William Shakespear

Le roi Lear
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Note du transcripteur.

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    Ce document est tiré de:


    OEUVRES COMPLÈTES DE
    SHAKSPEARE

    TRADUCTION DE
    M. GUIZOT

    NOUVELLE ÉDITION ENTIÈREMENT REVUE
    AVEC UNE ÉTUDE SUR SHAKSPEARE
    DES NOTICES SUR CHAQUE PIÈCE ET DES NOTES

    Volume 5

    Le roi Lear. Cymbeline.--La méchante femme mise à la raison.
    Peines d'amour perdues.--Périclès.

    PARIS
    A LA LIBRAIRIE ACADÉMIQUE
    DIDIER ET Cie, LIBRAIRES-ÉDITEURS
    35, QUAI DES AUGUSTINS
    1862


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                             LE ROI LEAR

                               TRAGÉDIE




                        NOTICE SUR LE ROI LEAR


En l'an du monde 3105, disent les chroniques, pendant que Joas régnait
à Jérusalem, monta sur le trône de la Bretagne Leir, fils de Baldud,
prince sage et puissant, qui maintint son pays et ses sujets dans une
grande prospérité, et fonda la ville de Caeirler, maintenant Leicester.
Il eut trois filles, Gonerille, Régane et Cordélia, de beaucoup la
plus jeune des trois et la plus aimée de son père. Parvenu à une grande
vieillesse, et l'âge ayant affaibli sa raison, Leir voulut s'enquérir
de l'affection de ses filles, dans l'intention de laisser son royaume à
celle qui mériterait le mieux la sienne. «Sur quoi il demanda d'abord
à Gonerille, l'aînée, comment bien elle l'aimait; laquelle appelant ses
dieux en témoignage, protesta qu'elle l'aimait plus que sa propre
vie, qui, par droit et raison, lui devait être très-chère; de laquelle
réponse le père, étant bien satisfait, se tourna à la seconde, et
s'informa d'elle combien elle l'aimait; laquelle répondit (confirmant
ses dires avec de grands serments) qu'elle l'aimait plus que la langue
ne pouvait l'exprimer, et bien loin au-dessus de toutes les autres
créatures du monde.» Lorsqu'il fit la même question à Cordélia, celle-ci
répondit: «Connaissant le grand amour et les soins paternels que vous
avez toujours portés en mon endroit (pour laquelle raison je ne
puis vous répondre autrement que je ne pense et que ma conscience me
conduit), je proteste par-devant vous que je vous ai toujours aimé et
continuerai, tant que je vivrai, à vous aimer comme mon père par
nature; et si vous voulez mieux connaître l'amour que je vous porte,
assurez-vous qu'autant vous avez en vous, autant vous méritez, autant je
vous aime, et pas davantage.» Le père, mécontent de cette réponse,
maria ses deux filles aînées, l'une à Henninus, duc de Cornouailles, et
l'autre à Magtanus, duc d'Albanie, les faisant héritières de ses États,
après sa mort, et leur en remettant dès lors la moitié entre les mains.
Il ne réserva rien pour Cordélia. Mais il arriva qu'Aganippus, un des
douze rois qui gouvernaient alors la Gaule, ayant entendu parler de la
beauté et du mérite de cette princesse, la demanda en mariage; à quoi
l'on répondit qu'elle était sans dot, tout ayant été assuré à ses deux
soeurs; Aganippus insista, obtint Cordélia et l'emmena dans ses États.

Cependant les deux gendres de Leir, commençant à trouver qu'il régnait
trop longtemps, s'emparèrent à main armée de ce qu'il s'était réservé,
lui assignant seulement un revenu pour vivre et soutenir son rang; ce
revenu fut encore graduellement diminué, et ce qui causa à Leir le
plus de douleur, cela se fit avec une extrême dureté de la part de ses
filles, qui semblaient penser que tout «ce qu'avait leur père était
de trop, si petit que cela fût jamais; si bien qu'allant de l'une à
l'autre, Leir arriva à cette misère qu'elles lui accordaient à peine un
serviteur pour être à ses ordres.» Le vieux roi, désespéré, s'enfuit du
pays et se réfugia dans la Gaule, où Cordélia et son mari le reçurent
avec de grands honneurs; ils levèrent une armée et équipèrent une
flotte pour le reconduire dans ses États, dont il promit la succession
à Cordélia, qui accompagnait son père et son mari dans cette expédition.
Les deux ducs ayant été tués et leurs armées défaites dans une bataille
que leur livra Aganippus, Leir remonta sur le trône et mourut au bout de
deux ans, quarante ans après son premier avénement. Cordélia lui succéda
et régna cinq ans; mais dans l'intervalle, son mari étant mort, les
fils de ses soeurs, Margan et Cunedag, se soulevèrent contre elle, la
vainquirent et l'enfermèrent dans une prison, où, «comme c'était une
femme d'un courage mâle,» désespérant de recouvrer sa liberté, elle prit
le parti de se tuer[1].

[Note 1: _Chroniques de Hollinshed, Hist. of England_, liv. II, ch.
V, t. I, p. 12.]

Ce récit de Hollinshed est emprunté à Geoffroi de Monmouth, qui a
probablement bâti l'histoire de Leir sur une anecdote d'Ina, roi des
Saxons, et sur la réponse de la plus «jeune et de la plus sage des
filles» de ce roi, qui, dans une situation pareille à celle de Cordélia,
répond de même à son père que, bien qu'elle l'aime, l'honore et révère
autant que le demandent au plus haut degré la nature et le devoir
filial, cependant elle pense qu'il pourra lui arriver un jour d'aimer
encore plus ardemment son mari, avec qui, par les commandements de Dieu,
elle ne doit faire qu'une même chair, et pour qui elle doit quitter
père, mère, etc. Il ne paraît pas qu'Ina ait désapprouvé le «sage dire»
de sa fille; et la suite de l'histoire de Cordélia est probablement un
développement que l'imagination des chroniqueurs aura fondé sur cette
première donnée. Quoi qu'il en soit, la colère et les malheurs du roi
Lear avaient, avant Shakspeare, trouvé place dans plusieurs poëmes, et
fait le sujet d'une pièce de théâtre et de plusieurs ballades. Dans une
de ces ballades, rapportée par Johnson sous le titre de: _A lamentable
song of the death of king Leir and his three daughters_, Lear, comme
dans la tragédie, devient fou, et Cordélia ayant été tuée dans la
bataille, que gagnent cependant les troupes du roi de France, son père
meurt de douleur sur son corps, et ses soeurs sont condamnées à mort par
le jugement «des lords et nobles du royaume.» Soit que la ballade ait
précédé ou non la tragédie de Shakspeare, il est très-probable que
l'auteur de la ballade et le poëte dramatique ont puisé dans une source
commune, et que ce n'est pas sans quelque autorité que Shakspeare, dans
son dénoûment, s'est écarté des chroniques qui donnent la victoire à
Cordélia. Ce dénoûment a été changé par Tatel, et Cordélia rétablie dans
ses droits. La pièce est demeurée au théâtre sous cette seconde forme,
à la grande satisfaction de Johnson, et, dit M. Steevens, «des
dernières galeries» _(upper gallery)_. Addison s'est prononcé contre ce
changement.

