AUTOLYCUS.--Je suis un pauvre malheureux, monsieur. (_A part_.) Je vous
connais de reste.
CAMILLO.--Allons, je t'en prie, dépêche: ce monsieur est déjà à
demi-déshabillé.
AUTOLYCUS.--Parlez-vous sérieusement, monsieur?--(_A part_.) Je
soupçonne le jeu de tout ceci.
FLORIZEL.--Dépêche-toi donc, je t'en prie.
AUTOLYCUS.--En vérité, j'ai déjà des gages, mais en conscience je ne
puis prendre cet habit.
CAMILLO.--Allons, dénoue, dénoue. (_A Perdita_.) Heureuse amante, que
ma prophétie s'accomplisse pour vous!--Il faut vous retirer sous quelque
abri; prenez le chapeau de votre amant et enfoncez-le sur vos sourcils:
cachez votre figure. Déshabillez-vous et déguisez autant que vous le
pourrez tout ce qui pourrait vous faire reconnaître, afin que vous
puissiez (car je crains pour vous les regards) gagner le vaisseau sans
être découverte.
PERDITA.--Je vois que la pièce est arrangée de façon qu'il faut que j'y
fasse un rôle.
CAMILLO.--Il n'y a point de remède. (_A Florizel_.) Eh bien! avez-vous
fini?
FLORIZEL.--Si je rencontrais mon père à présent, il ne m'appellerait pas
son fils.
CAMILLO.--Allons, vous ne garderez point de chapeau.--Venez, madame,
venez.--(_A Autolycus_.) Adieu, mon ami.
AUTOLYCUS.--Adieu, monsieur.
FLORIZEL.--O Perdita! ce que nous avons oublié tous deux!--Je vous prie,
un mot.
CAMILLO, _à part_.--Ce que je vais faire d'abord, ce sera d'informer le
roi de cette évasion et du lieu où ils se rendent, où j'ai l'espérance
que je viendrai à bout de le déterminer à les suivre; et je
l'accompagnerai et reverrai la Sicile, que j'ai un désir de femme de
revoir.
FLORIZEL.--Que la fortune nous accompagne! Ainsi donc, nous allons
gagner le rivage, Camillo?
CAMILLO.--Le plus tôt sera le mieux.
(Florizel, Perdita et Camillo sortent.)
AUTOLYCUS _seul_.--Je conçois l'affaire, je l'entends; avoir l'oreille
fine, l'oeil vif et la main légère sont des qualités nécessaires pour un
coupeur de bourses. Il est besoin aussi d'un bon nez, afin de flairer
de l'ouvrage pour les autres sens. Je vois que voici le moment où un
malhonnête homme peut faire son chemin. Quel échange aurais-je fait s'il
n'y avait pas eu de l'or par-dessus le marché? Mais aussi combien ai-je
gagné ici avec cet échange? Sûrement les dieux sont d'intelligence avec
nous cette année, et nous pouvons faire tout ce que nous voulons _ex
tempore_. Le prince lui-même est à l'oeuvre pour une mauvaise action en
s'évadant de chez son père et traînant son entrave à ses talons. Si je
savais que ce ne fût pas un tour honnête que d'en informer le roi, je
le ferais: mais je tiens qu'il y a plus de coquinerie à tenir la chose
secrète, et je reste fidèle à ma profession. (_Entrent le berger et son
fils_.) Tenons-nous à l'écart, à l'écart. Voici encore matière pour une
cervelle chaude. Chaque coin de rue, chaque église, chaque boutique,
chaque cour de justice, chaque pendaison procure de l'occupation à un
homme vigilant.
LE FILS DU BERGER.--Voyez, voyez, quel homme vous êtes à présent! Il n'y
a pas d'autre parti que d'aller déclarer au roi qu'elle est un enfant
changé au berceau, et point du tout de votre chair et de votre sang.
LE BERGER.--Mais, écoute-moi.
LE FILS.--Mais, écoutez-moi.
LE BERGER.--Allons, continue donc.
LE FILS.--Dès qu'elle n'est point de votre chair et de votre sang, votre
chair et votre sang n'ont point offensé le roi; et alors votre chair
et votre sang ne doivent pas être punis par lui. Montrez ces effets que
vous avez trouvés autour d'elle, ces choses secrètes, tout, excepté ce
qu'elle a sur elle; et cela une fois fait, laissez siffler la loi, je
vous le garantis.
LE BERGER.--Je dirai tout au roi; oui, chaque mot, et les folies de son
fils aussi, qui, je puis bien le dire, n'est point un honnête homme,
ni envers son père, ni envers moi, d'aller se jouer à me faire le
beau-frère du roi.
LE FILS.--En effet, beau-frère était le degré le plus éloigné auquel
vous pussiez parvenir, et alors votre sang serait devenu plus cher je ne
sais pas de combien l'once.
AUTOLYCUS, _toujours à l'écart_.--Bien dit... Idiot!
LE BERGER.--Allons, allons trouver le roi: il y a dans le petit paquet
de quoi lui faire se gratter la barbe.
AUTOLYCUS.--Je ne vois pas trop quel obstacle cette plainte peut mettre
à l'évasion de mon maître.
LE FILS.--Priez le ciel qu'il soit au palais.
AUTOLYCUS.--Quoique je ne sois pas honnête de mon naturel, je le suis
cependant quelquefois par hasard.--Mettons dans ma poche cette barbe
de colporteur. (_Il s'avance auprès des deux bergers_.) Eh bien!
villageois, où allez-vous ainsi?
LE BERGER.--Au palais, si Votre Seigneurie le permet.
AUTOLYCUS.--Vos affaires, là, quelles sont-elles? Avec qui? Déclarez-moi
ce que c'est que ce paquet, le lieu de votre demeure, vos noms, vos
âges, votre avoir, votre éducation, en un mot tout ce qu'il importe qui
soit connu?
LE FILS.--Nous ne sommes que des gens tout unis, monsieur.
AUTOLYCUS.--Mensonge! Vous êtes rudes et couverts de poil. Ne vous
avisez pas de mentir: cela ne convient à personne qu'à des marchands, et
ils nous donnent souvent un démenti à nous autres soldats; mais nous les
en payons en monnaie de bonne empreinte et nullement en fer homicide.
Ainsi, ils ne nous donnent pas un démenti.
LE FILS.--Votre Seigneurie avait tout l'air de nous en donner si elle ne
s'était pas prise sur le fait.
LE BERGER.--Êtes-vous un courtisan, monsieur, s'il vous plaît?
AUTOLYCUS.--Que cela me plaise ou non, je suis un courtisan; est-ce que
tu ne vois pas un air de cour dans cette tournure de bras? Est-ce que ma
démarche n'a pas en elle la cadence de cour? Ton nez ne reçoit-il pas
de mon individu une odeur de cour? Est-ce que je ne réfléchis pas sur ta
bassesse un mépris de cour? Crois-tu que, parce que je veux développer,
démêler ton affaire, pour cela je ne suis pas un courtisan? Je suis un
courtisan de pied en cap et un homme qui fera avancer ou reculer ton
affaire; en conséquence de quoi je te commande de me déclarer ton
affaire.
