William Shakespear

Troïlus et Cressida
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(Pandare sort.)

TROÏLUS, _seul_.--Je suis tout étourdi; l'attente me donne des vertiges.
Le plaisir que je goûte déjà en imagination est si doux qu'il enchante
tous mes sens. Qu'arrivera-t-il donc lorsque je m'abreuverai à longs
traits du céleste nectar de l'amour? La mort, je le crains; une mort
d'évanouissement, une volupté trop exquise, trop pénétrante, trop
exaltée dans sa douceur pour la capacité de mes facultés grossières.
Je le crains beaucoup; je crains aussi de perdre le sentiment net de
ma joie, comme dans une bataille où l'on charge pêle-mêle l'ennemi en
déroute.

(Pandare rentre.)

PANDARE.--Elle s'apprête, elle va être ici tout à l'heure. C'est à
présent qu'il faut vous aider de tout votre esprit: elle rougit aussi
fort, sa respiration est aussi courte que si elle était épouvantée
par un esprit. Je vais l'aller chercher. Oh! c'est la plus jolie
friponne.--Elle ne respire pas plus qu'un moineau qu'on vient de saisir.

(Pandare sort.)

TROÏLUS.--Le même trouble s'empare de mon sein: mon pouls bat plus vite
que le pouls de la fièvre; et toutes mes facultés perdent leur usage,
comme un vassal en rencontrant à l'improviste les yeux du monarque.

(Pandare vient avec Cressida.)

PANDARE, _à sa nièce_.--Allons, venez. Pourquoi rougissez-vous? La
pudeur est un enfant.--La voilà; répétez-lui maintenant tous les
serments que vous m'avez faits à moi.--Quoi, vous voilà déjà repartie?
Il faudra donc vous priver de sommeil, pour vous apprivoiser[38]? dites,
le faudra-t-il? Allons, venez, avancez; ou si vous reculez, nous vous
placerons entre les brancards.--Pourquoi ne lui adressez-vous pas la
parole? Allons, levez ce voile, et laissez voir votre portrait. Allons
donc! quelle répugnance vous avez à offenser la lumière du jour! S'il
était nuit, je crois que vous vous rapprocheriez plutôt.--Allons,
allons, éveillez-vous et embrassez la demoiselle. Comment, comment?
c'est un baiser infini comme un fief perpétuel: bâtis ici, charpentier,
l'air y est doux. Oh! vous vous direz tout ce que vous avez sur le
coeur avant que je vous sépare. Oh! le faucon vaut le tiercelet[39], je
gagerais tous les canards de la rivière: allez, allez.

[Note 38: Voyez _l'Art du Fauconnier_.]

[Note 39: Le tiercelet est le mâle du faucon; du moins, en
Angleterre, on entend toujours par faucon la femelle du tiercelet.]

TROÏLUS.--Vous m'avez ôté l'usage de la parole, madame.

PANDARE.--Les paroles ne payent aucune dette: donnez-lui des effets.
Mais elle vous en ôterait aussi les facultés, si elle mettait leur
activité à l'épreuve. Quoi! on se becquète encore? Nous y voilà.--_En
témoignage de quoi, les deux parties mutuellement_... Entrez, entrez: je
vais faire faire du feu.

(Pandare sort.)

CRESSIDA.--Voulez-vous vous promener, seigneur?

TROÏLUS.--O Cressida! oh! combien de fois je me suis souhaité où je
suis!

CRESSIDA.--Souhaité, seigneur? Les dieux le veuillent! ô seigneur!

TROÏLUS.--Qu'ils veuillent quoi? Où tend cette jolie apostrophe? quel
limon ma douce dame aperçoit-elle dans la source de notre amour?

CRESSIDA.--Plus de limon que d'eau pure, si ma crainte a des yeux.

TROÏLUS.--La crainte fait un démon d'un chérubin; jamais la crainte ne
voit la vérité.

CRESSIDA.--L'aveugle crainte, quand la raison clairvoyante la guide,
marche d'un pas plus sûr que l'aveugle raison, qui, sans crainte,
trébuche. En craignant le dernier des malheurs, on s'en préserve
souvent.

TROÏLUS.--Ah! que ma belle Cressida ne conçoive aucune alarme! Dans
toutes les scènes de l'amour on ne représente point de monstre[40].

[Note 40: Allusion aux théâtres d'alors.]

CRESSIDA.--Non? ni rien de monstrueux?

TROÏLUS.--Rien, si ce n'est nos projets. Lorsque nous faisons voeu
de verser des torrents de larmes, de vivre au milieu des flammes, de
dévorer les rochers, d'apprivoiser les tigres, croyant qu'il est plus
difficile à notre amante d'imaginer des épreuves assez fortes, qu'à nous
de triompher des travaux qu'elle nous impose; voilà, madame, ce qu'il y
a de monstrueux dans l'amour: c'est que la volonté est infinie, et que
le pouvoir est borné; le désir est immense, et l'exécution esclave des
limites.

CRESSIDA.--On dit que les amants jurent d'exécuter plus de choses qu'ils
ne peuvent en accomplir, et cependant qu'ils tiennent en réserve un
pouvoir qu'ils n'emploient jamais, jurant de faire dix fois plus qu'un
homme et n'accomplissant pas la dixième partie de ce que fait un homme.
Ceux qui ont la voix des lions et la lâcheté des lièvres ne sont-ils pas
des monstres?

TROÏLUS.--Y a-t-il des gens pareils? Nous n'en sommes pas. Mesurez vos
louanges sur l'épreuve que vous faites de nous, accordez-nous le degré
de mérite que nous témoignons; notre tête restera nue jusqu'à ce que
le mérite la couronne; nulle perfection à venir ne recueillera d'éloges
anticipés; ne nommons point le mérite avant sa naissance; et lorsqu'il
sera né, ses titres seront modestes; peu de paroles et beaucoup de foi.
Voilà ce que Troïlus sera pour Cressida, tout ce que l'envie pourra
inventer de plus noir sera de ridiculiser ma constance, et tout ce que
la vérité pourra dire de plus vrai ne sera pas plus sincère que Troïlus.

CRESSIDA.--Voulez-vous entrer, seigneur?

(Pandare revient.)

PANDARE.--Quoi, vous rougissez encore? N'avez-vous donc pas fini de
jaser ensemble?

CRESSIDA.--Eh bien! toutes les folies que je fais, je vous les consacre.

PANDARE.--Je vous en rends grâces: oui, si le seigneur Troïlus a un fils
de vous, vous me le donnerez: soyez-lui fidèle; et s'il vous délaisse,
c'est moi que vous gronderez.

TROÏLUS.--Vous connaissez à présent nos otages; la parole de votre oncle
et ma foi constante.

PANDARE.--Oh! j'engagerai sans crainte ma parole pour elle aussi: les
filles de notre famille sont longtemps à se laisser faire l'amour; mais
une fois gagnées, elles sont constantes; ce sont de vrais glouterons, je
puis vous l'assurer; elles s'attachent là où on les jette.

CRESSIDA.--La hardiesse commence à me venir, et me rend le courage,
prince Troïlus; je vous ai aimé nuit et jour depuis de bien longs mois.

TROÏLUS.--Pourquoi donc ma Cressida a-t-elle tardé si longtemps à se
laisser vaincre?

