OSWALD.--Avec votre permission...
(Il sort.)
LEAR.--Qu'est-ce qu'il a dit là? Rappelez-moi ce manant.--Où est mon
fou? Holà! je crois que tout dort ici.--Eh bien! où est-il donc ce
métis?
UN CHEVALIER.--Il dit, seigneur, que votre fille ne se porte pas bien.
LEAR.--Pourquoi ce gredin-là n'est-il pas revenu sur ses pas quand je
l'ai appelé?
LE CHEVALIER.--Seigneur, il m'a déclaré tout bonnement qu'il ne le
voulait pas.
LEAR.--Qu'il ne le voulait pas!
LE CHEVALIER.--Seigneur, je ne sais pas quelle en est la raison; mais,
à mon avis, Votre Grandeur n'est pas accueillie avec cette affection
respectueuse qu'on avait coutume de vous montrer. J'aperçois une grande
diminution de bienveillance chez tous les gens de la maison, aussi bien
que chez le duc lui-même et chez votre fille.
LEAR.--Vraiment! le penses-tu?
LE CHEVALIER.--Je vous prie de me pardonner, seigneur, si je me suis
trompé; mais mon devoir ne peut se taire quand je crois Votre Majesté
offensée.
LEAR.--Tu ne fais que me rappeler mes propres idées. Je me suis bien
aperçu depuis peu de beaucoup de négligence; mais j'étais disposé plutôt
à m'accuser moi-même d'une exigence trop soupçonneuse, qu'à y voir
une conduite et une intention désobligeantes. J'y regarderai de plus
près.--Mais où est mon fou? Je ne l'ai pas vu depuis deux jours.
LE CHEVALIER.--Depuis que ma jeune maîtresse est partie pour la France,
seigneur, votre fou a bien dépéri.
LEAR.--En voilà assez là-dessus. Je l'ai bien remarqué. Allez, et dites
à ma fille que je veux lui parler. _(Sort un chevalier.)_--Vous, allez
me chercher mon fou. _(Sort un chevalier; rentre Oswald_.)--Eh! vous,
l'ami! l'ami! approchez. Qui suis-je, s'il vous plaît?
OSWALD.--Le père de ma maîtresse.
LEAR.--Le père de ma maîtresse! et vous le valet de votre maître. Chien
de bâtard! esclave! mâtin!
OSWALD.--Je ne suis rien de tout cela: je vous demande pardon, seigneur.
LEAR.--Je crois que tu t'avises de me regarder en face, insolent!
(Il le frappe.)
OSWALD.--Je ne veux pas être battu, seigneur.
KENT.--Ni donner du nez en terre non plus, mauvais joueur de ballon[8].
[Note 8: _Base foot-ball player_. Allusion aux mauvais joueurs de
ballon, à qui le pied manque en courant.]
(Il le prend par les jambes et le renverse.)
LEAR.--Je te remercie, ami; tu me rends service, et je t'aimerai.
KENT.--Allons, relevez-vous, mon maître, et dehors. Je vous apprendrai
votre place. Hors d'ici! hors d'ici! Si vous voulez prendre encore la
mesure d'un lourdaud, restez ici. Mais, dehors! allons, y pensez-vous?
Dehors!
(Il pousse Oswald dehors.)
LEAR.--Tu es un garçon dévoué; je te remercie. Voilà les arrhes de ton
service.
(Il lui donne de l'argent.)
(Entre le fou.)
LE FOU, _à Lear_.--Laisse-moi le prendre aussi à mes gages.--Tiens,
voici ma cape[9].
(Il donne à Kent son bonnet.)
[Note 9: _Coxcomb_, nom du bonnet que portaient les fous, parce
qu'il était surmonté d'une crête de coq, _cock's comb_.]
LEAR.--Eh bien! pauvre petit, comment vas-tu?
LE FOU, _à Kent_.--Tu ferais bien de prendre ma cape.
KENT.--Pourquoi, fou?
LE FOU.--Pourquoi? parce que tu prends le parti de celui qui est dans
la disgrâce. Vraiment, si tu ne sais pas sourire du côté où le vent
souffle, tu auras bientôt pris froid. Allons, mets ma cape.--Eh! oui,
cet homme a éloigné de lui deux de ses filles, et a rendu la troisième
heureuse bien malgré lui. Si tu t'attaches à lui, il faut de toute
nécessité que tu portes ma cape.--_(A Lear_.) Ma foi, noncle[10], je
voudrais avoir deux capes et deux filles.
[Note 10: _Nuncle_, par contraction pour _mine uncle_, oncle à moi.]
LEAR.--Pourquoi, mon garçon?
LE FOU.--Si je leur donnais tout mon bien, je garderais pour moi mes
deux capes. Mais tiens, voilà la mienne; demandes-en une autre à tes
filles.
LEAR.--Prends garde au fouet, petit drôle.
LE FOU.--La vérité est le dogue qui doit se tenir au chenil, et qu'on
chasse à coups de fouet; pendant que _Lady_, la chienne braque, peut
venir nous empester au coin du feu.
LEAR.--C'est une peste pour moi que ce coquin-là.
LE FOU.--Mon cher, je veux t'enseigner une sentence.
LEAR.--Voyons.
LE FOU.--Écoute bien, noncle.
Aie plus que tu ne montres;
Parle moins que tu ne sais;
Prête moins que tu n'as;
Va plus à cheval qu'à pied;
Apprends plus de choses que tu n'en crois;
Parie pour un point plus bas que celui qui te vient;
Quitte ton verre et ta maîtresse,
Et tiens-toi coi dans ta maison;
Et tu auras alors
Plus de deux dizaines à la vingtaine.
LEAR.--Cela ne signifie rien, fou.
LE FOU.--C'est, en ce cas, comme la harangue d'un avocat sans salaire:
vous ne m'avez rien donné pour cela. Est-ce que vous ne savez pas tirer
parti de rien, noncle?
LEAR.--Non, en vérité, mon enfant; on ne peut rien faire de rien.
LE FOU, _à Kent_.--Je t'en prie, dis-lui que c'est à cela que se monte
le revenu de ses terres; il n'en voudrait pas croire un fou.
LEAR.--Tu es un fou bien mordant.
LE FOU.--Sais-tu, mon garçon, la différence qu'il y a entre un fou
mordant et un fou débonnaire?
LEAR.--Non, petit; apprends-le moi.
LE FOU.
Ce lord qui t'a conseillé
De te dépouiller de tes domaines,
Viens, place-le ici près de moi;
Ou bien toi, prends sa place.
Le fou débonnaire et le fou mordant
Seront aussitôt en présence:
L'un ici en habit bigarré,
Et on trouvera l'autre là.
LEAR.--Est-ce que tu m'appelles fou, petit?
LE FOU.--Tu as cédé tous les autres titres que tu avais apportés en
naissant.
KENT.--Ceci n'est pas tout à fait de la folie, seigneur.
LE FOU.--Non, en vérité; les lords et les grands personnages ne veulent
rien me concéder. Si j'avais un monopole, il leur en faudrait leur part,
et aux dames aussi: elles ne me laisseront pas les sottises à moi tout
seul, elles en tireront leur lopin.--Donne-moi un oeuf, noncle, et je te
donnerai deux couronnes.
LEAR.--Qu'est-ce que ce sera que ces deux couronnes?
