NESTOR.--Parle-lui aussi de Nestor, d'un vieillard qui était déjà homme,
lorsque l'aïeul d'Hector tétait encore. Il est vieux à présent; mais
s'il ne se trouvait pas dans notre armée un noble Grec qui eût une
étincelle de courage pour répondre pour sa dame, dis à Hector, de
ma part, que je cacherai ma barbe argentée sous un casque d'or, que
j'enfermerai ce bras décharné dans mon armure, et qu'acceptant son défi,
je lui déclarerai que ma dame était plus belle que son aïeule, et aussi
chaste que qui que ce soit au monde. C'est ce que je prouverai à sa
jeunesse bouillante, avec les trois gouttes de sang qui me restent dans
les veines.
ÉNÉE.--Que le ciel ne permette pas une si grande disette de jeunes
guerriers!
ULYSSE.--Ainsi soit-il.
AGAMEMNON.--Noble seigneur, laissez-moi vous toucher la main: je veux
vous conduire à notre tente. Achille sera informé de ce message, ainsi
que tous les chefs de la Grèce, de tente en tente. Il faut que vous
soyez de nos festins avant votre départ, et vous recevrez de nous
l'accueil d'un noble ennemi.
(Ils sortent tous, excepté Ulysse et Nestor.)
ULYSSE.--Nestor?
NESTOR.--Que dit Ulysse?
ULYSSE.--Mon cerveau vient de concevoir un germe d'idée: soyez pour moi
ce qu'est le temps pour les projets, aidez-moi à la faire éclore.
NESTOR.--Quelle est-elle?
ULYSSE.--La voici: les coins épais fendent les noeuds les plus durs.
L'orgueil a atteint toute sa maturité dans le vain coeur d'Achille,
il est monté en graine: il faut l'abattre maintenant, ou bien il va
répandre sa semence et enfanter une pépinière de maux semblables dont
nous serons tous accablés.
NESTOR.--Sans doute; mais comment?
ULYSSE.--Ce défi qu'envoie le brave Hector, quoique offert en général à
tous les Grecs, s'adresse pourtant en intention au seul Achille.
NESTOR.--L'intention est aussi claire que l'est aux yeux l'état d'une
fortune dont un petit nombre de chiffres expose le total. Et ne doutez
pas qu'à la publication de ce défi, Achille, son cerveau fût-il aussi
aride que les sables de la Libye (quoique, Apollon le sait, il soit
peu fertile), ne manquera pas de concevoir, d'un jugement rapide et
très-vite, qu'il est le but auquel vise Hector.
ULYSSE.--Et cela l'excitera-t-il à lui répondre, croyez-vous?
NESTOR.--Oui, et il le faut; car quel autre guerrier, capable d'enlever
à Hector l'honneur de ce défi, pourriez-vous lui opposer, si ce n'est
Achille? Quoique ce combat ne soit qu'un jeu, cependant cette épreuve
est fort importante: par là, les Troyens veulent apprécier notre mérite
le plus renommé par celui d'entre eux qui peut le mieux en juger; et
croyez-moi, Ulysse, notre valeur sera étrangement pesée d'après la
fortune de ce combat isolé. Car le succès, bien qu'appartenant à un
individu, servira de mesure au bon ou au mauvais succès général. Quoique
de semblables index ne soient qu'un point en comparaison des volumes qui
vont suivre, on y découvre pourtant le tableau abrégé de la masse des
choses qui vont être développées. On supposera que celui qui lutte avec
Hector est le champion de choix, et ce choix, étant l'acte unanime de
tous les Grecs, tombe sur le mérite d'un homme qui semble extrait de
chacun de nous et composé de toutes nos vertus. S'il échoue, quel coeur
en recevra un pressentiment de victoire, pour affermir son opinion
avantageuse de lui-même? Et c'est cette opinion de soi, dont les membres
ne sont que les instruments; ils agissent sous son impulsion, comme
l'arc et l'épée sont dirigés par le bras.
ULYSSE.--Pardonnez le discours que vous allez entendre.--C'est pour
cela qu'il n'est pas à propos que ce soit Achille qui combatte Hector.
Imitons les marchands; montrons d'abord nos marchandises les plus
médiocres, en espérant qu'elles se vendront peut-être, sinon l'éclat
de ce qu'il y a de mieux en ressortira davantage, après avoir exposé
d'abord le rebut. Ne consentons jamais qu'Hector et Achille soient
aux prises ensemble, car du sort de ce combat sortiront deux étranges
conséquences pour notre honneur ou notre honte.
NESTOR.--Mes yeux, affaiblis par l'âge, ne les voient pas: quelles
sont-elles?
ULYSSE.--La gloire que notre Achille obtiendrait sur Hector, nous la
partagerions avec lui s'il n'était pas si orgueilleux: mais il est
déjà trop insolent. Et il vaudrait mieux être brûlés par les ardeurs du
soleil d'Afrique, que d'avoir à soutenir les dédains insultants de son
oeil superbe, s'il échappait au bras d'Hector, s'il était vaincu,
alors nous verrions tomber l'estime de nous-mêmes avec notre meilleur
guerrier. Non: faisons une loterie et combinons-la de façon que le sort
nomme le stupide Ajax pour combattre Hector. Entre nous, donnons-lui
notre aveu comme à notre plus vaillant héros: ces éloges serviront à
guérir le hautain Mirmidon qui s'échauffe par les applaudissements; ils
feront tomber son cimier qui se balance avec plus de fierté que l'arc
azuré d'Iris. Si le stupide et écervelé Ajax s'en tire, nous le
parerons de nos éloges; s'il succombe, nous restons toujours à l'abri de
l'opinion que nous avons de plus vaillants guerriers. Mais, vainqueur ou
vaincu, toujours nous atteindrons notre but; notre projet aura cet effet
salutaire, c'est qu'employant Ajax on ôtera quelques plumes à Achille.
NESTOR.--Ulysse, je commence à goûter ton avis, et je vais à l'instant
en donner le goût à Agamemnon. Allons le trouver, sans différer. Les
deux dogues s'apprivoiseront l'un l'autre: l'orgueil est l'os qu'il faut
leur jeter pour les exciter.
(Ils sortent.)
FIN DU PREMIER ACTE.
ACTE DEUXIÈME
SCÈNE I
Camp des Grecs.
_Entrent_ AJAX et THERSITE.
AJAX.--Thersite?
THERSITE.--Agamemnon...--S'il avait des boutons par tout le corps,
généralement?
AJAX.--Thersite?
THERSITE.--Et si ces boutons donnaient? Supposons que cela fût, le
général ne donnerait-il pas, alors? Ne serait-ce pas un amas d'ulcères?
AJAX.--Chien!
THERSITE.--Alors il sortirait de lui du moins quelque chose, et jusqu'à
présent je ne lui vois rien produire.
AJAX.--Toi, fils d'un chien-loup, ne peux-tu pas m'entendre? Eh bien,
voyons si tu me sentiras.
(Il le frappe.)
THERSITE.--Que la peste de Grèce te saisisse, seigneur, métis à l'esprit
de boeuf.
AJAX.--Parle donc, levain chanci, réponds; je te battrai jusqu'à ce que
tu deviennes un bel homme.
