Note du transcripteur.
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Ce document est tiré de:
OEUVRES COMPLÈTES DE
SHAKSPEARE
TRADUCTION DE
M. GUIZOT
NOUVELLE ÉDITION ENTIÈREMENT REVUE
AVEC UNE ÉTUDE SUR SHAKSPEARE
DES NOTICES SUR CHAQUE PIÈCE ET DES NOTES
Volume 4
Mesure pour mesure.--Othello.--Comme il vous plaira.
Le conte d'hiver.--Troïlus et Cressida.
PARIS
A LA LIBRAIRIE ACADÉMIQUE
DIDIER ET Cie, LIBRAIRES-ÉDITEURS
35, QUAI DES AUGUSTINS
1863
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LE CONTE D'HIVER
TRAGÉDIE
NOTICE SUR LE CONTE D'HIVER
Cette pièce embrasse un intervalle de seize années; une princesse y naît
au second acte et se marie au cinquième. C'est la plus grande infraction
à la loi d'unité de temps dont Shakspeare se soit rendu coupable; aussi
n'ignorant pas les règles comme on a voulu quelquefois le dire, et
prévoyant en quelque sorte les clameurs des critiques, il a pris la
peine au commencement du quatrième acte, d'évoquer le Temps lui-même qui
vient faire en personne l'apologie du poëte; mais les critiques auraient
voulu sans doute que ce personnage allégorique eût aussi demandé leur
indulgence pour deux autres licences; la première est d'avoir violé la
chronologie jusqu'à faire de Jules Romain le contemporain de l'oracle de
Delphes; la seconde d'avoir fait de la Bohême un royaume maritime.
Ces fautes impardonnables ont tellement offensé ceux qui voudraient
réconcilier Aristote avec Shakspeare, qu'ils ont répudié le _Conte
d'hiver_ dans l'héritage du poëte; et qu'aveuglés par leurs préventions,
ils n'ont pas osé reconnaître que cette pièce si défectueuse étincelle
de beautés dont Shakspeare seul est capable. C'est encore dans une
nouvelle romanesque, _Dorastus et Faunia_, attribuée à Robert Greene,
qu'il faut chercher l'idée première du _Conte d'hiver_; à moins que,
comme quelques critiques, on ne préfère croire la nouvelle postérieure
à la pièce, ce qui est moins probable. Nous allons faire connaître
l'histoire de Dorastus et Faunia par un abrégé des principales
circonstances.
Longtemps avant l'établissement du christianisme, régnait en Bohême un
roi nommé Pandosto qui vivait heureux avec Bellaria son épouse. Il en
eut un fils nommé Garrinter. Égisthus, roi de Sicile, son ami, vint le
féliciter sur la naissance du jeune prince. Pendant le séjour qu'il fit
à la cour de Bohême son intimité avec Bellaria excita une telle
jalousie dans le coeur de Pandosto, qu'il chargea son échanson Franio
de l'empoisonner. Franio eut horreur de cette commission, révéla tout
à Égisthus, favorisa son évasion et l'accompagna en Sicile. Pandosto
furieux tourna toute sa vengeance contre la reine, l'accusa publiquement
d'adultère, la fit garder à vue pendant sa grossesse, et, dès qu'elle
fut accouchée, il envoya chercher l'enfant dans la prison, le fit mettre
dans un berceau et l'exposa à la mer pendant une tempête.
Le procès de Bellaria fut ensuite instruit juridiquement. Elle persista
à protester de son innocence, et le roi voulant que son témoignage fût
reçu pour toute preuve, Bellaria demanda celui de l'oracle de Delphes.
Six courtisans furent envoyés en ambassade à la Pythonisse qui confirma
l'innocence de la reine et déclara de plus que Pandosto mourrait sans
héritier si l'enfant exposé ne se retrouvait pas. En effet, pendant que
le roi confondu se livre à ses regrets, on vient lui annoncer la mort de
son fils Garrinter, et Bellaria, accablée de sa douleur, meurt elle-même
subitement.
Pandosto au désespoir se serait tué lui-même si on n'eût retenu son
bras. Peu à peu ce désespoir dégénéra en mélancolie et en langueur;
le monarque allait tous les jours arroser de ses larmes le tombeau de
Bellaria.
La nacelle sur laquelle l'enfant avait été exposé flotta pendant deux
jours au gré des vagues, et aborda sur la côte de Sicile. Un berger
occupé à chercher en ce lieu une brebis qu'il avait perdue, aperçut la
nacelle et y trouva l'enfant enveloppé d'un drap écarlate brodé d'or,
ayant au cou une chaîne enrichie de pierres précieuses, et à côté de lui
une bourse pleine d'argent. Il l'emporta dans sa chaumière et l'éleva
dans la simplicité des moeurs pastorales; mais Faunia, c'est le nom que
donna le berger à la jeune fille, était si belle que l'on parla bientôt
d'elle à la cour; Dorastus, fils du roi de Sicile, fut curieux de la
voir, en devint amoureux, et sacrifiant les espérances de son avenir et
la main d'une princesse de Danemark à la bergère qu'il aimait, s'enfuit
secrètement avec elle. Le confident du prince était un nommé Capino qui
allait tout préparer pour favoriser la fuite des deux amants, lorsqu'il
rencontra Porrus le père supposé de Faunia. Malgré le déguisement dont
Dorastus s'était servi pour faire la cour à sa fille adoptive, Porrus
avait enfin reconnu le prince, et, craignant le ressentiment du roi,
venait lui révéler qu'il n'était que le père nourricier de Faunia, en
lui portant les bijoux trouvés dans la nacelle.
Capino lui offre sa médiation, et sous divers prétextes il l'entraîne au
vaisseau où étaient déjà les fugitifs. Porrus est forcé de les suivre.
La navigation ne fut pas heureuse, et le navire échoua sur les côtes de
Bohême. On voit que Shakspeare ne s'est pas inquiété d'être plus savant
géographe que le romancier.
Redoutant la cruauté de Pandosto, le prince résolut d'attendre incognito
sous le nom de Méléagre, l'occasion de se réfugier dans une contrée plus
hospitalière; mais la beauté de Faunia fit encore du bruit: le roi de
Bohême voulut la voir, et, oubliant sa douleur, conçut le projet de s'en
faire aimer; il mit Dorastus en prison de peur qu'il ne fût un obstacle
à ce désir, et fit les propositions les plus flatteuses à Faunia qui les
rejeta constamment avec dédain.
Cependant le roi de Sicile était parvenu à découvrir les traces de son
fils. Il envoie ses ambassadeurs en Bohême pour y réclamer Dorastus, et
prier le roi de mettre à mort Capino, Porrus et sa fille Faunia.
Pandosto se hâte de tirer Dorastus de prison, lui demande pardon du
traitement qu'il lui a fait essuyer, le fait asseoir sur son trône, et
lui explique le message de son père.
Porrus, Faunia et Capino sont mandés; on leur lit leur sentence de mort.