LE FOU.--Voilà, quand j'aurai coupé l'oeuf par le milieu et mangé tout
ce qui est dedans, je te donnerai les deux couronnes de l'oeuf[11].
Lorsque tu as fendu ta couronne par le milieu, et que tu as donné à
droite et à gauche les deux moitiés, tu as porté ton âne sur ton dos,
au milieu de la fange. Tu n'avais guère de cervelle dans la _couronne_
chauve de ton crâne, lorsque tu as laissé aller ta couronne d'or. Si je
parle ici comme un fou que je suis, que le premier qui le trouvera soit
fouetté.
[Note 11: Les extrémités de la coquille de l'oeuf se nomment, en
anglais, _the crowns of the egg_, les couronnes de l'oeuf.]
(Il chante.)
Jamais les fous n'ont eu moins de vogue que cette année;
Car les sages sont devenus des écervelés;
Ils ne savent que faire de leur bon sens,
Tant leur conduite est baroque.
LEAR.--Et depuis quand, je vous en prie, êtes-vous si bien fourni de
chansons, maraud?
LE FOU.--C'est mon usage, noncle, depuis que par ta grâce tes filles
sont devenues ta mère, quand tu leur as donné les verges et que tu as
mis bas tes culottes.
(Il chante.)
Alors, saisies de joie, elles ont pleuré;
Et moi, j'ai chanté dans mon chagrin
De ce qu'un roi tel que toi jouait à cligne-musette,
Et s'allait mettre avec les fous.
Je t'en prie, noncle, prends un maître qui puisse enseigner à ton fou à
mentir: je voudrais bien apprendre à mentir.
LEAR.--Si vous mentez, vaurien, vous serez fouetté.
LE FOU.--Je me demande quelle parenté tu as avec tes filles. Elles
veulent qu'on me fouette quand je dis la vérité, et toi tu veux me faire
fouetter si je mens; et quelquefois encore je suis fouetté pour n'avoir
rien dit. J'aimerais mieux être tout autre chose qu'un fou, et cependant
je ne voudrais pas être toi, noncle: tu as rogné ton bon sens des deux
côtés, sans rien laisser au milieu.--Tiens, voilà une des rognures.
(Entre Gonerille.)
LEAR.--Eh bien! ma fille, pourquoi as-tu mis ton bonnet de travers[12]?
Depuis quelques jours, je vous trouve un peu trop refrognée.
[Note 12: _What makes frontlet on_? Que fait là ce bandeau sur ton
front? _Frontlet_ servait, à ce qu'il paraît, métaphoriquement pour
exprimer l'air de mauvaise humeur.]
LE FOU.--Tu étais un joli garçon, quand tu n'avais pas besoin de
t'inquiéter si elle fronçait le sourcil; mais aujourd'hui te voilà un
zéro en chiffres: je vaux mieux que toi maintenant; je suis un fou,
et toi tu n'es rien.--Allons, par ma foi, je vais tenir ma langue. (_A
Gonerille_.) Car votre figure me l'ordonne, quoique vous ne disiez rien,
chut! chut!
Celui qui ne garde ni mie ni croûte,
Las de tout se trouvera pourtant manquer de quelque chose.
(_Montrant Lear_.) C'est une gousse de pois écossés.
GONERILLE.--Seigneur, ce n'est pas seulement votre fou à qui tout est
permis, mais d'autres encore de votre insolente suite, qui censurent et
se plaignent à toute heure, élevant sans cesse d'indécents tumultes qui
ne sauraient se supporter. J'avais pensé que le plus sûr remède était de
vous faire bien connaître ce qui se passe; mais je commence à craindre,
d'après ce que vous avez tout récemment dit et fait vous-même, que vous
ne protégiez cette conduite, et que vous ne l'encouragiez par votre
approbation: si cela était, un pareil tort ne pourrait échapper à la
censure, ni laisser dormir les moyens de répression. Peut-être dans
l'emploi qu'on en ferait pour le rétablissement d'un ordre salutaire,
vous arriverait-il de recevoir quelque offense dont on aurait honte
dans tout autre cas, mais qu'on serait alors forcé de regarder comme une
mesure de prudence.
LE FOU.--Car vous savez, noncle,
Que le moineau nourrit si longtemps le coucou,
Qu'il eut la tête enlevée par les petits.
Ainsi la chandelle s'est éteinte, et nous sommes restés dans
l'obscurité.
LEAR, _à Gonerille_.--Êtes-vous notre fille?
GONERILLE.--Allons, seigneur, je voudrais vous voir user de cette raison
solide dont je sais que vous êtes pourvu, et vous défaire de ces humeurs
qui depuis quelque temps vous rendent tout autre que ce que vous êtes
naturellement.
LE FOU.--Un âne ne peut-il pas savoir quand c'est la charrette qui
traîne le cheval?--Dia, hue! cela va bien.
LEAR.--Quelqu'un me connaît-il ici? Ce n'est point là Lear. Lear
marche-t-il ainsi? parle-t-il ainsi? Que sont devenus ses yeux? Ou
son intelligence est affaiblie, ou son discernement est en
léthargie.--Suis-je endormi ou éveillé?--Ah! sûrement il n'en est pas
ainsi.--Qui pourra me dire qui je suis?--L'ombre de Lear? Je voudrais
le savoir, car ces marques de souveraineté, ma mémoire, ma raison,
pourraient à tort me persuader que j'ai eu des filles.
LE FOU.--Qui feront de vous un père obéissant.
LEAR.--Votre nom, ma belle dame?
GONERILLE.--Allons, seigneur, cet étonnement est tout à fait du genre de
vos autres nouvelles facéties. Je vous conjure, prenez mes intentions
en bonne part: vieux et respectable comme vous l'êtes, vous devriez
être sage. Vous gardez ici cent chevaliers et écuyers, tous gens si
désordonnés, si débauchés et si audacieux, que notre cour, corrompue par
leur conduite, ressemble à une auberge de tapageurs: leurs excès et leur
libertinage lui donnent l'air d'une taverne ou d'un mauvais lieu[13],
beaucoup plus que du palais royal. La décence elle-même demande un
prompt remède: laissez-vous donc prier, par une personne qui pourrait
bien autrement prendre ce qu'elle demande, de consentir à diminuer un
peu votre suite; et que ceux qui continueront à demeurer à votre service
soient des gens qui conviennent à votre âge, et qui sachent se conduire
et vous respecter.
[Note 13: _A brothel._]
LEAR.--Ténèbres et démons!--Sellez mes chevaux. Appelez ma
suite.--Bâtarde dégénérée, je ne te causerai plus d'embarras.--Il me
reste encore une fille.
GONERILLE.--Vous frappez mes gens, et votre canaille désordonnée veut se
faire servir par ceux qui valent mieux qu'elle.
(Entre Albanie.)
LEAR.--Malheur à celui qui se repent trop tard! _(A Albanie.)_--Ah! vous
voilà, monsieur! Sont-ce là vos intentions? parlez, monsieur.--Qu'on
prépare mes chevaux.--Ingratitude! démon au coeur de marbre, plus
hideuse quand tu te montres dans un enfant que ne l'est le monstre de la
mer[14]!
[Note 14: _Sea monster_, hippopotame.]
ALBANIE.--De grâce, seigneur, modérez-vous.