LE BERGER.--Mon affaire, monsieur, s'adresse au roi.
AUTOLYCUS.--Quel avocat as-tu auprès de lui?
LE BERGER.--Je n'en connais point, monsieur, sous votre bon plaisir.
LE FILS.--Avocat est un terme de cour pour signifier un faisan. Dites
que vous n'en avez pas.
LE BERGER.--Aucun, monsieur. Je n'ai point de faisan, ni coq, ni poule.
AUTOLYCUS, _à haute voix_.--Que nous sommes heureux, pourtant, de n'être
pas de simples gens! Et pourtant la nature aurait pu me faire ce qu'ils
sont; ainsi je ne veux pas les dédaigner.
LE FILS.--Ce ne peut être qu'un grand courtisan.
LE BERGER.--Ses habits sont riches, mais il ne les porte pas avec grâce.
LE FILS.--Il me paraît à moi d'autant plus noble qu'il est plus bizarre:
c'est un homme important, je le garantis, je le reconnais à ce qu'il se
cure les dents[22].
[Note 22: Manière de petit-maître, du temps de Shakspeare.]
AUTOLYCUS.--Et ce paquet, qu'y a-t-il dans ce paquet? Pourquoi ce
coffre?
LE BERGER.--Monsieur, il y a dans ce paquet et cette boîte des secrets
qui ne doivent être connus que du roi, et qu'il va apprendre avant une
heure, si je peux parvenir à lui parler.
AUTOLYCUS.--Vieillard, tu as perdu tes peines.
LE BERGER.--Pourquoi, monsieur?
AUTOLYCUS.--Le roi n'est point au palais; il est allé à bord d'un
vaisseau neuf pour purger sa mélancolie et prendre l'air: car, si tu
peux comprendre les choses sérieuses, il faut que tu saches que le roi
est dans le chagrin.
LE BERGER.--On le dit, monsieur, à l'occasion de son fils, qui voulait
se marier à la fille d'un berger.
AUTOLYCUS.--Si ce berger n'est pas dans les fers, qu'il fuie
promptement; les malédictions qu'il aura, les tortures qu'on lui fera
souffrir, briseront le dos d'un homme et le coeur d'un monstre.
LE FILS.--Le croyez-vous, monsieur?
AUTOLYCUS.--Et ce ne sera pas seulement lui qui souffrira tout ce que
l'imagination peut inventer de fâcheux et la vengeance d'amer, mais
aussi ses parents, quand ils seraient éloignés jusqu'au cinquantième
degré, tous tomberont sous la main du bourreau. Et quoique ce soit une
grande pitié, cependant c'est nécessaire. Un vieux maraud de gardien
de brebis, un entremetteur de béliers, consentir que sa fille s'élève
jusqu'à la majesté royale! Quelques-uns disent qu'il sera lapidé, mais
moi je dis que c'est une mort trop douce pour lui: porter notre trône
dans un parc à moutons! Il n'y a pas assez de morts, la plus cruelle est
trop aisée.
LE FILS.--Ce vieux berger a-t-il un fils, monsieur? l'avez-vous entendu
dire, s'il vous plaît, monsieur?
AUTOLYCUS.--Il a un fils qui sera écorché vif; ensuite, enduit partout
de miel et placé à l'entrée d'un nid de guêpes, pour rester là jusqu'à
ce qu'il soit aux trois quarts et demi mort; ensuite on le fera revenir
avec de l'eau-de-vie ou quelque autre liqueur forte; alors tout au vif
qu'il sera, et dans le jour prédit par l'almanach, il sera placé
contre un mur de briques aux regards brûlants du soleil du midi, qui
le regardera jusqu'à ce qu'il périsse sous la piqûre des mouches. Mais
pourquoi nous amuser à parler de misérables traîtres? Il ne faut que
rire de leurs maux, leurs crimes étant si grands. Dites-moi, car vous
me paraissez de bonnes gens bien simples, ce que vous voulez au roi.
Si vous me marquez comme il faut votre considération pour moi, je vous
conduirai au vaisseau où il est, je vous présenterai à Sa Majesté, je
lui parlerai à l'oreille en votre faveur; et s'il est quelqu'un auprès
du roi qui puisse vous faire accorder votre demande, vous voyez un homme
qui le fera.
LE FILS.--Il paraît un homme d'un grand crédit; accordez-vous avec
lui, donnez-lui de l'or; et quoique l'autorité soit un ours féroce,
cependant, avec de l'or, on la mène souvent par le nez. Montrez le
dedans de votre bourse au dehors de votre main, et sans plus tarder.
Souvenez-vous, _lapidé et écorché vif_.
LE BERGER.--S'il vous plaisait, monsieur, de vous charger de l'affaire
pour nous, voici de l'or que j'ai sur moi; je vous promets encore
autant, et je vous laisserai ce jeune homme en gage jusqu'à ce que je
vous le rapporte.
AUTOLYCUS.--Après que j'aurai fait ce que j'ai promis?
LE BERGER.--Oui, monsieur.
AUTOLYCUS.--Allons, donnez-m'en la moitié.--Êtes-vous personnellement
intéressé dans cette affaire?
LE FILS.--En quelque façon, monsieur; mais, quoique ma situation soit
assez triste, j'espère que je ne serai pas écorché vif pour cela.
AUTOLYCUS.--Oh! c'est le cas du fils du berger. Au diable si on n'en
fait pas un exemple.
LE FILS, _à son_ père.--Du courage, prenez courage; il faut que nous
allions trouver le roi, et lui montrer les choses étranges que nous
avons à faire voir; il faut qu'il sache qu'elle n'est point du tout
votre fille, ni ma soeur, autrement nous sommes perdus. (_A Autolycus_.)
Monsieur, je vous donnerai autant que ce vieillard quand l'affaire sera
terminée; et je resterai, comme il vous le dit, votre otage, jusqu'à ce
que l'or vous ait été apporté.
AUTOLYCUS.--Je m'en rapporte à vous; marchez devant vers le rivage;
prenez sur la droite. Je ne ferai que regarder par-dessus la haie, et je
vous suis.
LE FILS.--Nous sommes bien heureux d'avoir trouvé cet homme, je puis le
dire, bien heureux.
LE BERGER.--Marchons devant, comme il nous l'ordonne; la Providence nous
l'a envoyé pour nous faire du bien.
(Le berger et son fils s'en vont.)