Mais Porrus raconte tout ce qu'il sait de Faunia, et montre les bijoux
qu'il a trouvés auprès d'elle. Le roi reconnaît sa fille, récompense
Capino, et fait Porrus chevalier.
Il ne faut pas chercher dans ce conte le retour d'Hermione, la touchante
résignation de cette reine, et le contraste du zèle ardent et courageux
de Pauline; les scènes de jalousie et de tendresse conjugale, et
surtout celles où Florizel et Perdita se disent leur amour avec tant
d'innocence, et où Shakspeare a fait preuve d'une imagination qui a
toute la fraîcheur et la grâce de la nature au printemps. Il ne faut
pas y chercher les caractères encore intéressants, quoique subalternes,
d'Antigone, de Camillo, du vieux berger et de son fils, si fier d'être
fait gentilhomme qu'il ne croit plus que les mots qu'il employait
jadis soient dignes de lui: «Ne pas le jurer, à présent que je suis
gentilhomme! Que les paysans le _disent_ eux, moi je le jurerai.»
Mais le rôle le plus plaisant de la pièce, c'est celui de ce fripon
Autolycus, si original que l'on pardonne à Shakspeare d'avoir oublié de
faire la part de la morale, en ne le punissant pas lors du dénoument.
Walpole prétend que le _Conte d'hiver_ peut être rangé parmi les drames
historiques de Shakspeare, qui aurait eu visiblement l'intention de
flatter la reine Élisabeth par une apologie indirecte. Selon lui, l'art
de Shakspeare ne se montre nulle part avec plus d'adresse; le sujet
était trop délicat pour être mis sur la scène sans voile; il était trop
récent, et touchait la reine de trop près pour que le poëte pût
hasarder des allusions autrement que dans la forme d'un compliment.
La déraisonnable jalousie de Léontes, et sa violence, retracent le
caractère d'Henri VIII, qui, en général, fit servir la loi d'instrument
à ses passions impétueuses. Non-seulement le plan général de la pièce,
mais plusieurs passages sont tellement marqués de cette intention,
qu'ils sont plus près de l'histoire que de la fiction. Hermione accusée
dit:
.... _For honour, 'Tis a derivative from me to mine.
And it only that I stand for_.
«Quant à l'honneur, il doit passer de moi à mes enfants, et c'est lui
seul que je veux défendre.»
Ces mots semblent pris de la lettre d'Anne Boleyn au roi avant son
exécution. Mamilius, le jeune prince, personnage inutile, qui meurt dans
l'enfance, ne fait que confirmer l'opinion, la reine Anne ayant mis au
monde un enfant mort avant Élisabeth. Mais le passage le plus frappant
en ce qu'il n'aurait aucun rapport à la tragédie, si elle n'était
destinée à peindre Élisabeth, c'est celui où Pauline décrivant les
traits de la princesse qu'Hermione vient de mettre au monde, dit en
parlant de sa ressemblance avec son père:
_She has the very trick of his frown._
«Elle a jusqu'au froncement de son sourcil.»
Il y a une objection qui embarrasse Walpole, c'est une phrase si
directement applicable à Élisabeth et à son père, qu'il n'est guère
possible qu'un poëte ait osé la risquer. Pauline dit encore au roi:
_'Tis yours
And might we lay the old proverb to your charge
So like you 'tis worse_.
«C'est votre enfant, et il vous ressemble tant que nous pourrions vous
appliquer en reproche le vieux proverbe, _il vous ressemble tant que
c'est tant pis_.»
Walpole prétend que cette phrase n'aurait été insérée qu'après la mort
d'Élisabeth.
On a plusieurs fois voulu soumettre à un plan plus régulier la pièce
du _Conte d'hiver,_ nous ne citerons que l'essai de Garrick, qui n'en
conserva que la partie tragique, et la réduisit en trois actes.
Selon Malone, Shakspeare aurait composé cette pièce en 1604.
PERSONNAGES
LÉONTES, roi de Sicile.
MAMILIUS, son fils.
CAMILLO, )
ANTIGONE, )
CLÉOMÈNE, ) seigneurs de Sicile.
DION, )
UN AUTRE SEIGNEUR de Sicile.
ROGER, gentilhomme sicilien.
UN GENTILHOMME attaché au prince Mamilius.
POLIXÈNE, roi de Bohême.
FLORIZEL, son fils.
ARCHIDAMUS, seigneur de Bohême.
OFFICIERS de la cour de justice.
UN VIEUX BERGER, père supposé de Perdita.
SON FILS.
UN MARINIER.
UN GEÔLIER.
UN VALET du vieux berger.
AUTOLYCUS, filou.
LE TEMPS, personnage faisant l'office de choeur.
HERMIONE, femme de Léontes.
PERDITA, fille de Léontes et d'Hermione.
PAULINE, femme d'Antigone.
ÉMILIE, ) suivantes
DEUX AUTRES DAMES, ) de la reine.
MOPSA, )
DORCAS, ) jeunes bergères.
SATYRES DANSANT, BERGERS ET BERGÈRES, GARDES, SEIGNEURS, DAMES ET
SUITE, ETC.
La scène est tantôt en Sicile, tantôt en Bohême.
ACTE PREMIER
SCÈNE I
La Sicile. Antichambre dans le palais de Léontes.
CAMILLO, ARCHIDAMUS.
ARCHIDAMUS.--S'il vous arrive, Camillo, de visiter un jour la Bohême,
dans quelque occasion semblable à celle qui a réclamé maintenant mes
services, vous trouverez, comme je vous l'ai dit, une grande différence
entre notre Bohême et votre Sicile.
CAMILLO.--Je crois que, l'été prochain, le roi de Sicile se propose de
rendre à votre roi la visite qu'il lui doit à si juste titre.
ARCHIDAMUS.--Si l'accueil que vous recevrez est au-dessous de celui que
nous avons reçu, notre amitié nous justifiera; car en vérité...
CAMILLO.--Je vous en prie...
ARCHIDAMUS.--Vraiment, et je parle avec connaissance et franchise, nous
ne pouvons mettre la même magnificence... et une si rare... Je ne sais
comment dire. Allons, nous vous donnerons des boissons assoupissantes,
afin que vos sens incapables de sentir notre insuffisance ne puissent du
moins nous accuser, s'ils ne peuvent nous accorder des éloges.
CAMILLO.--Vous payez beaucoup trop cher ce qui vous est donné
gratuitement.
ARCHIDAMUS.--Croyez-moi, je parle d'après mes propres connaissances, et
d'après ce que l'honnêteté m'inspire.
CAMILLO.--La Sicile ne peut se montrer trop amie de la Bohême. Leurs
rois ont été élevés ensemble dans leur enfance; et l'amitié jeta dès
lors entre eux de si profondes racines, qu'elle ne peut que s'étendre à
présent. Depuis que l'âge les a mûris pour le trône, et que les devoirs
de la royauté ont séparé leur société, leurs rapprochements, sinon
personnels, ont été royalement continués par un échange mutuel de
présents, de lettres et d'ambassades amicales; en sorte qu'absents,
ils paraissaient être encore ensemble; ils se donnaient la main comme
au-dessus d'une vaste mer, et ils s'embrassaient, pour ainsi dire, des
deux bouts opposés du monde. Que le ciel entretienne leur affection!