LEAR, _à Gonerille_.--Vautour détesté, tu mens: les gens de ma suite
sont des hommes choisis et du plus rare mérite, soigneusement instruits
de leurs devoirs, et de la dernière exactitude à soutenir la dignité
de leur nom.--Oh! combien tu me parus laide à voir, faute légère de
Cordélia, qui, semblable à la géhenne[15], fis tout sortir dans la
structure de mon être de la place qui lui était assignée, retiras tout
amour de mon coeur, et vins grossir en moi le fiel. O Lear, Lear, Lear!
_(Se frappant le front_.) Frappe à cette porte, qui a laissé échapper la
raison et entrer la folie.--Partons, partons, mes amis.
[Note 15: _Like an engine. Engine_ (engin, machine) était le nom
de l'instrument ordinaire de la torture. _Géhenne_ vient de la même
source.]
ALBANIE.--Seigneur, je suis aussi innocent qu'ignorant de ce qui vous a
mis en colère.
LEAR.--Cela se peut, seigneur.--Entends-moi, ô nature! entends-moi,
divinité chérie, entends-moi! Suspens tes desseins, si tu te proposais
de rendre cette créature féconde: porte dans son sein la stérilité,
dessèche en elle les organes de la reproduction, et qu'il ne naisse
jamais de son corps dégénéré un enfant pour lui faire honneur!--Ou s'il
faut qu'elle produise, fais naître d'elle un enfant de tristesse; qu'il
vive pervers et dénaturé pour être son tourment; qu'il imprime dès la
jeunesse des rides sur son front; que les larmes qu'il lui fera répandre
creusent leurs canaux sur ses joues; que toutes les douleurs de sa mère,
tous ses bienfaits, soient tournés par lui en dérision et en mépris,
afin qu'elle puisse sentir combien la dent du serpent est moins cruelle
que la douleur d'avoir un enfant ingrat!--Allons, partons, partons.
(Il sort.)
ALBANIE.--Mais, au nom des dieux que nous adorons, d'où vient donc tout
ceci?
GONERILLE.--Ne vous tourmentez pas à en savoir la cause, et laissez-le
radoter en pleine liberté au gré de son humeur.
(Rentre Lear.)
LEAR.--Comment! cinquante de mes chevaliers d'un seul coup, et cela au
bout de quinze jours?
ALBANIE.--De quoi s'agit-il, seigneur?
LEAR.--Je te le dirai.--Mort et vie! (_A Gonerille_.) Je rougis que
tu puisses à ce point ébranler ma force d'homme, et que tu sois digne
encore de ces larmes brûlantes qui m'échappent malgré moi. Que les
tourbillons et les brouillards t'enveloppent! que les incurables
blessures de la malédiction d'un père frappent tous tes sens! Yeux d'un
vieillard trop prompt à s'attendrir, encore des pleurs pour un pareil
sujet, je vous arrache, et vous irez avec les larmes que vous laissez
échapper amollir la dureté de la terre.--Ah! en sommes-nous venus
là?--Eh bien! soit; il me reste encore une fille qui, j'en suis sûr,
est tendre et secourable: quand elle apprendra ce que tu as fait, de ses
ongles elle déchirera ton visage de louve; tu me verras reparaître sous
cette forme dont tu crois que je me suis dépouillé pour jamais; tu le
verras, je t'en réponds.
(Sortent Lear, Kent et la suite.)
GONERILLE.--Remarquez-vous ceci, seigneur?
ALBANIE.--Gonerille, tout l'amour que j'ai pour vous ne peut me rendre
assez partial...
GONERILLE.--De grâce, soyez tranquille.--Holà, Oswald! (_Au
fou_.)--Vous, l'ami, plus coquin que fou, suivez votre maître.
LE FOU.--Noncle Lear, noncle Lear, attends-moi, et emmène ton fou avec
toi.
Un renard qu'on a pris
Et une fille de cette espèce
Seraient bientôt dépêchés,
Si de ma cape je pouvais acheter une corde.
C'est ainsi que le fou vous quitte le dernier.
(Il sort.)
GONERILLE.--Cet homme a été bien conseillé. Cent chevaliers! il
serait en effet politique et prudent de lui laisser sous la main cent
chevaliers tout prêts; oui, afin qu'à la moindre chimère, pour un mot,
une fantaisie, au plus léger sujet de plainte ou de dégoût, il puisse,
protégeant son radotage par ces forces, tenir nos vies à sa merci.
Oswald, m'a-t-on entendu?
ALBANIE.--Vous pourriez pousser trop loin vos craintes.
GONERILLE.--Cela est plus sûr que de s'y fier. Laissez-moi continuer à
tenir éloignés les maux que je crains, plutôt que de craindre toujours
d'en être surprise. Je connais son coeur. Tout ce qu'il a dit là, je
l'ai mandé à ma soeur. Si elle veut le soutenir lui et cent chevaliers,
maintenant que je lui en ai montré tous les inconvéniens... (_Entre
Oswald_.)--Eh bien! Oswald, avez-vous écrit cette lettre pour ma soeur?
OSWALD.--Oui, madame.
GONERILLE.--Prenez avec vous quelque suite, et montez promptement à
cheval. Instruisez ma soeur tout au long de mes craintes particulières,
et ajoutez-y les raisons que vous jugerez convenables pour leur donner
plus de consistance. Allons, partez, et pressez votre retour. (_Oswald
sort._)--(_A Albanie_.) Non, non, seigneur, cette pacifique douceur et
conduite que vous tenez, bien que je ne la blâme pas, vous attire
plus souvent, souffrez que je vous le dise, le reproche de manquer de
sagesse, qu'elle ne vaut d'éloges à votre dangereuse bonté.
ALBANIE.--Jusqu'où s'étend la portée de votre vue, c'est ce que
j'ignore. En nous agitant pour trouver le mieux, nous gâtons souvent le
bien.
GONERILLE.--Mais en ce cas...
ALBANIE.--Bien, bien; on verra l'événement.
(Ils sortent.)
SCÈNE V
Une cour devant le palais d'Albanie.
_Entrent_ LEAR, KENT, LE FOU.
LEAR, _à Kent_.--Prenez les devants, et rendez-vous à Glocester avec
cette lettre. N'informez ma fille de ce que vous pouvez savoir qu'autant
qu'elle vous questionnera sur ma lettre. Si vous ne faites pas la plus
grande diligence, j'y arriverai avant vous.
KENT.--Je ne dormirai point, seigneur, que je n'aie remis votre lettre.
(Il sort.)
LE FOU.--Si la cervelle d'un homme était dans ses talons, ne
courrait-elle pas risque de gagner des engelures?
LEAR.--Oui, mon enfant.
LE FOU.--Alors tiens-toi en gaieté, je te conseille, car ton esprit
n'ira pas en pantoufles.
LEAR.--Ha, ha, ha!
LE FOU.--Tu verras comme ton autre fille se conduira tendrement avec
toi, car, bien qu'elle ressemble autant à celle-ci qu'une pomme sauvage
à une reinette, cependant je puis dire ce que je puis dire.
LEAR.--Qu'as-tu à dire, mon enfant?
LE FOU.--Il n'y aura pas dans ce cas-ci plus de différence de goût entre
elles deux qu'entre une pomme sauvage et une pomme sauvage. Saurais-tu
me dire pourquoi on a le nez au milieu du visage?
LEAR.--Non.
LE FOU.--Eh! vraiment, c'est pour qu'il y ait un oeil de chaque côté du
nez, afin que ce qu'un homme ne peut pas flairer, il puisse le regarder.