THERSITE.--C'est moi plutôt qui te raillerai jusqu'à ce que tu aies
de l'esprit et de la piété; mais je crois que ton cheval aura plus tôt
appris une oraison par coeur, que tu n'auras pu apprendre une prière
sans livre. Tu peux frapper, le peux-tu? Que la rouge peste te saisisse
pour tes âneries!
AJAX.--Excrément de crapaud, apprends-moi l'objet de la proclamation.
THERSITE.--Penses-tu que je sois sans sentiment pour me frapper de la
sorte?
AJAX.--La proclamation!
THERSITE.--Tu es, je crois, proclamé fou.
AJAX.--Ne me.... Porc-épic, ne me.... La main me démange.
THERSITE.--Je voudrais que tu fusses tourmenté de démangeaisons de la
tête aux pieds, et que ce fût moi qui fusse chargé de te gratter; je
ferais de toi le plus dégoûtant galeux de la Grèce. Quand tu es sorti
pour quelque expédition, tu es aussi lent à frapper qu'un autre.
AJAX.--La proclamation, te dis-je.
THERSITE.--Tu murmures et tu t'emportes à chaque instant contre Achille;
et tu es aussi plein d'envie contre sa grandeur, que Cerbère contre la
beauté de Proserpine; oui, voilà ce qui te fait aboyer après lui.
AJAX.--Madame Thersite!
THERSITE.--Tu devrais le battre, lui.
AJAX.--Masse lourde et informe[19]!
[Note 19: _Cob loaf_, pain lourd et raboteux.]
THERSITE.--Il te mettrait en miettes avec son poing, aussi aisément
qu'un matelot brise son biscuit.
AJAX, _en le frappant de nouveau_.--Comment! infâme mâtin?
THERSITE.--Courage! courage!
AJAX.--Sellette à sorcière[20]!
[Note 20: Une manière de donner la question à une sorcière, c'était
de la placer sur une sellette les jambes liées en croix: la circulation
s'embarrassait au bout de quelque temps dans cette position où tout le
poids du corps portait sur le même point; souvent après vingt-quatre
heures d'abstinence, les malheureuses s'avouaient sorcières.]
THERSITE.--Oui, va, va, seigneur à l'esprit détrempé: tu n'as pas
plus de cervelle dans la tête, qu'il n'y en a dans mon coude. Un ânon
pourrait t'en remontrer, méchant et vaillant baudet; tu es venu ici pour
rosser les Troyens, et tous ceux qui ont quelque esprit te vendent et
t'achètent comme un esclave de Barbarie; si tu prends l'habitude de me
battre, je commencerai à t'anatomiser depuis les talons, et je te dirai
ce que tu es, pouce par pouce, masse sans entrailles, oui!
AJAX.--Chien!
THERSITE.--Méchant seigneur!
AJAX, _le battant_.--Roquet!
THERSITE.--Idiot de Mars! continue, brutal, continue, chameau! continue.
(Entrent Achille et Patrocle.)
ACHILLE.--Quoi, qu'y a-t-il donc, Ajax? pourquoi le maltraiter ainsi?
Thersite, voyons, de quoi s'agit-il?
THERSITE.--Vous le voyez là, n'est-ce pas?
ACHILLE.--Oui; de quoi s'agit-il?
THERSITE.--Voyons, regardez-le.
ACHILLE.--Oui, eh bien! de quoi s'agit-il?
THERSITE.--Mais considérez-le bien.
ACHILLE.--Eh bien! c'est ce que je fais.
THERSITE.--Mais non, vous ne le considérez pas bien; car, pour qui que
vous le preniez, c'est Ajax.
ACHILLE.--Je le sais bien, fou.
THERSITE.--Oui, mais ce fou ne se connaît pas lui-même.
AJAX.--C'est pour cela que je te bats.
THERSITE, _riant_.--Là, là, là! les petites preuves d'esprit qu'il
donne! voilà comme ses saillies ont les oreilles longues. Je lui ai
rogné le cerveau, comme il a battu mes os. J'achèterai neuf moineaux
pour un sou; eh bien! sa pie-mère[21] ne vaut pas la neuvième partie
d'un moineau. Ce seigneur, Achille, cet Ajax..., qui porte son esprit
dans son ventre et ses boyaux dans la tête, je vais vous dire ce que je
dis de lui.
[Note 21: _Pie-mère, pia mater_, sorte de membrane très-fine qui
revêt immédiatement le cerveau.]
ACHILLE.--Eh bien! quoi?
THERSITE.--Je dis que cet Ajax...
(Ajax s'avance pour le frapper de nouveau; Achille se met entre eux
deux.)
ACHILLE.--Allons, bon Ajax...
THERSITE.--N'a pas autant d'esprit...
(Ajax veut se débarrasser des bras d'Achille.)
ACHILLE.--Allons, je vous tiendrai.
THERSITE.--... Qu'il en faudrait pour boucher le trou de l'aiguille
d'Hélène, pour laquelle il vient combattre.
ACHILLE.--Paix, fou.
THERSITE.--Je voudrais avoir la paix et le repos; mais ce fou ne le veut
pas: tenez, c'est lui, le voilà; voyez-le bien.
AJAX.--O damné roquet! je te...
ACHILLE.--Voulez-vous lutter d'esprit avec un fou?
THERSITE.--Non, je vous en réponds; car l'esprit d'un fou ferait honte
au sien.
PATROCLE.--Point d'injures, Thersite.
ACHILLE.--Quel est donc le sujet de la querelle?
AJAX.--J'ai dit à cette vile chouette de m'apprendre l'objet de la
proclamation, et il se met à me railler.
THERSITE.--Je ne suis pas ton valet.
AJAX.--Allons, va, va.
THERSITE.--Je sers ici en volontaire.
ACHILLE.--Ton dernier service était un service de patience; il n'était
certainement pas volontaire; il n'y a point d'homme qui soit battu
volontairement; c'était Ajax qui était ici le volontaire, et toi tu
étais comme sous presse[22].
THERSITE.--Oui-da?--Une grande partie de votre esprit gît aussi dans vos
muscles, ou bien il y a des menteurs[23]. Hector sera une bonne capture,
s'il vous fait sauter la cervelle; il gagnerait autant à casser une
grosse noix moisie sans amande.
[Note 22: _Under an impress_, soumis à la presse militaire.]
[Note 23: Encore le verbe _to lie_ qui sert à l'équivoque _to lie_
être couché, mentir.]
ACHILLE.--Quoi! à moi aussi, Thersite?
THERSITE.--Il y a Ulysse et le vieux Nestor, dont l'esprit était moisi
avant que vos grands-pères eussent des ongles à leurs orteils..., qui
vous accouplent au joug comme deux boeufs de charrue, et vous font
labourer cette guerre.
ACHILLE.--Quoi? que dis-tu là?
THERSITE.--Oui, vraiment. Ho! ho! Achille! ho! ho! Ajax! ho! ho!
AJAX.--Je te couperai la langue.
THERSITE.--Peu m'importe: je parlerai encore autant que vous après.
PATROCLE.--Allons, plus de paroles, Thersite; paix!
THERSITE.--Moi, je me tiendrai en paix, quand le braque d'Achille me
dira de me taire.
ACHILLE.--Voilà pour vous, Patrocle.
THERSITE.--Je veux vous voir pendus, comme deux bourriques, avant que
je rentre jamais dans vos tentes; je me tiendrai là où il y a un peu
d'esprit, et je quitterai la faction des fous.