ARCHIDAMUS.--Je crois qu'il n'est point dans le monde de malice ou
d'affaire qui puissent l'altérer. Vous avez une consolation indicible
dans le jeune prince Mamilius. Je n'ai jamais connu de gentilhomme d'une
plus grande espérance.
CAMILLO.--Je conviens avec vous qu'il donne de grandes espérances. C'est
un noble enfant; un jeune prince, qui est un vrai baume pour le coeur de
ses sujets; il rajeunit les vieux coeurs: ceux qui, avant sa naissance,
allaient déjà avec des béquilles, désirent vivre encore pour le voir
devenir homme.
ARCHIDAMUS.--Et sans cela ils seraient donc bien aises de mourir?
CAMILLO.--Oui, s'ils n'avaient pas quelque autre motif pour excuser leur
désir de vivre.
ARCHIDAMUS.--Si le roi n'avait pas de fils, ils désireraient vivre sur
leurs béquilles jusqu'à ce qu'il en eût un.
(Ils sortent.)
SCÈNE II
Une salle d'honneur dans le palais.
LÉONTES, HERMIONE, MAMILIUS, POLIXÈNE, CAMILLO, _et suite_.
POLIXÈNE.--Déjà le berger a vu changer neuf fois l'astre humide des
nuits, depuis que nous avons laissé notre trône vide; et j'épuiserais,
mon frère, encore autant de temps à vous faire mes remerciements, que je
n'en partirais pas moins chargé d'une dette éternelle. Ainsi, comme un
chiffre placé toujours dans un bon rang, je multiplie, avec un merci,
bien d'autres milliers qui le précèdent.
LÉONTES.--Différez encore quelque temps vos remerciements: vous vous
acquitterez en partant.
POLIXÈNE.--Seigneur, c'est demain: je suis tourmenté par les craintes de
ce qui peut arriver ou se préparer pendant notre absence. Veuillent les
dieux que nuls vents malfaisants ne soufflent sur mes États, et ne me
fassent dire: mes inquiétudes n'étaient que trop fondées! et d'ailleurs
je suis resté assez longtemps pour fatiguer Votre Majesté.
LÉONTES.--Mon frère, nous sommes trop solide pour que vous puissiez
venir à bout de nous.
POLIXÈNE.--Point de plus long séjour.
LÉONTES.--Encore une huitaine.
POLIXÈNE.--Très-décidément, demain.
LÉONTES.--Nous partagerons donc le temps entre nous; et, en cela, je ne
veux pas être contredit.
POLIXÈNE.--Ne me pressez pas ainsi, je vous en conjure. Il n'est point
de voix persuasive; non, il n'en est point dans le monde, qui pût me
gagner aussitôt que la vôtre, et il en serait ainsi aujourd'hui, si ma
présence vous était nécessaire, quand le besoin exigerait de ma part un
refus. Mes affaires me rappellent chez moi; y mettre obstacle, ce serait
me punir de votre affection; et un plus long séjour deviendrait
pour vous une charge et un embarras; pour nous épargner ces deux
inconvénients, adieu, mon frère.
LÉONTES.--Vous restez muette, ma reine? Parlez donc.
HERMIONE.--Je comptais, seigneur, garder le silence jusqu'à ce que vous
l'eussiez amené à protester avec serment qu'il ne resterait pas; vous le
suppliez trop froidement, seigneur. Dites-lui que vous êtes sûr que
tout va bien en Bohême; le jour d'hier nous a donné ces nouvelles
satisfaisantes: dites-lui cela, et il sera forcé dans ses derniers
retranchements.
LÉONTES.--Bien dit, Hermione.
HERMIONE.--S'il disait qu'il languit de revoir son fils, ce serait une
bonne raison; et s'il dit cela, laissez-le partir; s'il jure qu'il en
est ainsi, il ne doit pas rester plus longtemps, nous le chasserons
d'ici avec nos quenouilles.--(_A Polixène._) Cependant je me hasarderai
à vous demander de nous prêter encore une semaine de votre royale
présence. Quand vous recevrez mon époux en Bohême, je vous recommande de
l'y retenir un mois au delà du terme marqué pour son départ: et pourtant
en vérité, Léontes, je ne vous aime pas d'une minute de moins, que toute
autre femme n'aime son époux.--Vous resterez?
POLIXÈNE.--Non, madame.
HERMIONE.--Oh! mais vous resterez.
POLIXÈNE.--Je ne le puis vraiment pas.
HERMIONE.--Vraiment? Vous me refusez avec des serments faciles; mais
quand vous chercheriez à déplacer les astres de leur sphère par des
serments, je vous dirais encore: Seigneur, on ne part point. Vraiment
vous ne partirez point: le _vraiment_ d'une dame a autant de pouvoir que
le _vraiment_ d'un gentilhomme. Voulez-vous encore partir? forcez-moi de
vous retenir comme prisonnier, et non pas comme un hôte; et alors vous
payerez votre pension en nous quittant, et serez par là dispensé de tous
remerciements; qu'en dites-vous? êtes-vous mon prisonnier, ou mon hôte?
Par votre redoutable _vraiment_, il faut vous décider à être l'un ou
l'autre.
POLIXÈNE.--Votre hôte, alors, madame! car être votre prisonnier
emporterait l'idée d'une offense, qu'il m'est moins aisé à moi de
commettre qu'à vous de punir.
HERMIONE.--Ainsi je ne serai point votre geôlier, mais votre bonne
hôtesse. Allons, il me prend envie de vous questionner sur les tours de
mon seigneur et les vôtres, lorsque vous étiez jeunes. Vous deviez faire
alors de jolis petits princes.
POLIXÈNE.--Nous étions, belle reine, deux étourdis, qui croyaient qu'il
n'y avait point d'autre avenir devant eux, qu'un lendemain semblable à
aujourd'hui, et que notre enfance durerait toujours.
HERMIONE.--Mon seigneur n'était-il pas le plus fou des deux?
POLIXÈNE.--Nous étions comme deux agneaux jumeaux, qui bondissaient
ensemble au soleil, et bêlaient l'un après l'autre; notre échange mutuel
était de l'innocence pour de l'innocence; nous ne connaissions pas l'art
de faire du mal, non: et nous n'imaginions pas qu'aucun homme en fit.
Si nous avions continué cette vie, et que nos faibles intelligences
n'eussent jamais été exaltées par un sang plus impétueux, nous aurions
pu répondre hardiment au ciel, _non coupables_, en mettant à part la
tache héréditaire.
HERMIONE.--Vous nous donnez à entendre par là que depuis vous avez fait
des faux pas.
POLIXÈNE.--O dame très-sacrée, les tentations sont nées depuis lors: car
dans ces jours où nous n'avions pas encore nos plumes, ma femme n'était
qu'une petite fille; et votre précieuse personne n'avait pas encore
frappé les regards de mon jeune camarade.