LEAR.--C'est moi qui l'ai mise dans son tort[16].
[Note 16: _I did her wrong_. Les commentateurs veulent comprendre
ces _mots_ dans le sens de _je lui ai fait tort_, et supposent que Lear,
en ce moment, songe à Cordélia; mais rien dans le reste de la scène
n'annonce que cette idée se présente à son esprit; elle ne se retrouve
même pas une seule fois ensuite, jusqu'au moment où il se réunit
à Cordélia: en ce moment, tout occupé de ce qui lui arrive
personnellement, il est plus naturel que Lear s'accuse du tort qu'il
a eu de tout donner à Gonerille, que de celui d'avoir tout retiré à
Cordélia: cette pensée est même en rapport avec ce qu'il vient de lui
dire, et si les paroles du fou ne servent pas à diriger les pensées de
Lear, du moins peut-on supposer que, dans l'intention du poëte, elles
sont quelquefois destinées à les expliquer. Les sentiments et les
projets qu'il va exprimer ensuite ne sont qu'une continuation naturelle
de cette marche de ses idées; le souvenir de Cordélia n'en serait qu'une
interruption, et l'esprit de Lear n'a pas encore donné et ne donnera
encore de quelque temps aucun indice du désordre que commencerait
à annoncer une pareille incohérence. L'explication donnée par les
commentateurs n'aurait qu'une présomption en sa faveur: Shakspeare
aurait-il voulu, par ce mot jeté en passant, préparer les remords de
Lear quand il retrouvera Cordélia? Le reste de la scène ne rend pas la
chose probable. Nous croyons donc donner à ces mots: _I did her wrong_,
un nouveau sens: _c'est mot qui l'ai mise dans son tort_.]
LE FOU.--Peux-tu me dire comment une huître fait son écaille?
LEAR.--Non.
LE FOU.--Ni moi non plus, mais je te dirai pourquoi un limaçon a une
maison.
LEAR.--Pourquoi, mon enfant?
LE FOU.--Eh bien! c'est pour y mettre sa tête, et non pas pour
l'abandonner à ses filles et laisser ses cornes sans abri.
LEAR.--J'oublierai ma bonté naturelle.--Un si bon père!--Mes chevaux
sont-ils prêts?
LE FOU.--Tes ânes se sont mis après.--La raison qui fait que les sept
étoiles ne sont pas plus de sept est une bien bonne raison!
LEAR.--Parce qu'elles ne sont pas huit?
LE FOU.--Précisément. Tu serais un très-bon fou.
LEAR.--Le reprendre de force[17]!--Monstrueuse ingratitude!
[Note 17: _To take it again perforce_! Johnson pense que Lear
s'occupe ici du projet de reprendre ce qu'il a donné; les autres
commentateurs appliquent ces paroles aux cinquante chevaliers supprimés
par Gonerille; mais il me paraît clair que cela se rapporte à la menace
qu'elle lui a faite _de prendre d'autorité ce qu'elle demande par
prières_.]
LE FOU.--Si tu étais mon fou, noncle, je t'aurais fait battre pour être
devenu vieux avant le temps.
LEAR.--Comment cela?
LE FOU.--Tu n'aurais pas dû être vieux avant d'être sage.
LEAR.--Oh! que je ne devienne pas fou! que je ne sois pas fou! Ciel
miséricordieux, conserve-moi de la modération. Je ne voudrais pas
devenir fou. (_Entre un gentilhomme_.)--Eh bien! mes chevaux sont-ils
prêts?
LE GENTILHOMME.--Tout prêts, mon seigneur.
LEAR.--Viens, mon enfant[18].
[Note 18: FOOL. _She that is maid now and laughs at my departure_
_Shall not be a maid long, unless things be cut shorter._]
FIN DU PREMIER ACTE.
ACTE DEUXIÈME
SCÈNE I
Une cour dans le château du duc de Glocester.
_Entrent_ EDMOND ET CURAN, _par différents côtés_.
EDMOND.--Dieu te garde, Curan.
CURAN.--Et vous aussi, monsieur. J'ai vu votre père, et je lui ai
annoncé que le duc de Cornouailles et Régane son épouse arriveront ici
ce soir.
EDMOND.--Et pourquoi cela?
CURAN.--Vraiment, je n'en sais rien. Vous avez su les nouvelles qui
circulent, j'entends celles qu'on dit tout bas, car ce ne sont encore
que des propos à l'oreille.
EDMOND.--Non: dites-moi, je vous prie, quelles sont ces nouvelles?
CURAN.--Vous est-il parvenu quelque chose de ces bruits étranges d'une
guerre prochaine entre le duc d'Albanie et le duc de Cornouailles?
EDMOND.--Pas un mot.
CURAN.--Vous en entendrez parler avec le temps. Adieu, monsieur.
(Il sort.)
EDMOND.--Le duc ici ce soir!--Très-bien, c'est au mieux, voilà qui entre
de toute nécessité dans l'enchaînement de mes projets. Mon père a placé
des gardes pour arrêter mon frère.--J'ai à exécuter ici quelque chose
d'assez délicat. Célérité, fortune, à l'ouvrage!--Mon frère; un mot,
mon frère; descendez, vous dis-je. (_Entre Edgar_.)--Mon père vous fait
observer, ô seigneur: fuyez de ce château; on lui a découvert le lieu
où vous êtes caché. Dans ce moment vous pouvez profiter de la
nuit.--N'avez-vous point parlé contre le duc de Cornouailles? Il arrive
dès ce soir, en grande diligence, et Régane avec lui. N'avez-vous rien
dit de ses préparatifs contre le duc d'Albanie? Pensez-y bien.
EDGAR.--Pas un mot, j'en suis sûr.
EDMOND.--J'entends venir mon père. Pardonnez; pour mieux dissimuler
il faut que je tire l'épée contre vous; tirez, ayez l'air de vous
défendre.--Allons, battez-vous bien.--Rendez-vous! venez devant mon
père!--Holà! des lumières ici.--Fuyez, mon frère.--Des torches, des
torches! _(_Edgar s'enfuit._)_--Bon, adieu.--Un peu de sang tiré
donnerait bonne idée de la terrible défense que j'ai faite. (_Il
se blesse au bras_.) J'ai vu des ivrognes en faire davantage pour
plaisanter.--Mon père! mon père!--Arrête! arrête! Quoi! point de
secours!
(Entrent Glocester et des domestiques avec des torches.)
GLOCESTER.--Eh bien! Edmond, où est ce scélérat?
EDMOND.--Il était ici caché dans les ténèbres, son épée bien affilée
hors du fourreau, murmurant de méchants charmes, et conjurant la lune de
lui être favorable, comme sa divinité.
GLOCESTER.--Mais où est-il?
EDMOND.--Voyez, seigneur, mon sang coule.
GLOCESTER.--Où est ce misérable, Edmond?
EDMOND.--Il s'est enfui de ce côté, voyant qu'il ne pouvait par aucun
moyen...
GLOCESTER.--Qu'on le poursuive. Holà! courez après lui. (_Sort un
domestique._)--Qu'il ne pouvait... quoi?