Quant à l'épisode du comte de Glocester, Shakspeare l'a imité de
l'aventure d'un roi de Paphlagonie, racontée dans l'_Arcadia_ de Sidney;
seulement, dans le récit original, c'est le bâtard lui-même qui fait
arracher les yeux à son père, et le réduit à une condition semblable à
celle de Lear. Léonatus, le fils légitime, qui, condamné à mort, avait
été forcé de chercher du service dans une armée étrangère, apprenant les
malheurs de son père, abandonne tout au moment où ses services allaient
lui procurer un grade élevé, pour venir, au risque de sa vie, partager
et secourir la misère du vieux roi. Celui-ci, remis sur son trône par le
secours de ses amis, meurt de joie en couronnant son fils Léonatus; et
Plexirtus, le bâtard, par un hypocrite repentir, parvient à désarmer la
colère de son frère.

Il est évident que la situation du roi Lear et celle du roi de
Paphlagonie, tous deux persécutés par les enfants qu'ils ont préférés,
et secourus par celui qu'ils ont rejeté, ont frappé Shakspeare comme
devant entrer dans un même sujet, parce qu'elles appartenaient à une
même idée. Ceux qui lui ont reproché d'avoir ainsi altéré la simplicité
de son action ont prononcé d'après leur système, sans prendre la peine
d'examiner celui de l'auteur qu'ils critiquaient. On pourrait leur
répondre, même en parlant des règles qu'ils veulent imposer, que
l'amour des deux femmes pour Edmond qui sert à amener leur punition, et
l'intervention d'Edgar dans cette portion du dénoûment, suffisent pour
absoudre la pièce du reproche de duplicité d'action; car, pourvu que
tout vienne se réunir dans un même noeud facile à saisir, la simplicité
de la marche d'une action dépend beaucoup moins du nombre des intérêts
et des personnages qui y concourent que du jeu naturel et clair des
ressorts qui la font mouvoir. Mais, de plus, il ne faut jamais oublier
que l'unité, pour Shakspeare, consiste dans une idée dominante qui, se
reproduisant sous diverses formes, ramène, continue, redouble sans cesse
la même impression. Ainsi comme, dans _Macbeth_, le poëte montre l'homme
aux prises avec les passions du crime, de même dans _le Roi Lear_, il le
fait voir aux prises avec le malheur, dont l'action se modifie selon les
divers caractères des individus qui le subissent. Le premier spectacle
qu'il nous offre, c'est dans Cordélia, Kent, Edgar, le malheur de la
vertu ou de l'innocence persécutée. Vient ensuite le malheur de
ceux qui, par leur passion ou leur aveuglement, se sont rendus les
instruments de l'injustice, Lear et Glocester; et c'est sur eux que
porte l'effort de la pitié. Quant aux scélérats, on ne doit point
les voir souffrir; le spectacle de leur malheur serait troublé par le
souvenir de leur crime: ils ne peuvent avoir de punition que par la
mort.

De ces cinq personnages soumis à l'action du malheur, Cordélia, figure
céleste, plane presque invisible et à demi voilée sur la composition
qu'elle remplit de sa présence, bien qu'elle en soit presque toujours
absente. Elle souffre, et ne se plaint ni ne se défend jamais; elle
agit, mais son action ne se montre que par les résultats; tranquille
sur son propre sort, réservée et contenue dans ses sentiments les plus
légitimes, elle passe et disparaît comme l'habitant d'un monde meilleur,
qui a traversé notre monde sans subir le mouvement terrestre.

Kent et Edgar ont chacun une physionomie très-prononcée: le premier est,
ainsi que Cordélia, victime de son devoir: le second n'intéresse d'abord
que par son innocence; entré dans le malheur en même temps, pour ainsi
dire, que dans la vie, également neuf à l'un et à l'autre, Edgar s'y
déploie graduellement, les apprend à la fois, et découvre en lui-même,
selon le besoin, les qualités dont il est doué; à mesure qu'il avance,
s'augmentent et ses devoirs, et ses difficultés, et son importance: il
grandit et devient un homme; mais en même temps, il apprend combien il
en coûte; et il reconnaît à la fin, en le soutenant avec noblesse et
courage, tout le poids du fardeau qu'il avait porté d'abord presque avec
gaieté. Kent, au contraire, vieillard sage et ferme, a, dès le premier
moment, tout su, tout prévu; dès qu'il entre en action, sa marche est
arrêtée, son but fixé. Ce n'est point, comme Edgar, la nécessité qui
le pousse, le hasard qui vient à sa rencontre; c'est sa volonté qui
le détermine; rien ne la change ni ne la trouble; et le spectacle du
malheur auquel il se dévoue lui arrache à peine une exclamation de
douleur.

Lear et Glocester, dans une situation analogue, en reçoivent une
impression qui correspond à leurs divers caractères. Lear, impétueux,
irritable, gâté par le pouvoir, par l'habitude et le besoin de
l'admiration, se révolte et contre sa situation et contre sa propre
conviction; il ne peut croire à ce qu'il sait; sa raison n'y résiste
pas: il devient fou. Glocester, naturellement faible, succombe à la
misère, et ne résiste pas davantage à la joie: il meurt en reconnaissant
Edgar. Si Cordélia vivait, Lear retrouverait encore la force de vivre;
il se brise par l'effort de sa douleur.

A travers la confusion des incidents et la brutalité des moeurs,
l'intérêt et le pathétique n'ont peut-être jamais été portés plus loin
que dans cette tragédie. Le temps où Shakspeare a pris son action semble
l'avoir affranchi de toute forme convenue; et de même qu'il ne s'est
point inquiété de placer, huit cents ans avant Jésus-Christ, un roi de
France, un duc d'Albanie, un duc de Cornouailles, etc., il ne s'est pas
préoccupé de la nécessité de rapporter le langage et les personnages
à une époque déterminée; la seule trace d'une intention qu'on puisse
remarquer dans la couleur générale du style de la pièce, c'est le
vague et l'incertitude des constructions grammaticales, qui semblent
appartenir à une langue encore tout à fait dans l'enfance; en même temps
un assez grand nombre d'expressions rapprochées du français indiquent
une époque, sinon correspondante à celle où est supposé exister le roi
Lear, du moins fort antérieure à celle où écrivait Shakspeare.

Le roi Lear de Shakspeare fut joué pour la première fois en 1606, au
moment de Noël. La première édition est de 1608, et porte ce titre:
«Véritable Chronique et Histoire de la Vie et de la Mort du Roi Lear et
de ses Trois Filles, par M. William Shakspeare. Avec la Vie infortunée
d'Edgar, Fils et Héritier du Comte de Glocester, et son Déguisement sous
le nom de Tom de Bedlam:--Comme elle a été jouée devant la Majesté du
Roi, à White Hall, le soir de Saint-Étienne, pendant les Fêtes de Noël,
par les Acteurs de Sa Majesté, jouant ordinairement au Globe, près de la
Banque.»