(Il sort.)
PATROCLE.--Un bon débarras.
ACHILLE.--Voici ce qu'on a publié dans toute l'armée: qu'Hector, demain
vers la cinquième heure du soleil, viendra, avec un trompette, entre nos
tentes et les murs de Troie, défier au combat quelque chevalier qui aura
du coeur et qui osera soutenir,... je ne sais quoi. C'est de la sottise,
adieu!
AJAX.--Adieu? Qui lui répondra?
ACHILLE.--Je n'en sais rien; on l'a mis en loterie, autrement il
connaîtrait déjà son homme.
AJAX.--Ah! vous voulez parler de vous.--Je vais en apprendre davantage.
SCÈNE II
Troie.--Appartement du palais de Priam.
PRIAM, HECTOR, TROÏLUS, PARIS et HÉLÉNUS.
PRIAM.--Après la perte de tant d'heures, de discours et de sang, Nestor
vient encore nous dire au nom des Grecs: «Rendez Hélène, et tous les
dommages: honneur, perte de temps, voyages, dépenses, blessures, amis,
et tout l'amas de biens précieux que cette guerre vorace a consumés dans
son sein brûlant, seront mis de côté.»--Hector, qu'en dites-vous?
HECTOR.--Quoiqu'aucun homme ne craigne moins les Grecs que moi, quant à
ce qui me touche particulièrement, néanmoins, vénérable Priam, il n'y
a pas de dame parmi celles dont les entrailles sont les plus tendres
et les plus susceptibles de concevoir des craintes, qui soit plus prête
qu'Hector à s'écrier: Qui peut prévoir la suite? Le mal de la paix,
c'est la sécurité, une sécurité trop confiante. Mais une défiance
modeste est nommée le fanal du sage, la sonde qui pénètre jusqu'au fond
de tout ce qu'il y a de pire. Qu'Hélène parte. Depuis que la première
épée a été tirée pour cette querelle, parmi les milliers de guerriers
égorgés, chaque dixième victime nous était aussi précieuse qu'Hélène: je
parle des nôtres; si nous avons perdu tant de fois le dixième des nôtres
pour conserver un bien qui ne nous appartient pas, ce bien porterait mon
nom qu'il n'aurait pas la valeur du dixième. Sur quoi se fonde le motif
qui nous fait refuser de la rendre?
TROÏLUS.--Fi donc! fi donc! mon frère. Pesez-vous le prix et l'honneur
d'un roi, d'un aussi grand roi que notre auguste père, dans la balance
qui sert aux intérêts vulgaires? Voulez-vous calculer avec des jetons la
valeur inappréciable de son mérite infini et entourer un corps immense
d'une ceinture aussi étroite que les craintes et les raisons? Fi donc!
ayez honte, au nom des dieux!
HÉLÉNUS.--Il n'est pas étonnant que vous attaquiez si rarement la
raison, vous qui en êtes si dépourvu. Faudrait-il donc que notre père
gouvernât les affaires de son empire sans le secours de la raison, parce
que votre discours, qui le lui conseille, en est dénué?
TROÏLUS.--Vous êtes pour le sommeil et les songes, mon frère le prêtre;
vous garnissez vos gants de raisons. Les voici, vos raisons: vous savez
qu'une épée est dangereuse à manier; et la raison fuit tout objet qui
présente un danger. Qui donc s'étonnera qu'Hélénus, lorsqu'il aperçoit
devant lui un Grec et son épée, ajuste promptement les ailes de la
raison à ses talons, et s'enfuie aussi vite que Mercure grondé par
Jupiter, ou qu'une étoile lancée hors de sa sphère? Si nous voulons
parler de raison, fermons donc nos portes, et dormons; le courage et
l'honneur auraient bientôt des coeurs de lièvre, s'ils se farcissaient
seulement leurs pensées de cette grasse raison; La raison et la prudence
rendent le foie blanc[24] et abattent la force.
[Note 24: _Make livers pale_ (rendent le foie blanc). La blancheur
du foie était regardée comme une preuve de lâcheté, ainsi dans Macbeth
«_thou lily livered_.»]
HECTOR.--Mon frère, Hélène ne vaut pas ce qu'il nous en coûte pour la
garder.
TROÏLUS.--Quel objet a d'autre valeur que celle qu'on y attache?
HECTOR.--Mais cette valeur ne dépend pas d'un caprice particulier;
l'estime et le cas qu'on fait d'un objet viennent autant de son prix
réel que de l'opinion de celui qui le prise. C'est une folle idolâtrie,
que de rendre le culte plus grand que le dieu; c'est un délire que
de vouloir attribuer à un objet des qualités qu'il s'arroge bientôt
lui-même sans avoir l'ombre du mérite auquel il prétend.
TROÏLUS.--J'épouse aujourd'hui une femme, et mon choix est dirigé par
mon penchant: mon inclination s'est enflammée par mes oreilles et mes
yeux, deux pilotes naviguant entre le dangereux rivage du caprice et
du jugement. Comment puis-je me dégager de la femme que j'ai choisie,
quoique ma volonté vienne à se dégoûter de son propre choix? Il n'y a
aucun moyen d'échapper à ceci, tout en restant ferme dans la route de
l'honneur. Nous ne renvoyons pas au marchand ses soieries, après que
nous les avons salies, et nous ne jetons pas les restes d'un festin dans
le panier de rebut, parce que nous nous trouvons rassasiés. On a trouvé
à propos que Pâris tirât des Grecs quelque vengeance; c'est le souffle
de vos suffrages unanimes qui a enflé ses voiles: les vents et la mer,
suspendant leur antique querelle, ont fait une trêve pour seconder
ses desseins; enfin il a touché au port désiré; et pour une vieille
tante[25], que les Grecs retenaient captive, il a enlevé une reine de
Grèce, dont la jeunesse et la fraîcheur flétrissent les traits d'Apollon
même, et font pâlir l'Aurore. Pourquoi la gardons-nous? Les Grecs
gardent notre tante.--Mérite-t-elle d'être gardée? Oh! Hélène est une
perle dont la conquête a fait lancer mille vaisseaux, et a converti en
marchands des rois couronnés. Si vous accordez une fois que Pâris fit
sagement de partir (comme vous êtes forcés d'en convenir, vous étant
tous écriés: Partez, partez); si vous avouez qu'il a ramené chez nous
une noble conquête, comme vous êtes aussi forcés de l'avouer, après
avoir frappé des mains, et crié inestimable! pourquoi donc blâmez-vous
aujourd'hui les suites de vos propres conseils, et faites-vous une chose
que n'a pas faite encore la fortune, en ravalant l'objet que vous avez
vous-même estimé au-dessus des richesses de la mer et de la terre?
O quel vil larcin que de voler un bien que nous tremblons de garder!
Voleurs, indignes du trésor que nous avons enlevé, lorsqu'après
avoir fait aux Grecs cet affront dans le sein même de leur pays, nous
craignons d'en défendre la possession dans notre ville natale!
[Note 25: _Hésione_, soeur de Priam.]
CASSANDRE, _de l'intérieur du théâtre_.--Pleurez, Troyens, pleurez!
PRIAM.--Quel est ce bruit? d'où viennent ces cris sinistres?
TROÏLUS.--C'est notre folle de soeur: je reconnais sa voix.
