[Note 3: L'autre répond: Ni de leur couper les oreilles, _nor crop
the ears of them_.]
[Note 4: Jeu de mots sur _rank_, rang et rance; le second seigneur
répond: Sentir le fou.]
CLOTEN.--Rien au monde ne m'impatiente autant. Peste soit de la
grandeur! je voudrais n'être pas noble comme je suis. On n'ose pas se
battre avec moi, à cause de la reine ma mère: le dernier petit bourgeois
s'en donne son soûl de se battre, et moi, il faut que j'aille et vienne
comme un coq dont on ne peut trouver le pair.
SECOND SEIGNEUR, _à part_.--Vous êtes à la fois un coq et un chapon, et
vous chantez, coq, avec votre crête.
CLOTEN.--Vous dites?
PREMIER SEIGNEUR.--Qu'il n'est pas convenable que Votre Altesse se
mesure avec le premier venu qu'il lui aura plu d'insulter.
CLOTEN.--Non: je sais cela, mais il est convenable que j'offense mes
inférieurs.
SECOND SEIGNEUR.--Oui, cela ne convient qu'à Votre Altesse.
CLOTEN.--C'est ce que je dis.
PREMIER SEIGNEUR.--Avez-vous entendu parler d'un étranger qui est arrivé
ce soir à la cour?
CLOTEN.--Un étranger! et je n'en sais rien!
SECOND SEIGNEUR, _à part_.--Ah! tu es toi-même un étrange sot[5], et tu
n'en sais rien non plus.
[Note 5: Jeu de mots sur _strange_, étrange et étranger.]
PREMIER SEIGNEUR.--Oui, il y a un Italien d'arrivé; on le croit un des
amis de Léonatus.
CLOTEN.--De Léonatus, ce coquin de banni! Son ami en est un autre, quel
qu'il soit.--Qui vous a appris l'arrivée de cet étranger?
PREMIER SEIGNEUR.--Un des pages de Votre Altesse.
CLOTEN.--Me convient-il d'aller le regarder? Le puis-je sans déroger?
SECOND SEIGNEUR.--Vous ne pouvez déroger, seigneur.
CLOTEN.--Cela ne m'est pas aisé, je crois.
SECOND SEIGNEUR, _à part_.--Vous êtes un imbécile avoué: et tout ce qui
vient de vous étant d'un imbécile, ne vous fait pas déroger.
CLOTEN.--Venez, je veux voir cet Italien: ce que j'ai perdu aujourd'hui
aux boules, je le regagnerai le soir avec lui. Venez, allons.
SECOND SEIGNEUR.--Je suis Votre Altesse. (_Cloten sort avec le premier
seigneur_.)--Comment une diablesse aussi rusée a-t-elle pu mettre au
monde cet âne? Une femme qui renverse tout avec sa tête; et voilà son
fils à qui on ne ferait pas comprendre qu'en ôtant deux de vingt, il
reste dix-huit.--Hélas! pauvre princesse, divine Imogène! que ne
souffres-tu pas, entre un père que gouverne ta marâtre, une mère qui
trame à tout moment des complots, et un amant plus odieux pour toi que
l'horrible exil de ton cher époux;--plus odieux que cet horrible divorce
qu'il désire!--Que le ciel soutienne les remparts de ta chère vertu;
qu'il affermisse le temple de ta belle âme, afin que tu puisses un jour
résister et posséder et ton époux banni et ce vaste royaume!
(Il sort.)
SCÈNE II
Une chambre à coucher, et dans un coin un coffre.
IMOGÈNE, _lisant dans son lit, une dame lui tient compagnie_.
IMOGÈNE.--Qui est là? Est-ce vous, Hélène?
HÉLÈNE.--Que désirez-vous, madame?
IMOGÈNE.--Quelle heure est-il?
HÉLÈNE.--Près de minuit, madame.
IMOGÈNE.--Alors j'ai lu trois heures; mes yeux sont fatigués.--Pliez le
feuillet où j'en suis restée, et allez vous mettre au lit. N'emportez
point le flambeau, laissez-le brûler: et si vous pouvez vous réveiller à
quatre heures, appelez, je vous prie.--Le sommeil me gagne complètement.
(_Hélène sort_.) Dieux, je me mets sous votre garde: protégez-moi, je
vous en supplie, contre les fées et les esprits malfaisants de la nuit.
