cela arriverait? Combien de
fois vous ai-je dit que mes grandeurs finiraient dès qu'elles seraient
connues?
FLORIZEL.--Elles ne peuvent finir que par la violation de ma foi: et
qu'alors la nature écrase les flancs de la terre l'un contre l'autre,
qu'elle étouffe toutes les semences qu'elle renferme! Lève les
yeux.--Effacez-moi de votre succession, mon père; mon héritage est mon
amour.
CAMILLO.--Écoutez les conseils.
FLORIZEL.--Je les écoute; mais ce sont ceux de mon amour; si ma raison
veut lui obéir, j'écoute la raison; sinon, mes sens, préférant la folie,
lui souhaitent la bienvenue.
CAMILLO.--C'est là du désespoir, seigneur.
FLORIZEL.--Appelez-le de ce nom, si vous voulez; mais il remplit mon
voeu; je suis forcé de le croire vertu. Camillo, ni pour la Bohême, ni
pour toutes les pompes qu'on y peut recueillir, ni pour tout ce que le
soleil éclaire, tout ce que le sein de la terre contient, ou ce que la
mer profonde cache dans ses abîmes ignorés, je ne violerai les serments
que j'ai faits à cette beauté que j'aime. Ainsi, je vous prie, comme
vous avez toujours été l'ami honoré de mon père, lorsqu'il aura perdu
la trace de son fils (car je le jure, j'ai l'intention de ne plus le
revoir), tempérez sa colère par vos sages conseils. La fortune et moi
nous allons lutter ensemble à l'avenir. Voici ce que vous pouvez savoir
et redire, que je me suis lancé à la mer avec celle que je ne puis
conserver ici sur le rivage; et, fort heureusement pour notre besoin,
j'ai un vaisseau prêt à partir, qui n'était pas préparé pour ce dessein.
Quant à la route que je veux tenir, il n'est d'aucun avantage pour vous
de le savoir, ni d'aucun intérêt pour moi que vous puissiez le redire.
CAMILLO.--Ah! seigneur, je voudrais que votre caractère fût plus docile
aux avis, ou plus fort pour répondre à votre nécessité.
FLORIZEL.--Écoutez, Perdita. (_A Camillo_.) Je vais vous entendre tout à
l'heure.
CAMILLO, _à part._--Il est inébranlable: il est décidé à fuir.
Maintenant je serais heureux si je pouvais faire servir son évasion
à mon avantage; le sauver du danger, lui prouver mon affection et mon
respect; et parvenir ainsi à revoir ma chère Sicile, et cet infortuné
roi, mon maître, que j'ai si grande soif de revoir.
FLORIZEL.--Allons, cher Camillo, je suis chargé d'affaires si
importantes que j'abjure toute cérémonie.
CAMILLO, _se préparant à sortir_.--Seigneur, je pense que vous avez
entendu parler de mes faibles services, et de l'affection que j'ai
toujours portée à votre père?
FLORIZEL.--Vous avez bien mérité de lui; c'est une musique pour mon
père que de raconter vos services; et il n'a pas négligé le soin de les
récompenser suivant sa reconnaissance.
CAMILLO.--Eh bien! seigneur, si vous avez la bonté de croire que j'aime
le roi, et en lui ce qui lui tient de plus près, c'est-à-dire votre
illustre personne, daignez vous laisser diriger par moi, si votre
projet plus réfléchi et médité à loisir peut encore souffrir quelque
changement. Sur mon honneur, je vous indiquerai un lieu où vous
trouverez l'accueil qui convient à Votre Altesse; où vous pourrez
posséder librement votre amante (dont je vois que vous ne pouvez être
séparé que par votre ruine, dont vous préserve le ciel!). Vous pourrez
l'épouser, et par tous mes efforts, en votre absence je tâcherai
d'apaiser le ressentiment de votre père, et de l'amener à approuver
votre choix.
FLORIZEL.--Eh! cher Camillo, comment pourrait s'accomplir cette espèce
de miracle? Apprenez-le-moi, afin que j'admire en vous quelque chose de
plus qu'un homme, et qu'ensuite je puisse me fier à vous.
CAMILLO.--Avez-vous pensé à quelque lieu où vous vouliez aller?
FLORIZEL.--Pas encore. Comme c'est un accident inopiné qui est coupable
du parti violent que nous prenons, nous faisons de même profession
d'être les esclaves du hasard et de l'impulsion de chaque vent qui
souffle.
CAMILLO.--Écoutez-moi donc: voici ce que j'ai à vous dire.--Si vous ne
voulez pas absolument changer de résolution, et que vous soyez résolu à
cette fuite, faites voile vers la Sicile, et présentez-vous avec votre
belle princesse (car je vois qu'elle doit l'être) devant Léontes. Elle
sera vêtue comme il convient à la compagne de votre lit. Il me semble
voir Léontes vous ouvrant affectueusement ses bras, vous accueillant par
ses larmes, vous demandant pardon à vous, qui êtes le fils, comme à la
personne même du père, baisant les mains de votre belle princesse, et
son coeur partagé entre sa cruauté et sa tendresse, se reprochant l'une
avec des malédictions et disant à l'autre de croître plus vite que le
temps ou la pensée.
FLORIZEL.--Digne Camillo, quel prétexte donnerai-je à ma visite?
CAMILLO.--Vous direz que vous êtes envoyé par le roi votre père, pour
le saluer et lui donner des consolations. Je veux vous mettre par écrit,
seigneur, la manière dont vous devez vous conduire avec lui, et ce que
vous devez lui communiquer, comme de la part de votre père, des
choses qui ne sont connues que de nous trois; et ces instructions vous
guideront dans ce que vous devrez dire à chaque audience, de sorte qu'il
ne s'apercevra de rien, et qu'il croira que vous avez toute la confiance
de votre père, et que vous lui révélez son coeur tout entier.