CRESSIDA.--Dites à paraître vaincue; mais j'étais vaincue, seigneur,
depuis le premier coup d'oeil que je... Pardonnez-moi... Si j'en avoue
trop, vous deviendrez tyran. Je vous aime à présent; mais jusqu'à
présent, pas au point de n'être pas maîtresse de mon amour.--Ah!
d'honneur, je ne dis pas vrai; mes pensées étaient comme des enfants
sans lisière, devenus trop mutins pour obéir à leur mère.--Voyez comme
nous sommes folles! Pourquoi ai-je bavardé? Qui sera discret pour nous,
lorsque nous ne pouvons pas nous garder le secret à nous-mêmes? Mais,
quoique je vous aimasse bien, je ne vous recherchais pas, et cependant,
je le jure, je souhaitais alors être un homme, ou bien que les femmes
eussent le privilége qu'ont les hommes de parler les premiers. Mon ami,
dites-moi de me taire, car dans l'enchantement où je suis, je dirai
vivement des choses dont je me repentirai après. Voyez, voyez: votre
silence, adroit dans sa discrétion, surprend à ma faiblesse le secret le
plus profond de mon âme.--Fermez-moi la bouche.

TROÏLUS.--Je le veux bien _(il l'embrasse),_ quoiqu'il en sorte une
douce musique.

PANDARE.--C'est fort joli, en vérité.

CRESSIDA.--Seigneur, je vous en conjure, pardonnez-moi. Je n'avais pas
l'intention de demander un baiser. Je suis honteuse.--O ciel! qu'ai-je
fait?--Pour cette fois, je veux prendre congé de vous, seigneur.

TROÏLUS.--Congé, chère Cressida?

PANDARE.--Congé! Oh! si vous prenez congé avant demain matin...

CRESSIDA.--Je vous en prie, permettez-moi...

TROÏLUS.--Qui est-ce qui vous importune, madame?

CRESSIDA.--Seigneur, ma propre compagnie.

TROÏLUS.--Vous ne pouvez pas vous fuir vous-même.

CRESSIDA.--Laissez-moi m'en aller et essayer: j'ai une partie fâcheuse,
qui s'abandonne elle-même pour être la dupe d'un autre.--Je voudrais
m'en aller! Où est donc ma raison? Je ne sais ce que je dis.

TROÏLUS.--On sait bien ce qu'on dit quand on parle avec tant de sagesse.

CRESSIDA.--Peut-être, seigneur, que j'ai montré plus de finesse que
d'amour: et que je vous ai fait sans détour de si grands aveux pour
amorcer vos désirs.--Mais vous n'êtes pas sage, ou vous n'aimez pas.
Unir la sagesse et l'amour surpasse le pouvoir de l'homme[41]: ce
prodige est réservé aux dieux.

[Note 41: _Amare et sapere vix à Deo conceditur_. (Publius Syrus.)]

TROÏLUS.--Ah! que je voudrais pouvoir penser qu'il est au pouvoir
d'une femme (et si cela est possible, je le crois de vous) d'entretenir
toujours son flambeau et les feux de l'amour; de conserver sa constance
pleine de vigueur et de jeunesse, afin qu'elle survive à sa beauté
extérieure par une âme qui se renouvelle plus promptement que le sang
ne s'appauvrit! ou si je pouvais être convaincu que mon dévouement et ma
fidélité pour vous peuvent rencontrer leur égale dans une tendresse pure
sans alliage; oh! que je serais alors élevé au-dessus de moi-même! Mais,
hélas! je suis aussi vrai que la simplicité de la vérité, et plus simple
que la vérité dans son enfance.

CRESSIDA.--Je lutterai de constance avec vous.

TROÏLUS.--O combat vertueux, lorsque la vertu lutte avec la vertu, à qui
vaudra le mieux! Les vrais amants, dans les siècles futurs, attesteront
leur foi par le nom de Troïlus. Lorsque dans leurs vers, remplis de
protestations, de serments et de grandes comparaisons, ils auront épuisé
toutes les figures, qu'ils les auront usées à force de les répéter;
après qu'ils auront juré que leur coeur est aussi fidèle que l'acier,
aussi constant que les plantes le sont à la lune, que le soleil l'est
au jour, la tourterelle à sa compagne, le fer à l'aimant, la terre à son
centre; après toutes ces comparaisons, je serai cité comme le modèle le
plus célèbre de fidélité: Fidèle comme Troïlus, telle sera la conclusion
de leurs vers pour les rendre sacrés.

CRESSIDA.--Puissiez-vous être prophète! Si je suis perfide, ou que
je m'écarte de la fidélité de l'épaisseur d'un cheveu, quand le temps
vieilli se sera oublié lui-même, quand les gouttes de pluie auront usé
les murs de Troie, que l'aveugle oubli aura englouti les cités, et que
des États puissants seront effacés de la terre et réduits à la poussière
du néant, qu'alors la mémoire, remontant au milieu des filles infidèles,
d'infidélité en infidélité, me reproche ma perfidie. Lorsqu'on aura
dit: Aussi perfide que le renard l'est à l'agneau, le loup au veau de la
génisse; le léopard au chevreuil, ou la marâtre à son fils, qu'alors
on ajoute, pour toucher au coeur même de la perfidie: Aussi perfide que
Cressida!

PANDARE.--Allons, voilà un marché fait: scellez-le, scellez-le; je
servirai de témoin. Je tiens ici votre main, et voici celle de ma nièce:
si jamais vous devenez infidèles l'un à l'autre, après toutes les
peines que j'ai prises pour vous rapprocher, que tous les malheureux
entremetteurs soient jusqu'à la fin du monde appelés de mon nom; qu'on
les appelle tous des Pandares, que tous les hommes inconstants soient
appelés des Troïlus, toutes les femmes perfides des Cressida, et tous
les intrigants d'amour des Pandare! dites tous deux: _Amen_!

TROÏLUS.--_Amen_!

CRESSIDA.--_Amen_!

PANDARE.--_Amen_!--Et là-dessus, je vais vous montrer une chambre à
coucher: et comme le lit ne parlera jamais de vos tendres combats,
pressez-le à mort: allons, venez; et que Cupidon veuille procurer à
toutes les filles qui sont ici bouche close, un lit, une chambre, et un
Pandare pour tout préparer!

(Ils sortent.)


SCÈNE III

Le camp des Grecs.

AGAMEMNON, ULYSSE, DIOMÈDE, NESTOR, AJAX, MÉNÉLAS et CALCHAS.


CALCHAS.--Princes, les circonstances présentes m'autorisent à parler
et à réclamer la récompense du service que je vous ai rendu. Je dois
remettre devant vos yeux, que, d'après mon talent de lire dans l'avenir,
j'ai abandonné Troie à Jupiter; j'ai quitté mes biens, et encouru le nom
de traître, je me suis exposé à un sort incertain, au lieu des avantages
et de la fortune dont j'étais possesseur assuré; séparant de moi tout
ce que l'habitude, les liaisons, la coutume et mon état avaient rendu
agréable, familier à ma nature; pour vous rendre service, je suis devenu
ici étranger, tout nouveau dans le monde, sans amis ni connaissances.
Je vous prie donc de m'accorder aujourd'hui une légère faveur prise
à l'avance sur les nombreuses promesses qui subsistent toujours,
dites-vous, pour m'enrichir à l'avenir.