AUTOLYCUS, _seul_.--Quand j'aurais envie d'être honnête homme, la
fortune ne le souffrirait pas; elle me fait tomber le butin dans la
bouche; elle me gratifie en ce moment d'une double occasion: de l'or,
et le moyen de rendre service au prince mon maître; et qui sait combien
cela peut servir à mon avancement? Je vais lui conduire à bord ces deux
taupes, ces deux aveugles: s'il juge à propos de les remettre sur le
rivage, et que la plainte qu'ils veulent présenter au roi ne l'intéresse
en rien, qu'il me traite s'il le veut de coquin, pour être si officieux;
je suis à toute épreuve contre ce titre, et contre la honte qui peut y
être attachée. Je vais les lui présenter; cela peut être important.
(Il sort.)
FIN DU QUATRIÈME ACTE.
ACTE CINQUIÈME
SCÈNE I
Sicile.--Appartement dans le palais de Léontes.
LÉONTES, CLÉOMÈNE, DION, PAULINE, _suite_.
CLÉOMÈNE.--Seigneur, vous en avez assez fait; vous avez témoigné le
repentir d'un saint; si vous avez commis des fautes, vous les avez bien
expiées, et même votre pénitence a surpassé vos fautes: finissez enfin
par faire ce que le ciel a déjà fait, oubliez vos offenses, et vous les
pardonnez comme il vous les pardonne.
LÉONTES.--Tant que je me souviendrai d'elle et de ses vertus, je ne puis
oublier mon injustice envers elle; je songe toujours au tort que je
me suis fait à moi-même; tort si grand qu'il laisse mon royaume sans
héritier, et qui a détruit la plus douce compagne sur laquelle un époux
ait fondé ses espérances.
PAULINE.--Cela est vrai, trop vrai, seigneur; quand vous épouseriez
l'une après l'autre toutes les femmes du monde, ou quand vous prendriez
quelque bonne qualité à toutes pour en former une femme parfaite, celle
que vous avez tuée serait encore sans égale.
LÉONTES.--Je le crois ainsi. Tuée? Moi, je l'ai tuée?--Oui, je l'ai
fait; mais vous me donnez un coup bien cruel, en me disant que je l'ai
tuée. Ce mot est aussi amer pour moi dans votre bouche que dans mes
pensées: à l'avenir, ne me le dites que bien rarement.
CLÉOMÈNE.--Ne le prononcez jamais, bonne dame; vous auriez pu dire
mille choses qui eussent été plus convenables aux circonstances, et plus
conformes à la bonté de votre coeur.
PAULINE, _à Cléomène_.--Vous êtes un de ceux qui voudraient le voir se
remarier.
DION.--Si vous ne le désirez pas, vous n'avez donc aucune pitié de
l'État; et vous ne vous souvenez pas de son auguste nom? Considérez un
peu quels dangers, si Sa Majesté ne laisse point de postérité, peuvent
tomber sur ce royaume et dévorer tous les témoins indécis de sa ruine.
Quoi de plus saint que de se réjouir de ce que la feue reine est en
paix? quoi de plus saint que de faire rentrer le bonheur dans la couche
de Sa Majesté, avec une douce compagne, pour soutenir la royauté, nous
consoler du présent et préparer le bien à venir?
PAULINE.--Il n'en est aucune qui soit digne, auprès de celle qui
n'est plus. D'ailleurs, les dieux voudront que leurs desseins secrets
s'accomplissent. Le divin Apollon n'a-t-il pas répondu, et n'est-ce pas
là le sens de son oracle, que le roi Léontes n'aura point d'héritier
qu'on n'ait retrouvé son enfant perdu? Et l'espoir qu'il soit jamais
retrouvé est aussi contraire à la raison humaine, qu'il l'est que mon
Antigone brise son tombeau, et revienne à moi, car, sur ma vie, il a
péri avec l'enfant. Votre avis est donc que notre souverain contrarie le
ciel et s'oppose à ses volontés? (_Au roi_.) Ne vous inquiétez point de
postérité: la couronne trouvera toujours un héritier. Le grand Alexandre
laissa la sienne au plus digne, et par là son successeur avait chance
d'être le meilleur possible.
LÉONTES.--Chère Pauline, vous qui avez en honneur, je le sais, la
mémoire d'Hermione, ah! que ne me suis-je toujours dirigé d'après vos
conseils! Je pourrais encore à présent contempler les beaux yeux de ma
reine chérie, je pourrais encore recueillir des trésors sur ses lèvres.
PAULINE.--En les laissant plus riches encore, après le don qu'elles vous
auraient fait.
LÉONTES.--Vous dites la vérité: il n'est plus de pareilles femmes: ainsi
plus de femme. Une épouse qui ne la vaudrait pas, et qui serait mieux
traitée qu'elle, forcerait son âme sanctifiée à revêtir de nouveau son
corps et à nous apparaître sur ce théâtre où nous l'outrageons en ce
moment; et à me dire, dans les tourments de son coeur: Pourquoi plutôt
moi?
PAULINE.--Si elle avait le pouvoir de le faire, elle en aurait une juste
raison.
LÉONTES.--Oui, bien juste: et elle m'exciterait à poignarder celle que
j'aurais épousée.
PAULINE.--Je le ferais comme elle: si j'étais le fantôme qui revint, je
vous dirais de considérer les yeux de votre nouvelle épouse, et de me
dire pour quels attraits vous l'auriez choisie; et ensuite je pousserais
un cri en vous adressant ces mots: Souviens-toi de moi.
LÉONTES.--Les étoiles, les étoiles mêmes, et tous les yeux du monde ne
sont auprès des siens que des charbons éteints! Ne craignez point une
autre épouse; je ne veux plus de femme, Pauline.
PAULINE.--Voulez-vous jurer de ne jamais vous marier que de mon libre
consentement?
LÉONTES.--Jamais, Pauline; je le jure sur le salut de mon âme.
PAULINE.--Vous l'entendez, seigneurs, soyez tous témoins de son serment.
CLÉOMÈNE.--Vous le tentez au delà de toute mesure.
PAULINE.--A moins qu'une autre femme, ressemblant autant à Hermione que
son portrait, ne se présente à ses yeux.
CLÉOMÈNE.--Chère dame...
PAULINE.--J'ai dit.--Cependant, si mon roi veut se marier...--Oui, si
vous le voulez seigneur, et qu'il n'y ait pas de moyen de vous en ôter
la volonté, donnez-moi l'office de vous choisir une reine; elle ne sera
pas aussi jeune que l'était la première; mais elle sera telle que, si
l'ombre de votre première reine revenait, elle se réjouirait de vous
voir dans ses bras.
LÉONTES.--Ma fidèle Pauline, nous ne nous marierons point que sur votre
avis.
PAULINE.--Et je vous le conseillerai, quand votre première reine
reviendra à la vie; jamais auparavant.
(Entre un gentilhomme.)