(Imogène s'endort.)
IACHIMO, _sortant du coffre_.--Les grillons chantent: les sens de
l'homme, épuisés par le travail, se réparent dans le repos. Ainsi jadis
notre Tarquin foulait doucement les joncs[6] avant d'éveiller la
chasteté qu'il viola. Cythérée, comme tu es belle dans ton lit! pur lis!
plus blanc que les draps! oh! si je pouvais te toucher, te donner un
baiser, un seul baiser! Rubis incomparable de ses lèvres, que vous le
rendez précieux! C'est son haleine qui embaume ainsi l'appartement: la
flamme du flambeau s'incline vers elle, et voudrait pénétrer sous ses
paupières pour y voir les lumières qu'elles cachent maintenant sous leur
rideau: globes d'un blanc mêlé d'azur, de l'azur même des cieux.--Mais
mon projet est d'observer la chambre; je vais tout écrire.--Ici des
tableaux.--Là une fenêtre.--Tels sont les ornements de son lit.--Les
tapisseries, les personnages sont ainsi, et ainsi est le contenu du
livre.--Mais quelques signes naturels observés sur son corps seraient un
témoignage plus important que la description de dix mille meubles, et
ils enrichiraient mon inventaire. O sommeil, image de la mort,
appesantis-toi sur elle, et rends-la insensible comme un monument placé
dans une chapelle. (_Prenant le bracelet d'Imogène_.) Viens à moi,
viens: tu es aussi aisé à défaire que le noeud gordien était serré.--Il
est à moi, et ce bracelet sera un témoin extérieur aussi fort que la
conscience à l'intérieur pour désespérer son époux.--Son sein gauche
porte un signe à cinq rayons comme les gouttes de pourpre qui brillent
dans le calice d'une primevère[7]. Voilà une preuve plus forte que
toutes celles que peuvent donner les lois. Ces signes cachés le
forceront de croire que j'ai crocheté la serrure et ravi le trésor de
son honneur. Que me faut-il de plus?--Qu'ai-je besoin d'écrire ce qui
est écrit, imprimé dans ma mémoire? (_Prenant le livre_.)--Elle a lu
bien tard l'histoire de Térée; la feuille est pliée à l'endroit où
Philomèle se rendit.--J'en ai assez: rentrons dans ce coffre et
refermons-en le ressort.--Vite, hâtez-vous, dragons de la nuit: que
l'aurore vienne ouvrir l'oeil du corbeau.--Je vis dans la crainte;
l'enfer est ici pour moi, quoiqu'un ange céleste y repose. (_L'horloge
sonne._) Une, deux, trois: il est temps, il est temps.
[Note 6: On étendait des joncs sur le parquet des appartements,
comme nous y mettons aujourd'hui des tapis.]
[Note 7: Shakspeare avait observé la nature, mais il ne la peint pas
ici exactement: ces gouttes de la primevère sont jaunes et non
pourpres.]
(Il rentre dans le coffre; la scène se ferme.)
SCÈNE III
Une antichambre dans l'appartement d'Imogène.
_Entre_ CLOTEN ET _les_ DEUX SEIGNEURS.
PREMIER SEIGNEUR.--Votre Altesse est l'homme le plus patient dans la
perte, le joueur le plus froid qui ait jamais retourné un as.
CLOTEN.--Il n'y a pas d'homme que la perte ne rende froid.
PREMIER SEIGNEUR.--Mais tout le monde ne montre pas une patience aussi
noble que Votre Altesse: vous êtes très-ardent, très-emporté lorsque
vous gagnez.
CLOTEN.--Le gain donne du courage à tout le monde. Ah! si je pouvais
gagner cette entêtée d'Imogène, je serais assez riche. Le matin
approche, n'est-ce pas?
PREMIER SEIGNEUR.--Il est jour, seigneur.
CLOTEN.--Je voudrais bien voir arriver ces musiciens. On me conseille de
lui donner de la musique le matin; on m'a dit que cela pénétrerait.
(_Les musiciens entrent._) Venez, accordez vos instruments; si vous
pouvez la pénétrer avec ce jeu de vos doigts, tant mieux; nous
essayerons aussi notre langue; si rien ne réussit, qu'elle reste ce
qu'elle est; mais jamais je ne la céderai.--Imaginez d'abord quelque
chose de piquant et d'exquis, exécutez ensuite un air d'une merveilleuse
douceur, accompagné d'admirables et éloquentes paroles; et puis
laissons-la à ses réflexions.