AGAMEMNON.--Que désires-tu de nous, Troyen? Expose ta demande.

CALCHAS.--Vous avez un prisonnier troyen, nommé Anténor, pris d'hier.
Troie attache un grand prix à sa personne. Vous avez plusieurs fois (et
je vous en ai souvent remercié) demandé ma fille Cressida en échange de
prisonniers illustres, et Troie l'a toujours refusée; mais cet Anténor,
je le sais, est tellement nécessaire[42] à leurs négociations que,
privées de sa direction, elles doivent échouer; et ils nous donneraient
presque un prince du sang, un des fils de Priam, en échange.
Renvoyez-le, illustres princes, pour la rançon de ma fille, dont la
présence vous acquittera entièrement envers moi de tous les services
que j'ai pu vous rendre, dans les entreprises qui vous intéressaient le
plus.

[Note 42: Il y a dans le texte: _Such a wrest in their affairs;
wrest_, instrument pour accorder les harpes, dit un commentateur.]

AGAMEMNON.--Que Diomède le conduise à Troie et nous ramène Cressida:
Calchas aura ce qu'il nous demande.--Noble Diomède, apprêtez-vous
convenablement pour cet échange; et de plus, annoncez à Troie que si
Hector veut demain qu'on réponde à son défi, Ajax est tout prêt.

DIOMÈDE.--Je me charge de tout ceci, et c'est un fardeau que je suis
fier de porter.

(Diomède et Calchas sortent.)

(Achille et Patrocle sortent et paraissent devant leur tente.)

ULYSSE.--J'aperçois Achille à l'entrée de sa tente. Qu'il plaise à notre
général de passer près de lui, d'un air indifférent, comme s'il l'avait
oublié: et vous, princes, jetez tous sur lui un coup d'oeil vague et
inattentif. Je passerai le dernier; il est probable qu'il me demandera
pourquoi on le regarde d'un air si dédaigneux, pourquoi ces froids
regards. S'il le fait, je saurai, par une dérision salutaire, expliquer
vos dédains à son orgueil qui sera naturellement avide de m'écouter;
cela peut être bon.--L'orgueil n'a pour se montrer d'autre miroir que
l'orgueil: la souplesse des genoux entretient l'arrogance, et c'est le
salaire de l'homme orgueilleux.

AGAMEMNON.--Nous allons exécuter votre dessein, et affecter un visage
indifférent en passant devant lui. Que chacun de vous en fasse autant;
et que personne ne le salue, ou plutôt qu'on le salue avec dédain; ce
qui l'irritera bien plus que si on ne le regardait pas. Je vais passer
le premier.

(Ils marchent tous.)

ACHILLE.--Quoi! le général vient-il me parler? Vous savez ma résolution;
je ne combattrai plus contre Troie.

AGAMEMNON.--Que dit Achille? Nous veut-il quelque chose?

NESTOR, _à Achille_.--Voudriez-vous, seigneur, parler au général?

ACHILLE.--Non.

NESTOR, _à Agamemnon_.--Rien, seigneur.

AGAMEMNON.--Tant mieux.

ACHILLE, _à Ménélas_.--Bonjour, bonjour.

MÉNÉLAS.--Comment vous portez-vous? comment vous portez-vous?

(Ménélas sort.)

ACHILLE.--Quoi! cet homme déshonoré me mépriserait-il!

AJAX.--Comment vous va, Patrocle?

ACHILLE.--Bonjour, Ajax.

AJAX.--Hein!

ACHILLE.--Bonjour.

AJAX.--Oui, et bon lendemain aussi.

(Ajax sort.)

ACHILLE.--Que veulent dire ces gens-là? Est-ce qu'ils ne connaissent pas
Achille?

PATROCLE.--Ils passent devant nous d'un air bien indifférent: ils
avaient coutume de saluer, d'envoyer devant eux leurs sourires vers
Achille, de lui adresser de gracieux sourires, et de l'aborder avec
l'humilité qu'ils montrent au pied des saints autels.

ACHILLE.--Quoi! suis-je devenu pauvre tout à coup? Il est certain que
la grandeur, une fois qu'elle est brouillée avec la fortune, doit se
brouiller aussi avec les hommes. L'homme ruiné lit sa chute dans les
yeux d'autrui aussitôt qu'il la sent lui-même; car les hommes, comme
les papillons, ne déploient leurs ailes poudreuses que pendant l'été; et
l'homme qui n'est que simplement homme ne reçoit aucun honneur; il n'est
honoré que pour ses honneurs extérieurs, comme sa place, ses richesses,
sa faveur, avantages dus au hasard aussi souvent qu'au mérite. Quand ces
honneurs, étais glissants d'une amitié glissante comme eux, viennent
à tomber, les uns entraînent l'autre, et tout périt ensemble dans la
chute. Mais il n'en est pas ainsi de moi; la fortune et moi nous sommes
amis; je jouis au plus haut degré de tout ce que je possédais, excepté
des regards de ces hommes qui, à ce qu'il me paraît, trouvent en moi
quelque chose qui n'est plus digne de ces regards complaisants qu'ils
m'ont si souvent accordés. Voici Ulysse; je veux interrompre sa
lecture.--Ulysse?

ULYSSE.--Eh bien! illustre fils de Thétis?

ACHILLE.--Que lisez-vous là?

ULYSSE.--Un étrange mortel m'écrit ici qu'un homme, quelque richement
doué qu'il soit, quels que soient ses avantages intérieurs ou
extérieurs, ne peut se vanter d'avoir ce qu'il a, et qu'il ne sent ce
qu'il possède qu'en le voyant par autrui: ses vertus en brillant devant
les autres les échauffent, et ils rendent à leur tour cette chaleur à
l'homme dont elle est émanée.

ACHILLE.--Il n'y a rien d'étrange à cela, Ulysse. La beauté du visage
n'est pas connue de celui qui le porte. C'est des yeux d'autrui qu'il
apprend son prix; et l'oeil même, l'organe le plus pur du sentiment, ne
peut se voir sans sortir de lui-même; mais oeil contre oeil se saluent
l'un l'autre de leur forme respective; car la vue ne veut se replier sur
elle-même qu'après avoir traversé l'espace; c'est là qu'elle s'unit à un
miroir où elle peut se contempler: cela n'a rien d'étrange, Ulysse.

ULYSSE.--Je n'ai pas d'objections à la proposition, elle est familière;
mais je m'étonne des conséquences qu'en tire l'auteur. Dans le
développement de ses preuves, il démontre que l'homme ne possède rien
en maître (quelles que soient ses richesses extérieures et intérieures)
jusqu'au moment où il les communique aux autres; par lui-même il ne leur
connaît aucun prix qu'après qu'il les a vues emprunter leur forme et
leur valeur de l'approbation de ceux auxquels elles s'étendent: ainsi la
voix est répercutée d'une voûte sonore; ainsi une porte d'acier placée
en face du soleil reçoit et renvoie son image et sa chaleur. J'étais
plongé là dedans, et j'en ai fait sur-le-champ l'application à Ajax;
il est encore ignoré. Mais ô ciel, quel homme c'est! un vrai cheval qui
porte un trésor qu'il ne connaît pas. O nature, que de choses qui sont
viles à nos yeux, et qui deviennent précieuses par l'usage! Que de
choses, au contraire, si fort estimées et qui sont d'une mince valeur!
C'est demain que nous verrons par un exploit que le hasard du sort a
fait tomber sur lui, Ajax devenu célèbre. O ciel, que de choses font
quelques mortels, tandis que d'autres les laissent faire! Combien
d'hommes se glissent dans le palais de la Fortune inconstante, tandis
que d'autres font les idiots sous ses yeux! Ainsi un homme prospère aux
dépens d'un autre, dont l'orgueil se repaît de lui-même dans une molle
indolence! Il faut voir les chefs grecs! Ils frappent déjà sur l'épaule
du lourd Ajax comme s'il avait le pied sur la gorge du brave Hector et
si la fameuse Troie s'écroulait.