PERSONNAGES

  LEAR, roi de la Grande-Bretagne.
  LE ROI DE FRANCE.
  LE DUC DE BOURGOGNE.
  LE DUC DE CORNOUAILLES.
  LE DUC D'ALBANIE.
  LE COMTE DE GLOCESTER.
  LE COMTE DE KENT.
  EDGAR, fils de Glocester.
  EDMOND, fils bâtard de Glocester.
  CURAN, courtisan.
  UN VIEILLARD, vassal de Glocester.
  UN MÉDECIN.
  LE FOU du roi Lear.
  OSWALD, intendant de Gonerille.
  UN OFFICIER employé par Edmond.
  UN GENTILHOMME attaché à Cordélia.
  UN HÉRAUT.
  SERVITEURS du duc de Cornouailles.
  GONÈRILLE,
  RÉGANE,
  CORDÉLIA, filles du roi Lear.
  CHEVALIERS DE LA SUITE DU ROI LEAR, OFFICIERS, MESSAGERS, SOLDATS ET
          SERVITEURS.

La scène est dans la Grande-Bretagne.




                             ACTE PREMIER


SCÈNE I

Salle d'apparat dans le palais du roi Lear.

_Entrent_ KENT, GLOCESTER, EDMOND.


KENT.--J'avais toujours cru au roi plus d'affection pour le duc
d'Albanie que pour le duc de Cornouailles.

GLOCESTER.--C'est ce qui nous avait toujours paru; mais aujourd'hui,
dans le partage de son royaume, rien n'indique quel est celui des deux
ducs qu'il préfère: l'égalité y est si exactement observée, qu'avec
toute l'attention possible on ne pourrait faire un choix entre les deux
parts.

KENT.--N'est-ce pas là votre fils, milord?

GLOCESTER.--Son éducation, seigneur, a été à ma charge; et j'ai tant de
fois rougi de le reconnaître, qu'à la fin je m'y suis endurci.

KENT.--Je ne saurais concevoir...

GLOCESTER.--C'est ce qu'a très-bien su faire, seigneur, la mère de ce
jeune homme: aussi son ventre en a-t-il grossi, et elle s'est trouvée
avoir un fils dans son berceau avant d'avoir un mari dans son lit.
Maintenant entrevoyez-vous la faute?

KENT.--Je ne voudrais pas que cette faute n'eût pas été commise, puisque
l'issue en a si bien tourné.

GLOCESTER.--Mais c'est que j'ai aussi, seigneur, un fils légitime qui
est l'aîné de celui-ci de quelques années, et qui cependant ne m'est pas
plus cher. Le petit drôle est arrivé, à la vérité, un peu insolemment
dans ce monde avant qu'on l'y appelât; mais sa mère était belle; j'ai
eu ma foi du plaisir à le faire, et il faut bien le reconnaître, le
coquin[2]!--Edmond, connaissez-vous ce noble gentilhomme?

[Note 2: _The whoreson_.]

EDMOND.--Non, milord.

GLOCESTER.--C'est le lord de Kent.--Souvenez-vous-en comme d'un de mes
plus honorables amis.

EDMOND.--Je prie Votre Seigneurie de me croire à son service.

KENT.--Je vous aimerai certainement et chercherai à faire avec vous plus
ample connaissance.

EDMOND.--Seigneur, je mettrai mes soins à mériter votre estime.

GLOCESTER.--Il a été neuf ans hors du pays, et il faudra qu'il s'absente
encore. _(Trompettes au dehors.)_--Voici le roi qui arrive.

(Entrent Lear, le duc de Cornouailles, le duc d'Albanie, Gonerille,
Régane, Cordélia; suite.)

LEAR.--Glocester, vous accompagnerez le roi de France et le duc de
Bourgogne.

GLOCESTER.--Je vais m'y rendre, mon souverain.

(Il sort.)

LEAR.--Nous cependant, nous allons manifester ici nos plus secrètes
résolutions. Qu'on place la carte sous mes yeux. Sachez que nous avons
divisé notre royaume en trois parts, étant fermement résolu de soulager
notre vieillesse de tout souci et affaire pour en charger de plus jeunes
forces, et nous traîner vers la mort délivré de tout fardeau.--Notre
fils de Cornouailles, et vous qui ne nous êtes pas moins attaché, notre
fils d'Albanie, nous sommes déterminés à régler publiquement, dès cet
instant, la dot de chacune de nos filles, afin de prévenir par là tous
débats dans l'avenir. L'amour retient depuis longtemps dans notre cour
le roi de France et le duc de Bourgogne, rivaux illustres pour
l'amour de notre plus jeune fille: je vais ici répondre à leur
demande.--Dites-moi, mes filles (puisque nous voulons maintenant nous
dépouiller tout à la fois de l'autorité, des soins de l'État et de tout
intérêt de propriété), quelle est celle de vous dont nous pourrons
nous dire le plus aimé, afin que notre libéralité s'exerce avec plus
d'étendue là où elle sera sollicitée par des mérites plus grands?--Vous,
Gonerille, notre aînée, parlez la première.

GONÈRILLE.--Je vous aime, seigneur, de plus d'amour que n'en peuvent
exprimer les paroles; plus chèrement que la vue, l'espace et la liberté;
au delà de tout ce qui existe de précieux, de riche ou de rare. Je vous
aime à l'égal de la vie accompagnée de bonheur, de santé, de beauté, de
grandeur. Je vous aime autant qu'un enfant ait jamais aimé, qu'un père
l'ait jamais été. Trouvez un amour que l'haleine ne puisse suffire, et
les paroles parvenir à exprimer; eh bien! je vous aime encore davantage.

CORDÉLIA, à _part_.--Que pourra faire Cordélia? Aimer et se taire.

LEAR.--Depuis cette ligne éloignée jusqu'à celle-ci, toute cette
enceinte riche d'ombrageuses forêts, de campagnes et de rivières
abondantes, de champs aux vastes limites, nous t'en faisons maîtresse,
qu'elle soit à jamais assurée à votre prospérité, à toi et au duc
d'Albanie.--Que répond notre seconde fille, notre bien-aimée Régane,
l'épouse de Cornouailles? Parle.

RÉGANE.--Je suis faite du même métal que ma soeur, et je m'estime à
sa valeur. Dans la sincérité de mon coeur, je trouve qu'elle a défini
précisément l'amour que je ressens: seulement elle n'a pas été assez
loin; car moi, je me déclare ennemie de toutes les autres joies
contenues dans le domaine des sentiments les plus précieux, et ne puis
trouver de félicité que dans l'affection de Votre chère Majesté.

CORDÉLIA, _à part_.--Ah! pauvre Cordélia! Mais non, cependant, puisque
je suis sûre que mon amour est plus riche que ma langue.