EDMOND.--Me persuader d'assassiner Votre Seigneurie, mais que je lui
parlais des dieux vengeurs qui dirigent tous leurs foudres contre
les parricides; que je lui disais de combien de noeuds puissants et
redoublés les enfants sont liés envers leur père; en un mot, seigneur,
voyant avec quelle aversion je combattais ses projets dénaturés, dans un
féroce transport il m'a attaqué avec l'épée qu'il tenait à la main, et,
avant que j'eusse eu le temps de me mettre en garde, il m'a percé le
bras. Mais lorsqu'il m'a vu reprendre mes esprits, et qu'encouragé par
la justice de ma cause j'avançais sur lui, peut-être aussi effrayé par
le bruit que j'ai fait, il a pris tout soudainement la fuite.
GLOCESTER.--Qu'il fuie tant qu'il voudra, il ne pourra dans ce pays se
dérober à la poursuite; et une fois pris, ce sera vite fait. Le noble
duc mon maître, mon digne chef et patron, vient ici ce soir: sous
son autorité je ferai publier que celui qui pourra découvrir ce lâche
assassin et l'amener à la potence peut compter sur ma reconnaissance; et
pour celui qui le cachera, la mort.
EDMOND.--Lorsque j'ai cherché à le dissuader de son dessein, le trouvant
résolu à l'exécuter, je l'ai menacé, avec des malédictions, de tout
découvrir. Il m'a répondu: «Toi, un bâtard, qui n'as rien au monde,
penses-tu, si je voulais te démentir, qu'aucune opinion qu'on eût pu
se former de ta probité, de ta vertu, de ton mérite, pût suffire pour
donner confiance en tes paroles? Eh! non, ce que je voudrais nier (et
je nierais ceci, dusses-tu me montrer précisément tel que je suis)
tournerait à mon gré contre toi; j'imputerais tout à tes suggestions, à
tes complots, à tes damnables artifices: il faudrait que tu parvinsses à
rendre les gens imbéciles, pour les empêcher de penser que les avantages
que tu dois tirer de ma mort ont été un aiguillon actif et puissant pour
t'engager à la chercher.»
GLOCESTER.--Scélérat endurci et consommé! Désavouerait-il son
écriture?--Je ne l'ai jamais engendré.--Écoutez, voici la trompette
du duc: j'ignore pourquoi il vient.--Je vais faire fermer tous les
ports.--Le scélérat n'échappera pas: il faut bien que le duc m'accorde
cette grâce.--D'ailleurs je vais envoyer son signalement au loin et au
près, afin que dans tout le royaume on puisse le reconnaître.--Et toi,
mon loyal et véritable fils, je vais m'occuper de te rendre apte à
posséder mes biens.
(Entrent Cornouailles, Régane, suite.)
CORNOUAILLES.--Eh bien! mon noble ami, depuis un instant seulement que
je suis arrivé ici, j'ai appris d'étranges nouvelles.
RÉGANE.--Si elles sont vraies, de toutes les vengeances qui peuvent
atteindre le coupable, il n'en est point qui égale son crime. Mais
comment vous trouvez-vous, seigneur?
GLOCESTER.--Oh! madame, mon vieux coeur est brisé, il est brisé!
RÉGANE.--Quoi! le filleul de mon père attenter à vos jours! celui que
mon père a nommé! votre Edgar!
GLOCESTER.--Oh! madame, madame, ma honte voudrait le cacher.
RÉGANE.--Ne vivait-il pas en compagnie de ces libertins de chevaliers
qui composent la suite de mon père?
GLOCESTER.--Je n'en sais rien, madame. C'est trop mal, trop mal, trop
mauvais!
EDMOND.--Oui, madame, il était avec eux.
RÉGANE.--Je ne m'étonne plus de ses méchantes inclinations. C'est eux
qui l'auront engagé à se défaire de ce vieillard, pour avoir à dépenser
et à dissiper ses revenus. Ce soir j'ai été bien instruite sur leur
compte par ma soeur, et j'ai pris mes mesures. S'ils viennent pour
séjourner dans ma maison, ils ne m'y trouveront point.
CORNOUAILLES.--Ni moi non plus, Régane, je t'assure. Edmond, j'apprends
que vous avez rempli envers votre père le rôle d'un fils.
EDMOND.--C'était mon devoir, seigneur.
GLOCESTER.--Il a mis au jour les projets de ce misérable; il a même reçu
la blessure que vous voyez, en cherchant à se saisir de lui.
CORNOUAILLES.--Le poursuit-on?
GLOCESTER.--Oui, mon bon seigneur.
CORNOUAILLES.--S'il est arrêté, il n'y a plus à craindre aucun mal de sa
part. Faites-en ce que vous voudrez, et employez-y mon autorité comme
il vous plaira.--Quant à vous, Edmond, qui venez de faire éclater si
hautement votre vertu et votre obéissance, vous serez à nous. Nous
avons grand besoin de caractères sur qui l'on puisse reposer une entière
confiance; et d'abord nous nous emparons de vous.
EDMOND.--Je vous servirai fidèlement, seigneur, quoi qu'il arrive[19].
[Note 19: _However else_.]
GLOCESTER.--Je remercie pour lui Votre Grâce.
CORNOUAILLES.--Vous ne savez pas pourquoi nous sommes venus vous voir?
RÉGANE.--A cette heure extraordinaire, cherchant notre chemin sous
l'oeil ténébreux de la nuit?--Noble Glocester, ce sont des affaires de
quelque importance, et sur lesquelles nous pouvons avoir besoin de vous
consulter. Notre père nous a écrit, et notre soeur aussi, sur quelques
différends, et j'ai pensé qu'il valait mieux répondre de tout autre
lieu que de notre maison. Leurs divers messagers attendent ailleurs nos
dépêches. Mon bon vieux ami, reprenez courage, et donnez-nous vos
utiles conseils dans l'affaire qui nous occupe et qui demande d'être
promptement décidée.
GLOCESTER.--Madame, disposez de moi: Vos Seigneuries sont les
très-bienvenues.
(Ils sortent.)
SCÈNE II
Devant le château de Glocester.
_Entrent_ KENT ET OSWALD, _de différents côtés_.
OSWALD.--Je te souhaite le bonjour[20], l'ami. Es-tu de la maison?
[Note 20: _Good dawning_. (bon point du jour.) Il y a en anglais des
souhaits pour toutes les heures du jour.]
KENT.--Oui.
OSWALD.--Où pourrons-nous mettre nos chevaux?
KENT.--Dans le bourbier.
OSWALD.--Je t'en prie, si tu m'aimes, dis-le-moi.
KENT.--Je ne t'aime pas.
OSWALD.--A la bonne heure, je ne m'en soucie guère.
KENT.--Si je te tenais dans le parc de Lipsbury[21], je t'obligerais
bien à t'en soucier.
[Note 21: Les commentateurs ignorent ce qu'était ce parc de
Lipsbury.]
OSWALD.--Et pourquoi me traites-tu ainsi? Je ne te connais pas.
KENT.--Et moi, compagnon, je te connais.
OSWALD.--Et pour qui me connais-tu?
KENT.--Pour un fripon, un bélître, un mangeur de restes, un vil et
orgueilleux faquin, un mendiant, habillé gratis[22], à cent livres de
gages; un drôle aux sales chausses de laine, un poltron, une espèce
qui porte ses querelles devant le juge; un délié fripon de bâtard[23],
officieux, soigneux; un coquin qui hérite d'un coffre, un gredin qui
serait entremetteur par manière de bon service, qui n'a en lui que de
quoi faire un maraud, un pleutre, un lâche, un pendard[24]; le fils et
héritier d'une chienne dégénérée, et que je ferai geindre à coups de
fouet si tu t'avises de nier la moindre syllabe de ce que j'ajoute à ton
nom.