ACHILLE.--Je crois ce que vous dites là, car ils ont passé près de moi
comme feraient des avares devant un mendiant; ils ne m'ont adressé ni
une bonne parole, ni un regard. Quoi! mes exploits sont-ils oubliés?

ULYSSE.--Le Temps, seigneur, a sur son dos une besace, où il jette les
aumônes qu'il va recueillant pour l'Oubli, qui est un géant, monstre
d'ingratitude. Ces aumônes sont les bonnes actions passées; dévorées
presque aussitôt qu'elles sont accomplies, oubliées dès qu'elles sont
finies: la persévérance seule, cher seigneur, entretient l'honneur dans
son éclat; avoir fait, c'est être passé de mode et suspendu à l'écart,
ainsi qu'une cotte d'armes rouillée dans une décoration ridicule. Prenez
le chemin qui s'offre à vous, car l'honneur voyage dans un défilé si
étroit, qu'il n'y peut passer qu'un homme de front avec lui: gardez donc
le sentier. L'émulation a mille enfants, qui se suivent et se pressent
l'un l'autre. Si vous cédez, et que vous vous rangiez de côté hors de
la route directe, semblables au flux qui entre dans le port, ils se
précipiteront tous ensemble et vous laisseront derrière; vous resterez
comme un brave cheval de bataille tombé au premier rang, et qui, foulé
par l'arrière-garde, reste gisant et écrasé sous les pieds. Ainsi ce
que les autres font dans le présent, quoique au-dessous de vos exploits
passés, les surpassera nécessairement; car le Temps ressemble à un hôte
du grand monde, qui serre froidement la main à l'ami qui s'en va, et
qui, les bras étendus, comme s'il voulait prendre son vol, embrasse
le nouveau venu. Toujours l'arrivée sourit, et l'adieu soupire en s'en
allant. Oh! que la vertu ne cherche jamais la récompense de ce qu'elle
a été. Beauté, esprit, naissance, force du corps, mérite des services,
amour, amitié, bienfaisance, tout cela est le sujet du temps envieux
et calomniateur. Un trait commun de la nature fait du monde entier une
seule famille; tous, d'un accord unanime, prisent les hochets nouveaux,
quoiqu'ils soient faits et formés avec les choses qui ne sont plus, et
donnent plus de louanges à la poussière qui est un peu dorée qu'à l'or
pur couvert de poussière. L'oeil présent admire l'objet présent;
ainsi ne t'étonne pas, héros illustre et accompli, si tous les Grecs
commencent à adorer Ajax: les objets en mouvement attirent bien plus la
vue que ce qui ne remue pas. Tous les cris s'adressaient jadis à toi;
ils te suivraient encore et pourraient te revenir encore si tu ne
voulais pas t'ensevelir tout vivant, et enfermer ta réputation dans ta
tente, toi dont les glorieux exploits, dans ces derniers combats encore,
firent descendre de l'Olympe les dieux jaloux et ennemis, et rendirent
le grand Mars séditieux.

ACHILLE.--J'ai de fortes raisons pour rester retiré dans ma tente.

ULYSSE.--Mais les raisons qui condamnent votre retraite sont encore plus
puissantes et plus dignes d'un héros. On sait, Achille, que vous êtes
amoureux d'une des filles de Priam.

ACHILLE.--Ah! on le sait?

ULYSSE.--Et cela doit-il vous étonner? La Providence qui, dans un État
bien gouverné, connaît presque chaque grain d'or de Plutus, trouve le
fond des plus insondables profondeurs; elle va se placer à côté de la
pensée, et comme les dieux, elle dévoile celles qui sont muettes encore
dans leur berceau. Il est dans l'âme d'un État un mystère où n'ose
jamais pénétrer l'oeil de l'histoire, et qui a une opération, une
influence plus divine que la voix ou la plume ne peuvent l'exprimer.
Toute la correspondance que vous avez eue avec Troie nous est aussi
parfaitement connue qu'à vous-même, seigneur; et il siérait beaucoup
mieux à Achille de terrasser Hector que Polyxène; mais ce qui affligera
le jeune Pyrrhus resté dans vos foyers, c'est, lorsque la renommée ira
sonner la trompette dans nos îles, de voir toutes les jeunes Grecques
chanter en dansant: _Achille a séduit la soeur du grand Hector, mais
notre illustre Ajax a bravement terrassé Hector._ Adieu, seigneur, je
vous parle en ami; un fou glisse sur la glace que vous devriez rompre.

(Ulysse sort.)

PATROCLE.--Je vous ai donnée le même conseil, Achille. Une femme
impudente et masculine n'inspire pas plus de dégoût et de mépris qu'un
homme efféminé au moment de l'action. Et moi, on me blâme de cela; les
Grecs s'imaginent que c'est mon peu d'ardeur pour la guerre, et votre
grande amitié pour moi, qui vous retiennent ainsi. Ami, réveillez-vous,
et bientôt le faible et folâtre Cupidon détachera de votre cou ses bras
amoureux, et vous le secouerez loin de vous comme le lion secoue de sa
crinière une goutte de rosée.

ACHILLE.--Est-ce qu'Ajax combattra Hector?

PATROCLE.--Oui, et peut-être en recueillera-t-il beaucoup d'honneur.

ACHILLE.--Je le vois, ma réputation est en péril; ma renommée est
dangereusement atteinte.

PATROCLE.--Prenez-y donc bien garde. Les blessures que l'homme se fait
lui-même guérissent difficilement. L'omission d'un devoir indispensable
nous met en butte aux coups du danger; et le danger, comme une
fièvre contagieuse, nous saisit subtilement, même lorsque nous sommes
nonchalamment assis au soleil.

ACHILLE.--Va, cher Patrocle; appelle Thersite. J'enverrai ce bouffon
vers Ajax, et le chargerai d'inviter les chefs troyens à venir, après le
combat, nous voir ici désarmés. J'ai une envie de femme, un désir dont
je suis malade; c'est de voir le grand Hector dans ses habits de paix,
de causer avec lui, et de contempler à satiété son visage.--(_Apercevant
Thersite_.) Voici une peine épargnée.

(Entre Thersite.)

THERSITE.--Un prodige!

ACHILLE.--Quoi?

THERSITE.--Ajax erre çà et là dans la plaine, se cherchant lui-même.

ACHILLE.--Comment cela?

THERSITE.--Il doit se battre demain en combat singulier avec Hector; et
il est si fier d'avance d'une bastonnade héroïque, qu'il extravague en
ne disant rien.

ACHILLE.--Comment cela peut-il être?