CASSANDRE, _dans l'intérieur_.--Pleurez, Troyens!
HECTOR.--C'est Cassandre.
CASSANDRE _entre en délire_.--Pleurez, pleurez, Troyens! Prêtez-moi dix
mille yeux, et je les remplirai de larmes prophétiques[26].
[Note 26: Tunc etiam fatis aperit Cassandra futuris Ora, dei jussu
non unquam credita Teucris.
_(Énéide,_ l. II, v. 246-47.)]
HECTOR.--Paix, ma soeur; paix!
CASSANDRE.--Jeunes filles, jeunes garçons, adultes et vieillards ridés,
tendres enfants qui ne pouvez que pleurer, secondez tous mes clameurs.
Payons d'avance la moitié du tribut immense de gémissements que nous
prépare l'avenir. Pleurez, Troyens, pleurez. Accoutumez vos yeux aux
larmes. Troie ne sera plus, et le superbe palais d'Ilion va tomber.
Pâris, notre frère, est la torche embrasée qui nous consume. Pleurez,
Troyens; criez: Hélène! Malheur! pleurez, pleurez: Troie est en feu, si
Hélène ne s'en va!
(Elle sort.)
HECTOR.--Eh bien! jeune Troïlus, ces accents prophétiques de notre
soeur n'excitent-ils aucun remords? Ou votre sang est-il si follement
bouillant, que les conseils de la raison, ni la crainte d'un mauvais
succès dans une mauvaise cause, ne puissent le modérer?
TROÏLUS.--Quoi! mon frère Hector, nous ne pouvons juger de la justice
d'une entreprise sur l'issue que pourront lui donner les événements, ni
laisser abattre le courage de nos âmes, parce que Cassandre est folle.
Les transports de son cerveau malade ne peuvent pas dénaturer la bonté
d'une cause que notre honneur à tous s'est engagé à faire triompher.
Pour ma part, je n'y ai pas plus d'intérêt que tous les fils de Priam;
mais que Jupiter ne permette pas qu'il soit pris parmi nous aucune
résolution qui laisse au plus faible courage de la répugnance à la
soutenir et à combattre pour elle!
PARIS.--Autrement le monde pourrait taxer de légèreté mes entreprises
aussi bien que vos conseils; mais j'atteste les dieux que c'est votre
plein consentement qui a donné des ailes à mon inclination, et qui a
étouffé toutes les craintes attachées à ce fatal projet; car que peut,
hélas! mon bras isolé? Quelle défense y a-t-il dans la valeur d'un seul
homme, pour soutenir le choc et la vengeance des ennemis que devait
armer cette querelle? Et cependant, je proteste que si je devais moi
seul en subir les périls, et que mon pouvoir égalât ma volonté,
jamais Pâris ne rétracterait ce qu'il a fait, ni ne faiblirait dans sa
poursuite.
PRIAM.--Pâris, vous parlez comme un homme enivré de voluptés: vous avez
le miel, vous; mais ils goûtent le fiel: ainsi vous n'avez pas de mérite
à être vaillant.
PARIS.--Seigneur, je n'ai pas seulement en vue les plaisirs qu'une
pareille beauté apporte avec elle: je voudrais aussi effacer la tache de
son heureux enlèvement, par l'honneur de la garder. Quelle trahison ne
serait-ce pas contre cette princesse enlevée, quel opprobre pour votre
gloire, quelle ignominie pour moi, de céder aujourd'hui sa possession,
lâchement et par contrainte? Se peut-il qu'une idée aussi basse puisse
prendre pied un moment dans vos âmes généreuses? Parmi les plus faibles
courages de notre parti, il n'en est pas un qui n'ait un coeur pour
oser, et une épée à tirer, quand il est question de défendre Hélène:
il n'en est pas un, si grand, si noble qu'il soit, dont la vie fût
mal employée, ou la mort sans gloire, lorsqu'Hélène en est l'objet: je
conclus donc que nous pouvons bien combattre pour une beauté, dont la
vaste enceinte de l'univers ne peut nous offrir l'égale.
HECTOR.--Pâris, et vous, Troïlus, vous avez tous deux bien parlé;
et vous avez raisonné sur l'affaire et la question maintenant en
discussion; mais bien superficiellement, et comme des jeunes gens
qu'Aristote[27] jugerait incapables d'entendre la philosophie morale.
Les raisons que vous alléguez conviennent mieux à l'ardente passion d'un
sang bouillant, qu'à un libre choix entre le juste et l'injuste: car le
plaisir et la vengeance ont l'oreille plus sourde que le serpent à la
voix d'une sage décision. La nature veut qu'on rende tous les biens
au légitime possesseur; or quelle dette plus sacrée y a-t-il, parmi le
genre humain, que celle de l'épouse envers l'époux? Si cette loi de
la nature est enfreinte par la passion, et que les grandes âmes lui
résistent par une partiale indulgence pour leurs penchants inflexibles,
il y a, dans toute nation bien gouvernée, une loi pour dompter ces
passions effrénées qui désobéissent et se révoltent. Si donc Hélène est
la femme du roi de Sparte (comme il est notoire qu'elle l'est), ces
lois morales de la nature et des nations crient hautement qu'il faut
la renvoyer à son époux. Persister dans son injustice, ce n'est pas la
réparer; c'est au contraire l'aggraver encore. Voilà quel est l'avis
d'Hector, en ne consultant que la vérité; néanmoins, mes braves frères,
je penche de votre côté dans la résolution de garder Hélène: c'est
une cause qui n'intéresse pas médiocrement notre dignité générale et
individuelle.
[Note 27: On ne s'attendait guère A voir _Aristote_ en cette
affaire. (La Fontaine.)]
TROÏLUS.--Vous venez de toucher l'âme de nos desseins. Si nous
n'étions pas plus jaloux de gloire que nous ne le sommes d'obéir à nos
ressentiments, je ne souhaiterais pas qu'il y eût une goutte de plus du
sang troyen versé pour la défense d'Hélène. Mais, brave Hector, elle
est un objet d'honneur et de renommée; un aiguillon puissant aux actions
courageuses et magnanimes; notre valeur peut aujourd'hui terrasser nos
ennemis, et la gloire dans l'avenir peut nous sanctifier. Car je présume
que le brave Hector ne voudrait pas, pour les trésors du monde entier,
renoncer à la riche promesse de gloire qui sourit au front de cette
guerre.
HECTOR.--Je suis des vôtres, valeureux fils de l'illustre Priam.--J'ai
lancé un audacieux défi au milieu des Grecs factieux et languissants; il
portera l'étonnement au fond de leurs âmes assoupies. J'ai été informé
que leur grand général sommeillait, tandis que la jalousie se glissait
dans l'armée. Ceci, je présume, le réveillera.
(Ils sortent.)
SCÈNE III
Le camp des Grecs.--L'entrée de la tente d'Achille.
_Entre_ THERSITE.