LEAR, _à Régane_.--Toi et les tiens vous posséderez héréditairement ce
grand tiers de notre beau royaume, portion égale en étendue, en valeur,
en agrément, à celle que j'ai assurée à Gonerille.--Et vous maintenant,
qui pour avoir été ma dernière joie n'en fûtes pas la moins chère, vous
dont les vignobles de la France et le lait de la Bourgogne sollicitent à
l'envi les jeunes amours, qu'avez-vous à dire qui puisse vous attirer un
troisième lot, plus riche encore que celui de vos soeurs? Parlez.

CORDÉLIA.--Rien, seigneur.

LEAR.--Rien?

CORDÉLIA.--Rien.

LEAR.--Rien ne peut venir de rien, parlez donc.

CORDÉLIA.--Malheureuse que je suis, je ne puis élever mon coeur jusque
sur mes lèvres. J'aime Votre Majesté comme je le dois, ni plus ni moins.

LEAR.--Comment, comment, Cordélia? Corrigez un peu votre réponse, de
peur qu'elle ne ruine votre fortune.

CORDÉLIA.--Mon bon seigneur, vous m'avez donné le jour, vous m'avez
élevée, vous m'avez aimée: je vous rends en retour tous les devoirs qui
me sont justement imposés; je vous obéis, je vous aime et vous révère
autant qu'il est possible. Mais pourquoi mes soeurs ont-elles des maris,
si elles disent n'aimer au monde que vous? Il peut arriver, quand je me
marierai, que l'époux dont la main recevra ma foi emporte la moitié de
ma tendresse, la moitié de mes soins et de mes devoirs. Sûrement je ne
me marierai jamais comme mes soeurs, pour n'aimer au monde que mon père.

LEAR.--Mais dis-tu ceci du fond du coeur?

CORDÉLIA.--Oui, mon bon seigneur.

LEAR.--Si jeune et si peu tendre!

CORDÉLIA.--Si jeune et si vraie, mon seigneur.

LEAR.--A la bonne heure. Que ta véracité soit donc ta dot; car, par les
rayons sacrés du soleil, par les mystères d'Hécate et de la Nuit, par
les influences de ces globes célestes par lesquels nous existons et nous
mourons, j'abjure ici tous mes sentiments paternels, tous les liens,
tous les droits du sang, et je te tiens de ce moment et à jamais pour
étrangère à mon coeur et à moi. Le Scythe barbare, et celui qui fait de
ses enfants l'aliment dont il assouvit sa faim, seront aussi proches de
mon coeur, de ma pitié et de mes secours, que toi qui as été ma fille.

KENT.--Mon bon maître...

LEAR.--Taisez-vous, Kent; ne vous mettez point entre le dragon et sa
colère. Je l'ai aimée plus que personne, et je voulais confier mon
repos aux soins de sa tendresse.--Sors d'ici, et ne te présente pas à ma
vue.--Puissé-je trouver la paix dans le tombeau, comme je lui retire
ici le coeur de son père!--Qu'on fasse venir le roi de
France.--M'obéit-on?--Appelez le duc de Bourgogne.--Cornouailles,
Albanie, avec la dot de mes filles acceptez encore ce tiers. Que cet
orgueil qu'elle appelle franchise serve à la marier. Je vous investis en
commun de ma puissance, de mon rang, et de ces vastes prérogatives qui
accompagnent la majesté royale. Nous et cent chevaliers que nous nous
réservons, entretenus à vos frais, nous vivrons alternativement durant
un mois chez chacun de vous, retenant seulement le nom de roi et
les titres qui s'y rattachent. Nous vous abandonnons, fils chéris,
l'autorité, les revenus et le soin de régler _tout_ le reste, et, pour
le prouver, partagez entre vous cette couronne. _(Il leur donne sa
couronne_.)

KENT.--Royal Lear, vous que j'ai toujours honoré comme mon roi, aimé
comme mon père, suivi comme mon maître, et rappelé dans mes prières
comme mon puissant patron...

LEAR.--L'arc est bandé et tiré; évite le trait.

KENT.--Qu'il tombe sur moi, dût le fer pénétrer dans la région de mon
coeur! Kent peut manquer au respect quand Lear devient insensé.--Que me
feras-tu, vieillard?--Penses-tu que le devoir puisse craindre de parler
quand le devoir fléchit devant la flatterie? L'honneur est tenu à la
franchise, quand la majesté souveraine s'abaisse à la démence. Rétracte
ton arrêt; répare, par une plus mûre délibération, ta monstrueuse
précipitation. Que ma vie réponde ici de mon jugement: ta plus jeune
fille n'est pas celle qui t'aime le moins; ce ne sont pas des coeurs
vides, ceux dont le son peu élevé ne retentit point d'un bruit creux.

LEAR.--Kent, sur ta vie, pas un mot de plus.

KENT.--Je n'ai jamais regardé ma vie que comme un pion[3] à hasarder
contre tes ennemis; je ne crains pas de la perdre, si c'est pour te
sauver.

LEAR, _en colère_.--Ote-toi de ma vue.

KENT.--Regardes-y mieux, Lear, et laisse-moi demeurer devant tes yeux
comme leur fidèle point de vue[4].

[Note 3: _Pawn_, pion, allusion aux pièces de l'échiquier.]

[Note 4: _See better, Lear, and let me here remain the true blank
of thine eye_. Il y a lieu de soupçonner ici un jeu de mots sur le mot
_blank_, blanc des yeux, ou _blank_, but. Il ne pouvait être rendu dans
une traduction littérale.]

LEAR.--Cette fois, par Apollon!...

KENT.--Cette fois, par Apollon, ô roi, tu prends le nom de tes dieux en
vain.

LEAR, _mettant la main sur son épée_.--Vassal! mécréant!

ALBANIE ET CORNOUAILLES.--Cher seigneur, arrêtez.

KENT.--Continue, tue ton médecin, et donne le salaire à ta funeste
maladie. Révoque tes dons, ou, tant que mes cris pourront s'échapper de
ma poitrine, je te dirai que tu fais mal.

LEAR.--Écoute-moi, faux traître, sur ton allégeance, écoute-moi: comme
tu as tenté de nous faire violer notre serment, ce que nous n'avons
encore jamais osé, et que les efforts de ton orgueil ont voulu se placer
entre notre arrêt et notre pouvoir, ce que notre caractère ni notre rang
ne nous permettent pas d'endurer, notre pouvoir ayant son plein effet,
tu vas recevoir la récompense qui t'est due. Nous t'accordons cinq
jours pour arranger tes affaires de manière à te mettre à couvert
des détresses de ce monde; le sixième, tourne à notre royaume ton dos
détesté; si, le dixième de ceux qui suivront, ton corps proscrit est
trouvé dans l'étendue de notre domination, ce moment sera celui de ta
mort. Va-t'en; par Jupiter! cet arrêt ne sera pas révoqué.