THERSITE.--Eh! il marche à pas posés en long et en large comme un paon:
il fait un pas, puis une pause. Il rumine, comme une hôtesse qui n'a
d'autre arithmétique que sa tête pour inscrire son compte. Il se mord
la lèvre avec un regard malin, comme s'il voulait dire: «Il y aurait de
l'esprit dans cette tête, s'il en voulait sortir:» et oui, il y en a;
mais il y est aussi caché, aussi froid que l'étincelle dans le caillou,
dont elle ne jaillit que lorsque le caillou a été frappé. C'est un homme
perdu sans ressource; car si Hector ne lui rompt pas le cou dans le
combat, il se le rompra lui-même à force de vaine gloire. Il ne me
reconnaît plus; je lui ai dit: Bonjour, Ajax. Il m'a répondu: Merci,
Agamemnon. Que dites-vous de cet homme, qui me prend pour le général?
Il est devenu un vrai poisson de terre, sans voix, un monstre muet. La
peste soit de l'opinion! Un homme peut la porter dans les deux sens, à
l'endroit et à l'envers, comme un pourpoint de cuir.

ACHILLE.--Il faut que tu sois mon ambassadeur près de lui, Thersite.

THERSITE.--Qui, moi?--Eh mais! il ne veut répondre à personne; il fait
profession de ne pas répondre: parler est bon pour la canaille; lui, il
porte sa langue dans son bras.--Je veux le contrefaire devant vous: que
Patrocle me questionne; vous allez voir la scène d'Ajax.

ACHILLE.--Questionne-le, Patrocle; dis-lui: «Je prie humblement le
vaillant Ajax d'inviter le très-valeureux Hector à venir désarmé dans
ma tente, et de lui procurer un sauf-conduit pour sa personne, du
très-magnanime, très-illustre, et six ou sept fois honorable général de
l'armée grecque, Agamemnon, etc....» Dis cela.

PATROCLE.--Que Jupiter bénisse le grand Ajax!

THERSITE.--Hom!

PATROCLE.--Je viens de la part du brave Achille.

THERSITE.--Ah!

PATROCLE.--Qui vous prie humblement d'inviter Hector à venir sous sa
tente.

THERSITE.--Hom?

PATROCLE.--Et d'obtenir pour lui un sauf-conduit d'Agamemnon!

THERSITE.--Agamemnon?

PATROCLE.--Oui, seigneur.

THERSITE.--Ah!

PATROCLE.--Quelle est votre réponse?

THERSITE.--Dieu soit avec vous: de tout mon coeur.

PATROCLE.--Votre réponse, seigneur?

THERSITE.--S'il fait beau demain, vers les onze heures, le sort se
décidera pour l'un ou pour l'autre; mais il me payera cher avant de me
tenir.

PATROCLE.--Votre réponse?

THERSITE.--Adieu, de tout mon coeur.

ACHILLE.--Mais il ne chante pas sur ce ton-là, n'est-ce pas?

THERSITE.--Non; il est hors de tous les tons, comme je vous le dis. Je
ne sais pas quelle musique on trouvera dans son individu, quand Hector
lui aura brisé la cervelle; mais je suis sûr qu'on n'en tirera rien,
à moins que le ménétrier Apollon ne prenne ses nerfs pour en faire des
cordes pour son luth.

ACHILLE.--Allons, il faut que tu lui portes une lettre sur-le-champ.

THERSITE.--Donnez-m'en donc une autre pour son cheval; car il est le
plus intelligent des deux.

ACHILLE.--Mon âme est émue comme une fontaine troublée, et moi-même je
n'en puis voir le fond.

(Achille et Patrocle sortent.)

THERSITE, _seul_.--Plût aux dieux que la fontaine de votre âme redevînt
claire, pour qu'on pût y abreuver un âne; j'aimerais mieux être une
tique sur un mouton que d'avoir cette stupide bravoure.

(Il sort.)

FIN DU TROISIÈME ACTE.




                            ACTE QUATRIÈME


SCÈNE I

Rue de Troie.

ÉNÉE _entre d'un côté, avec un valet portant une torche; de l'autre
entrent_ PARIS, DÉIPHOBE, ANTÉNOR, DIOMÈDE ET AUTRES, _avec des
torches_.


PARIS.--Voyez, qui est-ce que j'aperçois là-bas?

DÉIPHOBE.--C'est le seigneur Énée.

ÉNÉE, _reconnaissant Pâris_.--Quoi, prince, vous êtes ici en personne?
Si j'avais d'aussi bonnes raisons, prince Pâris, de rester longtemps au
lit, il n'y aurait qu'un ordre des cieux qui pût me séparer de ma belle
compagne.

DIOMÈDE.--Je pense comme vous.--Salut, seigneur Énée!

PARIS.--Un vaillant Grec, Énée! Prenez-lui la main: j'en atteste votre
récit même, le jour que vous nous disiez comment Diomède s'était,
pendant une semaine entière, jour par jour, attaché à vous sur le champ
de bataille.

ÉNÉE, _à Diomède_.--Portez-vous bien, brave guerrier, tant que
dureront les rapports de ce paisible armistice; mais, lorsque je vous
rencontrerai en armes, je vous adresserai le défi le plus sanglant que
le coeur puisse concevoir ou le courage exécuter.

DIOMÈDE.--Diomède accepte l'un et l'autre. Notre sang est calme
maintenant; et tant qu'il le sera, portez-vous bien, Énée: mais dès
que les combats m'offriront l'occasion de vous joindre, par Jupiter! je
deviendrai le chasseur de ta vie, et j'y dévoue toutes mes forces, toute
ma vitesse et toute mon adresse.

ÉNÉE.--Et tu chasseras un lion qui fuira en retournant la tête.--Sois
le bienvenu à Troie, et reçois-y un bon accueil: oui, par les jours
d'Anchise! tu es le bienvenu. Je jure par la main de Vénus qu'il n'est
point d'homme vivant qui puisse mieux aimer celui qu'il a l'intention de
tuer.

DIOMÈDE.--Nous sympathisons.--Grand Jupiter, qu'Énée vive, si son trépas
ne doit rien ajouter à la gloire de mon épée! Qu'il voie le soleil
remplir mille fois le cercle complet de son cours! Mais en faveur de
mon honneur jaloux, qu'il meure, que chacun de ses membres porte une
blessure; et cela demain!

ÉNÉE.--Nous nous connaissons bien l'un l'autre.

DIOMÈDE.--Oui, et nous désirons nous connaître plus mal.

PARIS.--Voilà le compliment le plus mêlé de vengeance et de paix,
d'amitié et de haine héroïque, que j'aie jamais entendu.--Quelle
affaire, seigneur, vous fait lever de si grand matin?

ÉNÉE.--Je suis mandé par le roi, j'ignore pour quel motif.

PARIS.--Je vous apporte ses ordres. C'était pour vous charger de
conduire ce Grec à la maison de Calchas, et de lui faire rendre la belle
Cressida en échange d'Anténor. Daignez nous accompagner; ou plutôt, s'il
vous plaît, hâtez-vous de nous y précéder. Je pense certainement, ou
plutôt ma pensée peut s'appeler une certitude, que mon frère Troïlus y
a passé cette nuit. Éveillez-le, et donnez-lui avis de notre approche,
avec les détails de notre message: je crains que nous ne soyons fort mal
reçus.