LE GENTILHOMME.--Quelqu'un qui se donne pour le prince Florizel, fils
de Polixène, vient avec sa princesse, la plus belle personne que j'aie
jamais vue, demander à être introduit auprès de Votre Majesté.
LÉONTES.--Quelle affaire avons-nous avec lui? Il ne vient point dans un
appareil digne de la grandeur de son père; son arrivée, si soudaine et
si imprévue, nous dit assez que ce n'est point une visite volontaire,
mais une entrevue forcée par quelque besoin ou quelque accident. Quelle
suite a-t-il?
LE GENTILHOMME.--Peu de suite, et ceux qui la composent ont pauvre mine.
LÉONTES.--Sa princesse, dites-vous, est avec lui?
LE GENTILHOMME.--Oui, la plus incomparable beauté terrestre, je crois,
que jamais le soleil ait éclairée de sa lumière.
PAULINE.--O Hermione! comme le siècle présent se vante toujours
au-dessus du siècle passé, qui valait mieux, de même, la tombe cède le
pas aux objets que l'on voit à présent. Vous-même, monsieur, vous avez
dit, et vous l'avez écrit aussi (mais maintenant vos écrits sont plus
glacés que celle qui en était le sujet), qu'elle n'avait jamais été, et
que jamais elle ne serait égalée. Vos vers, qui suivaient autrefois sa
beauté, ont étrangement reculé, pour que vous disiez à présent que vous
en avez vu une plus accomplie.
LE GENTILHOMME.--Pardon, madame; j'ai presque oublié l'une: daignez
me pardonner; et l'autre, quand une fois elle aura obtenu vos regards,
obtiendra aussi votre voix. C'est une si belle créature que, si elle
voulait fonder une secte, elle pourrait éteindre le zèle de toutes les
autres sectes, et faire des prosélytes de tous ceux à qui elle dirait de
la suivre.
PAULINE.--Comment! pas des femmes?
LE GENTILHOMME.--Les femmes l'aimeront, parce qu'elle est une femme qui
vaut plus qu'aucun homme; les hommes l'aimeront, parce qu'elle est la
plus rare de toutes les femmes!
LÉONTES.--Allez, Cléomène; et vous-même, accompagné de vos illustres
amis, amenez-les recevoir nos embrassements. (_Cléomène sort avec les
seigneurs et le gentilhomme_.) Toujours est-il étrange qu'il vienne
ainsi se glisser dans notre cour.
PAULINE.--Si notre jeune prince (la perle des enfants) avait vécu
jusqu'à cette heure, il aurait bien figuré à côté de ce seigneur: il n'y
avait pas un mois d'intervalle entre leurs naissances.
LÉONTES.--Je vous prie, taisez-vous: vous savez qu'il meurt pour moi
de nouveau quand on m'en parle. Lorsque je verrai ce jeune homme, vos
discours, Pauline, pourraient me conduire à des réflexions capables de
me priver de ma raison.--Je les vois qui s'avancent.
(Entrent Florizel, Perdita, Cléomène et autres seigneurs.)
LÉONTES, _à Florizel_.--Prince, votre mère fut bien fidèle au mariage,
car, au moment où elle vous conçut, elle reçut l'empreinte de votre
illustre père. Si je n'avais que vingt et un ans, les traits de votre
père sont si bien gravés en vous, vous avez si bien son air, que je
vous appellerais mon frère, comme lui, et je vous parlerais de quelques
étourderies de jeunesse que nous fîmes ensemble. Vous êtes le bienvenu,
ainsi que votre belle princesse, une déesse. Hélas! j'ai perdu un couple
d'enfants qui auraient pu se tenir ainsi entre le ciel et la terre, et
exciter l'admiration comme vous le faites, couple gracieux. Et ce fut
alors que je perdis (le tout par ma folie) la société et l'amitié de
votre vertueux père, que je désire voir encore une fois dans ma vie,
quoiqu'elle soit maintenant accablée de malheurs.
FLORIZEL.--Seigneur, c'est par son ordre que j'ai abordé ici en Sicile,
et je suis chargé de sa part de vous présenter tous les voeux qu'un roi
et un ami peut envoyer à son frère, et si une infirmité, qui attaque les
forces usées n'avait fait tort à la vigueur qu'il désirait, il aurait
lui-même traversé l'étendue de terres et de mers qui sépare votre trône
et le sien, pour vous revoir, vous qu'il aime (il m'a ordonné de vous le
dire) plus que tous les sceptres et plus que tous ceux qui les portent
en ce moment.
LÉONTES.--Ah! mon frère, digne prince, les outrages que je t'ai faits se
réveillent en moi, et tes soins, d'une générosité si rare, accusent ma
négligence tardive!--Soyez le bienvenu ici, comme le printemps l'est sur
la terre. Et a-t-il donc aussi exposé cette merveille de la beauté aux
cruels ou tout au moins aux rudes traitements du terrible Neptune, pour
venir saluer un homme qui ne vaut pas ses fatigues, bien moins encore
les hasards auxquels elle expose sa personne?
FLORIZEL.--Mon cher prince, elle vient de la Libye.
LÉONTES.--Où le belliqueux Smalus, ce prince si noble et si illustre,
est craint et chéri?
FLORIZEL.--Oui, seigneur, de là; et c'est la fille de ce prince dont les
larmes ont bien prouvé qu'il était son père au moment où il s'est séparé
d'elle; c'est de là que, secondés par un officieux vent du midi, nous
avons fait ce trajet pour exécuter la commission que m'avait donnée mon
père, de visiter Votre Majesté. J'ai congédié sur vos rivages de Sicile
la plus brillante portion de ma suite: ils vont en Bohême, pour annoncer
mon succès dans la Libye, et mon arrivée et celle de ma femme dans cette
cour où nous sommes.
LÉONTES.--Que les dieux propices purifient de toute contagion notre
atmosphère, tandis que vous séjournerez dans notre climat! Vous avez
un respectable père, un prince aimable; et moi, toute sacrée qu'est son
auguste personne, j'ai commis un péché dont le ciel irrité m'a puni, en
me laissant sans postérité: votre père jouit du bonheur qu'il a mérité
du ciel, possédant en vous un fils digne de ses vertus. Qu'aurais-je pu
être, moi qui aurais pu voir maintenant mon fils et ma fille aussi beaux
que vous?
(Entre un seigneur.)
LE SEIGNEUR.--Noble seigneur, ce que je vais annoncer ne mériterait
aucune foi, si les preuves n'étaient pas si près. Apprenez, seigneur,
que le roi de Bohême m'envoie vous saluer et vous prier d'arrêter son
fils, qui, abandonnant sa dignité et ses devoirs, a fui loin de son père
et de ses hautes destinées, pour s'évader avec la fille d'un berger.
LÉONTES.--Où est le roi de Bohême? parlez.