HERMIONE.--Que la grâce du ciel me soit en aide! Ne tirez aucune
conséquence de tout ceci, de peur que vous ne disiez que votre reine
et moi nous sommes de mauvais anges. Et pourtant, poursuivez: nous
répondrons des fautes que nous vous avons fait commettre, si vous avez
fait votre premier péché avec nous, et que vous avez continué de pécher
avec nous, et que vous n'ayiez jamais trébuché qu'avec nous.
LÉONTES, _à Hermione_.--Est-il enfin gagné?
HERMIONE.--Il restera, seigneur.
LÉONTES.--Il n'a pas voulu y consentir, à ma prière. Hermione, ma
bien-aimée, jamais vous n'avez parlé plus à propos.
HERMIONE.--Jamais?
LÉONTES.--Jamais, qu'une seule fois.
HERMIONE.--Comment? j'ai parlé deux fois à propos? et quand a été la
première, s'il vous plaît? Je vous en prie, dites-le-moi. Rassasiez-moi
d'éloges, et engraissez-m'en comme un oiseau domestique; une bonne
action qu'on laisse mourir, sans en parler, en tue mille autres qui
seraient venues à la suite; les louanges sont notre salaire: vous pouvez
avec un seul doux baiser nous faire avancer plus de cent lieues, tandis
qu'avec l'aiguillon vous ne nous feriez pas parcourir un seul acre. Mais
allons au but. Ma dernière bonne action a été de l'engager à rester:
quelle a donc été la première? Celle-ci a une soeur aînée, ou je ne vous
comprends pas: ah! fasse le ciel qu'elle se nomme vertu! Mais j'ai
déjà parlé une fois à propos: quand? Je vous en prie, dites-le-moi, je
languis de le savoir.
LÉONTES.--Eh bien! ce fut quand trois tristes mois expirèrent enfin
d'amertume, et que tu ouvris ta main blanche pour frapper dans la mienne
en signe d'amour;--tu dis alors: Je suis à vous pour toujours.
HERMIONE.--Allons, c'est vertu.--Ainsi, voyez-vous, j'ai parlé à propos
deux fois: la première, afin de conquérir pour toujours mon royal époux;
la seconde, afin d'obtenir le séjour d'un ami pour quelque temps.
(Elle présente la main à Polixène.)
LÉONTES, _à part_.--Trop de chaleur quand on mêle de si près l'amitié,
on finit bientôt par mêler les personnes: j'ai en moi un _tremor
cordis_: mon coeur bondit; mais ce n'est pas de joie, ce n'est pas de
joie.--Cet accueil peut avoir une apparence honnête: il peut puiser
sa liberté dans la cordialité, dans la bonté du naturel, dans un coeur
affectueux, et être convenable pour qui le montre: il le peut, je
l'accorde. Mais de se serrer ainsi les mains, de se serrer les
doigts comme ils le font en ce moment, et de se renvoyer des sourires
d'intelligence, comme un miroir; et puis de soupirer comme le signal
de mort du cerf: oh! c'est là un genre d'accueil qui ne plaît ni à mon
coeur, ni à mon front.--Mamilius, es-tu mon enfant?
MAMILIUS.--Oui, mon bon seigneur.
LÉONTES.--Vraiment! c'est mon beau petit coq. Quoi! as-tu noirci ton
nez? On dit que c'est une copie du mien. Allons, petit capitaine,
il faut être _propre_. Je veux dire _propre[1]_ au moins, capitaine,
quoique ce mot s'applique également au boeuf, à la génisse et au veau.
Quoi, toujours jouant du virginal[2] sur sa main. (_Observant Polixène
et Hermione.) (A son fils_.) Mon petit veau, es-tu bien mon veau?
[Note 1: Équivoque sur le mot _neat_ qui veut dire _bétail à cornes_ et
_propre, gentil_.]
[Note 2: Espèce d'épinette. Un livre des leçons de cet instrument ayant
appartenu à la reine Élisabeth existe encore.]
MAMILIUS.--Oui, si vous le voulez bien, mon seigneur.
LÉONTES.--Il te manque la peau rude et cette crue que je me sens
au front pour me ressembler parfaitement.--Et pourtant, nous nous
ressemblons comme deux oeufs: ce sont les femmes qui le disent, et elles
disent tout ce qu'elles veulent. Mais quand elles seraient fausses,
comme les mauvais draps reteints en noir, comme les vents, comme les
eaux; fausses comme les dés que désire un homme qui ne connaît point de
limite entre le tien et le mien; cependant il serait toujours vrai de
dire que cet enfant me ressemble. Allons, monsieur le page, regardez-moi
avec votre oeil bleu-de-ciel.--Petit fripon, mon enfant chéri, ta mère
peut-elle?... se pourrait-il bien?... O imagination! tu poignardes mon
coeur, tu rends possibles des choses réputées impossibles, tu as un
commerce avec les songes... (Comment cela peut-il être?...) avec ce qui
n'a aucune réalité: toi, force coactive, qui t'associes au néant;--il
devient croyable que tu peux t'unir à quelque chose de réel, et tu le
fais au delà de ce qu'on te commande; j'en fais l'expérience par les
idées contagieuses qui empoisonnent mon cerveau et qui endurcissent mon
front.
POLIXÈNE.--Qu'a donc le roi de Sicile?
HERMIONE.--Il paraît un peu troublé.
POLIXÈNE, _au roi_.--Qu'avez-vous, seigneur, et comment vous
trouvez-vous? Comment allez-vous, mon cher frère?
HERMIONE.--Vous avez l'air d'être agité de quelque pensée: êtes-vous
ému, seigneur?
LÉONTES.--Non, en vérité. (_A part_.). Comme la nature trahit
quelquefois sa folie et sa tendresse pour être le jouet des coeurs
durs!--En considérant les traits de mon fils, il m'a semblé que je
reculais de vingt-trois années; et je me voyais en robe, dans mon
fourreau de velours vert; mon épée emmuselée: de crainte qu'elle ne
mordît son maître et ne lui devînt funeste, comme il arrive souvent à
ce qui sert d'ornement. Combien je devais ressembler alors, à ce
que j'imagine, à ce pépin, à cette gousse de pois verts, à ce petit
gentilhomme!--Mon bon monsieur, voulez-vous échanger votre argent contre
des oeufs[3]?
MAMILIUS.--Non, seigneur, je me battrais.
LÉONTES.--Oui-da! Que ton lot[4] dans la vie soit d'être heureux!--Mon
frère, êtes-vous aussi fou de votre jeune prince que nous vous semblons
l'être du nôtre?
[Note 3: Expression proverbiale usitée quand un homme se voit outragé
et ne fait aucune résistance, nous avons en Français le proverbe: «A qui
vendez-vous vos coquilles?»]
[Note 4: _Dole_ signifiait la portion d'aumônes distribuée aux pauvres
dans les familles riches. _Happy man be his dole_, était une expression
proverbiale.]