[Note 22: _Three suited_ (qui a trois habits complets). Tout porte à
croire que cette expression, presque toujours injurieuse, s'applique aux
gens de livrée, à qui l'usage, dans les grandes maisons, pouvait être de
donner trois habillements complets par an. Edgar, dans sa feinte folie,
se vante d'avoir été un homme de service, _serving man,_ et d'avoir
possédé _three suits_.]
[Note 23: _Whoreson_.]
[Note 24: _A pandar_, un entremetteur.]
OSWALD.--Quelle étrange espèce d'homme es-tu donc, de venir accabler
d'injures quelqu'un qui ne te connaît pas et que tu ne connais pas?
KENT.--Et toi, quel effronté valet es-tu donc, de dire que tu ne me
connais pas? Est-ce qu'il s'est passé deux jours depuis que je t'ai pris
aux jambes et que je t'ai battu en présence du roi?--L'épée à la main,
fripon. Il est nuit, mais la lune brille: je vais te tailler en soupe
au clair de la lune. L'épée à la main, indigne canaille de bâtard[25];
l'épée à la main. (Il tire son épée.)
[Note 25: _Whoreson commonly barbermonger_.]
OSWALD.--Laisse-moi, je n'ai rien à démêler avec toi.
KENT.--Tirez donc, gredin. Vous venez apporter des lettres contre le
roi, et prenez le parti de mademoiselle _Vanité_[26] contre son royal
père. L'épée à la main, drôle, ou je vais taillader vos mollets de telle
façon... L'épée à la main, gredin; à la besogne.
[Note 26: Allusion à certains personnages des _moralités_ où les
vices et les vertus étaient personnifiées.]
OSWALD.--Au secours! au meurtre! au secours!
KENT, _en le frappant_.--Pousse donc, lâche; tiens ferme, gredin, tiens
ferme, franc misérable; frappe donc.
OSWALD.--Au secours! au meurtre! à l'assassin!
(Entrent Edmond, Cornouailles, Régane, Glocester et des domestiques.)
EDMOND.--Eh bien! qu'est-ce? Séparez-vous!
KENT.--Avec vous, mon petit bonhomme, si cela vous convient; je vous en
montrerai. Avancez, mon jeune maître.
GLOCESTER.--Des épées, des armes? De quoi s'agit-il?
CORNOUAILLES.--Arrêtez, sur votre vie.--Si quelqu'un frappe un coup de
plus, il est mort.--De quoi s'agit-il?
RÉGANE.--C'est le messager de notre soeur et celui du roi.
CORNOUAILLES.--Quelle est la cause de votre querelle? Parlez.
OSWALD.--Je puis à peine respirer, seigneur.
KENT.--Cela n'a rien d'étonnant; votre valeur a tellement fait rage!
Lâche coquin, la nature te renie, c'est un tailleur qui t'a fait!
CORNOUAILLES.--Tu es un singulier corps. Un tailleur faire un homme!
KENT.--Oui, seigneur, un tailleur: un tailleur de pierres ou un peintre
ne l'aurait pas si mal fait, n'eût-il mis que deux heures à l'ouvrage.
CORNOUAILLES.--Mais répondez donc: comment s'est élevée cette querelle?
OSWALD.--Seigneur, ce vieux brutal dont j'ai ménagé la vie par
considération pour sa barbe grise...
KENT.--Toi, bâtard! Z dans l'alphabet[27]! zéro en
chiffre!--Monseigneur, laissez-moi faire; je vais piler en mortier ce
sale vilain, et j'en replâtrerai les murs d'un cabinet.--_Épargner ma
barbe grise!_ toi, espèce de pierrot?
[Note 27: _Thou whoreson zed! Thou unnecessary letter_! Le _z_,
qu'en anglais on avait supprimé en beaucoup d'endroits, était devenu un
symbole d'inutilité.]
CORNOUAILLES.--Paix, insolent. Brutal coquin, ne savez-vous pas le
respect...
KENT.--Si fait, seigneur; mais la colère a ses priviléges.
CORNOUAILLES.--Et pourquoi es-tu en colère?
KENT.--De ce qu'un misérable comme celui-là a une épée quand il n'a pas
d'honneur. Ces drôles à la face riante, semblables aux rats, rongent
les saints noeuds qui sont serrés pour les pouvoir délier; ils caressent
toutes les passions révoltées dans le coeur de leurs maîtres; ils
apportent au feu de l'huile, de la neige aux froideurs glacées; ils
renient, affirment, et tournent leur bec d'alcyon à tous les vents et
à toutes les variations de l'humeur de leurs maîtres, n'ayant, comme
le chien, d'autre instinct que de suivre.--La peste sur ton visage
d'épileptique! Penses-tu rire de mes discours comme de ceux d'un
fou? Oison que tu es, si je te tenais dans la plaine de Sarum, je te
ramènerais devant moi en criant jusqu'aux marais de Camelot.
CORNOUAILLES.--Eh quoi! es-tu fou, vieux bonhomme?
GLOCESTER.--Comment s'est élevée cette querelle? Explique-toi?
KENT.--Il n'y a pas plus d'antipathie entre les contraires qu'entre moi
et ce coquin.
CORNOUAILLES.--Pourquoi l'appelles-tu coquin? quel est son crime?
KENT.--Sa figure ne me plaît pas.
CORNOUAILLES.--Ni la mienne peut-être, ni celle de Glocester et de
Régane?
KENT.--Seigneur, je fais profession d'être un homme tout uni: j'ai vu
dans mon temps de meilleures figures que je n'en vois sur les épaules
actuellement devant mes yeux.
CORNOUAILLES.--Ce sera quelque gaillard qui, loué une fois pour la
rondeur de ses manières, a depuis affecté une insolente rudesse, et
qui se force à un personnage tout à fait différent de ses façons
naturelles.--- «Il ne sait pas flatter, lui; c'est un honnête homme,
tout franc; il faut qu'il dise la vérité: si elle est bien reçue, tant
mieux; si elle déplaît, c'est un homme tout uni...»--Oh! je connais ces
drôles-là: sous leur rondeur ils cachent plus de ruses et des desseins
plus pervers que vingt sots faiseurs de révérences attentifs à déployer
l'exactitude de leur civilité.
KENT.--Seigneur, en bonne foi, dans la pure vérité, avec la permission
de votre présence auguste, dont l'influence, comme les feux rayonnants
dont se couvre le front flamboyant de Phébus...
CORNOUAILLES.--Que veux-tu dire par là?
KENT.--C'est pour changer de style, puisque le mien vous déplaît si
fort.--Je sais, seigneur, que je ne suis pas un flatteur; celui qui vous
a trompé avec l'accent de la franchise était un franc fripon, et c'est
pour ma part ce que je ne ferai point, dussé-je y être convié par la
crainte d'encourir votre ressentiment.
CORNOUAILLES.--En quoi l'avez-vous offensé?
OSWALD.--Jamais en rien. Dernièrement il plut au roi son maître de
me frapper sur un malentendu: alors celui-ci se mit de la partie, et,
flattant sa colère, me prit aux jambes par derrière, et lorsque je fus
à terre, m'insulta, m'injuria, et se donna tellement les airs d'un homme
de courage, qu'il se fit honneur et s'attira les éloges du roi, pour
s'être attaqué à un homme qui cédait lui-même; et, tout fier de ce
redoutable exploit, il est venu tirer l'épée contre moi!