(Les musiciens chantent et s'accompagnent.)
AIR.
Écoute, écoute, l'alouette chante à la porte des cieux.
Et Phébus va se lever
Pour abreuver ses coursiers à cette source qui repose dans le calice
des fleurs;
Les marguerites clignotantes
Commencent à entr'ouvrir leurs yeux d'or.
Éveille-toi, ma douce maîtresse,
Avec toutes ces choses jolies;
Lève-toi, lève-toi.
CLOTEN, _aux musiciens_.--En voilà assez. Laissez-nous.--Si ceci
pénètre, je ferai grand cas de votre musique, sinon alors c'est un vice
de son oreille que ni les crins de cheval[8], ni les boyaux de chat, ni
la voix de l'eunuque ne pourront jamais corriger.
(Les musiciens sortent.)
[Note 8: _Horse hair and cat's guts_, pour dire les crins de
l'archet et les cordes des instruments.]
(La reine et Cymbeline paraissent.)
SECOND SEIGNEUR.--Voici le roi.
CLOTEN.--Je suis bien aise d'être resté debout si tard; cela fait que je
suis levé de grand matin. En bon père, il ne peut qu'approuver l'hommage
que je viens de rendre.--Salut à Votre Majesté et à ma noble mère.
CYMBELINE.--Vous assiégez donc la porte de cette fille sévère? Ne
paraîtra-t-elle point?
CLOTEN.--J'ai attaqué son coeur par la musique; mais elle ne daigne pas
y faire attention.
CYMBELINE.--L'exil de son amant est trop récent; elle ne l'a pas encore
oublié; mais le temps effacera les traces de son souvenir, et alors elle
est à vous.
LA REINE.--Vous devez bien des remerciements au roi: il ne laisse
échapper aucune occasion de vous faire valoir auprès de sa fille. Sachez
vous-même mettre de la suite dans vos démarches auprès d'elle: apprenez
à saisir l'occasion favorable; que ses refus augmentent vos
empressements; que les devoirs que vous lui rendez paraissent une
inspiration naturelle; obéissez-lui en toutes choses excepté lorsqu'elle
vous ordonne de vous éloigner d'elle: sur ce seul article soyez
insensible.
CLOTEN.--Insensible? Pas du tout.
(Un messager entre.)
LE MESSAGER.--Avec votre bon plaisir, seigneur, des ambassadeurs sont
arrivés de Rome; l'un d'eux est Caïus-Lucius.
CYMBELINE.--C'est un digne Romain, quoiqu'il vienne cette fois dans des
intentions hostiles, mais ce n'est pas sa faute. Je veux le recevoir
avec les marques de distinction que je dois à celui qui l'envoie, et,
quant à lui, nous devons nous souvenir de ses bontés passées envers
nous. Mon fils, lorsque vous aurez dit bonjour à votre princesse, venez
nous rejoindre; nous aurons besoin de vous employer auprès de ce
Romain.--Venez, madame.
(Cymbeline sort avec la reine, les seigneurs et le messager.)
CLOTEN.--Si elle est levée, je veux lui parler, si elle ne l'est pas,
qu'elle dorme et rêve à son aise. (_Il frappe._) Holà! peut-on...? Je
sais qu'elle est entourée de ses femmes.--Mais, si je leur dorais la
main. C'est l'or qui achète l'entrée des portes. Oh! oui; fort souvent
il corrompt jusqu'aux gardes de Diane, et leur fait livrer leurs biches
dans les mains du braconnier; c'est l'or qui fait périr l'honnête homme
et sauve le fripon; quelquefois aussi il fait pendre le fripon et
l'honnête homme: que ne peut-il pas faire ou défaire? Je veux me faire
un avocat d'une des femmes d'Imogène; car je n'entends pas encore
moi-même l'affaire.--Avec votre permission.
(Il frappe encore.)
UNE SUIVANTE.--Qui est là?--Qui frappe?
CLOTEN.--Un gentilhomme.
LA SUIVANTE.--N'est-ce que cela?
CLOTEN.--Et le fils d'une noble dame.