POLIXÈNE.--Quand je suis chez moi, seigneur, il fait tout mon exercice,
tout mon amusement, toute mon occupation. Tantôt il est mon ami dévoué
et tantôt mon ennemi, mon flatteur, mon guerrier, mon homme d'État, tout
enfin: il me rend un jour de juillet aussi court qu'un jour de décembre;
et par la variété de son humeur enfantine, il me guérit d'idées qui
m'épaissiraient le sang.
LÉONTES.--Ce petit écuyer a le même office près de moi: nous allons nous
promener nous deux; et nous vous laissons, seigneur, à vos affaires plus
sérieuses.--Hermione, montrez combien vous nous aimez dans l'accueil que
vous ferez à votre frère: que tout ce qu'il y a de plus cher en Sicile
soit regardé comme de peu de valeur; après vous et mon jeune promeneur,
c'est lui qui a le plus de droits sur mon coeur.
HERMIONE.--Si vous nous cherchiez, nous serons à vous dans le jardin;
vous y attendrons-nous?
LÉONTES.--Suivez à votre gré vos penchants: on vous trouvera, pourvu que
vous soyez sous le ciel. (_A part, observant Hermione_.)--Je pêche en
ce moment, quoique tu n'aperçoives point l'hameçon. Va, poursuis.
Comme elle tient son bec tendu vers lui! et comme elle s'arme de toute
l'audace d'une femme devant son époux indulgent! (_Polixène, Hermione,
sortent avec leur suite_.) Les voilà partis! M'y voilà enfoncé jusqu'aux
genoux, me voilà cornard par-dessus les oreilles! (_A Mamilius_.) Va,
mon enfant, va jouer.--Ta mère joue aussi, et moi aussi: mais je joue
un rôle si fâcheux, qu'il me conduira au tombeau au milieu des sifflets;
les mépris et les huées seront ma cloche funèbre. Va, mon enfant, va
jouer. Il y a eu, ou je suis bien trompé, des hommes déshonorés avant
moi; et à présent, au moment même où je parle, il est plus d'un époux
qui tient avec confiance sa femme sous le bras et qui ne songe guère
qu'elle a reçu des visites en son absence, et que son vivier a été pêché
par le premier venu, par monsieur _Sourire_, son voisin. Enfin, c'est
toujours une consolation qu'il y ait d'autres hommes qui aient des
grilles, et que ces grilles soient, comme les miennes, ouvertes
contre leur volonté. Si tous les hommes qui ont des femmes déloyales
s'abandonnaient au désespoir, la dixième partie du genre humain se
pendrait. C'est un mal sans remède: c'est quelque planète licencieuse
dont l'influence se fait sentir partout où elle domine; et sa
puissance, croyez-le, s'étend de l'orient à l'occident, du nord au midi.
Conclusion, il n'y a point de barrières pour garder une femme; retiens
cela. Elle laisse entrer et sortir l'ennemi avec armes et bagages: des
milliers d'hommes comme moi ont cette maladie et ne la sentent pas.--Eh
bien! mon enfant?
MAMILIUS.--On dit que je vous ressemble.
LÉONTES.--Oui, c'est une sorte de consolation. (_Il aperçoit Camillo._)
Quoi! Camillo ici?
CAMILLO.--Oui, mon bon seigneur.
LÉONTES, _à Mamilius_.--Va jouer, Mamilius, tu es un brave
garçon.--(_Mamilius sort._) Eh bien! Camillo, ce grand monarque prolonge
son séjour.
CAMILLO.--Vous avez bien de la peine à faire tenir son ancre dans votre
port; vous aviez beau la jeter, elle revenait toujours à vous.
LÉONTES.--Y as-tu fait attention?
CAMILLO.--Il ne voulait pas céder à vos prières; ses affaires devenaient
toujours plus urgentes.
LÉONTES.--T'en es-tu aperçu? Voilà donc déjà des gens autour de moi qui
murmurent tout bas et se disent à l'oreille: «Le roi de Sicile est un...
et cætera.» C'est déjà bien avancé, lorsque je viens à le sentir le
dernier.--Comment s'est-il déterminé à rester, Camillo?
CAMILLO.--Sur les prières de la vertueuse reine.
LÉONTES.--De la reine, soit:--vertueuse, cela devrait être, sans doute;
mais voilà, cela n'est pas. Cette idée-là est-elle entrée dans quelque
autre cervelle que la tienne? Car ta conception est d'une nature
absorbante, elle attire à elle plus de choses que les esprits vulgaires.
Cela n'est-il remarqué que par les intelligences plus fines, par
quelques têtes d'un génie extraordinaire? Les créatures subalternes
pourraient bien être tout à fait aveugles dans cette affaire: parle.
CAMILLO.--Dans cette affaire, seigneur? Je crois que tout le monde
comprend que le roi de Bohême fait ici un plus long séjour.
LÉONTES.--Tu dis?
CAMILLO.--Qu'il fait ici un plus long séjour.
LÉONTES.--Oui, mais pourquoi?
CAMILLO.--Pour satisfaire Votre Majesté et se rendre aux instances de
notre gracieuse souveraine.
LÉONTES.--Se rendre aux instances de votre souveraine? se rendre? Je
n'en veux pas davantage.--Camillo, je t'ai confié les plus chers secrets
de mon coeur aussi bien que ceux de mon conseil; et, comme un prêtre, tu
as purifié mon sein; je t'ai toujours quitté comme un pénitent converti:
mais je me suis trompé sur ton intégrité, c'est-à-dire trompé sur ce qui
m'en offrait l'apparence.
CAMILLO.--Que le ciel m'en préserve, seigneur!
LÉONTES.--Oui, de le souffrir.--Tu n'es pas honnête, ou, si ton
penchant t'y porte, tu es un lâche qui coupes le jarret à l'honnêteté
et l'empêches de suivre sa course naturelle; ou autrement, il faut te
regarder comme un serviteur initié dans ma confiance intime et négligent
à y répondre; ou bien comme un insensé qui voit chez moi jouer un jeu où
je perds le plus riche de mes trésors, et qui prend le tout en badinage.
CAMILLO.--Mon noble souverain, je puis être négligent, insensé et
timide; nul homme n'est si exempt de ces défauts que sa négligence,
sa folie et sa timidité ne se montrent quelquefois dans la multitude
infinie des affaires de ce monde. Si jamais, seigneur, j'ai été
négligent dans les vôtres à dessein, c'est une folie à moi; si jamais
j'ai joué exprès le rôle d'un insensé, ç'aura été par négligence et
faute de réfléchir assez aux conséquences; si jamais la crainte m'a fait
hésiter dans une entreprise dont l'issue me semblait douteuse et dont
l'exécution était réclamée à grands cris par la nécessité, ç'a été par
une timidité qui souvent attaque le plus sage. Ce sont là, seigneur,
autant d'infirmités ordinaires dont l'homme le plus honnête n'est jamais
exempt. Mais, j'en conjure Votre Majesté, parlez-moi plus clairement;
faites-moi connaître et voir en face ma faute, et si je la renie, c'est
qu'elle ne m'appartient pas.