ÉNÉE.--Oh! cela, je vous en réponds. Troïlus aimerait mieux voir
emporter Troie en Grèce, que de voir emmener de Troie sa Cressida.

PARIS.--Il n'y a pas de remède. Ce sont les cruelles conjonctures des
temps qui le veulent ainsi.--Allez, seigneur, nous vous suivons.

ÉNÉE.--Salut à tous.

(Énée sort.)

PARIS.--Et dites-moi, noble Diomède, soyez de bonne foi; dites-moi
la vérité, parlez-moi avec la franchise d'une bonne amitié: lequel de
Ménélas ou de moi jugez-vous le plus digne de la belle Hélène?

DIOMÈDE.--Tous les deux également. Il mérite bien de l'avoir, lui qui,
sans s'inquiéter de sa souillure, la cherche à travers un enfer de
peines et un monde d'obstacles. Et vous, vous méritez autant de la
garder, vous qui, insensible à son déshonneur, la défendez au prix de la
perte immense de tant de richesses et d'amis. Lui, misérable gémissant,
boirait jusqu'à la lie impure d'un vin passé et sans saveur; et vous, en
vrai débauché, il vous plaît d'engendrer vos héritiers dans les flancs
d'une prostituée: dans le vrai, vos deux mérites balancés ne pèsent ni
plus ni moins l'un que l'autre; mais vous êtes égaux, puisqu'il s'agit
entre vous d'une femme infâme.

PARIS.--Vous êtes trop amer pour votre compatriote.

DIOMÈDE.--C'est elle qui est bien amère pour son pays. Écoutez-moi,
Pâris: pas une goutte de sang qui remplit ses veines impures qui n'ait
coûté la vie à un Grec; pas une drachme dans tout le poids de son corps
avili et prostitué qui n'ait coûté la mort à un Troyen: depuis qu'elle a
su parler, elle n'a pas prononcé autant de bonnes paroles qu'il est mort
pour elle de Grecs et de Troyens.

PARIS.--Beau Diomède, vous en usez comme les chalands qui déprécient
le bijou qu'ils ont envie d'acheter; mais nous, nous nous contentons
d'estimer en silence son mérite, et nous ne vanterons point ce que nous
n'avons pas envie de vendre. Voici notre chemin.

(Ils sortent.)


SCÈNE II

Une cour devant la maison de Pandare.

TROÏLUS et CRESSIDA.


TROÏLUS.--Ma chère, ne te tourmente pas, la matinée est froide.

CRESSIDA.--Alors, mon cher seigneur, je vais faire descendre mon oncle:
il nous ouvrira les portes.

TROÏLUS.--Non, ne le dérange pas. Au lit! au lit! Que le sommeil ferme
ces jolis yeux, et plonge tous tes sens dans un repos aussi profond que
le sommeil des enfants, qui est vide de toute pensée!

CRESSIDA.--Adieu donc.

TROÏLUS.--Je t'en prie, remets-toi au lit.

CRESSIDA.--Êtes-vous las de moi?

TROÏLUS.--O Cressida! si le jour actif, éveillé par l'alouette, n'avait
pas réveillé les hardis corbeaux et chassé les songes et la nuit, qui ne
peut plus couvrir de son ombre nos plaisirs, je ne me séparerais pas de
toi.

CRESSIDA.--La nuit a été trop courte.

TROÏLUS.--Maudite soit la sorcière! Elle demeure auprès des enchanteurs
nocturnes jusqu'à les lasser autant que l'enfer; mais elle fuit les
embrassements de l'amour d'une aile plus rapide que le vol de la
pensée.--Vous prendrez froid, et vous me le reprocherez.

CRESSIDA.--Je vous en conjure, restez encore: vous autres hommes, vous
ne voulez jamais rester. O folle Cressida!--Je pouvais vous tenir encore
loin de moi, et vous seriez resté alors. Écoutez, il y a quelqu'un de
levé.

PANDARE, _à haute voix, dans l'intérieur de la maison_.--Quoi! toutes
les portes sont-elles donc ouvertes ici?

TROÏLUS.--C'est votre Oncle. (Entre Pandare.)

CRESSIDA.--La peste soit de lui! Il va se moquer de moi, je vais mener
une vie...

PANDARE.--Eh bien, eh bien! comment vont les virginités?--Vous voilà,
jeune vierge! Où est ma nièce Cressida à présent?

CRESSIDA.--Allez vous pendre, mon oncle, méchant moqueur. Vous me
conseillez de faire... et ensuite vous me raillez.

PANDARE.--De faire quoi? de faire quoi? Voyons, qu'elle dise quoi....
Que vous ai-je conseillé de faire?

CRESSIDA.--Allons, maudit soit votre coeur! Vous ne serez jamais bon, et
vous ne souffrirez jamais que les autres le soient.

PANDARE.--Ha, ha! hélas! la pauvre petite! la pauvre innocente! Tu n'as
pas dormi cette nuit? Est-ce que ce méchant ne t'a pas laissée dormir?
Qu'un fantôme l'emporte!

(On frappe à la porte.)

CRESSIDA, _à Troïlus_.--Ne vous l'avais-je pas dit? Je voudrais qu'on
lui cassât la tête!--Qui est à la porte? Mon bon oncle, allez voir.--(_A
Troïlus_.) Seigneur, rentrez dans ma chambre: vous souriez et vous vous
moquez de moi, comme si j'avais des intentions malicieuses.

TROÏLUS, _riant_.--Ha, ha!

CRESSIDA.--Allons, vous vous trompez; je ne songe à rien de semblable.
(_On frappe encore_.)--Avec quelle force ils frappent!--Je vous en prie,
rentrez. Je ne voudrais pas, pour la moitié de Troie, qu'on vous vit
ici.

(Ils rentrent tous les deux.)

PANDARE.--Qu'y est là? qu'y a-t-il? Voulez-vous donc enfoncer les
portes? Eh bien, de quoi s'agit-il?

(Entre Énée.)

ÉNÉE.--Bonjour, seigneur, bonjour.

PANDARE.--Qui est là?--Quoi! c'est vous, seigneur Énée? Sur ma parole,
je ne vous ai pas reconnu. Quelles nouvelles apportez-vous si matin?

ÉNÉE.--Le prince Troïlus n'est-il pas ici?

PANDARE.--Ici? Hé! qu'y ferait-il?

ÉNÉE.--Allons, il est ici, seigneur; ne nous le célez pas: il est
très-important pour lui que je lui parle.

PANDARE.--Il est ici, dites-vous? C'est plus que je n'en sais, je vous
le jure.--Quant à moi, je suis rentré tard.--Hé! que ferait-il ici?

ÉNÉE.--Quoi? rien.--Allons, allons, vous lui feriez beaucoup de tort,
sans vous en douter; j'espère que vous lui serez assez fidèle pour le
trahir; à la bonne heure, ignorez qu'il est ici; mais allez toujours le
chercher. Allez.

(Pandare va sortir, Troïlus entre.)

TROÏLUS.--Quoi? Qu'y a-t-il?...

ÉNÉE.--Seigneur, à peine ai-je le temps de vous saluer, tant mon message
est pressé. Voici à deux pas Pâris votre frère, et Déiphobe, le Grec
Diomède, et notre Anténor qui nous est rendu; mais, en échange de sa
liberté, il faut que sur-le-champ, dans une heure et avant le premier
sacrifice, nous remettions dans les mains de Diomède la jeune Cressida.