LA SUIVANTE, _ouvrant la porte_.--Bien des gens, dont les tailleurs
coûtent aussi cher que le vôtre, ne pourraient pas se vanter de la même
chose.--Que désire Votre Altesse?
CLOTEN.--La personne de votre maîtresse;--est-elle prête?
LA SUIVANTE.--Oui, à garder sa chambre.
CLOTEN.--Cette bourse est à vous: vendez-moi une bonne réputation.
LA SUIVANTE.--Comment, ma bonne réputation? ou s'agit-il de dire ce que
je croirai être du bien de vous?--La princesse....
(Entre Imogène.)
CLOTEN.--Bonjour, la plus belle des soeurs, laissez-moi prendre votre
douce main.
IMOGÈNE.--Bonjour, seigneur, vous prenez beaucoup trop de peine pour ne
recueillir que des refus; les remerciements que vous aurez de moi, c'est
de m'entendre dire que je suis très-avare de remerciements et que je
n'en ai pas de reste pour vous.
CLOTEN.--Cependant je vous aime, je vous le jure.
IMOGÈNE.--Si vous me le disiez sans me le jurer, cela aurait fait le
même effet sur moi; mais si vous vous obstinez à jurer toujours, votre
récompense sera toujours de voir que je n'y fais pas la moindre
attention.
CLOTEN.--Ce n'est pas là une réponse.
IMOGÈNE.--Je ne vous parlerais pas, si je ne craignais que mon silence
ne vous autorisât à dire que je cède. Laissez-moi en paix, je vous
prie.--A ne vous rien cacher, je répondrai sans plus de courtoisie à
toutes vos plus tendres prévenances. Un homme de votre pénétration
devrait apprendre la discrétion quand on la lui enseigne.
CLOTEN.--Quoi! vous laisser dans votre folie? ce serait un péché; je
n'en ferai rien.
IMOGÈNE.--Les sots ne sont pas des fous.
CLOTEN.--Me traitez-vous de sot, moi?
IMOGÈNE.--Comme je suis folle, je le fais. Mais soyez patient et je ne
serai plus folle; alors nous serons guéris tous les deux.--Je suis
fâchée, seigneur, que vous me forciez d'oublier les manières d'une femme
bien élevée, en vous prodiguant tant de paroles. Une fois pour toutes,
apprenez donc de moi, qui connais bien mon coeur, que je vous déclare,
au nom de la vérité, que je ne me soucie pas de vous, et suis si près de
manquer de charité que je vous hais (ce dont je m'accuse); j'aurais
mieux aimé que vous l'eussiez senti que de me le faire dire.
CLOTEN.--Vous manquez à l'obéissance que vous devez à votre père; car
l'engagement dont vous prétendez être liée avec ce misérable élevé par
charité, nourri de plats froids et des restes de la cour, n'est pas un
engagement; non, ce n'en est pas un. Il peut être permis aux gens de
basse extraction (et en est-il de plus basse que la sienne?) d'enchaîner
leurs âmes dans les noeuds qu'ils ont tissés eux-mêmes; il n'y a pour
toute conséquence que des marmots et la misère. Mais vous êtes privée de
cette liberté par l'importance de la couronne, et vous n'avez pas le
droit d'en souiller le précieux éclat avec un vil esclave digne de
porter la livrée et les vieux habits d'un maître;--avec un valet, et
moins encore.
IMOGÈNE.--Profane! fusses-tu le fils de Jupiter, si tu n'étais que ce
que tu es d'ailleurs, tu serais trop vil pour être le valet de
Posthumus; tu serais assez honoré, et l'envie te trouverait trop
heureux, si, pour récompenser tes vertus, on te nommait le valet du
bourreau dans son royaume; tu serais haï pour être si bien traité.
CLOTEN.--Que la peste l'étouffe[9]!
[Note 9: _The south-fogrot him!_]
IMOGÈNE.--Il ne peut jamais éprouver de malheur plus affreux que celui
d'être seulement nommé par toi.--Le plus grossier vêtement qui ait
seulement couvert son corps est plus précieux pour moi que tous les
cheveux de ta tête, fussent-ils changés en autant d'hommes te
ressemblant.--(_Appelant_.) Pisanio!
CLOTEN.--Son vêtement! Eh bien! que le diable!...
(Pisanio paraît.)