LÉONTES.--N'avez-vous pas vu, Camillo (mais cela est hors de doute, vous
l'avez vu, ou le verre de votre lunette est opaque comme la corne d'un
homme déshonoré), ou entendu dire (car sur une chose aussi visible la
rumeur publique ne peut pas se taire), ou pensé en vous-même (car il n'y
aurait pas de faculté de penser dans l'homme qui ne le penserait pas)
que ma femme m'est infidèle?--Si tu veux l'avouer (ou autrement nie
avec impudence, nie que tu aies des yeux, des oreilles et une pensée),
conviens donc que ma femme est un cheval de bois[5] et qu'elle mérite un
nom aussi infâme que la dernière des filles qui livre sa personne avant
d'avoir engagé sa foi; dis-le et soutiens-le.
[Note 5: _Hobby horse_.]
CAMILLO.--Je ne voudrais pas rester là en écoutant noircir ainsi ma
souveraine maîtresse sans en tirer sur-le-champ vengeance. Malédiction
sur moi-même! vous n'avez jamais proféré de parole plus indigne que
celle-là; la répéter serait un crime, aussi grand que celui que vous
imaginez, quand il serait vrai.
LÉONTES.--Et n'est-ce rien que de se parler à l'oreille? que d'appuyer
joue contre joue? de mesurer leur nez ensemble? de se baiser les
lèvres en dedans? d'étouffer un éclat de rire par un soupir? Et, signe
infaillible d'un honneur profané, de faire chevaucher leur pied l'un
sur l'autre? de se cacher ensemble dans les coins, de souhaiter que
l'horloge aille plus vite? que les heures se changent en minutes et midi
en minuit, que tous les yeux fussent aveuglés par une taie, hors les
leurs, les leurs seulement, qui voudraient être coupables sans être vus:
n'est-ce rien que tout cela? En ce cas, et le monde, et tout ce qu'il
enferme, n'est donc rien non plus; ce ciel qui nous couvre n'est
rien; la Bohême n'est rien; ma femme n'est rien, et tous ces riens ne
signifient rien, si tout cela n'est rien.
CAMILLO.--Mon cher seigneur, guérissez-vous de cette funeste pensée, et
au plus tôt, car elle est très-dangereuse.
LÉONTES.--C'est possible, mais c'est vrai.
CAMILLO.--Non, seigneur, non.
LÉONTES.--C'est vrai: vous mentez, vous mentez. Je te dis que tu mens,
Camillo, et je te hais. Je te déclare un homme stupide, un misérable
sans âme, ou un hypocrite qui temporise, qui peut voir de tes yeux
indifféremment le bien et le mal, également enclin à tous les deux. Si
le sang de ma femme était aussi corrompu que l'est son honneur, elle ne
vivrait pas le temps qu'un sablier met à s'écouler.
CAMILLO.--Qui est donc son corrupteur?
LÉONTES.--Qui? Eh! celui qui la porte toujours pendue à son cou, comme
une médaille, le roi de Bohême. Qui?... Si j'avais autour de moi des
serviteurs zélés et fidèles qui eussent des yeux pour voir mon honneur
comme ils voient leurs profits et leurs intérêts personnels, ils
feraient une chose qui couperait court à cette débauche. Oui, et toi,
mon échanson, toi que j'ai tiré de l'obscurité et élevé au rang d'un
grand seigneur, toi qui peux voir aussi clairement que le ciel voit
la terre et que la terre voit le ciel, combien je suis outragé... Tu
pourrais épicer une coupe pour procurer à mon ennemi un sommeil éternel,
et cette potion serait un baume pour mon coeur.
CAMILLO.--Oui, seigneur, je pourrais le faire, et cela non avec une
potion violente, mais avec une liqueur lente, dont les effets ne
trahiraient pas la malignité, comme le poison. Mais je ne puis croire à
cette souillure chez mon auguste maîtresse, si souverainement honnête et
vertueuse. Je vous ai aimé, sire...
LÉONTES.--Eh bien! va en douter et pourrir à ton aise!--Me crois-tu
assez inconséquent, assez troublé pour chercher à me tourmenter
moi-même, pour souiller la pureté et la blancheur de mes draps, qui, en
se conservant, procure le sommeil, mais qui, une fois tachée, devient
des aiguillons, des épines, des orties et des queues de guêpes,--pour
provoquer l'ignominie à propos du sang du prince mon fils, que je
crois être à moi et que j'aime comme mon enfant, sans de mûres et
convaincantes raisons qui m'y forcent, dis, voudrais-je le faire? Un
homme peut-il s'égarer ainsi?
CAMILLO.--Je suis obligé de vous croire, seigneur, et je vous
débarrasserai du roi de Bohême, pourvu que, quand il sera écarté, Votre
Majesté consente à reprendre la reine et à la traiter comme auparavant,
ne fût-ce que pour l'intérêt de votre fils et pour imposer par là
silence à l'injure des langues dans les cours et les royaumes connus du
vôtre et qui vous sont alliés.
LÉONTES.--Tu me conseilles là précisément la conduite que je me suis
prescrite à moi-même. Je ne porterai aucune atteinte à son honneur,
aucune.
CAMILLO.--Allez donc, seigneur, et montrez au roi de Bohême et à votre
reine le visage serein que l'amitié porte dans les fêtes. C'est moi
qui suis l'échanson de Polixène: s'il reçoit de ma main un breuvage
bienfaisant, ne me tenez plus pour votre serviteur.
LÉONTES.--C'est assez: fais cela, et la moitié de mon coeur est à toi;
si tu ne le fais pas, tu perces le tien.
CAMILLO.--Je le ferai, seigneur.
LÉONTES.--J'aurai l'air amical, comme tu me le conseilles. (Il sort.)
CAMILLO, _seul_.--O malheureuse reine!--Mais moi, à quelle position
suis-je réduit?--Il faut que je sois l'empoisonneur du vertueux
Polixène; et mon motif pour cette action, c'est l'obéissance à un
maître, à un homme qui, en guerre contre lui-même, voudrait que tous
ceux qui lui appartiennent fussent de même.--En faisant cette action,
j'avance ma fortune.--Quand je pourrais trouver l'exemple de mille
sujets qui auraient frappé des rois consacrés et prospéré ensuite, je
ne le ferais pas encore; mais puisque ni l'airain, ni le marbre, ni
le parchemin ne m'en offrent un seul, que la scélératesse elle-même se
refuse à un tel forfait..., il faut que j'abandonne la cour; que je
le fasse ou que je ne le fasse pas, ma ruine est inévitable. Étoiles
bienfaisantes, luisez à présent sur moi! Voici le roi de Bohême.
(Entre Polixène.)
POLIXÈNE.--Cela est étrange! Il me semble que ma faveur commence à
baisser ici! Ne pas me parler!--Bonjour, Camillo.
CAMILLO.--Salut, noble roi.
POLIXÈNE.--Quelles nouvelles à la cour?
CAMILLO.--Rien d'extraordinaire, seigneur.