THERSITE.--Eh bien! Thersite? Quoi! tu te perds dans le labyrinthe de ta
colère? Cet éléphant d'Ajax en sera-t-il quitte à ce prix?--Il me bat,
et je le raille: vraiment, belle satisfaction! Je voudrais changer de
rôle avec lui; moi, pouvoir le battre, et en être raillé. Par le diable,
j'apprendrai à conjurer, à évoquer les démons, plutôt que de ne pas voir
quelque résultat aux imprécations de ma colère. Et puis cet Achille:
un fameux travailleur! Si Troie n'est prise que lorsque ces deux
assiégeants auront miné ses fondements, ses murs tiendront jusqu'à ce
qu'ils tombent d'eux-mêmes.--O toi, grand lance-tonnerre de l'Olympe,
oublie donc que tu es Jupiter, le roi des dieux, et toi, Mercure, oublie
toute l'astuce des serpents enlacés à ton caducée, si vous n'achevez pas
d'ôter à ces deux champions la petite, la très-petite dose de bon sens
qui leur reste encore. Et l'ignorance elle-même, à la courte vue, sait
que cette dose est si excessivement mince qu'elle ne leur fournirait pas
d'autre expédient, pour délivrer un moucheron des pattes d'une araignée,
que de tirer leur fer pesant et de couper la toile. Après cela,
vengeance sur le camp entier: ou plutôt, le mal des os[28]; car
c'est, je crois, le fléau attaché à ceux qui font la guerre pour une
jupe.--J'ai dit mes prières: que le démon de l'envie réponde, _amen_!
Holà! ho! seigneur Achille.
[Note 28: _Bone-Ache,_ soit que l'on regarde ces douleurs ostéocopes
comme un symptôme de la maladie ou comme la maladie elle-même, il est
certain que Shakspeare a voulu parler ici du mal de Vénus.]
(Entre Patrocle.)
PATROCLE.--Qui appelle? Thersite! bon Thersite, entre donc, et viens
railler.
THERSITE.--Si j'avais pu me souvenir d'une pièce d'or fausse, tu
n'aurais pas échappé à mes réflexions. Mais peu importe: je te laisse à
toi-même. Que la commune malédiction du genre humain, l'ignorance et la
folie, abondent en toi! Que le ciel te fasse la grâce de te laisser sans
mentor, et que la discipline n'approche pas de toi! Que la fougue de
ton sang soit ton seul guide jusqu'à ta mort! Et alors, si celle qui
t'ensevelira dit que tu es un beau corps, je veux jurer et jurer encore
qu'elle n'a jamais enseveli que des lépreux. _Amen!_--Où est Achille?
PATROCLE.--Quoi, es-tu devenu dévot? Étais-tu là en prière?
THERSITE.--Oui; et que le ciel veuille m'entendre!
(Achille sort de sa tente.)
ACHILLE.--Qui est là?
PATROCLE.--Thersite, seigneur.
ACHILLE.--Où, où?--Te voilà venu? Pourquoi, toi, mon fromage, mon
digestif, pourquoi ne t'es-tu pas servi sur ma table depuis tant de
repas?--Allons; dis-moi ce qu'est Agamemnon?
THERSITE.--Ton commandant, Achille.--Allons, Patrocle, dis-moi ce qu'est
Achille?
PATROCLE.--Ton chef, Thersite: dis-moi à ton tour, qu'es-tu, toi?
THERSITE.--Ton connaisseur, Patrocle: et dis-moi, Patrocle, qu'es-tu,
toi?
PATROCLE.--Tu peux le dire, toi qui te dis connaisseur.
ACHILLE.--Oh! dis-le, dis-le.
THERSITE.--Je vais décliner toute la question: Agamemnon commande
Achille; Achille est mon chef; je suis le connaisseur de Patrocle, et
Patrocle est un fou.
PATROCLE--Comment, misérable!
THERSITE.--Tais-toi, fou. Je n'ai pas fini.
ACHILLE.--Allons, c'est un homme privilégié.--Continue, Thersite.
THERSITE.--Agamemnon est un fou; Achille est un fou; Thersite est un
fou; et, comme je l'ai dit ci-devant, Patrocle est un fou.
ACHILLE.--Prouve cela, allons!
THERSITE.--Agamemnon est un fou de prétendre commander Achille; Achille
est un fou de se laisser commander par Agamemnon: Thersite est un fou de
rester au service d'un pareil fou, et Patrocle est absolument fou.
PATROCLE.--Pourquoi suis-je fou?
THERSITE.--Demande-le à celui qui t'a fait: moi, il me suffit que tu le
sois.--Regardez, qui vient à nous?
(Agamemnon, Ulysse, Nestor, Diomède et Ajax s'avancent vers la tente
d'Achille.)
ACHILLE.--Patrocle, je ne veux parler à personne.--Viens avec moi,
Thersite.
(Achille rentre dans sa tente.)
THERSITE.--Que de sottise, de jonglerie et de friponnerie il y a dans
tout ceci! le sujet de la question est un homme déshonoré et une
femme perdue. Une belle querelle, vraiment, pour exciter ces factions
jalouses, et verser son sang jusqu'à la dernière goutte!--Que le
serpigo[29] dessèche le sujet de ces débats!--et que la guerre et la
débauche détruisent tout.
[Note 29: Ulcère qui sillonne en zigzag la peau.]
(Il s'en va.)
AGAMEMNON.--Où est Achille?
PATROCLE.--Dans sa tente: mais il est indisposé, seigneur.
AGAMEMNON.--Faites-lui savoir que nous sommes ici: il a brusqué nos
députés; et nous mettons de côté nos prérogatives pour venir le visiter.
Dites-le-lui, de crainte qu'il ne s'imagine peut-être que nous n'osons
pas rappeler les droits de notre place, ou que nous ne savons pas ce que
nous sommes.
PATROCLE.--Je lui dirai.
(Il sort.)
ULYSSE.--Nous l'avons vu à l'entrée de sa tente; il n'est point malade.
AJAX.--Il l'est, mais du mal de lion; il est malade d'un coeur
enflé d'orgueil: vous pouvez appeler cela mélancolie, si vous voulez
l'excuser; mais, sur ma tête, c'est de l'orgueil. Et pourquoi donc,
pourquoi donc? Qu'il nous en donne la raison.--Un mot, seigneur.
(Agamemnon et Ajax vont se parler à l'écart.)
NESTOR.--Quel est donc la cause qui excite Ajax à aboyer ainsi contre
lui?
ULYSSE.--Achille lui a débauché son fou.
NESTOR.--Qui? Thersite?
ULYSSE.--Lui-même.
NESTOR.--Voilà donc Ajax qui va manquer de matière, s'il a perdu le
sujet de son discours.
ULYSSE.--Non, vous voyez qu'Achille est devenu son sujet, à présent
qu'il lui a pris le sien.
NESTOR.--Tant mieux, leur séparation entre plus dans nos voeux que leur
faction, puisqu'un fou a pu la rompre!
ULYSSE.--L'amitié, dont la sagesse n'est pas le noeud, est aisément
désunie par la folie; voici Patrocle qui revient.
(Patrocle revient.)
NESTOR.--Point d'Achille avec lui.
ULYSSE.--L'éléphant a des jointures, mais point pour la politesse: ses
jambes sont pour son besoin, et non pour fléchir.
PATROCLE.--Achille me charge de vous dire qu'il est bien fâché, si
quelque autre objet que celui de votre dissipation et de votre plaisir
a porté Votre Grandeur, et sa noble suite, à venir à sa tente: il se
flatte que tout le but de cette visite est votre santé, que c'est une
promenade de l'après-dîner pour aider à la digestion.
