THERSITE.--Qui es-tu?
MARGARÉLON.--Un fils bâtard de Priam.
THERSITE.--Je suis bâtard aussi. J'aime les bâtards: je suis bâtard
de naissance, bâtard d'éducation, bâtard dans l'âme, bâtard en valeur,
bâtard en tout. Un ours n'en mord pas un autre; pourquoi donc les
bâtards se feraient-ils du mal? Prends-y garde, la dispute nous serait
fatale. Si le fils d'une femme perdue combat pour une femme perdue, il
appelle le jugement. Adieu, bâtard.
MARGARÉLON.--Que le diable t'emporte, lâche!
(Ils sortent.)
SCÈNE IX
Le théâtre représente une autre partie de la plaine.
_Entre_ HECTOR.
HECTOR.--Coeur gangrené, sous de si beaux dehors, ta belle armure t'a
coûté la vie! A présent ma tâche de ce jour est finie, je vais reprendre
haleine. Repose-toi, mon épée: tu es rassasiée de sang et de carnage.
(Il ôte son casque et suspend son bouclier derrière lui.)
(Achille survient à la tête de ses Myrmidons.)
ACHILLE.--Regarde, Hector, vois: le soleil est prêt à se coucher;
vois comme la nuit hideuse suit la trace de l'astre au moment où il va
s'abaisser sous l'horizon, et faire place aux ténèbres pour terminer le
jour: la vie d'Hector est finie.
HECTOR.--Je suis désarmé. N'abuse pas de cet avantage, Grec.
ACHILLE.--Frappez, soldats, frappez! c'est lui que je cherche. (_Hector
tombe_.) Ilion, tu vas tomber après lui; Troie, tombe en ruines! ici
gisent ton coeur, tes os et tes muscles.--Allons, Myrmidons; et criez
tous de toutes vos forces: Achille a tué le puissant Hector! (_On sonne
la retraite_.) Écoutez: on sonne la retraite du côté des Grecs.
UN MYRMIDON.--Les trompettes de Troie la sonnent aussi, seigneur.
ACHILLE.--Les dragons de la nuit étendent leurs ailes sur la terre et
séparent les deux armées comme les juges du combat; mon épée à demi
rassasiée, qui aurait volontiers achevé son repas, charmée de ce
morceau friand, rentre ainsi dans son lit. (_Il remet son épée dans le
fourreau_.)--Allons, liez son corps à la queue de mon cheval: je veux
traîner ce Troyen le long de la plaine.
(Ils sortent.)
SCÈNE X
Toujours entre la ville et le camp des Grecs.
AGAMEMNON, AJAX, MÉNÉLAS, NESTOR, DIOMÈDE _et les autres guerriers en
marche_.--_Acclamations_.
AGAMEMNON.--Écoutez, écoutez! Quelles sont ces clameurs?
NESTOR.--Silence, tambours.
UN CRI.--Achille! Achille! Hector est tué! Achille!
DIOMÈDE.--On crie: Hector est tué, et par Achille!
AJAX.--Si cela est, qu'il ne s'en enorgueillisse pas. Le grand Hector
était un aussi brave guerrier que lui.
AGAMEMNON.--Marchons avec ordre.--Qu'on dépêche quelqu'un pour prier
Achille de venir nous trouver dans notre tente. Si les dieux nous ont
témoigné leur faveur par la mort d'Hector, la fameuse Troie est à nous,
et nos sanglantes guerres sont finies.
(Ils sortent.)
SCÈNE XI
Une autre partie du champ de bataille.
ÉNÉE, _suivi des Troyens_.
ÉNÉE.--Arrêtez, nous sommes maîtres du champ de bataille; ne rentrons
pas chez nous; restons ici toute la nuit.
(Troïlus arrive.)
TROÏLUS.--Hector est tué.
TOUS LES TROYENS.--Hector!--Que les dieux nous en préservent!
TROÏLUS.--Il est mort; et, attaché à la queue du cheval de son
meurtrier, comme le plus vil des animaux, il est honteusement traîné le
long de la plaine. Cieux! courroucez-vous, hâtez-vous d'accomplir votre
vengeance. Asseyez-vous, dieux, sur vos trônes, et souriez à Troie;
oui, montrez votre clémence dans la rapidité de nos désastres, et ne
prolongez point notre destruction inévitable.
ÉNÉE.--Seigneur, vous découragez toute l'armée.
TROÏLUS.--Vous qui me parlez ainsi, vous ne me comprenez pas. Je ne
parle pas de fuite, de crainte ou de mort; mais je brave tous les
dangers, tous les maux dont nous menacent les hommes et les dieux.
Hector n'est plus! Qui l'annoncera à Priam ou à Hécube? Que celui qui
veut être appelé un hibou sinistre aille à Troie, et dise: Hector est
mort! Ce mot changera Priam en pierre, et les épouses et les jeunes
filles en fontaines et en Niobés, fera de froides statues des jeunes
gens, et, en un mot, jettera Troie entière dans la consternation. Mais
allons, marchons! Hector est mort, il n'y a rien de plus à dire: arrêtez
cependant... Exécrables tentes, fièrement plantées sur nos plaines
phrygiennes, que Titan se lève aussitôt qu'il l'osera, je vous
traverserai de part en part. Et toi, lâche géant, nul espace de terre ne
séparera nos deux haines: je t'obséderai comme une conscience coupable
qui crée des spectres aussi vite que la fureur enfante des pensées.
Donnez le signal de la marche vers Troie; prenons courage et marchons;
l'espoir de la vengeance couvrira notre douleur intérieure.
(Énée sort avec les Troyens.)
(Au moment où Troïlus va sortir, Pandare entre de l'autre côté.)
PANDARE.--Écoutez donc, écoutez donc!
TROÏLUS.--Loin d'ici, vil entremetteur! que l'ignominie et la honte
poursuivent ta vie et accompagnent à jamais ton nom!
(Troïlus sort.)
PANDARE.--Voilà un excellent topique pour mes douleurs. O monde!
monde! monde! c'est ainsi que le pauvre agent est méprisé! O fourbes et
entremetteurs, comme à force de protestations on vous presse d'agir, et
comme on vous en récompense mal! Pourquoi donc nos efforts sont-ils
si recherchés et nos succès si dédaignés! Quels vers citer à ce sujet?
quels exemples? Voyons.
Le bourdon chante joyeusement
Tant qu'il conserve son miel et son aiguillon;
Mais une fois qu'il a perdu sa queue armée,
Adieu son miel et ses doux bourdonnements.
Bonnes gens qui faites le commerce de la chair, écrivez cette leçon sur
vos tapisseries.
Vous tous qui dans cette assemblée êtes du château de la complaisance,
que vos yeux, à demi sortis de leur orbite pleurent la chute de
Pandare; ou, si vous ne pouvez pleurer, du moins donnez-lui quelques
gémissements; si ce n'est pas pour moi, que ce soit pour les douleurs de
vos os malades, vous frères et soeurs, qui faites métier de veiller à
la porte. Dans deux mois d'ici environ, mon testament sera fait; il le
serait même déjà, sans la crainte que j'ai que quelque maligne oie
de Winchester[54] ne le sifflât: jusqu'à ce moment je transpirerai et
chercherai mes aises; et, l'instant venu, je vous lègue mes maladies.
(Il sort.)
[Note 54: Les filles de joie étaient anciennement sous la
juridiction de l'évêque de Winchester.]
FIN DU CINQUIÈME ET DERNIER ACTE.