KENT.--Adieu, roi. Puisque c'est ainsi que tu te montres, la liberté
vit loin d'ici, et l'exil est ici. _(A Cordélia_.)--Jeune fille, que les
dieux te prennent sous leur puissante protection, toi qui penses juste
et qui as parlé avec tant de sagesse!--_(A Régane et Gonerille_.) Vous,
puissent vos actions justifier vos magnifiques discours, afin que de ces
paroles d'affection puissent naître des effets salutaires!--C'est ainsi,
princes, que Kent vous fait à tous ses adieux. Il va continuer son
ancienne conduite dans un pays nouveau.

(Il sort.)

(Rentre Glocester, avec le roi de France, le duc de Bourgogne, et leur
suite.)

GLOCESTER.--Voici, mon noble maître, le roi de France et le duc de
Bourgogne.

LEAR.--Mon seigneur de Bourgogne, c'est à vous que nous adresserons le
premier la parole, vous qui vous êtes déclaré le rival du roi dans
la recherche de notre fille: quel est le moins que vous me demandiez
actuellement pour sa dot, si je ne veux voir cesser vos poursuites
amoureuses?

LE DUC DE BOURGOGNE.--Royale Majesté, je ne demande rien de plus que ce
que m'a offert Votre Grandeur, et vous ne voudrez pas m'offrir moins.

LEAR.--Très-noble duc de Bourgogne, tant qu'elle nous fut chère, nous
l'avions estimée à cette valeur; mais aujourd'hui elle est déchue de
son prix.--Seigneur, la voilà devant vous: si quelque chose dans cette
petite personne trompeuse, ou sa personne entière avec notre déplaisir
par-dessus le marché, et rien de plus, paraît suffisamment agréable à
Votre Seigneurie, la voilà, elle est à vous.

LE DUC DE BOURGOGNE.--Je ne sais que répondre.

LEAR.--Telle qu'elle est avec ses défauts, sans amis, tout récemment
adoptée par ma haine, dotée de ma malédiction, et tenue pour étrangère
par mon serment, voulez-vous, seigneur, la prendre ou la laisser?

LE DUC DE BOURGOGNE.--Pardonnez, seigneur roi; mais un choix ne se
détermine pas sur de pareilles conditions.

LEAR.--Laissez-la donc, seigneur; car, par le maître qui m'a fait, je
vous ai dit toute sa fortune.--_(Au roi de France.)_ Pour vous, grand
roi, je ne voudrais pas abuser de votre amour au point de vous unir à ce
que je hais: ainsi, je vous en conjure, tournez votre inclination vers
quelque autre objet qui en soit plus digne qu'une malheureuse que la
nature a presque honte d'avouer pour sienne.

LE ROI DE FRANCE.--C'est quelque chose de bien étrange, que celle
qui était, il n'y a qu'un moment encore, le premier objet de votre
affection, le sujet de vos louanges, le baume de votre vieillesse, ce
que vous aviez de meilleur et de plus cher, ait pu, dans l'espace d'un
clin d'oeil, commettre une action assez monstrueuse pour être dépouillée
de tous les replis de votre faveur! Sans doute il faut que son offense
blesse la nature à tel point qu'elle en devienne un monstre; ou bien
l'affection que vous lui aviez témoignée devient une tache pour Votre
Majesté, ce que ma raison ne saurait m'obliger de croire sans le secours
d'un miracle.

CORDÉLIA, _à son père.--Je_ supplie Votre Majesté, bien que je manque
de cet art onctueux et poli de parler sans avoir dessein d'accomplir,
puisque je veux exécuter mes bonnes intentions avant d'en parler, de
vouloir bien déclarer que ce n'est point une tache de vice, un meurtre
ou une souillure, ni une action contre la chasteté, ni une démarche
déshonorante, qui m'a privée de votre faveur et de vos bonnes grâces,
mais que c'est pour n'avoir pas possédé, et c'est là ma richesse, cet
oeil qui sollicite toujours, et cette langue que je me félicite de ne
pas avoir, quoique pour ne l'avoir pas j'aie perdu votre tendresse.

LEAR.--Il vaudrait mieux pour toi n'être jamais née que de n'avoir pas
su me plaire davantage.

LE ROI DE FRANCE.--N'est-ce que cela? une lenteur naturelle qui souvent
néglige de raconter l'histoire de ce qu'elle va faire?--Monseigneur de
Bourgogne, que dites-vous à cette dame? L'amour n'est point l'amour dès
qu'il s'y mêle des considérations étrangères à son véritable objet. La
voulez-vous? elle est une dot en elle-même.

LE DUC DE BOURGOGNE, à _Lear_.--Royal Lear, donnez-moi seulement la part
que vous aviez d'abord offerte de vous-même; et ici, à l'instant même,
je prends la main de Cordélia comme duchesse de Bourgogne.

LEAR.--Rien; je l'ai juré: je suis inébranlable.

LE DUC DE BOURGOGNE, à _Cordélia_.--Je suis vraiment fâché que vous ayez
perdu votre père à tel point qu'il vous faille aussi perdre un époux.

CORDÉLIA.--La paix soit avec le duc de Bourgogne. Puisque ces
considérations de fortune faisaient tout son amour, je ne serai point sa
femme.

LE ROI DE FRANCE.--Belle Cordélia, toi qui n'en es que plus riche parce
que tu es pauvre, plus précieuse parce que tu es délaissée, plus aimée
parce qu'on te méprise, je m'empare de toi et de tes vertus: que le
droit ne m'en soit pas refusé; je prends ce qu'on rejette.--Dieux,
dieux! n'est-il pas étrange que leur froid dédain ait donné à mon amour
l'ardeur d'une brûlante adoration?--Roi, ta fille sans dot, et jetée au
hasard de mon choix, sera reine de nous, des nôtres, et de notre belle
France. Tous les ducs de l'humide Bourgogne ne rachèteraient pas de moi
cette fille si précieuse et si peu appréciée.--Cordélia, fais-leur
tes adieux malgré leur dureté. Tu perds ce que tu possédais ici pour
retrouver mieux ailleurs.

LEAR.--Elle est à toi, roi de France; qu'elle t'appartienne; cette fille
n'est pas à moi, je ne reverrai jamais son visage: ainsi, va-t'en sans
notre faveur, sans notre affection, sans notre bénédiction.--Venez,
noble duc de Bourgogne.

(Fanfares.--Sortent Lear, les ducs de Bourgogne, de Cornouailles,
d'Albanie, Glocester et suite.)

LE ROI DE FRANCE.--Faites vos adieux à vos soeurs.

CORDÉLIA.--Vous, les joyaux de notre père, Cordélia vous quitte les
yeux baignés de larmes. Je vous connais pour ce que vous êtes, et, comme
votre soeur, je n'en ai que plus de répugnance à appeler vos défauts par
leurs noms. Soignez bien notre père; je le confie à vos coeurs qui ont
professé tant d'amour. Mais, hélas! si j'étais encore dans ses bonnes
grâces, je voudrais lui donner un meilleur asile. Adieu à toutes les
deux.

RÉGANE.--Ne nous prescrivez pas notre devoir.

GONERILLE.--Étudiez-vous à contenter votre époux, qui vous a prise quand
vous étiez à la charité de la fortune. Vous avez été avare de votre
obéissance, et ce qui en a manqué méritait bien ce qui vous a manqué.