AGAMEMNON.--Écoutez, Patrocle.--Nous ne sommes que trop accoutumés à ces
réponses. Mais cette excuse qu'il nous envoie sur les ailes rapides du
mépris n'échappe point à notre intelligence. Il a beaucoup de mérite, et
nous avons beaucoup de raisons de lui en attribuer: cependant toutes ses
vertus, que lui-même ne montre pas dans un jour glorieux, commencent à
perdre de leur éclat à nos yeux; c'est un beau fruit servi dans un plat
malsain, et qui pourrait bien se gâter sans qu'on en goûte. Allez, et
répétez-lui que nous sommes venus pour lui parler; et vous ne ferez pas
mal de lui dire que nous l'accusons d'un excès d'orgueil, et d'un défaut
d'honnêteté. Il se croit plus grand dans son opinion présomptueuse
qu'il ne le paraît au jugement du bon sens. Dites-lui que de plus
dignes personnages que lui tolèrent la sauvage solitude qu'il affecte,
dissimulent la force sacrée de leur autorité, souscrivent avec une
humble déférence à sa bizarre supériorité, et épient ses mauvaises
lunes, le flux et le reflux de son humeur, comme si tout le cours
de cette entreprise devait suivre la marée de ses caprices. Allez,
dites-lui cela; et ajoutez que, s'il se met à un prix trop haut, nous
nous passerons de lui; que, semblable à une machine de guerre qu'on ne
peut transporter, il reste gisant et chargé de ce reproche public: «il
faut ici du mouvement: cette machine ne peut aller à la guerre.» Nous
préférons un nain actif à un géant endormi.--Dites-lui cela.
PATROCLE.--Je vais le faire, et je rapporterai sa réponse sur-le-champ.
(Patrocle sort.)
AGAMEMNON.--Sa seconde réponse ne nous satisfera pas. Nous sommes venus
pour lui parler.... Ulysse, pénétrez dans sa tente.
(Ulysse sort.)
AJAX.--Hé! qu'est-il plus qu'un autre!
AGAMEMNON.--Il n'est pas plus qu'il ne se croit être.
AJAX.--Est-il autant? Ne pensez-vous pas qu'il croit valoir mieux que
moi?
AGAMEMNON.--Sans aucun doute.
AJAX.--Et souscrirez-vous à cette opinion, et direz-vous: cela est vrai?
AGAMEMNON.--Non, noble Ajax; vous êtes aussi fort, aussi vaillant, aussi
sage, aussi noble, beaucoup plus doux et beaucoup plus traitable que
lui.
AJAX.--Comment un homme peut-il être orgueilleux? Comment vient
l'orgueil? Je ne sais pas ce que c'est que l'orgueil.
AGAMEMNON.--Votre jugement en est plus net, Ajax, et vos vertus en sont
plus belles. L'homme orgueilleux se dévore lui-même. L'orgueil est son
miroir, son héraut, son historien: et toute belle action qu'il vante
lui-même, il en engloutit le mérite par sa louange même.
AJAX.--Je hais un homme orgueilleux, comme je hais la génération des
crapauds.
NESTOR, _à part._--Et cependant il s'aime lui-même: cela n'est-il pas
étrange?
(Ulysse revient.)
ULYSSE.--Achille n'ira point au combat demain matin.
AGAMEMNON.--Quelle est son excuse?
ULYSSE.--Il n'en allègue aucune: mais il suit le penchant de sa
propre humeur, sans attention, ni égard pour personne, obstiné dans sa
présomption et sa propre volonté.
AGAMEMNON.--Pourquoi ne veut-il pas, cédant à notre honnête prière,
sortir de sa tente et respirer l'air avec nous?
ULYSSE.--Il donne de l'importance aux plus petites choses, pour cela
même qu'il se voit prié. Il est possédé de sa grandeur, et il ne se
parle à lui-même qu'avec un orgueil mécontent de ses propres louanges.
L'idée qu'il a de son mérite fait bouillir son sang avec tant de chaleur
qu'au milieu de ses facultés actives et intellectuelles, le royal
Achille se mêle en furieux à la commotion et se renverse lui-même: que
vous dirai-je? Il est tellement infecté de la peste d'orgueil, que les
symptômes mortels crient: Il n'y a point de remède[30].
[Note 30: Allusion aux taches mortelles des pestiférés.]
AGAMEMNON.--Qu'Ajax aille le trouver.--Mon cher seigneur, allez, et
saluez-le dans sa tente; on dit qu'il fait cas de vous; et à votre
prière il se laissera détourner un peu de son obstination.
ULYSSE.--O Agamemnon, n'en faites rien. Nous consacrerons tous les pas
d'Ajax quand ils s'éloigneront d'Achille. Ce chef altier qui nourrit
son arrogance de sa propre substance et qui ne souffre jamais que les
affaires du monde entrent dans sa tête à l'exception de celles qu'il
conçoit et rumine lui-même, sera-t-il vénéré par un héros que nous
honorons plus que lui? Non, il ne faut pas que ce vaillant seigneur
trois fois illustre prostitue ainsi sa palme, si noblement acquise; ni,
suivant mon avis, qu'il asservisse son mérite personnel, aussi riche en
titres que peut l'être celui d'Achille, en allant trouver Achille. Cette
complaisance ne ferait qu'enfler[31] son orgueil déjà trop bouffi;
ce serait ajouter des feux au Cancer, lorsqu'il est embrasé, et qu'il
entretient les feux du grand Hypérion. Qu'Ajax aille le trouver! O
Jupiter, ne le souffre pas, et réponds au milieu du tonnerre: Achille,
va le trouver!
[Note 31: Il y a dans le texte _engraisser son orgueil_.]
NESTOR, _à part_.--A merveille: il touche l'endroit sensible!
DIOMÈDE, _à part_.--Et comme le silence d'Ajax savoure ces louanges!
AJAX.--Je vais à lui, je veux lui frapper le visage de mon gantelet.
AGAMEMNON.--Oh! non, vous n'irez pas.
AJAX.--S'il veut faire le fier avec moi, je lui frotterai son
orgueil.--Laissez-moi y aller.
ULYSSE.--Non, pour toute la valeur de ce qui dépend de cette guerre.
AJAX.--Un insolent, un misérable!
NESTOR, _à part_.--Comme il se dépeint lui-même!
AJAX.--Ne peut-il donc être sociable?
ULYSSE, _à part_.--C'est le corbeau qui crie contre la couleur noire.
AJAX.--Je tirerai du sang à ses humeurs.
AGAMEMNON, _à part_.--C'est le malade qui se fait ici le médecin.
AJAX.--Si tout le monde pensait comme moi....
ULYSSE, _à part_.--L'esprit ne serait plus à la mode.
AJAX.--Il n'en serait pas quitte à ce prix: il lui faudrait avaler nos
épées auparavant. L'orgueil remportera-t-il la victoire?
NESTOR, _à part_.--Si cela était, vous en remporteriez la moitié.
ULYSSE, _à part_.--Il en aurait dix parts.
AJAX.--Je le pétrirai comme il faut, et je le rendrai souple.
NESTOR, _à part, à Ulysse_.--Il n'est pas encore assez échauffé:
farcissez-le d'éloges, versez, versez, son ambition a soif.
ULYSSE, _à Agamemnon_.--Seigneur, vous vous tourmentez trop longtemps de
ce désagrément.