LE SEIGNEUR.--Ici, dans votre ville: je viens de le quitter; je parle
avec désordre, mais ce désordre convient et à mon étonnement, et à mon
message. Tandis qu'il se hâtait d'arriver à votre cour, poursuivant,
à ce qu'il paraît, le beau couple, il a rencontré en chemin le père de
cette prétendue princesse, et son frère, qui tous deux avaient quitté
leur pays avec le jeune prince.
FLORIZEL.--Camillo m'a trahi, lui, dont l'honneur et la fidélité avaient
jusqu'ici résisté à toutes les épreuves.
LE SEIGNEUR.--Vous pouvez le lui reprocher à lui-même.--Il est avec le
roi votre père.
LÉONTES.--Qui? Camillo?
LE SEIGNEUR.--Oui, Camillo, seigneur. Je lui ai parlé, et c'est lui qui
est actuellement chargé de questionner ces pauvres gens. Jamais je n'ai
vu deux malheureux si tremblants; ils se prosternent à ses genoux, ils
baisent la terre; ils se parjurent à chaque mot qu'ils prononcent; le
roi de Bohême se bouche les oreilles et les menace de plusieurs morts
dans la mort.
PERDITA.--O mon pauvre père!--Le ciel suscite après nous des espions qui
ne permettront pas que notre union s'accomplisse.
LÉONTES.--Êtes-vous mariés?
FLORIZEL.--Nous ne le sommes point, seigneur, et il n'est pas probable
que nous le soyons. Les étoiles, je le vois, viendront baiser auparavant
les vallons: la comparaison n'est que trop juste.
LÉONTES.--Prince, est-elle la fille d'un roi?
FLORIZEL.--Oui, seigneur, quand une fois elle sera ma femme.
LÉONTES.--Et cela, je le vois, par la prompte poursuite de votre bon
père, viendra bien lentement. Je suis fâché, très-fâché, que vous vous
soyez aliéné son amitié, que votre devoir vous obligeait de conserver;
et aussi fâché que votre choix ne soit pas aussi riche en mérite qu'en
beauté, afin que vous puissiez jouir d'elle.
FLORIZEL.--Chérie, relève la tête: quoique la fortune, qui se déclare
ouvertement notre ennemie, nous poursuive avec mon père, elle n'a pas
le moindre pouvoir pour changer notre amour. (_Au roi_.) Je vous en
conjure, seigneur, daignez vous rappeler le temps où vous ne comptiez
pas plus d'années que je n'en ai à présent; en souvenir de ces
affections, présentez-vous mon avocat: à votre prière, mon père
accordera les plus grandes grâces comme des bagatelles.
LÉONTES.--S'il voulait le faire, je lui demanderais votre précieuse
amante, qu'il regarde, lui, comme une bagatelle.
PAULINE.--Mon souverain, vos yeux sont trop jeunes: moins d'un mois
avant que votre reine mourut, elle méritait encore mieux ces regards que
ce que vous regardez à présent.
LÉONTES.--Je songeais à elle, même en contemplant cette jeune
fille.--(_A Florizel_.) Mais je n'ai pas encore donné de réponse à votre
demande. Je vais aller trouver votre père. Puisque vos penchants n'ont
point triomphé de votre honneur, je suis leur ami et le vôtre: je vais
donc le chercher pour cette affaire; ainsi, suivez-moi et voyez le
chemin que je ferai.--Venez, cher prince.
(Ils sortent.)
SCÈNE II
La scène est devant le palais.
AUTOLYCUS ET UN GENTILHOMME.
AUTOLYCUS.--Je vous prie, monsieur, étiez-vous présent à ce récit?
LE GENTILHOMME.--J'étais présent à l'ouverture du paquet; j'ai
entendu le vieux berger raconter la manière dont il l'avait trouvé; et
là-dessus, après quelques moments d'étonnement, on nous a ordonné à
tous de sortir de l'appartement; et j'ai seulement entendu, à ce que je
crois, que le berger disait qu'il avait trouvé l'enfant.
AUTOLYCUS.--Je serais bien aise de savoir l'issue de tout cela.
LE GENTILHOMME.--Je vous rends la chose sans ordre.--Mais les
changements que j'ai aperçus sur les visages du roi et de Camillo
étaient singulièrement remarquables: ils semblaient, pour ainsi dire, en
se regardant l'un l'autre, faire sortir leurs yeux de leurs orbites; il
y avait un langage dans leur silence, et leurs gestes parlaient: à leurs
regards, on eût dit qu'ils apprenaient le salut ou la perte d'un
monde; tous les symptômes d'un grand étonnement éclataient en eux, mais
l'observateur le plus pénétrant, qui ne savait que ce qu'il voyait,
n'aurait pu dire si leur émotion était de la joie ou de la tristesse:
toujours est-il certain que c'était l'une ou l'autre poussée à
l'extrême.
(Survient un autre gentilhomme.)
PREMIER GENTILHOMME.--Voici un gentilhomme qui peut-être en saura
davantage. Quelles nouvelles, Roger?
SECOND GENTILHOMME.--Rien que feux de joie. L'oracle est accompli, la
fille du roi est retrouvée; tant de merveilles se sont révélées dans
l'espace d'une heure, que nos faiseurs de ballades ne pourront jamais
les célébrer.
(Arrive un troisième gentilhomme.)
SECOND GENTILHOMME.--Mais voici l'intendant de madame Pauline, il pourra
vous en dire davantage.--(_A l'intendant_.) Eh bien! monsieur, comment
vont les choses à présent? Cette nouvelle, qu'on assure vraie, ressemble
si fort à un vieux conte, que sa vérité excite de violents soupçons.
Est-il vrai que le roi a retrouvé son héritière?
TROISIÈME GENTILHOMME.--Rien n'est plus vrai, si jamais la vérité fut
prouvée par les circonstances. Ce que vous entendez, vous jureriez le
voir de vos yeux, tant il y a d'accord dans les preuves: le mantelet de
la reine Hermione,--son collier autour du cou de l'enfant,--les lettres
d'Antigone, trouvées avec elle, et dont on reconnaît l'écriture,--les
traits majestueux de cette fille et sa ressemblance avec sa mère,--un
air de noblesse que lui a imprimé la nature, et qui est au-dessus de
son éducation,--et mille autres preuves évidentes proclament avec toute
certitude qu'elle est la fille du roi.--Avez-vous assisté à l'entrevue
des deux rois?
SECOND GENTILHOMME.--Non.