CORDÉLIA.--Le temps développera les replis où se cache l'artifice:
la honte vient enfin insulter à ceux qui ont des fautes à cacher.
Puissiez-vous prospérer!

LE ROI DE FRANCE.--Venez, ma belle Cordélia.

(Le roi de France et Cordélia sortent.)

GONERILLE.--Ma soeur, je n'ai pas peu de chose à vous dire sur ce qui
nous touche de si près toutes les deux. Je crois que mon père doit
partir d'ici ce soir.

RÉGANE.--Rien n'est plus certain; il va chez vous: le mois prochain ce
sera notre tour.

GONERILLE.--Vous voyez combien sa vieillesse est pleine d'inconstance,
et nous venons d'en avoir sous les yeux une assez belle preuve. Il avait
toujours aimé surtout notre soeur: la pauvreté de sa tête se montre trop
visiblement dans la manière dont il vient de la chasser.

RÉGANE.--C'est la faiblesse de l'âge. Cependant il n'a jamais su que
très-médiocrement ce qu'il faisait.

GONERILLE.--Dans son meilleur temps, et dans la plus grande force de son
jugement, il a toujours été très-inconsidéré. Il faut donc nous attendre
qu'aux défauts invétérés de son caractère naturel l'âge va joindre
encore les humeurs capricieuses qu'amène avec elle l'infirme et colère
vieillesse.

RÉGANE.--Il y a toute apparence que nous aurons à essuyer de lui, par
moments, des boutades pareilles à celle qui lui a fait bannir Kent.

GONERILLE.--Il est encore occupé à prendre congé du roi de France. Je
vous en prie, concertons-nous ensemble. Si notre père, avec le caractère
qu'il a, conserve quelque autorité, cet abandon qu'il vient de nous
faire ne sera qu'une source d'affronts pour nous.

RÉGANE.--Nous y réfléchirons à loisir.

GONERILLE.--Il faut faire quelque chose, et dans la chaleur du moment.

(Elles sortent.)


SCÈNE II

Une salle dans le château du duc de Glocester.

EDMOND _tenant une lettre_.


EDMOND.--Nature, tu es ma divinité; c'est à toi que je dois mon
obéissance. Pourquoi subirai-je la maladie de la coutume, et
permettrai-je aux ridicules arrangements des nations de me dépouiller,
parce que je serai de douze ou quatorze lunes le cadet d'un frère? Mais
quoi, je suis un bâtard! pourquoi en serais-je méprisable, lorsque mon
corps est aussi bien proportionné, mon esprit aussi élevé, et ma figure
aussi régulière que celle du fils d'une honnête dame? Pourquoi donc nous
insulter de ces mots de vil, de bassesse, de bâtardise? Vils! vils! nous
qui, dans le vigoureux larcin de la nature, puisons une constitution
plus forte et des qualités plus énergiques qu'il n'en entre dans un
lit ennuyé, fatigué et dégoûté, dans la génération d'une tribu entière
d'imbéciles engendrés entre le sommeil et le réveil! Ainsi donc,
légitime Edgar, il faut que j'aie vos biens: l'amour de notre père
appartient au bâtard Edmond comme au légitime Edgar. Légitime! le beau
mot! A la bonne heure, mon cher légitime; mais si cette lettre réussit
et que mon invention prospère, le vil Edmond passera par-dessus la
tête du légitime Edgar.--Je grandis, je prospère! Maintenant, dieux!
rangez-vous du parti des bâtards.

(Entre Glocester.)

GLOCESTER.--Kent banni de la sorte, et le roi de France parti en
courroux! et le roi qui s'en va ce soir! qui délaisse son autorité!...
réduit à sa pension! et tout cela fait bruyamment!--_(Il aperçoit
Edmond_.) Edmond! Eh bien! quelles nouvelles?

EDMOND, _cachant la lettre_.--Sauf le bon plaisir de Votre Seigneurie,
aucune.

GLOCESTER.--Pourquoi tant d'empressement à cacher cette lettre?

EDMOND.--Je ne sais aucune nouvelle, seigneur.

GLOCESTER.--Quel est ce papier que vous lisiez?

EDMOND.--Ce n'est rien, seigneur.

GLOCESTER.--Rien? Et pourquoi donc cette terrible promptitude à le faire
rentrer dans votre poche? Rien n'est pas une qualité qui ait si grand
besoin de se cacher. Voyons cela; allons, si ce n'est rien, je n'aurai
pas besoin de lunettes.

EDMOND.--Je vous en conjure, seigneur, excusez-moi; c'est une lettre de
mon frère que je n'ai pas encore lue en entier; mais j'en ai lu assez
pour juger qu'elle n'est pas faite pour être mise sous vos yeux.

GLOCESTER.--Donnez-moi cette lettre, monsieur.

EDMOND.--Je commettrai une faute, soit que je vous la refuse, soit que
je vous la donne. Son contenu, autant que j'en puis juger sur ce que
j'en ai lu, est blâmable.

GLOCESTER.--Voyons, voyons.

EDMOND.--J'espère, pour la justification de mon frère, qu'il n'a écrit
cette lettre que pour sonder, pour éprouver ma vertu.

GLOCESTER _lit_.--«Cet assujettissement, ce respect pour la vieillesse,
rendent la vie amère à ce qu'il y a de meilleur de notre temps; ils nous
retiennent notre fortune jusqu'à ce que l'âge nous ôte les moyens
d'en jouir. Je commence à trouver bien sotte et bien débonnaire cette
soumission à nous laisser opprimer par la tyrannie des vieillards,
qui gouvernent non parce qu'ils ont la force, mais parce que nous le
souffrons. Viens me trouver afin que je t'en dise davantage. Si mon
père voulait dormir jusqu'à ce que je le réveillasse, tu jouirais à
perpétuité de la moitié de son revenu, et tu vivrais le bien-aimé de
ton frère Edgar.»--Hom, une conspiration! _Dormir jusqu'à ce que je
le réveillasse... Tu jouirais de la moitié de son revenu_...--Mon fils
Edgar! Il a pu trouver une main pour écrire ceci, un coeur et un cerveau
pour le concevoir!--Quand avez-vous reçu cette lettre? qui vous l'a
apportée?

EDMOND.--Elle ne m'a point été apportée, seigneur. Voici la ruse qu'on a
employée: je l'ai trouvée jetée par la fenêtre de mon cabinet.

GLOCESTER.--Vous connaissez ces caractères pour être de votre frère?

EDMOND.--Si c'était une lettre qu'on pût approuver, seigneur, j'oserais
jurer que c'est son écriture; mais pour celle-ci, je voudrais bien
croire qu'elle n'est pas de lui.

GLOCESTER.--C'est son écriture!

EDMOND.--Oui, c'est sa main, seigneur; mais j'espère que son coeur n'a
point de part à ce que contient cet écrit.

GLOCESTER.--Ne vous a-t-il jamais sondé sur cette affaire?