TROÏLUS.--Est-ce une chose arrêtée?

ÉNÉE.--Oui, par Priam, et le conseil de Troie; ils me suivent et sont
prêts à l'exécuter.

TROÏLUS.--Comme mes projets se jouent de moi!--Je vais aller les
joindre; et vous, seigneur Énée, nous nous sommes rencontrés par hasard;
vous ne m'avez pas trouvé ici..

ÉNÉE.--Bon, bon, seigneur; les secrets de la nature ne sont pas gardés
dans un plus profond silence.

(Troïlus et Énée sortent.)

PANDARE.--Est-il possible? Pas plutôt gagnée qu'elle est perdue! Que le
diable emporte Anténor! Le jeune prince en perdra la raison; la peste
soit d'Anténor! Je voudrais qu'ils lui eussent cassé le cou.

CRESSIDA.--Eh bien, de quoi s'agit-il? Qui donc était ici?

PANDARE.--Ah! ah!

CRESSIDA.--Pourquoi soupirez-vous si profondément? Où est mon seigneur?
De grâce, mon cher oncle, dites-moi ce que c'est.

PANDARE.--Je voudrais être enfoncé de toute ma hauteur sous la terre!

CRESSIDA.--O dieux! qu'y a-t-il donc?

PANDARE.--Je te prie, rentre. Plût aux dieux que tu ne fusses jamais
née! Je savais bien que tu serais cause de sa mort! O pauvre prince! la
peste soit d'Anténor!

CRESSIDA.--Mon cher oncle, je vous en conjure à genoux, je vous en
conjure, qu'y a-t-il?...

PANDARE.--Il faut que tu partes, ma pauvre fille, il faut que tu partes;
tu es échangée avec Anténor: il faut que tu retournes vers ton père, et
que tu te sépares de Troïlus: ce sera sa mort, son poison; il ne pourra
jamais le supporter.

CRESSIDA.--O dieux immortels!--Je ne partirai pas.

PANDARE.--Il le faut.

CRESSIDA.--Je ne le veux pas, mon oncle. J'ai oublié mon père, je ne
connais aucun sentiment de parenté. Non, il n'est point de parents, de
tendresse, de sang, de coeur, qui me touchent d'aussi près que mon cher
Troïlus. O dieux du ciel! faites du nom de Cressida le symbole de la
perfidie, si jamais elle abandonne Troïlus. Temps, violence, mort,
portez-vous sur ce corps à toutes les extrémités; mais la base solide
sur laquelle mon amour est affermi est comme le centre même de la terre,
il attire tout à lui.--Je vais rentrer et pleurer.

PANDARE.--Oui, va, va.

CRESSIDA.--Et arracher mes beaux cheveux, et égratigner ces joues si
vantées, briser ma voix à force de sanglots, et briser mon coeur à force
de crier: Troïlus! Je ne veux pas sortir de Troie.

(Ils sortent.)


SCÈNE III

La scène se passe devant la maison de Pandare.

PARIS, TROÏLUS, ÉNÉE, DÉIPHOBE, ANTÉNOR, DIOMÈDE.


PARIS.--Il est grand jour, et l'heure fixée pour la remettre à ce
vaillant Grec s'avance à grands pas.--Mon cher frère Troïlus, allez dire
à Cressida ce qu'il faut qu'elle fasse, et déterminez-la promptement à y
consentir.

TROÏLUS.--Entrez dans sa maison. Je vais l'amener dans un instant à ce
Grec; et lorsque vous me verrez la remettre entre ses mains, croyez voir
un autel, et dans votre frère Troïlus le prêtre qui immole son propre
coeur.

(Il sort.)

PARIS.--Je sais ce que c'est que d'aimer; et je voudrais pouvoir le
secourir comme je le plains.--Entrez, je vous prie, seigneurs.

(Ils sortent.)


SCÈNE IV

On voit un appartement de la maison de Pandare.

PANDARE, CRESSIDA.


PANDARE.--De la modération, de la modération.

CRESSIDA.--Que me parlez-vous de modération? Ma douleur est complète,
parfaite, et extrême comme l'amour qui l'a produite; et elle m'agite
avec la même force invincible que lui. Comment puis-je la modérer? Si
je pouvais composer avec ma passion, ou la refroidir et l'affaiblir,
je pourrais tempérer de même mon chagrin: mais mon amour n'admet point
d'alliage qui le modifie, et mon chagrin n'en admet pas davantage dans
une perte aussi chère.

(Entre Troïlus.)

PANDARE.--Le voici qui vient, le voici.--Ah! mes pauvres poulets[43]!

[Note 43: _Sweet ducks!_]

CRESSIDA _l'embrassant_.--O Troïlus, Troïlus!

PANDARE.--Quel couple d'objets infortunés j'ai devant les yeux! Que je
vous embrasse aussi. O coeur! comme on l'a si bien dit:

  O coeur, ô triste coeur!
  Pourquoi soupires-tu sans te briser?

Et à cela il répond:

  Parce que tu ne peux soulager ta cuisante douleur
  Ni par l'amitié, ni par les paroles[44].

Jamais il n'y eut rime plus vraie. Ne faisons dédain de rien, car nous
pourrions vivre assez pour avoir besoin de ces vers; nous le voyons,
nous le voyons... Eh bien! mes agneaux?

[Note 44: Citation de quelque ancienne ballade.]

TROÏLUS.--Cressida, je t'adore d'un amour si pur que les dieux
bienheureux, comme s'ils étaient jaloux de ma passion plus fervente dans
son zèle que la dévotion que respirent pour leurs divinités des lèvres
glacées, te séparent de moi.

CRESSIDA.--Les dieux sont-ils sujets à l'envie?

PANDARE.--Oui, oui, oui; en voilà la preuve bien évidente.

CRESSIDA.--Et est-il vrai qu'il me faille quitter Troie?

TROÏLUS.--Odieuse vérité!

CRESSIDA.--Quoi? et Troïlus aussi?

TROÏLUS.--Troie, et Troïlus!

CRESSIDA.--Est-il possible?

TROÏLUS.--Et si soudainement que la cruauté du sort nous ravit le temps
de prendre congé l'un de l'autre, brusque tous les délais, frustre avec
barbarie nos lèvres de la douceur de s'unir, interdit violemment nos
étroits embrassements, étouffe nos tendres voeux à la naissance même
de notre haleine laborieuse. Nous deux, qui nous sommes achetés l'un
l'autre au prix de tant de milliers de soupirs, nous sommes forcés de
nous vendre misérablement après un seul soupir fugitif et imparfait! Le
temps injurieux, avec la précipitation d'un voleur, entasse pêle-mêle et
au hasard tout son riche butin. Nous nous devons autant d'adieux qu'il
est d'étoiles dans le firmament, tous bien articulés, et scellés d'un
baiser: eh bien! il les amoncelle tous en un seul adieu vague, et nous
réduit à un seul baiser affamé, gâté par l'amertume de nos larmes.

ÉNÉE, _derrière le théâtre_.--Seigneur, la dame est-elle prête?