TROISIÈME GENTILHOMME.--Alors vous avez perdu un spectacle qu'il
fallait voir et qu'on ne peut raconter. Alors vous auriez vu une joie
en commencer une autre; et de manière qu'il semblait que le chagrin
pleurait de s'éloigner d'eux, car leur joie nageait dans des flots de
larmes. Il fallait les voir élever leurs regards et leurs mains vers le
ciel avec des visages si altérés, qu'on ne pouvait les reconnaître qu'à
leurs vêtements et nullement à leurs traits. Notre roi, comme prêt à
s'élancer hors de lui-même, dans sa joie de retrouver sa fille, s'écrie,
comme si sa joie eût été une perte: _Oh! ta mère! ta mère!_ Ensuite il
demande pardon au roi de Bohême, et puis il embrasse son gendre; et puis
il tourmente sa fille en la prenant dans ses bras, et puis il remercie
le vieux berger, qui était là debout près de lui, comme un conduit rongé
par le laps de plusieurs règnes successifs. Je n'ai jamais ouï parler
de pareille entrevue, qui ne permet pas au récit boiteux de la suivre et
défie la description de la représenter.
SECOND GENTILHOMME.--Et qu'est devenu, je vous prie, Antigone, qui
emporta l'enfant d'ici?
TROISIÈME GENTILHOMME.--C'est encore comme un vieux conte, où il y a
matière à raconter, lors même que toute foi serait endormie et qu'il n'y
aurait pas une oreille ouverte. Il a été mis en pièces par un ours,
et cela est garanti par le fils du berger, qui a non-seulement sa
simplicité (qui semble incroyable) pour appuyer son témoignage, mais
qui produit encore un mouchoir et des anneaux d'Antigone, que Pauline
reconnaît.
PREMIER GENTILHOMME.--Et sa barque, et ceux qui le suivaient, que
sont-ils devenus?
TROISIÈME GENTILHOMME.--Naufragés au même instant où leur maître a péri,
et à la vue du berger, en sorte que tous les instruments qui avaient
servi à exposer l'enfant furent perdus au moment où l'enfant a été
trouvé. Mais quel noble combat entre la joie et la douleur s'est passé
dans l'âme de Pauline! Elle avait un oeil baissé à cause de la perte de
son époux; un autre levé dans la joie de voir l'oracle accompli. Elle
soulève de terre la princesse et elle la serre dans ses bras, comme
si elle eût voulu l'attacher à son coeur, de façon à ne plus avoir à
craindre de la perdre.
PREMIER GENTILHOMME.--La grandeur de cette scène méritait des rois et
des princes pour spectateurs, puisqu'elle avait des rois pour acteurs.
TROISIÈME GENTILHOMME.--Mais un des plus touchants incidents, et qui a
pêché dans mes yeux (pour y prendre de l'eau et non du poisson), c'était
un récit de la mort de la reine, avec les détails de la manière dont
elle est arrivée (confessés avec courage et pleures par le roi); c'était
de voir l'attention de sa fille, et la douleur qui la pénétrait, jusqu'à
ce que d'un signe de douleur à l'autre, elle a poussé un _hélas_! et, je
pourrais bien le dire, saigné des larmes; car je suis sûr que mon coeur
a pleuré du sang. Alors le spectateur qui était le plus froid comme
marbre, a changé de couleur; quelques-uns se sont évanouis, tous
s'attristaient; et, si l'univers entier avait assisté à cette scène, la
douleur eût été universelle.
PREMIER GENTILHOMME.--Sont-ils revenus à la cour?
TROISIÈME GENTILHOMME.--Non. La princesse a entendu parler de la statue
de sa mère, qui est entre les mains de Pauline; morceau qui a coûté
plusieurs années de travail, et récemment achevé par ce célèbre maître
italien, Jules Romain[23]. S'il possédait lui-même l'éternité, et qu'il
pût de son souffle la communiquer à son ouvrage, il priverait la nature
de son ouvrage, tant il l'imite parfaitement. Il a fait Hermione si
ressemblante à Hermione, qu'on dit qu'on lui adresserait la parole,
et qu'on attendrait sa réponse: c'est là qu'ils sont tous allés avec
l'ardeur de l'affection, et ils se proposent d'y souper.
[Note 23: Jules Romain vécut précisément le même nombre d'années que
Shakspeare, qui naquit dix-huit ans après sa mort. Le poëte commet ici
un anachronisme volontaire pour louer le peintre. Mais comment songer à
Jules Romain, lorsqu'il s'agit ici d'une statue? Il faut se rappeler que
les statues étaient autrefois enluminées.]
SECOND GENTILHOMME.--Je m'étais toujours imaginé qu'elle avait là
quelque grande affaire en main, car, depuis la mort d'Hermione, elle ne
manquait jamais d'aller deux ou trois fois par jour visiter cette maison
écartée. Irons-nous les y trouver et nous associer à la joie commune?
PREMIER GENTILHOMME.--Et quel est celui qui, jouissant de la faveur
d'y être admis, voudrait s'en priver? A chaque clin d'oeil, nouvelle
découverte et nouveau plaisir. Notre absence nous fait perdre des
connaissances précieuses. Partons[24].
(Ils sortent.)
[Note 24: On voit que Shakspeare était ici pressé de terminer; la
scène aurait été complète, si ce qui se passe en récit avait été mis en
action. _Segniùs irritant animos demissa per aurem, etc._]
AUTOLYCUS.--C'est maintenant, si je n'avais pas contre moi les torts de
mon ancienne conduite, que les honneurs pleuvraient sur ma tête! C'est
moi qui ai conduit le vieillard et son fils à bord du navire du prince,
qui lui ai dit que je leur avais entendu parler d'un paquet et de je ne
savais pas quoi, mais il était alors enivré de son amour pour la
fille du berger (comme il la croyait alors), qui commençait à avoir
cruellement le mal de mer; et lui-même ne se sentait guère mieux par la
tempête qui continuait toujours; ce mystère est ainsi demeuré sans être
découvert. Mais cela m'est égal; car quand j'aurais trouvé ce secret,
il ne m'aurait pas été d'un grand avantage, au milieu des autres raisons
qui me discréditent. _(Entrent le berger et son fils_.) Voici ceux à qui
j'ai fait du bien, contre mon intention, et qui paraissent déjà dans la
fleur de leur fortune.
LE BERGER.--Viens, mon garçon: j'ai passé l'âge d'avoir des enfants,
mais tes fils et tes filles naîtront tous gentilshommes.
LE FILS, _à Autolycus_.--Je suis bien aise de vous rencontrer, monsieur.
Vous avez refusé de tous battre avec moi l'autre jour, parce que je
n'étais pas né gentilhomme: voyez-vous ces habits? Dites que vous ne
les voyez pas, et croyez encore que je ne suis pas né gentilhomme.
Vous feriez bien mieux de dire que ces vêtements ne sont pas nés
gentilshommes. Osez me donner un démenti, et essayez si je ne suis pas à
présent né gentilhomme.
AUTOLYCUS.--Je sais que vous êtes actuellement, monsieur, un gentilhomme
né.
LE FILS.--Oui, et c'est ce que je suis depuis quatre heures.
LE BERGER.--Et moi aussi, mon garçon.