KENT.--Il n'y a pas un seul de ces fripons, de ces poltrons-là, près de
qui Ajax ne soit un imbécile.
CORNOUAILLES.--Qu'on apporte les ceps. Vieux coquin d'entêté, vénérable
vantard, nous vous apprendrons...
KENT.--Seigneur, je suis trop vieux pour apprendre. Ne faites pas
apporter des ceps pour moi; je sers le roi; c'est lui qui m'a envoyé
vers vous; et c'est rendre peu de respect et montrer une trop audacieuse
malveillance à la personne auguste de mon maître, que de mettre son
envoyé dans les ceps.
CORNOUAILLES.--Qu'on apporte les ceps.--Comme j'ai vie et honneur, il y
restera jusqu'à midi.
RÉGANE.--Jusqu'à midi? Jusqu'à la nuit, seigneur, et toute la nuit
aussi.
KENT.--Eh quoi! madame, si j'étais le chien de votre père, vous ne me
traiteriez pas ainsi.
RÉGANE.--Mais pour son coquin, mon cher, je n'y manquerai pas.
CORNOUAILLES.--C'est tout à fait un drôle de l'espèce de ceux dont nous
parle notre soeur.--Allons, qu'on apporte les ceps.
(On apporte des ceps.)
GLOCESTER.--Permettez-moi de prier Votre Altesse de n'en pas agir ainsi.
Sa faute est grande, et le bon roi son maître saura l'en punir; mais
la peine que vous voulez lui faire subir ne s'applique qu'aux petits
larcins et aux délits vulgaires des misérables les plus vils et les plus
méprisés. Le roi prendrait sûrement en mauvaise part que vous l'eussiez
assez peu considéré dans la personne de son messager pour mettre
celui-ci dans les ceps.
CORNOUAILLES.--Je le prends sur moi.
RÉGANE.--Et ma soeur pourrait trouver bien plus mauvais qu'un de ses
gentilhommes eût été insulté, attaqué, parce qu'il exécutait les
ordres dont elle l'a chargé.--Allons, entravez-lui les jambes. (_Au
duc_.)--Venez, mon bon seigneur, allons.
(On met Kent dans les ceps.--Régane et Cornouailles sortent.)
GLOCESTER.--J'en suis bien fâché pour toi, mon ami: c'est la volonté du
duc, et tout le monde sait qu'il ne faut pas chercher à l'adoucir ni à
le retenir. Mais j'intercéderai pour toi.
KENT.--N'en faites rien, seigneur, je vous prie. J'ai veillé, j'ai
beaucoup marché; je vais dormir quelque temps, et puis je sifflerai: la
fortune d'un honnête homme peut sortir de ses talons. Je vous souhaite
le bonjour.
GLOCESTER.--Le duc est à blâmer en ceci: on prendra mal la chose.
(Il sort.)
KENT.--Bon roi, tu vas, suivant le proverbe populaire, quitter la
bénédiction du ciel pour la chaleur du soleil[28].--Approche-toi,
flambeau de ce globe inférieur, afin qu'à tes rayons vivifiants je
puisse lire cette lettre.--Les miracles n'apparaissent presque jamais
qu'aux malheureux. Je le vois, c'est de Cordélia: elle a été fort
heureusement instruite de ma marche mystérieuse.--Elle trouvera moyen
d'intervenir dans ces monstrueux désordres, et s'occupe à remédier aux
pertes qui ont été faites.--Je me sens excédé de fatigues et de veilles:
profitez-en, mes yeux appesantis, pour ne pas voir cette honteuse
demeure.--Fortune, bonsoir; souris encore une fois, et fais tourner ta
roue. (Il s'endort.)
[Note 28: _Thou out of heaven's benediction comest To the warm sun_.
Vieux dicton qui répond à celui-ci: «Tomber de Charybde en Scylla.]
SCÈNE III
Une partie de la bruyère.
_Entre_ EDGAR.
EDGAR.--J'ai entendu qu'on proclamait mon nom, et bien heureusement
le creux d'un arbre m'a dérobé à leur poursuite. Il n'y a plus un
port libre, pas un lieu où l'on n'ait placé des soldats, et où la plus
extraordinaire vigilance n'épie l'occasion de me saisir. Tandis que je
puis encore m'échapper, je veillerai à ma conservation.--Il me vient
dans l'idée de me déguiser sous la forme la plus abjecte et la plus
pauvre par où la misère, au mépris de l'homme, l'ait jamais rapproché de
la brute. Je souillerai mon visage de fange, je m'envelopperai les reins
d'une couverture, je nouerai mes cheveux en tampons[29], et ma nudité
exposée aux regards affrontera les vents et la rage des cieux. J'ai pour
exemple à me donner crédit dans la campagne ces mendiants de Bedlam[30]
qui, avec des hurlements, enfoncent dans les ulcères de leurs bras nus
engourdis et morts des épingles, des morceaux de bois pointus, des clous
et des brins de romarin, et par ce hideux spectacle soutenu quelquefois
par des blasphèmes forcenés, quelquefois par des prières, extorquent
les aumônes des petites fermes, des pauvres misérables villages, des
bergeries, des moulins: «le pauvre Turlupin[31], le pauvre Tom!» Encore
est-ce quelque chose: en restant Edgar, je ne suis plus rien. (Il sort.)
[Note 29: «_Elf all my hairs in knot_,» proprement j'_ensorcellerai_
mes cheveux comme les fées ensorcellent les crins des chevaux.]
[Note 30: Ces sortes de mendiants, qui se disaient échappés de
Bedlam, étaient connus en Angleterre sous le nom d'_Abraham men_.]
[Note 31: _Poor Turly good_. Warburton regarde ce mot comme une
corruption de _Turlupin_. Les Turlupins étaient une confrérie de
mendiants qui se répandirent en Europe au XIVe siècle, et que l'on a
considéré tantôt comme des sectaires, tantôt comme des vagabonds.]
SCÈNE IV
Devant le château de Glocester.
KENT _dans les ceps. Entrent_ LEAR, LE FOU, UN GENTILHOMME.
LEAR.--Il est bien étrange qu'ils soient partis de chez eux sans me
renvoyer mon messager.
LE GENTILHOMME.--D'après ce que j'ai appris, la veille au soir, ils
n'avaient aucun projet de s'éloigner.
KENT.--Salut à mon noble maître.
LEAR.--Comment! te fais-tu un divertissement de la honte où je te vois?
KENT.--Non, mon seigneur.
LE FOU.--Ah! ah! vois donc: il a là de vilaines jarretières[32]! On
attache les chevaux par la tête, les chiens et les ours par le cou, les
singes par les reins, et les hommes par les jambes: quand un homme a de
trop bonnes jambes, on lui met des chausses de bois.
[Note 32: _Cruel garters_, jeu de mots entre _cruel garters_
(cruelles jarretières) et _crewel garters_ (jarretières de laine).]
LEAR.--Quel est celui qui s'est assez mépris sur la place qui te
convient pour te mettre ici?
KENT.--C'est lui et elle, votre fils et votre fille.
LEAR.--Non!
KENT.--Ce sont eux.
LEAR.--Non, te dis-je!
KENT.--Je vous dis que oui.