POLIXÈNE.--A l'air qu'a le roi, on dirait qu'il a perdu une province,
quelque pays qu'il chérissait comme lui-même. Je viens dans le moment
même de l'aborder avec les compliments accoutumés; lui, détournant ses
yeux du côté opposé, et donnant à sa lèvre abaissée le mouvement du
mépris, s'éloigne rapidement de moi, me laissant à mes réflexions sur ce
qui a pu changer ainsi ses manières.
CAMILLO.--Je n'ose pas le savoir, seigneur...
POLIXÈNE.--Comment, vous n'osez pas le savoir! vous n'osez pas? Vous
le savez, et vous n'osez pas le savoir pour moi? C'est là ce que vous
voulez dire; car pour vous, ce que vous savez, il faut bien que vous le
sachiez, et vous ne pouvez pas dire que vous n'osez pas le savoir. Cher
Camillo, votre visage altéré est pour moi un miroir où je lis aussi
le changement du mien; car il faut bien que j'aie quelque part à cette
altération en trouvant ma position changée en même temps.
CAMILLO.--Il y a un mal qui met le désordre chez quelques-uns de nous,
mais je ne puis nommer ce mal, et c'est de vous qu'il a été gagné, de
vous qui pourtant vous portez fort bien.
POLIXÈNE.--Comment! gagné de moi? N'allez pas me prêter le regard
du basilic: j'ai envisagé des milliers d'hommes qui n'ont fait que
prospérer par mon coup d'oeil, mais je n'ai donné la mort à aucun.
Camillo... comme il est certain que vous êtes un gentilhomme plein de
science et d'expérience, ce qui orne autant notre noblesse que peuvent
le faire les noms illustres de nos aïeux, qui nous ont transmis la
noblesse par héritage, je vous conjure, si vous savez quelque chose
qu'il soit de mon intérêt de connaître, de m'en instruire; ne me le
laissez pas ignorer en l'emprisonnant dans le secret.
CAMILLO.--Je ne puis répondre.
POLIXÈNE.--Une maladie gagnée de moi, et cependant je me porte bien! Il
faut que vous me répondiez, entendez-vous, Camillo? Je vous en conjure,
au nom de tout ce que l'honneur permet (et cette prière que je vous fais
n'est pas des dernières qu'il autorise), je vous conjure de me déclarer
quel malheur imprévu tu devines être prêt de se glisser sur moi, à
quelle distance il est encore, comment il s'approche, quel est le
moyen de le prévenir, s'il y en a; sinon, quel est celui de le mieux
supporter.
CAMILLO.--Seigneur, je vais vous le dire, puisque j'en suis sommé au nom
de l'honneur et par un homme que je crois plein d'honneur. Faites donc
attention à mon conseil, qui doit être aussi promptement suivi que je
veux être prompt à vous le donner, ou nous n'avons qu'à nous écrier,
vous et moi: _Nous sommes perdus!_ Et adieu.
POLIXÈNE.--Poursuivez, cher Camillo.
CAMILLO.--Je suis l'homme chargé de vous tuer.
POLIXÈNE.--Par qui, Camillo?
CAMILLO.--Par le roi.
POLIXÈNE.--Pourquoi?
CAMILLO.--Il croit, ou plutôt il jure avec conviction, comme s'il
l'avait vu de ses yeux ou qu'il eût été l'agent employé pour vous y
engager, que vous avez eu un commerce illicite avec la reine.
POLIXÈNE.--Ah! si cela est vrai, que mon sang se tourne en liqueur
venimeuse et que mon nom soit accouplé au nom de celui qui a trahi le
meilleur de tous; que ma réputation la plus pure se change en une odeur
infecte qui offense les sens les plus obtus, en quelque lieu que je me
présente, et que mon approche soit évitée et plus abhorrée que la plus
contagieuse peste dont l'histoire ou la tradition aient jamais parlé!
CAMILLO.--Jurez, pour le dissuader, par toutes les étoiles du ciel et
par toutes leurs influences; vous pourriez aussi bien empêcher la mer
d'obéir à la lune que réussir à écarter par vos serments ou ébranler
par vos avis le fondement de sa folie: elle est appuyée sur sa folie, et
elle durera autant que son corps.
POLIXÈNE.--Comment cette idée a-t-elle pu se former?
CAMILLO.--Je l'ignore, mais je suis certain qu'il est plus sûr d'éviter
ce qui est formé que de s'arrêter à chercher comment cela est né. Si
donc vous osez vous fier à mon honnêteté, qui réside enfermée dans
ce corps, que vous emmènerez avec vous en otage, partons cette nuit:
j'informerai secrètement de l'affaire vos serviteurs, et je saurai les
faire sortir de la ville par deux ou par trois à différentes poternes.
Quant à moi, je dévoue mon sort à votre service, perdant ici ma fortune
par cette confidence. Ne balancez pas; car, par l'honneur de mes
parents, je vous ai dit la vérité: si vous en cherchez d'autres preuves,
je n'ose pas rester à les attendre; et vous ne serez pas plus en sûreté
qu'un homme condamné par la propre bouche du roi, et dont il a juré la
mort.
POLIXÈNE.--Je te crois. J'ai vu son coeur sur son visage. Donne-moi ta
main, sois mon guide, et ta place sera toujours à côté de la mienne. Mes
vaisseaux sont prêts, et il y a deux jours que mes gens attendaient mon
départ de cette cour.--Cette jalousie a pour objet une créature bien
précieuse; plus elle est une personne rare, plus cette jalousie doit
être extrême: et plus il est puissant, plus elle doit être violente;
il s'imagine qu'il est déshonoré par un homme qui a toujours professé
d'être son ami; sa vengeance doit donc, par cette raison, en être plus
cruelle. La crainte m'environne de ses ombres; qu'une prompte fuite soit
mon salut et sauve la gracieuse reine, le sujet des pensées de Léontes,
mais qui est sans raison l'objet de ses injustes soupçons. Viens,
Camillo; je te respecterai comme mon père, si tu parviens à sauver ma
vie de ces lieux. Fuyons.
CAMILLO.--J'ai l'autorité de demander les clefs de toutes les poternes:
que Votre Majesté profite des moments: le temps presse; allons,
seigneur, partons. (Ils sortent.)
FIN DU PREMIER ACTE.
ACTE DEUXIÈME
SCÈNE I
Sicile.--Même lieu que l'acte précédent.
_Entrent_ HERMIONE, MAMILIUS, Dames.
HERMIONE.--Prenez-moi cet enfant avec vous; il me fatigue au point que
je n'y peux plus tenir.
PREMIÈRE DAME.--Allons, venez, mon gracieux seigneur. Sera-ce moi qui
serai votre camarade de jeu?
MAMILIUS.--Non, je ne veux point de vous.
PREMIÈRE DAME.--Pourquoi cela, mon cher petit prince?
MAMILIUS.--Vous m'embrassez trop fort, et puis vous me parlez comme
si j'étais un petit enfant. (_A la seconde dame._) Je vous aime mieux,
vous.