EDMOND.--Jamais, seigneur: seulement, je l'ai souvent entendu soutenir
qu'il serait à propos, lorsque les enfants sont parvenus à la maturité,
et que les pères commencent à pencher vers leur déclin, que le père
devînt le pupille du fils, et le fils administrateur des biens du père.

GLOCESTER.--O scélérat! scélérat! voilà son système dans cette lettre.
Odieux scélérat! fils dénaturé, exécrable, bête brute! pire encore
que les bêtes brutes!--Allez, s'il vous plaît, le chercher. Je veux
m'assurer de sa personne. Le scélérat abominable! où est-il?

EDMOND.--Je ne le sais pas bien, seigneur. Mais si vous consentiez à
suspendre votre indignation contre mon frère jusqu'à ce que vous pussiez
tirer de lui des preuves plus certaines de ses intentions, ce serait
suivre une marche plus sûre: au lieu que si, en procédant violemment
contre lui, vous veniez à vous méprendre sur ses desseins, ce serait une
plaie profonde à votre honneur et vous briseriez un coeur soumis. J'ose
engager ma vie pour lui, et garantir qu'il n'a écrit cette lettre que
dans la vue d'éprouver mon attachement pour vous, et sans aucun projet
dangereux.

GLOCESTER.--Le crois-tu?

EDMOND.--Si vous le jugez à propos, je vous placerai en un lieu d'où
vous pourrez nous entendre conférer ensemble sur cette lettre, et vous
satisfaire par vos propres oreilles; et cela, pas plus tard que ce soir.

GLOCESTER.--Il ne peut pas être un pareil monstre!

EDMOND.--Il ne l'est sûrement pas.

GLOCESTER.--Pour son père qui l'aime si tendrement, si
complétement!--Ciel et terre! Edmond, trouvez-le; amenez-le par ici, je
vous en prie; arrangez les choses selon votre prudence. Je donnerais ma
fortune pour savoir la vérité.

EDMOND.--Je vais le chercher à l'instant, seigneur. Je conduirai la
chose comme je trouverai moyen de le faire, et je vous en rendrai
compte.

GLOCESTER.--Ces dernières éclipses de soleil et de lune ne nous
présagent rien de bon. La raison peut bien, par les lois de la sagesse
naturelle, les expliquer d'une ou d'autre manière; mais la nature
ne s'en trouve pas moins très-souvent victime de leurs fatales
conséquences. L'amour se refroidit, l'amitié s'éteint, les frères
se divisent: dans les villes, des révoltes; dans les campagnes, la
discorde; dans les palais, la trahison; et le noeud qui unit le père et
le fils, brisé. Mon scélérat rentre dans la prédiction: c'est le fils
contre le père. Le roi s'écarte du penchant de la nature: c'est le père
contre l'enfant.--Nous avons vu notre meilleur temps: les machinations,
les trames obscures, les trahisons, et tous les désordres les
plus funestes vont nous suivre en nous tourmentant jusqu'à nos
tombeaux.--Edmond, trouve-moi ce misérable, tu n'y perdras rien; agis
avec prudence.--Et le noble et fidèle Kent banni! Son crime, c'est la
probité! Étrange! étrange!

(Il sort.)

EDMOND _seul_.--Voilà bien la singulière impertinence du monde! Notre
fortune se trouve-t-elle malade, souvent par une plénitude de mauvaise
conduite, nous accusons de nos désastres le soleil, la lune et les
étoiles, comme si nous étions infâmes par nécessité, imbéciles par une
impérieuse volonté du ciel; fripons, voleurs et traîtres, par l'action
invincible des sphères; ivrognes, menteurs et adultères, par une
obéissance forcée aux influences des planètes; et que nous ne fissions
jamais le mal que par la violence d'une impulsion divine. Admirable
excuse du libertin, que de mettre ses penchants lascifs à la charge
d'une étoile!--Mon père s'arrangea avec ma mère sous la queue du dragon,
et ma naissance se trouva dominée par l'_Ursa major_, d'où il s'ensuit
que je suis brutal et débauché. Bah! j'aurais été ce que je suis quand
la plus vierge des étoiles du firmament aurait scintillé sur le moment
qui a fait de moi un bâtard. (_Entre Edgar_.)--Edgar! il arrive à point
comme la catastrophe d'une vieille comédie. Mon rôle à moi, c'est une
mélancolie perfide, et un soupir comme ceux de Tom de Bedlam.--Oh! ces
éclipses nous présageaient ces divisions: _fa, sol, la, mi_[5].

[Note 5: Il paraîtrait qu'on accordait aux dissonances en musique
une sorte d'influence magique, ou au moins mystérieuse. Les moines qui,
dans le moyen âge, ont écrit sur la musique, ont dit: Mi _contra_ fa
_est diabolicus_.]

EDGAR.--Qu'est-ce que c'est, mon frère Edmond? nous voilà dans une
sérieuse contemplation.

EDMOND.--Je rêvais, mon frère, à une prédiction que j'ai lue l'autre
jour sur ce qui doit suivre ces éclipses.

EDGAR.--Est-ce que vous vous inquiétez de cela?

EDMOND.--Je vous assure que les effets dont elle parle ne
s'accomplissent que trop malheureusement.--Des querelles dénaturées
entre les enfants et les parents, des morts, des famines, des ruptures
d'anciennes amitiés, des divisions dans l'État, des menaces et des
malédictions contre le roi et les nobles, des méfiances sans fondement,
des amis exilés, des cohortes dispersées, des mariages rompus, et je ne
sais quoi encore.

EDGAR.--Depuis quand êtes-vous devenu sectateur de l'astronomie?

EDMOND.--Allons, allons; quand avez-vous vu mon père pour la dernière
fois?

EDGAR.--Eh bien! hier au soir.

EDMOND.--Avez-vous causé avec lui?

EDGAR.--Oui, deux heures entières.

EDMOND.--Vous êtes-vous quittés en bonne intelligence? N'avez-vous
remarqué dans ses paroles ou dans son air aucun signe de mécontentement?

EDGAR.--Aucun.

EDMOND.--Réfléchissez, en quoi vous avez pu l'offenser, et, je vous en
conjure, évitez sa présence jusqu'à ce qu'un peu de temps ait modéré
la violence de son ressentiment, si furieux en ce moment, qu'en vous
faisant du mal il serait à peine apaisé.

EDGAR.--Quelque misérable m'aura calomnié.

EDMOND.--C'est ce que je crains. Je vous en prie, tenez-vous à l'écart
jusqu'à ce que la fougue de sa colère soit un peu ralentie; et, comme
je vous le dis, retirez-vous avec moi dans mon appartement: là, je vous
mettrai à portée d'entendre les discours de mon père. Allez, je vous en
prie, voilà ma clef; et si vous sortez, sortez armé.

EDGAR.--Armé, mon frère!

EDMOND.--Mon frère, ce que je vous dis est pour le mieux: allez armé.
Que je ne sois pas un honnête homme si l'on a de bonnes intentions
à votre égard. Je vous dis ce que j'ai vu et entendu, mais bien
faiblement, et rien qui approche de la réalité et de l'horreur de la
chose. De grâce, éloignez-vous.