NESTOR.--Notre illustre général, ne songez plus à cela.
DIOMÈDE.--Il faut vous préparer à combattre sans Achille.
ULYSSE.--Et c'est de l'entendre nommer qui lui fait du mal. Voici un
vrai héros.--Mais ce serait le louer en face: je me tais.
NESTOR.--Et pourquoi cela? Il n'est pas jaloux comme Achille.
ULYSSE.--Le monde entier sait qu'il est aussi vaillant que lui.
AJAX.--Un infâme chien se jouer de nous! Oh! que je voudrais qu'il fût
Troyen!
NESTOR.--Maintenant quel vice serait-ce dans Ajax....
ULYSSE.--S'il était orgueilleux.
DIOMÈDE.--Ou avide de louanges.
ULYSSE.--Oui, ou d'une humeur colère?
DIOMÈDE.--Ou bizarre et plein de lui-même.
ULYSSE.--Rends-en grâce au ciel, Ajax, ton caractère est formé: loue
celui qui t'a engendré, celle qui t'a allaité: gloire à ton précepteur;
et que les dons que tu as reçus de la nature soient renommés au delà,
bien au delà de la science. Mais celui qui a instruit tes bras aux
combats.... que Mars partage l'éternité en deux, et lui en donne la
moitié! et quant à ta force, Milon, porte-taureau[32], le cède au
nerveux Ajax. Je ne vanterai point ta sagesse, qui, comme une borne, un
poteau, un rivage, limite et termine l'étendue de tes grandes facultés.
Voici Nestor.--Instruit par le temps écoulé, il doit être, il est en
effet, et il est impossible qu'il ne soit pas sage.--Mais pardonnez, mon
père Nestor, si vos années étaient aussi jeunes que celles d'Ajax,
et votre cerveau de la même trempe que le sien, vous n'auriez pas la
prééminence sur lui, mais vous seriez ce qu'est Ajax.
AJAX.--Vous appellerai-je mon père[33]?
[Note 32: Milon peut bien être cité ici après Aristote.]
[Note 33: Shakspeare suit ici la coutume de son temps, Ben Johnson
avait plusieurs amis qui s'appelaient ses fils.]
NESTOR.--Oui, mon cher fils.
DIOMÈDE.--Laissez-vous guider par lui, seigneur Ajax.
ULYSSE.--Il est inutile de rester ici plus longtemps; le cerf Achille
reste dans les taillis. Qu'il plaise à notre illustre général de
convoquer son conseil de guerre. De nouveaux rois sont entrés dans
Troie. Demain, nous devons faire face avec nos principales forces;
et voici un guerrier!--Qu'il vienne des chevaliers de l'Orient et de
l'Occident, et qu'ils choisissent entre eux la fleur de leur héros, Ajax
fera raison au meilleur.
AGAMEMNON.--Allons au conseil.--Laissons dormir Achille, les barques
légères volent sur l'onde, tandis que les gros vaisseaux s'engravent.
(Ils sortent.)
FIN DU DEUXIÈME ACTE.
ACTE TROISIÈME
SCÈNE I
Troie.--Appartement du palais de Priam.
PANDARE, UN VALET.
PANDARE.--Ami! je vous prie, un mot, n'êtes-vous pas de la suite du
jeune seigneur Pâris?
LE VALET.--Oui, monsieur, quand il marche devant moi.
PANDARE.--Vous dépendez de lui, veux-je dire?
LE VALET.--Monsieur, je dépends de mon seigneur.
PANDARE.--Vous dépendez d'un noble seigneur, il faut que je fasse son
éloge.
LE VALET.--Le seigneur soit loué!
PANDARE.--Vous me connaissez: n'est-ce pas?
LE VALET.--Ma foi, monsieur, très-superficiellement.
PANDARE.--Ami, connaissez-moi mieux, je suis le seigneur Pandare.
LE VALET.--J'espère que je connaîtrai mieux votre honneur.
PANDARE.--C'est ce que je désire.
LE VALET.--Êtes-vous en état de grâce?
PANDARE.--_Grâce_[34]? Non, mon ami, honneur, seigneurie, voilà mes
titres.--Quelle est cette musique?
(On entend une musique dans l'intérieur.)
[Note 34: Jeu de mots sur _grâce_, titre que prennent les ducs en
Angleterre.]
LE VALET.--Je ne la connais qu'en _partie_, seigneur, c'est une musique
en parties.
PANDARE.--Connaissez-vous les musiciens?
LE VALET.--En entier, monsieur.
PANDARE.--Pour qui jouent-ils?
LE VALET.--Pour ceux qui les écoutent, monsieur.
PANDARE.--Pour le _plaisir_ de qui, ami?
LE VALET.--Pour le mien, monsieur, et celui des amateurs de musique.
PANDARE.--Par les ordres de qui, veux-je dire, ami?
LE VALET.--A qui donnerais-je des ordres, seigneur[35]?
[Note 35: Équivoque sur le verbe _command_, commander et
commandement, si _command_ est substantif.]
PANDARE.--Ami, nous ne nous entendons pas l'un l'autre; je suis trop
poli, et toi trop malin; à la requête de qui les musiciens jouent-ils?
LE VALET.--Voilà une question qui va droit au but, celle-là; ma foi,
monsieur, à la requête de Pâris mon maître, qui est là en personne; et
avec lui, la Vénus mortelle, le coeur de la beauté, l'âme invisible de
l'amour.
PANDARE.--Qui, ma nièce Cressida?
LE VALET.--Non, monsieur:--Hélène, n'avez-vous donc pu la reconnaître à
ses attributs?
PANDARE.--Il me paraît, l'ami, que tu n'as pas vu la belle Cressida.--Je
viens pour parler à Pâris de la part du prince Troïlus; je lui ferai un
assaut de politesses et de compliments; car mon affaire bout.
LE VALET.--Une affaire bouillie! C'est une phrase à l'étuvée, ma foi!
(Entrent Pâris et Hélène. Suite.)
PANDARE.--Bel avenir à vous, seigneur et à toute cette belle compagnie!
Que de beaux désirs, dans une belle mesure, les accompagnent tous! et
surtout vous, belle reine! Que de beaux songes soient le doux oreiller
de votre sommeil!
HÉLÈNE.--Cher seigneur, vous êtes plein de belles paroles.
PANDARE.--C'est votre beau plaisir de le dire, aimable princesse.--Beau
prince, voilà de la bonne musique interrompue.
PARIS.--C'est vous qui l'avez interrompue, cousin, et sur ma vie, vous
en renouerez le fil de nouveau; vous la raccommoderez avec une pièce de
votre invention.--Hélène, il a une voix pleine d'harmonie.
PANDARE.--Non, madame, en vérité.
HÉLÈNE.--Oh! seigneur...
PANDARE.--Rauque, en vérité; rauque, vraiment.
PARIS.--Bien dit, seigneur.--Oui, je sais que c'est là votre excuse de
temps en temps.
PANDARE.--Chère princesse, j'aurais affaire au seigneur Pâris.--(_A
Pâris_.) Seigneur, voulez-vous m'accorder la faveur de vous dire un mot?
HÉLÈNE.--Non; cette défaite ne nous éconduira pas: nous vous entendrons
chanter, certainement.