IMOGÈNE.--Pisanio, allez promptement trouver ma suivante Dorothée.
CLOTEN.--Son vêtement!
IMOGÈNE.--Je suis obsédée par un insensé; sa présence m'effraye et
m'irrite encore plus.--Allez, je vous prie, et ordonnez à ma suivante de
chercher un bracelet qui, par malheur, a glissé de mon bras. Il vient de
votre maître; et que je sois maudite si je voudrais le perdre pour
toutes les richesses d'aucun roi de l'Europe. Je crois l'avoir vu ce
matin; je suis certaine qu'il était à mon bras la nuit dernière: je l'ai
baisé. J'espère qu'il n'est pas allé conter à mon seigneur que je donne
des baisers à un autre objet que lui.
PISANIO.--Il ne peut pas être perdu.
IMOGÈNE.--Je l'espère; allez, et cherchez-le.
CLOTEN.--Vous m'avez outragé...--Le plus grossier vêtement!
IMOGÈNE.--Oui, je l'ai dit, seigneur; si vous voulez m'en faire un
crime, appelez des témoins.
CLOTEN.--J'en informerai votre père.
IMOGÈNE.--Votre mère aussi, elle est pleine de bonté pour moi, et
j'espère qu'elle l'interprétera au pire. Je vous laisse, seigneur, à
tout votre mécontentement.
(Elle sort.)
CLOTEN.--Je me vengerai.--Son plus grossier vêtement!--Fort bien.
(Il sort.)
SCÈNE IV
Rome.--Appartement de la maison de Philario.
_Entrent_ POSTHUMUS et PHILARIO.
POSTHUMUS.--N'ayez aucune crainte, seigneur; je voudrais être sûr de
fléchir le roi comme je suis certain que l'honneur d'Imogène restera
inviolable.
PHILARIO.--Quels moyens employez-vous pour fléchir le roi?
POSTHUMUS.--Aucun; que de me soumettre aux révolutions des temps; de
trembler pendant cet hiver, en souhaitant de voir renaître des jours
plus chauds. Cette espérance que trouble la crainte est la stérile
reconnaissance dont je paye votre amitié; si elle m'abandonne, il faudra
que je meure votre débiteur.
PHILARIO.--Vos vertus et votre société acquittent avec usure tout ce que
je puis faire pour vous.--Maintenant votre roi a reçu des nouvelles du
grand Auguste; Caïus-Lucius remplira sa commission de point en point, et
je pense que Cymbeline payera enfin le tribut avec les arrérages, avant
de revoir nos Romains, dont le souvenir est encore tout frais dans la
douleur de ses peuples.
POSTHUMUS.--Quoique je ne sois pas homme d'État, et qu'il n'est pas
probable que je le devienne jamais, je pense que ceci finira par une
guerre. Vous entendrez dire que les légions qui sont aujourd'hui dans
les Gaules sont descendues dans notre courageuse Bretagne avant
d'apprendre la nouvelle qu'elle ait payé un denier du même tribut. Nos
peuples sont mieux disciplinés qu'au temps où César souriait de leur
inexpérience, tout en trouvant que leur valeur méritait qu'il fronçât
les sourcils. Aujourd'hui la discipline est alliée au courage; ceux qui
en feront l'épreuve connaîtront que les Bretons sont un peuple qui se
perfectionne dans ce monde.
(Entre Iachimo.)
PHILARIO.--Eh! voilà Iachimo.
POSTHUMUS.--Les cerfs les plus agiles vous ont porté sur terre, et les
vents de tous les coins des cieux ont caressé vos voiles pour presser la
course de votre vaisseau.
PHILARIO.--Soyez le bienvenu, seigneur.
POSTHUMUS.--J'espère que la brièveté de la réponse qu'on vous a faite
est la cause de la célérité de votre retour.
IACHIMO.--Votre épouse est une des plus belles femmes que j'aie jamais
vues.
POSTHUMUS.--Et en même temps la plus vertueuse, ou que sa beauté aille
briller à une fenêtre pour attirer les coeurs perfides et les tromper
elle-même.
IACHIMO.--Voici des lettres pour vous.
POSTHUMUS.--Leur contenu est bon, j'espère?
IACHIMO.--Cela est vraisemblable.
POSTHUMUS.--Lucius est-il arrivé à la cour de Bretagne pendant que vous
y étiez.