EDGAR.--Aurai-je bientôt de vos nouvelles?

EDMOND.--Je vais m'employer pour vous dans tout ceci. _(Edgar
sort_.)--Un père crédule, un frère généreux dont le naturel est si loin
de toute malice qu'il n'en soupçonne aucune dans autrui, et dont mes
artifices gouverneront à l'aise la sotte honnêteté: voilà l'affaire. Le
bien me viendra sinon par ma naissance, du moins par mon esprit. Tout
m'est bon, si je puis le faire servir à mes vues.

(Il sort.)


SCÈNE III

Appartement dans le palais du duc d'Albanie.

GONERILLE, OSWALD.


GONERILLE.--Est-il vrai que mon père ait frappé mon écuyer parce qu'il
réprimandait son fou?

OSWALD.--Oui, madame.

GONERILLE.--Par le jour et la nuit! c'est m'insulter. A chaque instant,
il s'emporte de façon ou d'autre à quelque énorme sottise qui nous
met tous en désarroi: je ne l'endurerai pas. Ses chevaliers deviennent
tapageurs, et lui-même il se fâche contre nous pour la moindre
chose.--Il va revenir de la chasse; je ne veux pas lui parler. Vous lui
direz que je suis malade, et vous ferez bien de vous ralentir dans votre
service auprès de lui: j'en prends sur moi la faute.

OSWALD.--Le voilà qui vient, madame; je l'entends.

(On entend le son des cors.)

GONERILLE.--Mettez dans votre service tout autant d'indifférence et de
lassitude qu'il vous plaira, vous et vos camarades. Je voudrais qu'il
s'en plaignît. S'il le trouve mauvais, qu'il aille chez ma soeur, son
intention, je le sais, et la mienne, s'accordant parfaitement en ce
point que nous ne voulons pas être maîtrisées. Un vieillard inutile qui
voudrait encore exercer tous ces pouvoirs qu'il a abandonnés!--Sur ma
vie, ces vieux radoteurs redeviennent des enfants, et il faut les
mener par la rigueur: quand ils se voient caressés ils en abusent[6].
Souvenez-vous de ce que je vous ai dit.

[Note 6: _As flatteries_--_when they are seen abused_. Les
commentateurs n'ont pu s'accorder sur ce passage, et aucun ne paraît
l'avoir entendu dans son vrai sens, que je crois être mot à mot
celui-ci: _puisque les flatteries_ ou _les caresses, quand ils les
voient ils en abusent_. Cette version serait incontestable s'il y avait
un second tiret entre _seen_ et _abused_:--_when they are seen_--se
trouverait ainsi entre deux tirets formant parenthèse; mais le mot
_are_, qui s'applique en même temps à _seen_ et à _abused_, n'aura
probablement pas permis d'isoler ainsi cette partie de la phrase où il
se trouve contenu. Le vague des constructions et des expressions dans
le _Roi Lear_ oblige souvent de décider sur le sens d'après les
vraisemblances morales, plutôt que d'après aucune règle ou même aucune
habitude grammaticale.]

OSWALD.--Très-bien, madame.

GONERILLE.--Et traitez ses chevaliers avec plus de froideur: ne vous
inquiétez pas de ce qui pourra en arriver. Prévenez vos camarades d'en
agir de même. Je voudrais trouver en ceci, et j'en viendrai bien à bout,
une occasion de m'expliquer. Je vais tout à l'heure écrire à ma soeur,
et lui recommander la même conduite.--Qu'on serve le dîner.

(Ils sortent.)


SCÈNE IV

Une salle du palais.

_Entre_ KENT _déguisé_.


KENT.--Si je puis seulement réussir à emprunter des accents qui
déguisent ma voix, il se peut faire que les bonnes intentions qui m'ont
engagé à déguiser mes traits obtiennent leur plein effet. Maintenant,
Kent le banni, si tu peux te rendre utile dans ces lieux où tu vis
condamné, (et puisse-t-il en être ainsi!) ton maître chéri te retrouvera
plein de zèle.

(Cors de chasse. Lear paraît avec ses chevaliers et sa suite.)

LEAR.--Qu'on ne me fasse pas attendre le dîner une seule minute: allez,
servez-le. _(Sort un domestique_.)--Ah! ah! qui es-tu, toi?

KENT.--Un homme, seigneur.

LEAR.--Qu'est-ce que tu sais faire? Que veux-tu de nous?

KENT.--Je sais n'être pas au-dessous de ce que je parais; servir
fidèlement celui qui aura confiance en moi; aimer celui qui est honnête;
converser avec celui qui est sage et qui parle peu; redouter les
jugements; me battre quand je ne peux pas faire autrement; et ne pas
manger de poisson[7].

[Note 7: _And to eat no fish_. Manger du poisson était en
Angleterre, du temps d'Élisabeth, un signe de catholicisme, et par
conséquent réprouvé par l'opinion. La phrase populaire pour désigner
un vrai patriote était: _C'est un honnête homme, il ne mange pas
de poisson_. Il fallut, pour soutenir les pêcheries, qu'un acte du
parlement ordonnât pendant quelques mois l'usage du poisson: cela
s'appela le _carême de Cécil (Cecil's fast)_. Dans _l'Énéide travestie_,
la sibylle dit à Caron, pour l'engager à passer Énée, qu'il est _Point
Mazarin_, fort honnête homme.]

LEAR.--Qui es-tu?

KENT.--Un très-honnête garçon, aussi pauvre que le roi.

LEAR.--Si tu es aussi pauvre pour un sujet qu'il l'est pour un roi, tu
es assez pauvre. Que veux-tu?

KENT.--Du service.

LEAR.--Qui voudrais-tu servir?

KENT.--Vous.

LEAR.--Me connais-tu, maraud?

KENT.--Non, seigneur; mais vous avez dans votre physionomie quelque
chose qui fait que j'aimerais à vous dire: _Mon maître_.

LEAR.--Qu'est-ce que c'est?

KENT.--De l'autorité.

LEAR.--De quel service es-tu capable?

KENT.--Je puis garder d'honnêtes secrets; courir à cheval, à pied; gâter
une histoire intéressante en la racontant, et rendre platement un simple
message. Je suis propre à tout ce que peut faire le commun des hommes.
Ce que j'ai de mieux, c'est l'activité.

LEAR.--Quel âge as-tu?

KENT.--Je ne suis pas assez jeune, seigneur, pour m'amouracher d'une
femme à l'entendre chanter, ni assez vieux pour en raffoler n'importe
pour quelle raison. J'ai sur les épaules quelque quarante-huit ans.

LEAR.--Suis-moi, tu vas me servir: si après le dîner tu ne me déplais
pas plus qu'à présent, je ne te congédierai pas de sitôt.--Le dîner,
holà! le dîner.--Où est mon petit drôle, mon fou? Allez me chercher mon
fou. _(Entre Oswald_.)--Eh! vous, l'ami, où est ma fille?
                
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