PANDARE.--Allons, belle princesse, vous me raillez.--(A Pâris.) Mais
vraiment, comme je vous le dis, seigneur,--mon cher seigneur, mon
estimable ami, votre frère Troïlus...
HÉLÈNE.--Seigneur Pandare, mon doux seigneur...
PANDARE.--Allons, poursuivez, charmante princesse, poursuivez.--(_A
Pâris_)...se recommande à vous dans les termes les plus affectueux.
HÉLÈNE.--Vous ne nous priverez pas de notre mélodie.--Si vous le faites,
que notre mélancolie retombe sur votre tête.
PANDARE.--Douce princesse, chère princesse; oh! c'est une charmante
princesse, en vérité!
HÉLÈNE.--...Et rendre triste une douce princesse, c'est une grande
insulte. Non, vous aurez beau faire, cela est inutile; vous n'y gagnerez
rien, en vérité; oh! je ne m'embarrasse pas de ces propos. Non, non.
PANDARE, _à Pâris_.--...Et, seigneur, il vous prie, si le roi l'invite
au souper, de vous charger de l'excuser.
HÉLÈNE.--Seigneur Pandare...
PANDARE.--Que dit mon aimable reine, ma très-aimable reine?
PARIS.--Quel projet a-t-il en tête? Où soupe-t-il ce soir?
HÉLÈNE.--Non; mais, seigneur...
PANDARE.--Que dit ma belle reine? Mon cousin se brouillera avec vous; il
ne faut pas que vous sachiez où il soupe.
HÉLÈNE.--Je gagerais ma vie que c'est avec Cressida l'usurpatrice.
PANDARE.--Oh! non, non, vous n'y êtes pas; vous en êtes bien loin;
allez, l'usurpatrice est malade[36].
[Note 36: Hélène appelle Cressida l'usurpatrice, parce que sa beauté
lui fait tort.]
PARIS.--Eh bien! je ferai ses excuses au roi.
PANDARE.--Oui, mon noble seigneur.--_(A Hélène_.) Pourquoi disiez-vous
Cressida? Oh! non, la pauvre usurpatrice est malade.
PARIS.--Ah! je devine.
PANDARE.--Vous devinez? eh! que devinez-vous? Donnez-moi un
instrument.--Allons, voyons, belle princesse.
HÉLÈNE.--Oh! cela est bien bon de votre part.
PANDARE.--Ma nièce est horriblement amoureuse d'une chose que vous
possédez, belle reine.
HÉLÈNE.--Elle est à elle, seigneur, pourvu que ce ne soit pas mon
seigneur Pâris.
PANDARE.--Lui? non, elle ne veut pas de lui. Elle et lui font deux[37].
[Note 37: C'est-à-dire ils sont brouillés.]
HÉLÈNE.--Une réconciliation, après une brouillerie, pourrait des deux en
faire trois.
PANDARE.--Allons, allons, je ne veux pas en entendre davantage
là-dessus; je vais vous chanter une chanson.
HÉLÈNE.--Oui, oui, je vous en prie; sur mon honneur, mon digne seigneur,
vous préludez bien.
PANDARE.--Oui, oui, vous pouvez, vous pouvez...
HÉLÈNE.--Que l'amour soit le sujet de votre chanson. Ah! l'amour nous
perdra tous. O Cupidon! Cupidon! Cupidon!
PANDARE.--L'amour! oui, ce sera lui, d'honneur.
PARIS.--Oh! oui, bon; l'amour, l'amour, rien que l'amour.
PANDARE.--En vérité, cela commence ainsi...
L'amour, l'amour, rien que l'amour, toujours l'amour,
Car, oh! l'arc de l'amour
Perce chevreuils et chevrettes;
Le trait tue
Lorsqu'il blesse;
Mais il chatouille toujours la blessure.
Ces amants s'écrient: Oh! oh! Ils meurent;
Mais ce qui semble blesser à mort
Se change en oh! oh! en ah! ah! eh!
De sorte que l'amour mourant vit toujours,
Oh! oh! un moment; mais ah! ah! ah!
Oh! oh! on gémit en disant: Ah! ah! ah!
Eh! oh!
HÉLÈNE.--De l'amour, vraiment jusqu'au bout du nez.
PARIS.--Il ne se nourrit que de colombes, l'Amour; et cela échauffe
le sang, et le sang chaud engendre de brûlants désirs, et les brûlants
désirs produisent de brûlants effets, et ces brûlants effets sont
l'amour.
PANDARE.--Est-ce là la génération de l'Amour? Un sang chaud, de chauds
désirs, de chauds effets; comment donc? ce sont des vipères; l'amour
est-il une génération de vipères?--Mon cher seigneur, qui est-ce qui est
en campagne aujourd'hui?
PARIS.--Hector, Déiphobe, Hélénus, Anténor, et tous les braves de Troie.
J'aurais bien désiré m'armer aussi aujourd'hui; mais mon Hélène ne l'a
pas voulu.--Comment se fait-il que mon frère Troïlus n'y ait pas été?
HÉLÈNE.--Il y a quelque chose qui lui fait faire la moue.--Vous savez
tout, seigneur Pandare.
PANDARE.--Non, ma tendre et douce reine.--Je brûle de savoir quel succès
ils ont eu aujourd'hui.--_(A Pâris.)_ Vous vous rappellerez les excuses
de votre frère.
PARIS.--Ponctuellement.
PANDARE.--Adieu, belle princesse.
(Il sort.)
(On sonne la retraite.)
HÉLÈNE.--Ne m'oubliez pas auprès de votre nièce.
PANDARE.--Je m'en souviendrai, belle princesse.
PARIS.--Ils sont revenus du champ de bataille: allons au palais de
Priam complimenter les guerriers. Chère Hélène, il faut que je vous prie
d'aider à désarmer notre Hector; les boucles rebelles de son armure, une
fois touchées de cette charmante main blanche, obéiront plus vite qu'au
tranchant de l'acier, ou à la force des muscles grecs. Vous serez plus
puissante que tous ces rois insulaires pour désarmer le grand Hector.
HÉLÈNE.--Je serai fière, Pâris, de le servir: oui, ce qu'il recevra de
moi en hommages me donnera plus de droits au prix de la beauté que ce
que j'en possède, et même m'embellira encore.
PARIS.--O ma chère, je t'aime au delà de toute idée.
(Ils sortent.)
SCÈNE II
Troie.--Les jardins de Pandare.
PANDARE, UN VALET DE TROÏLUS.
PANDARE.--Eh bien, où est ton maître? est-il chez ma nièce Cressida?
LE VALET.--Non seigneur, il vous attend pour l'y conduire.
(Entre Troïlus.)
PANDARE.--Ah! le voilà qui vient.--Eh bien? eh bien?
TROÏLUS, _au valet_.--Drôle, éloigne-toi.
(Le valet sort.)
PANDARE.--Avez-vous vu ma nièce?
TROÏLUS.--Non, Pandare, je me promène auprès de sa porte, comme une
ombre étrangère sur les bords du Styx en attendant la barque. O vous,
soyez mon Caron, et transportez-moi rapidement à ces champs fortunés, où
je pourrai me reposer mollement sur ces couches de lis destinées à celui
qui en est digne. O cher Pandare, arrachez à l'amour ses ailes peintes,
et volez avec moi vers Cressida.
PANDARE.--Promenez-vous dans ce verger. Je vais l'amener ici à
l'instant.