IACHIMO.--On l'attendait, mais il n'était pas encore arrivé.
POSTHUMUS, _après avoir lu la lettre_.--Jusqu'ici tout est bien.--Le
diamant brille-t-il comme de coutume? Ne le trouvez-vous point trop
terne, pour le porter dans vos jours de parure?
IACHIMO.--Si j'ai perdu le pari, je dois en payer la valeur en or.--Je
ferais de grand coeur un voyage deux fois plus loin, pour passer encore
une nuit aussi délicieusement courte que celle dont j'ai joui en
Bretagne; car le diamant est gagné.
POSTHUMUS.--La pierre est trop dure pour céder.
IACHIMO.--Pas du tout, puisque votre épouse est si facile.
POSTHUMUS.--Ne faites point, seigneur, un badinage de votre perte. Vous
vous souvenez, j'espère, que nous ne devons plus rester amis.
IACHIMO.--Nous le devons, brave seigneur, si vous tenez nos conventions.
Si je ne vous rapportais pas une connaissance approfondie de votre
épouse, j'avoue que notre contestation devait aller plus loin; mais je
m'annonce ici comme un homme qui a gagné à la fois son honneur et votre
bague; et je n'ai fait d'outrage ni à elle ni à vous, n'ayant agi que
d'après votre volonté à tous deux.
POSTHUMUS.--Si vous pouvez me prouver que vous êtes entré dans sa
couche, ma main et ma bague sont à vous, sinon, après l'indigne opinion
que vous avez conçue de sa pure vertu, il vous faudra conquérir mon épée
ou moi la vôtre; ou bien que toutes deux restent sans maître, pour le
premier qui les trouvera.
IACHIMO.--Mes preuves étant aussi près de l'évidence que je vais vous le
faire voir, seigneur, elles doivent d'abord vous persuader; je suis prêt
à les confirmer par serment; mais je ne doute pas que vous ne m'en
dispensiez quand vous trouverez vous-même que vous n'en avez pas besoin.
POSTHUMUS.--Poursuivez.
IACHIMO.--D'abord, sa chambre à coucher, où j'avoue que je n'ai point
dormi en me voyant maître de ce qui méritait bien qu'on veillât; elle
est tendue d'une tapisserie soie et argent; c'est l'histoire de la
superbe Cléopâtre lorsqu'elle alla trouver son Romain; on voit le Cydnus
au-dessus de ses rives enflé d'orgueil ou du poids de mille vaisseaux.
Cet ouvrage est à la fois si bien fini et si riche, que le travail et le
prix de la matière s'y disputent l'avantage: je me suis demandé comment
il pouvait être fait avec une vérité si rare et si parfaite; les
personnages semblent vivants.
POSTHUMUS.--Cela est vrai, et vous pouvez l'avoir entendu dire ici par
moi ou par quelque autre.
IACHIMO.--D'autres détails vous prouveront ce que je sais.
POSTHUMUS.--Il le faut bien, ou vous êtes déshonoré!
IACHIMO.--La cheminée est au midi de la chambre, le manteau de la
cheminée représente la chaste Diane au bain: jamais je ne vis statue si
prête à parler, le sculpteur fut une autre nature; dans sa création
muette, il l'a surpassée, au mouvement et à la respiration près.
POSTHUMUS.--C'est une chose que vous pouvez encore avoir apprise par
quelque récit, car ce morceau est renommé.
IACHIMO.--Le plafond de l'appartement est décoré de chérubins d'or; les
chenets, que j'oubliais, sont deux amours d'argent, au regard malin, se
tenant sur un pied, et délicatement appuyés sur leurs brandons.
POSTHUMUS.--S'agit-il ici de son honneur? Je veux que vous ayez vu tous
ces objets, et j'admire votre mémoire; mais la description de ce que
contient sa chambre ne vous fait pas gagner la gageure.
IACHIMO, _tirant le bracelet_.--Eh bien! pâlissez si vous en êtes
capable; je ne veux que vous montrer ce bijou: voyez, et maintenant tout
est fini. Il faut qu'il se marie à votre diamant que voilà, et je les
garderai l'un et l'autre.
POSTHUMUS.--O Jupiter! laissez-moi le regarder encore une fois. Est-ce
bien celui que je lui laissai en partant?