LE FILS.--Et vous aussi.--Mais j'étais né gentilhomme avant mon père,
car le fils du roi m'a pris par la main et m'a appelé son frère; et
ensuite les deux rois ont appelé mon père leur frère; et ensuite le
prince mon frère et la princesse ma soeur ont appelé mon père, leur
père, et nous nous sommes mis à pleurer; et ce sont les premières larmes
de gentilhomme que nous ayons jamais versées.
LE BERGER.--Nous pouvons vivre, mon fils, assez pour en verser bien
davantage.
LE FILS.--Sans doute, ou il y aurait bien du malheur, étant devenus
nobles un peu tard.
AUTOLYCUS.--Je vous conjure, monsieur, de me pardonner toutes les fautes
que j'ai commises contre Votre Seigneurie, et de vouloir bien m'appuyer
de votre favorable recommandation auprès du prince mon maître.
LE BERGER.--Je t'en prie, fais-le, mon fils; car nous devons être
obligeants, à présent que nous sommes gentilshommes.
LE FILS.--Tu amenderas ta vie?
AUTOLYCUS.--Oui, si c'est le bon plaisir de Votre Seigneurie.
LE FILS.--Donne-moi ta main: je jurerai au prince que tu es un aussi
honnête et brave homme qu'on en puisse trouver en Bohême.
LE BERGER.--Tu peux le dire, mais non pas le jurer.
LE FILS.--Ne pas le jurer, à présent que je suis gentilhomme? Que les
paysans et les franklins[25] le _disent_, moi, je le _jurerai_.
[Note 25: Propriétaire libre.]
LE BERGER.--Et si cela est faux, mon fils?
LE FILS.--Quelque faux que cela puisse être, un gentilhomme peut le
jurer en faveur de son ami.--Oui, et je jurerai au prince que tu es un
robuste garçon pour ta taille et que tu ne t'enivreras point; mais
je sais que tu n'es pas un robuste garçon pour ta taille et que tu
t'enivreras; je le jurerai tout de même; et je voudrais que tu fusses un
robuste garçon pour ta taille.
AUTOLYCUS.--Je me montrerai tel, monsieur, tant que je pourrai.
LE FILS.--Oui, montre-toi au moins un garçon robuste, si je ne suis pas
étonné comment tu oses t'aventurer à t'enivrer, n'étant pas un garçon
robuste, ne fais pas état de ma parole.--Écoute: les rois et les princes
nos parents sont allés voir le portrait de la reine; viens, suis-nous,
nous serons tes bons maîtres.
(Ils sortent.)
SCÈNE III
Appartement dans la maison de Pauline.
_Entrent_ LÉONTES, POLIXÈNE, FLORIZEL, PERDITA, CAMILLO, PAULINE,
COURTISANS _et suite_.
LÉONTES.--O sage et bonne Pauline! quelles grandes consolations j'ai
reçues de vous!
PAULINE.--Mon souverain, ce qui n'a pas bien réussi, je le faisais dans
de bonnes intentions. Quant à mes services, vous me les avez bien payés;
l'honneur que vous m'avez fait de daigner visiter mon humble demeure
avec votre frère couronné, et ce couple fiancé d'héritiers de vos
royaumes, c'est de votre part un surcroît de bienfaits que ma vie ne
pourra jamais assez reconnaître.
LÉONTES.--Ah! Pauline, c'est un honneur plein d'embarras. Mais nous
sommes venus pour voir la statue de notre reine; nous avons traversé
votre galerie en regardant avec plaisir toutes les curiosités qu'elle
présente; mais nous n'avons pas vu celle que ma fille est venue y
chercher, la statue de sa mère.
PAULINE.--Comme de son vivant elle n'eut point d'égale, je suis
persuadée aussi que sa ressemblance inanimée surpasse tout ce que vous
avez jamais vu, et tout ce qu'a fait la main de l'homme. Voilà pourquoi
je la tiens seule et à part. Mais la voici: préparez-vous à voir la vie
aussi parfaitement imitée, que le sommeil imite la mort. Regardez,
et avouez que c'est beau. _(Pauline tire un rideau et découvre une
statue._) J'aime votre silence, il prouve mieux votre admiration.
Mais parlez pourtant, et vous le premier, mon souverain, dites,
n'approche-t-elle pas un peu de l'original?
LÉONTES.--C'est son attitude naturelle! Cher marbre, fais-moi des
reproches, afin que je puisse dire: oui, tu es Hermione:--ou plutôt,
c'est bien mieux toi encore dans ton silence; car elle était aussi
tendre que l'enfance et les grâces.--Mais cependant, Pauline, Hermione
n'était pas si ridée; elle n'était pas aussi âgée que cette statue la
représente.
POLIXÈNE.--Oh! non, de beaucoup.
PAULINE.--C'est ce qui prouve encore plus l'excellence de l'art du
statuaire, qui laisse écouler seize années, et la représente telle
qu'elle serait aujourd'hui si elle vivait.
LÉONTES.--Comme elle aurait pu vivre pour me procurer des consolations
aussi vives que la douleur dont elle me perce l'âme aujourd'hui. Oh!
voilà son maintien et son air majestueux (plein de vie alors, comme
il est là glacé) la première fois que je lui parlai d'amour! Je suis
honteux: ce marbre ne me reprend-il pas d'avoir été plus dur que lui?--O
noble chef-d'oeuvre! il y a dans ta majesté une magie, qui évoque dans
ma mémoire tous mes torts, et qui a privé de ses sens ta fille, dont
l'admiration fait une seconde statue.
PERDITA.--Et permettez-moi, sans dire que c'est une superstition, de
tomber à ses genoux et d'implorer sa bénédiction.--Madame, chère reine,
qui finîtes lorsque je ne faisais que de commencer, donnez-moi cette
main à baiser.
PAULINE.--Oh! arrêtez! la statue n'est posée que tout nouvellement; les
couleurs ne sont pas sèches.
CAMILLO.--Seigneur, vous n'avez que trop cruellement ressenti le chagrin
que seize hivers n'ont pu dissiper, qu'autant d'étés n'ont pu tarir; à
peine est-il de bonheur qui ait duré aussi longtemps; il n'est point de
chagrin qui ne se soit détruit lui-même beaucoup plus tôt.
POLIXÈNE, _au roi_.--Chère frère, permettez que celui qui a été la cause
de tout ceci, ait le pouvoir de vous ôter autant de chagrin qu'il en
peut prendre lui-même pour sa part.
PAULINE.--En vérité, seigneur, si j'avais pu prévoir que la vue de ma
pauvre statue vous eût fait tant d'impression (car ce marbre est à moi),
je ne vous l'aurais pas montrée.
(Elle va pour fermer le rideau.)
LÉONTES.--Ne tirez point le rideau.
PAULINE.--Vous ne la contemplerez pas plus longtemps: peut-être votre
imagination en viendrait-elle à penser qu'elle se remue.