TROÏLUS.--Écoutez! c'est vous qu'on appelle... On dit que c'est ainsi
que le Génie crie: Viens! à celui qui va mourir.--Dites-leur d'avoir
patience; elle va venir à l'instant.

PANDARE.--Où sont mes larmes? Pluie, coulez pour abattre ce vent, sans
quoi mon coeur va être déraciné.

(Pandare sort.)

CRESSIDA.--Faut-il donc que j'aille chez les Grecs?

TROÏLUS.--Il n'y a point de remède.

CRESSIDA.--La malheureuse Cressida au milieu des Grecs joyeux!--Quand
nous reverrons-nous?

TROÏLUS.--Écoute-moi, ma bien-aimée; garde-moi seulement un coeur
fidèle...

CRESSIDA.--Moi! fidèle?--Quoi donc? quelle est cette mauvaise pensée?

TROÏLUS.--Allons, il faut user doucement des plaintes, car c'est
l'instant de notre séparation.--Je ne te dis pas, sois fidèle, parce que
je doute de toi; car je jetterais mon gant à la Mort elle-même, pour la
défier de prouver qu'aucune tache ait souillé ton coeur; mais si je dis,
sois fidèle, c'est uniquement pour amener la protestation que je vais te
faire; sois fidèle, et j'irai te voir.

CRESSIDA.--O prince! vous serez exposé à des dangers aussi nombreux que
pressants; mais je serai fidèle.

TROÏLUS.--Et moi, je me ferai un ami du danger.--Porte cette manche.

CRESSIDA.--Et vous ce gant. Quand vous verrai-je?

TROÏLUS.--Je corromprai les sentinelles des Grecs, pour te rendre visite
la nuit: mais, sois fidèle.

CRESSIDA.--O ciel! encore: Sois fidèle!

TROÏLUS.--Écoute pourquoi je parle ainsi, mon amour: les jeunes Grecs
sont remplis de qualités; ils sont amoureux, bien faits, riches des
dons de la nature et perfectionnés par les arts et les exercices. La
nouveauté fait impression quand les talents sont unis aux grâces de la
personne!... Hélas! une sorte de jalousie céleste (que je vous conjure
d'appeler une erreur vertueuse) m'inspire des craintes.

CRESSIDA.--O ciel! vous ne m'aimez pas.

TROÏLUS.--Que je meure en lâche si je ne vous aime pas! Si je vous parle
ainsi, c'est bien moins de votre fidélité que je doute que de mon propre
mérite: je ne sais point chanter, ni danser la volte, ni parler avec
douceur, ni jouer à des jeux d'adresse, autant de talents brillants,
naturels et familiers aux Grecs: mais je puis vous dire que sous les
grâces de ces dons séduisants est caché un démon dangereux qui parle
sans rien dire, et tente avec un art extrême: ne vous laissez pas
tenter.

CRESSIDA.--Croyez-vous que je me laisse tenter?

TROÏLUS.--Non, mais nous faisons quelquefois des choses que nous ne
voulons pas; nous sommes nos propres démons à nous-mêmes, lorsque nous
voulons tenter la fragilité de nos forces, en présumant trop de leur
puissance variable.

ÉNÉE, _en dehors_.--Allons, mon bon seigneur.

TROÏLUS.--Allons, embrassons-nous, et séparons-nous.

PARIS, _en dehors_.--Mon frère Troïlus!

TROÏLUS.--Mon cher frère, entrez ici, et amenez Énée et le Grec avec
vous.

CRESSIDA.--Seigneur, serez-vous fidèle?

TROÏLUS.--Qui, moi? hélas! c'est mon vice, c'est mon défaut. Tandis
que les autres savent gagner par adresse une haute estime, moi, par mon
excès d'honnêteté, je n'obtiens qu'une simple approbation. Tandis que
d'autres dorent avec art leurs couronnes de cuivre, j'offre la mienne
nue avec franchise et sincérité. Ne craignez rien de ma fidélité:
franchise et bonne foi, c'est là toute ma morale. (_Entrent Énée, Pâris,
Anténor, Déiphobe et Diomède_.) Soyez le bienvenu, noble Diomède: voici
la dame que nous rendons à la place d'Anténor. Aux portes, seigneur,
je la remettrai dans vos mains, et, chemin faisant, je vous ferai
comprendre ce qu'elle vaut. Traitez-la avec distinction; et, par mon
âme, beau Grec, si jamais tu te trouvais à la merci de mon épée, nomme
seulement Cressida, et ta vie sera aussi en sûreté que Priam dans Ilion.

DIOMÈDE.--Belle Cressida, dispensez-vous, je vous prie, des remercîments
que ce prince attend de vous; l'éclat de vos yeux et la beauté céleste
de vos traits vous assurent tous les égards: vous serez la souveraine de
Diomède; il est tout entier à vos ordres.

TROÏLUS.--Grec, tu ne me traites pas avec courtoisie, de faire honte
à l'ardeur de ma prière, en louant Cressida. Je te dis, prince grec,
qu'elle est aussi fort au-dessus de tes louanges, que tu es indigne de
porter le nom de son serviteur: je te recommande de la bien traiter, à
ma seule considération; car, j'en jure par le redoutable Pluton, si
tu ne le fais pas, quand le géant Achille serait ton gardien, je te
couperai la gorge.

DIOMÈDE.--Ah! point de courroux, prince Troïlus; qu'il me soit permis,
par le privilége de mon rang et de mon message, de parler en liberté:
quand je serai sorti de cette ville, je suivrai ma volonté; et sachez,
seigneur, que je ne ferai rien sur vos ordres; elle sera appréciée
suivant son propre mérite; mais lorsque vous direz: que cela soit, je
vous répondrai dans toute la fierté du courage et de l'honneur: non.

TROÏLUS.--Allons, marchons vers les portes.--Je te dis, moi, Diomède,
que cette bravade te forcera plus d'une fois à cacher ta tête.--Belle
Cressida, donnez-moi la main, et, en marchant, achevons ensemble un
entretien nécessaire et qui ne regarde que nous.

(Troïlus, Cressida et Diomède sortent.)

(On entend une trompette.)

PARIS.--Écoutez; c'est la trompette d'Hector.

ÉNÉE.--A quoi avons-nous passé cette matinée? Le prince doit me croire
paresseux et négligent, moi qui lui avais juré d'être sur le champ de
bataille avant lui.

PARIS.--C'est la faute de Troïlus. Allons, allons, rendons-nous sur le
champ de bataille avec lui.

DÉIPHOBE.--Faisons diligence.

ÉNÉE.--Oui, marchons avec le joyeux empressement d'un jeune époux,
et volons sur les traces d'Hector: la gloire de notre Troie dépend
aujourd'hui de sa noble valeur et de ce combat singulier.

(Ils sortent.)


SCÈNE V

Le camp des Grecs, une lice a été préparée.

AJAX _s'avance armé_, AGAMEMNON, ACHILLE, PATROCLE, MÉNÉLAS, ULYSSE,
NESTOR _et autres chefs_.


AGAMEMNON.--Te voilà déjà complétement vêtu de ta brillante armure et
devançant le temps dans l'impatience de ton courage. Redoutable Ajax,
ordonne à ton héraut d'envoyer jusqu'à Troie le signal éclatant de sa
trompette, et que l'air épouvanté frappe l'oreille du grand champion et
l'appelle ici.
                
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