LEAR.--Non, non, ils n'en auraient pas été capables!
KENT.--Si vraiment, ils l'ont été.
LEAR.--Par Jupiter, je jure que non!
KENT.--Par Junon, je jure que oui!
LEAR.--Ils ne l'ont pas osé, ils ne l'ont pas pu, ils n'ont pas voulu
le faire.--C'est plus qu'un assassinat que de faire au respect un
si violent outrage.--Explique-moi promptement, mais avec modération,
comment, venant de notre part, tu as pu mériter, ou comment ils ont pu
t'infliger ce traitement.
KENT.--Seigneur, lorsqu'arrivé chez eux je leur eus remis les lettres
de Votre Majesté, je ne m'étais pas encore relevé du lieu où mes genoux
fléchis leur avaient témoigné mon respect, lorsqu'est arrivé en toute
hâte un courrier suant, fumant, presque hors d'haleine, et qui leur a
haleté les salutations de sa maîtresse Gonerille: sans s'embarrasser
d'interrompre mon message, il leur a remis des lettres qu'ils ont lues
sur-le-champ; et, sur leur contenu, ils ont appelé leurs gens, sont
promptement montés à cheval, m'ont commandé de les suivre et d'attendre
qu'ils eussent loisir de me répondre: je n'ai obtenu d'eux que de froids
regards. Ici j'ai rencontré l'autre envoyé dont l'arrivée plus agréable
avait, je le voyais bien, empoisonné mon message: c'est ce même coquin
qui dernièrement s'est montré si insolent envers Votre Altesse. Plus
pourvu de courage que de raison, j'ai mis l'épée à la main. Il a alarmé
toute la maison par ses lâches et bruyantes clameurs. Votre fils et
votre fille ont jugé qu'une telle faute méritait la honte que vous me
voyez subir.
LE FOU.--L'hiver n'est pas encore passé, si les oies sauvages volent de
ce côté.
Le père qui porte des haillons
Rend ses enfants aveugles;
Mais le père qui porte la bourse
Verra ses enfants affectionnés.
La Fortune, cette insigne prostituée,
Ne tourne jamais sa clef pour le pauvre.
De tout cela tu recevras de tes filles autant de douleurs[33] que tu
pourrais en compter pendant une année.
[Note 33: Le même jeu de mot que dans la Tempête entre _dolours_ et
_dollars_.]
LEAR.--Oh! comme la bile se gonfle et monte vers mon coeur! _Hysterica
passio_[34]! amertume que je sens s'élever, redescends; tes éléments
sont plus bas.--Où est cette fille?
[Note 34: Lear se sert ici des mots _mother, hysterica passio_. La
première de ces deux expressions était le nom populaire, la seconde, le
nom savant de la maladie hystérique, qu'on regardait dans les deux sexes
comme la source de toutes les maladies hystériques, _hysterics_, en
anglais, veut encore dire _maux de nerfs_.]
KENT.--Là-dedans, seigneur, avec le comte.
LEAR.--Ne me suivez pas, restez ici.
(Il sort.)
LE GENTILHOMME.--N'avez-vous point commis d'autre faute que celle dont
vous venez de parler?
KENT.--Aucune. Mais pourquoi le roi vient-il avec une suite si peu
nombreuse?
LE FOU.--Si l'on t'avait mis dans les ceps pour cette question, tu
l'aurais bien mérité.
KENT.--Pourquoi, fou?
LE FOU.--Nous t'enverrons à l'école chez la fourmi, pour t'apprendre
qu'on ne travaille pas l'hiver.--Tous ceux qui suivent la direction de
leur nez sont conduits par leurs yeux, excepté les aveugles; et il n'y a
pas un nez sur vingt qui ne puisse sentir ce qui pue.--Quand une grande
roue descend en roulant le long de la montagne, lâche prise, de peur,
en la suivant, de te rompre le cou: mais quand la grande roue remonte
la montagne, laisse-toi tirer après elle. Quand un sage te donnera un
meilleur conseil, rends-moi le mien: je voudrais que ce conseil ne fut
suivi que des gredins, puisque c'est un fou qui le donne.
Celui, monsieur, qui sert et cherche son intérêt
Et ne suit que pour la forme,
Pliera bagage dès qu'il commencera à pleuvoir;
Et te laissera exposé à l'orage;
Mais je demeurerai: le fou restera
Et laissera le sage s'enfuir,
Gredin devient le fou qui s'enfuit;
Mais ce n'est pas un fou que le gredin, pardieu[35].
[Note 35: _The knave turns fool; that runs away The fool no knave,
perdy_.
Le sens naturel de ces deux vers paraît contraire à celui qu'on lui a
donné dans la traduction; mais ce dernier sens a paru de beaucoup, et
avec raison, le plus vraisemblable aux commentateurs; en sorte qu'ils
ont été tous d'avis qu'il devait y avoir altération du texte, et qu'il
fallait au moins changer ainsi le premier vers:
_The fool turns knave, that runs away_.
Mais peut-être l'irrégularité de langage qui se fait remarquer dans
_le Roi Lear_ dispense-t-elle de recourir à une altération du texte; du
moins est-il certain que c'est en conservant la construction des deux
vers anglais qu'on a pu leur donner un sens contraire à celui qu'ils
paraissent d'abord présenter.]
KENT.--Où as-tu appris tout cela, fou?
LE FOU.--Ce n'est pas dans les ceps, fou.
(Rentre Lear avec Glocester.)
LEAR.--Refuser de me parler! Ils sont malades, ils sont fatigués, ils
ont voyagé rapidement toute la nuit...--Purs prétextes où je vois la
révolte et l'abandon.--Rapportez-moi une meilleure réponse.
GLOCESTER.--Mon cher maître, vous connaissez le caractère violent du
duc, combien il est inébranlable et obstiné dans ses propres idées.
LEAR.--Vengeance, peste, mort, confusion!--Violent? Qu'est-ce que c'est
que cela?--Allons?--Glocester, Glocester, je voudrais parler au duc de
Cornouailles et à sa femme.
GLOCESTER.--Eh! mon bon seigneur, je viens de les en informer.
LEAR.--Les en informer? Me comprends-tu, homme?
GLOCESTER.--Oui, mon bon seigneur.
LEAR.--Le roi voudrait parler à Cornouailles. Le père chéri voudrait
parler à sa fille; il exige d'elle son obéissance. Sont-ils informés de
cela?--Par mon sang et ma vie! violent? le duc violent? dites à ce duc
si colère...--Mais non, pas encore; il se pourrait qu'il fût indisposé.
La maladie a toujours négligé tous les devoirs auxquels est soumise la
santé: nous ne sommes plus nous-mêmes quand la nature accablée commande
à l'âme de souffrir avec le corps. Je veux me calmer, et j'ai à me
reprocher, dans l'impétuosité de ma volonté, d'avoir pris un état
d'indisposition et de maladie pour l'homme en santé, pour une complète
santé. Malédiction sur mon état!--Mais pourquoi est-il là? (_Montrant
Kent_.)--Une telle action me donne lieu de penser que ce départ du duc
et d'elle est un subterfuge.--Rendez-moi mon serviteur.--Va, dis au
duc et à sa femme que je veux leur parler à présent, à l'heure
même.--Ordonne-leur de sortir et de venir m'entendre; ou bien je vais
battre la caisse à la porte de leur chambre, jusqu'à ce qu'elle réponde:
Endormis dans la mort.