LÉONTES.--Je voudrais être mort, si ce n'est qu'il me semble que déjà...
Quel est cet homme qui l'a faite? Voyez, seigneur, ne croiriez-vous pas
qu'elle respire, et que le sang circule en effet dans ses veines?
POLIXÈNE.--C'est le chef-d'oeuvre d'un maître: la vie même semble animer
ses lèvres.
LÉONTES.--Son oeil, quoique fixe, semble animé, tant est grande
l'illusion de l'art!
PAULINE.--Je vais fermer le rideau: mon seigneur est déjà si transporté
qu'il va croire tout à l'heure qu'elle est vivante.
LÉONTES.--O ma chère Pauline! faites-le-moi croire pendant vingt années
de suite; il n'est point de raison sage dans ce monde qui puisse égaler
le plaisir de ce délire. Laissez-moi la voir.
PAULINE.--Je suis bien fâchée, seigneur, de vous avoir causé tant
d'émotion; mais je pourrais vous affliger encore davantage.
LÉONTES.--Faites-le, Pauline; car cette tristesse a autant de douceur
que les plus grandes consolations.--Eh quoi! il me semble qu'il sort de
sa bouche un souffle: quel habile ciseau a donc pu sculpter l'haleine!
Que personne ne rie; mais je veux l'embrasser.
PAULINE.--Mon cher seigneur, arrêtez. Le vermillon de ses lèvres
est encore humide; vous le gâteriez, si vous l'embrassiez, et vous
souilleriez les vôtres de l'huile de la peinture. Fermerai-je le rideau?
LÉONTES.--Non, non, pas de vingt ans.
PERDITA.--Je pourrais rester tout ce temps à la contempler.
PAULINE.--Ou arrêtez-vous là et quittez cette chapelle, ou préparez-vous
à un plus grand étonnement. Si vous pouvez en soutenir la vue, je vais
faire mouvoir véritablement la statue, la faire descendre et venir vous
prendre la main; mais alors vous croiriez, et cependant je proteste
qu'il n'en est rien, que je suis aidée des esprits du mal.
LÉONTES.--Tout ce qu'il est en votre pouvoir de lui faire faire, je
serai satisfait de le voir; tout ce qu'il est en votre pouvoir de lui
faire dire, je serai satisfait de l'entendre; car il est aussi aisé de
la faire parler que de la faire mouvoir.
PAULINE.--Il faut que vous réveilliez toute votre foi. Allons, demeurez
tous immobiles, ou que ceux qui croiront que j'accomplis quelque oeuvre
illicite se retirent.
LÉONTES.--Commencez; personne ne bougera d'un pas.
PAULINE, _à des musiciens_.--Musique, éveillez-la. Commencez,--il
est temps; descends, cesse d'être une pierre; approche et frappe
d'étonnement tous ceux qui te regardent. Allons, je vais fermer ta
tombe; remue, descends, rends à la mort ce silence obstiné; car la vie
chérie te rachète de ses bras.--Vous le voyez, elle se remue. _(Hermione
descend_.) Ne tressaillez point; ses actions seront saintes comme
l'enchantement que vous tenez pour légitime; ne l'évitez point que vous
ne la revoyiez mourir une seconde fois; car vous lui donneriez deux fois
la mort.--Allons, présentez-lui votre main: lorsqu'elle était jeune,
c'était vous qui lui faisiez la cour; à présent qu'elle est plus âgée,
c'est elle qui vous prévient.
LÉONTES, _en l'embrassant_.--Oh! sa main est chaude! Si ceci est de la
magie, que ce soit un art aussi légitime que de manger.
POLIXÈNE.--Elle l'embrasse!
CAMILLO.--Elle se suspend à son cou! Si elle appartient à la vie,
qu'elle parle donc aussi!
POLIXÈNE.--Oui, et qu'elle nous révèle où elle a vécu, ou comment elle
s'est échappée du milieu des morts?
PAULINE.--Si l'on n'eût fait que vous dire qu'elle était vivante, vous
auriez bafoué cette idée comme un vieux conte: mais vous voyez qu'elle
vit, quoiqu'elle ne parle pas encore. Faites attention un petit
moment.--(_A Perdita_.) Voudriez-vous, belle princesse, vous jeter entre
elle et le roi? tombez à ses genoux, et demandez la bénédiction de
votre mère. (_A Hermione_.) Tournez-vous de ce côté, chère reine, notre
Perdita est retrouvée.
(Elle lui présente Perdita, qui s'agenouille aux pieds d'Hermione.)
HERMIONE, _prenant la parole_.--O vous, dieux! abaissez ici vos regards,
et de vos urnes sacrées versez toutes vos grâces sur la tête de ma
fille! (_A sa fille_.) Dis-moi, ma fille, où tu as été conservée? Où tu
as vécu? Comment as-tu retrouvé la cour de ton père? Car, sachant par
Pauline que l'oracle avait donné l'espérance que tu étais en vie, je me
suis conservée pour en voir l'accomplissement.
PAULINE.--Il y aura assez de temps pour cela.--De crainte que les
spectateurs, excités par cet exemple, n'aient l'envie de troubler
votre joie par de pareilles relations,--allez ensemble, vous tous qui
retrouvez en ce moment quelque bonheur: et communiquez à chacun votre
allégresse: moi, tourterelle vieillie, je vais me reposer sur quelque
rameau flétri, et là pleurer mon compagnon, que jamais je ne retrouverai
qu'en mourant moi-même.
LÉONTES.--Ah! calmez-vous, Pauline: vous devriez prendre un époux sur
mon consentement, comme je prends moi une épouse sur le vôtre: c'est un
pacte fait entre nous, et confirmé par nos serments. Vous avez trouvé
mon épouse, mais comment? C'est là la question: car je l'ai vue morte, à
ce que j'ai cru: et j'ai fait en vain plus d'une prière sur son
tombeau. Je n'irai pas chercher bien loin (car je connais en partie ses
sentiments) pour vous trouver un honorable époux.--Avancez, Camillo,
et prenez-la par la main; son mérite et sa vertu sont bien connus,
et attestés encore ici par le témoignage de deux rois.--Quittons ces
lieux.--Quoi? (_A Hermione_.) Regardez mon frère! Ah! pardonnez-moi
tous deux, de ce que j'ai pu jamais me placer par mes soupçons entre
vos chastes regards. (_A Hermione_.) Voici votre gendre, le fils du
roi, qui, grâce au ciel, a engagé sa foi à votre fille.--Chère Pauline,
conduisez-nous dans un lieu où nous puissions à loisir nous questionner
mutuellement et répondre sur le rôle que chacun de nous a joué dans ce
long intervalle de temps depuis l'instant où nous avons été séparés les
uns des autres: hâtez-vous de nous conduire.
(Tous sortent.)
FIN DU CINQUIÈME ET DERNIER ACTE.