SECONDE DAME.--Et pourquoi cela, mon prince?
MAMILIUS.--Ce n'est pas parce que vos sourcils sont plus noirs;
cependant des sourcils noirs, à ce qu'on dit, siéent le mieux à
certaines femmes, pourvu qu'ils ne soient pas trop épais, mais qu'ils
fassent un demi-cercle ou un croissant tracé avec une plume.
SECONDE DAME.--Qui vous a appris cela?
MAMILIUS.--Je l'ai appris sur le visage des femmes.--Dites-moi, je vous
prie, de quelle couleur sont vos sourcils?
PREMIÈRE DAME.--Bleus, seigneur.
MAMILIUS.--Oh! c'est une plaisanterie que vous faites: j'ai bien vu le
nez d'une femme qui était bleu, mais non pas ses sourcils.
SECONDE DAME.--Écoutez-moi. La reine votre mère va fort s'arrondissant:
nous offrirons un de ces jours nos services à un beau prince nouveau-né;
vous seriez bien content alors de jouer avec nous, si nous voulions de
vous.
PREMIÈRE DAME.--Il est vrai qu'elle prend depuis peu une assez belle
rondeur: puisse-t-elle rencontrer une heure favorable!
HERMIONE.--De quels sages propos est-il question entre vous? Venez, mon
ami; je veux bien de vous à présent; je vous prie, venez vous asseoir
auprès de nous, et dites-nous un conte.
MAMILIUS.--Faut-il qu'il soit triste ou gai?
HERMIONE.--Aussi gai que vous voudrez.
MAMILIUS.--Un conte triste va mieux en hiver; j'en sais un d'esprits et
de lutins.
HERMIONE.--Contez-nous celui-là, mon fils: allons, venez vous
asseoir.--Allons, commencez et faites de votre mieux pour m'effrayer
avec vos esprits; vous êtes fort là-dessus.
MAMILIUS.--Il y avait une fois un homme...
HERMIONE.--Asseyez-vous donc là... Allons, continuez.
MAMILIUS.--Qui demeurait près du cimetière.--Je veux le conter tout bas:
les grillons qui sont ici ne l'entendront pas.
HERMIONE.--Approchez-vous donc, et contez-le-moi à l'oreille.
(Entrent Léontes, Antigone, seigneurs et suite.)
LÉONTES.--Vous l'avez rencontré là? et sa suite? et Camillo avec lui?
UN DES COURTISANS.--Derrière le bosquet de sapins: c'est là que je les
ai trouvés; jamais je n'ai vu hommes courir si vite. Je les ai suivis
des yeux jusqu'à leurs vaisseaux.
LÉONTES.--Combien je suis heureux dans mes conjectures et juste dans mes
soupçons!--Hélas! plût au ciel que j'eusse moins de pénétration! Que
je suis à plaindre de posséder ce don!--Il peut se trouver une araignée
noyée au fond d'une coupe, un homme peut boire la coupe, partir et
n'avoir pris aucun venin, car son imagination n'en est point infectée;
mais si l'on offre à ses yeux l'insecte abhorré, et si on lui fait
connaître ce qu'il a bu, il s'agite alors, il tourmente et son gosier
et ses flancs de secousses et d'efforts.--Moi j'ai bu et j'ai vu
l'araignée.--Camillo le secondait dans cette affaire; c'est lui qui
est son entremetteur.--Il y a un complot tramé contre ma vie et ma
couronne.--Tout ce que soupçonnait ma défiance est vrai.--Ce perfide
scélérat que j'employais était engagé d'avance par l'autre: il lui a
découvert mon dessein; et moi, je reste un simple mannequin dont ils
s'amusent à leur gré.--Comment les poternes se sont-elles si facilement
ouvertes?
LE COURTISAN.--Par la force de sa grande autorité, qui s'est fait obéir
ainsi plus d'une fois d'après vos ordres.
LÉONTES.--Je ne le sais que trop.--Donnez-moi cet enfant. (_A
Hermione_.) Je suis bien aise que vous ne l'ayez pas nourri; quoiqu'il
ait quelques traits de moi, cependant il y a en lui trop de votre sang.
HERMIONE.--Que voulez-vous dire? Est-ce un badinage?
LÉONTES.--Qu'on emmène l'enfant d'ici: je ne veux pas qu'il approche
d'elle; emmenez-le.--Et qu'elle s'amuse avec celui dont elle est
enceinte; car c'est Polixène qui vous a ainsi arrondie.
HERMIONE.--Je dirais seulement que ce n'est pas lui, que je serais
bien sûre d'être crue de vous sur ma parole, quand vous affecteriez de
prétendre le contraire.
LÉONTES.--Vous, mes seigneurs, considérez-la, observez-la bien; dites
si vous voulez: _C'est une belle dame_, mais la justice qui est dans vos
coeurs vous fera ajouter aussitôt: _C'est bien dommage qu'elle ne soit
pas honnête ni vertueuse!_ Ne louez en elle que la beauté de ses formes
extérieures, qui, sur ma parole, méritent de grands éloges; mais ajoutez
de suite un haussement d'épaules, un murmure entre vos dents, une
exclamation, et toutes ces petites flétrissures que la calomnie emploie;
oh! je me trompe, c'est la pitié qui s'exprime ainsi, car la calomnie
flétrit la vertu même.--Que ces haussements d'épaules, ces murmures,
ces exclamations surviennent et se placent immédiatement après que vous
aurez dit: _Qu'elle est belle!_ et avant que vous puissiez ajouter:
_Qu'elle est honnête!_ Qu'on apprenne seulement ceci de moi, qui ai le
plus sujet de gémir que cela soit: c'est une adultère.
HERMIONE.--Si un scélérat parlait ainsi, le scélérat le plus accompli du
monde entier, il en serait plus scélérat encore: vous, seigneur, vous ne
faites que vous tromper.
LÉONTES.--Vous vous êtes trompée, madame, en prenant Polixène pour
Léontes. O toi, créature..., je ne veux pas t'appeler du nom qui te
convient, de crainte que la grossièreté barbare, s'autorisant de mon
exemple, ne se permette un pareil langage, sans égard pour le rang, et
n'oublie la distinction que la politesse doit mettre entre le prince et
le mendiant.--J'ai dit qu'elle est adultère, j'ai dit avec qui: elle est
plus encore, elle est traître à son roi, et Camillo est son complice, un
homme qui sait ce qu'elle devrait rougir de savoir, quand le secret en
serait réservé à elle seule et à son vil amant. Camillo sait qu'elle est
une profanatrice du lit nuptial, et aussi corrompue que ces femmes à qui
le vulgaire prodigue des noms énergiques; oui, de plus elle est complice
de leur récente évasion.
HERMIONE.--Non, sur ma vie, je n'ai aucune part à tout cela. Combien
vous aurez de regret, quand vous viendrez à être mieux instruit, de
m'avoir ainsi diffamée publiquement! Mon cher seigneur, vous aurez bien
de la peine à me faire une réputation suffisante en disant que vous vous
êtes trompé.