FLORIZEL.--Je vous suis obligé, cette idée a de la sève.
CAMILLO.--C'est une marche qui promet mieux que de vous dévouer
inconsidérément à des mers infréquentées, à des rivages inconnus, avec
la certitude de rencontrer une foule de misères, sans aucun espoir
de secours; pour sortir d'une infortune, afin d'être assailli par une
autre; n'ayant rien de certain que vos ancres, qui ne peuvent vous
rendre de meilleur service que celui de vous fixer dans des lieux où
vous serez fâché d'être. D'ailleurs, vous le savez, la prospérité est le
plus sûr lien de l'amour; l'affliction altère à la fois la fraîcheur et
le coeur.
PERDITA.--L'un des deux est vrai; je pense que l'adversité peut flétrir
les joues, mais elle ne peut atteindre le coeur.
CAMILLO.--Oui-da! dites-vous cela? il ne sera point né dans la maison de
votre père, depuis sept années, une autre fille comparable à vous.
FLORIZEL.--Mon cher Camillo, elle est autant en avant de son éducation,
qu'elle est en arrière par la naissance.
CAMILLO.--Je ne puis dire qu'il soit dommage qu'elle manque
d'instruction; car elle me paraît être la maîtresse de la plupart de
ceux qui instruisent les autres.
PERDITA.--Pardonnez, monsieur, ma rougeur vous exprimera mes
remerciements.
FLORIZEL.--Charmante Perdita!--Mais, sur quelles épines nous sommes
placés! Camillo, vous, le sauveur de mon père, et maintenant le mien, le
médecin de notre maison, comment ferons-nous? Nous ne sommes pas équipés
comme doit l'être le fils du roi de Bohême, et nous ne pourrons pas
paraître en Sicile...
CAMILLO.--Seigneur, n'ayez point d'inquiétude là-dessus. Vous savez, je
crois, que toute ma fortune est située dans cette île; ce sera mon soin
que vous soyez entretenu en prince, comme si le rôle que vous devez
jouer était le mien. Et, seigneur, comme preuve que vous ne pourrez
manquer de rien... un mot ensemble.
(Ils se parlent à l'écart.)
(Entre Autolycus.)
AUTOLYCUS.--Ah! quelle dupe que l'honnêteté! et que la confiance, sa
soeur inséparable, est une sotte fille! J'ai vendu toute ma drogue: il
ne me reste pas une pierre fausse, pas un ruban, pas un miroir, pas une
boule de parfums, ni bijou, ni tablettes, ni ballade, ni couteau, ni
lacet, ni gants, ni ruban de soulier, ni bracelet, ni anneau de corne;
pour empêcher ma balle de jeûner, ils sont accourus, à qui achèterait
le premier, comme si mes bagatelles avaient été bénies et pouvaient
procurer la bénédiction du ciel à l'acheteur: par ce moyen, j'ai observé
ceux dont la bourse avait la meilleure mine, et ce que j'ai vu, je m'en
suis souvenu pour mon profit. Mon paysan, à qui il ne manque que bien
peu de chose pour être un homme raisonnable, est devenu si amoureux des
chansons des filles, qu'il n'a pas voulu bouger un pied qu'il n'ait eu
l'air et les paroles; ce qui m'a si bien attiré le reste du troupeau,
que tous leurs autres sens s'étaient fixés dans leurs oreilles: vous
auriez pu pincer un jupon, sans qu'il l'eût senti: ce n'était rien que
de dépouiller un gousset de sa bourse: j'aurais enfilé toutes les clefs
qui pendaient aux chaînes; on n'entendait, on ne sentait que la chanson
de mon monsieur, et on n'admirait que cette niaiserie. En sorte que,
pendant cette léthargie, j'ai escamoté et coupé la plupart de leurs
bourses de fête; si le vieux berger n'était pas venu avec ses cris
contre sa fille et le fils du roi, s'il n'eût pas chassé nos corneilles
loin de la balle de blé, je n'eusse pas laissé une bourse en vie dans
toute l'assemblée.
(Camille, Florizel et Perdita s'avancent.)
CAMILLO.--Oui, mais mes lettres qui, par ce moyen, seront rendues en
Sicile aussitôt que vous y arriverez, éclairciront ce doute.
FLORIZEL.--Et celles que vous vous procurerez de la part du roi
Léontes...
CAMILLO.--Satisferont votre père.
PERDITA.--Soyez à jamais heureux! Tout ce que vous dites a belle
apparence.
CAMILLO, _apercevant Autolycus_.--Quel est cet homme qui se trouve
là?--Nous en ferons notre instrument; ne négligeons rien de ce qui peut
nous aider.
AUTOLYCUS, _à part_.--S'ils m'ont entendu tout à l'heure!...--Allons, la
potence.
CAMILLO.--Hé! vous voilà, mon ami? Pourquoi trembles-tu ainsi? Ne
craignez personne: on ne veut pas vous faire du mal.
AUTOLYCUS.--Je suis un pauvre malheureux, monsieur.
CAMILLO.--Eh bien! continue de l'être à ton aise; il n'y a personne
ici qui veuille te voler cela; cependant, nous pouvons te proposer un
échange avec l'extérieur de ta pauvreté; en conséquence, déshabille-toi
à l'instant: tu dois penser qu'il y a quelque nécessité pour cela;
change d'habit avec cet honnête homme. Quoique le marché soit à
son désavantage, cependant sois sûr qu'il y a encore quelque chose
par-dessus le marché.