IACHIMO.--Le même, seigneur, et j'en remercie votre épouse. Elle l'ôta
de son bras; je la vois encore; la grâce de l'action enchérit sur son
présent et me le rendit plus précieux; en me le donnant, elle me dit
qu'elle y tenait naguère.
POSTHUMUS.--Peut-être elle l'aura détaché pour me l'envoyer.
IACHIMO.--Vous le mande-t-elle? En parle-t-elle dans sa lettre?
POSTHUMUS.--Oh! non, non: c'est vrai. Prenez aussi cette bague (_il lui
donne la bague_); sa vue me donne la mort. C'est un basilic pour mes
yeux! que l'honneur ne se trouve jamais où est la beauté, la vérité où
est la vraisemblance, l'amour où se trouve un autre homme! Que les
serments des femmes ne les lient pas plus à ceux qui les ont reçus,
qu'elles ne tiennent elles-mêmes à leur vertu, qui n'est que néant; ô
perfidie au delà de toute mesure!
PHILARIO.--Calmez-vous, seigneur, et reprenez votre diamant, il n'est
pas encore gagné. Il est probable qu'elle a perdu ce bracelet; ou qui
sait, s'il ne lui a pas été dérobé par quelqu'une de ses suivantes que
l'on aura corrompue.
POSTHUMUS.--Vous avez raison, oui, je crois qu'il se l'est procuré
ainsi: (_à Iachimo_) allons, rendez-moi ma bague.--Donnez-moi une preuve
plus convaincante, quelque signe que vous ayez vu sur sa personne, car
ceci a été volé.
IACHIMO.--Par Jupiter, il a passé de son bras dans mes mains.
POSTHUMUS.--L'entendez-vous? il jure, il jure par Jupiter: c'est
vrai.--Allons, gardez le diamant. C'est vrai, je suis sûr qu'elle n'a pu
le perdre; ses suivantes ont toutes prêté serment et sont des femmes
d'honneur;--elles l'auraient volé, elles! elles se seraient laissé
corrompre, et cela par un étranger! Non, elle s'est livrée à lui.
(_Montrant le bracelet_.) Voilà la preuve de son déshonneur, c'est à ce
prix qu'elle a acheté le nom de prostituée. (_A Iachimo_.) Tenez, prenez
votre salaire, et que tous les démons de l'enfer se partagent entre elle
et vous!
PHILARIO.--Seigneur, modérez-vous; ce n'est point encore là une preuve
assez forte pour convaincre un homme bien persuadé de...
POSTHUMUS.--Ne m'en parlez jamais, elle s'est donnée à lui.
IACHIMO.--Si vous voulez un témoignage plus satisfaisant: au-dessous de
son sein, qui mérite bien qu'on le presse amoureusement, est un signe
tout fier de cette charmante demeure. Sur ma vie, je l'ai baisé; et
quoique rassasié de jouir, je sentis soudain renaître mon ardeur. Vous
rappelez-vous cette tache qu'elle a sur le sein?
POSTHUMUS.--Oui, et elle sert maintenant à me convaincre d'une autre
tache, la plus vaste que puisse contenir l'enfer,--quand elle y serait
toute seule...
IACHIMO.--Voulez-vous en entendre davantage?
POSTHUMUS.--Épargnez-moi votre arithmétique; ne comptez point vos
triomphes; un seul ou un million, qu'importe.
IACHIMO.--Je vais le jurer.
POSTHUMUS.--Point de serments: si vous le jurez, vous n'avez pas fait ce
que vous dites, vous mentez; et je vous tue si vous osez nier que vous
m'ayez déshonoré.
IACHIMO.--Je ne nierai rien.
POSTHUMUS.--Oh! que ne l'ai-je ici pour la mettre en pièces! J'irai, et
je le ferai en présence de la cour et sous les yeux de son père.--Je
ferai quelque chose...
(Il sort.)
PHILARIO.--Il est emporté au delà des bornes de la raison. Vous avez
gagné. Suivons-le, pour détourner la fureur dont il est transporté en ce
moment contre lui-même.
IACHIMO.--De tout mon coeur.
(Ils sortent.)
SCÈNE V
Rome.--Un autre appartement dans la même maison.
POSTHUMUS _seul_.
POSTHUMUS.--L'homme ne pourrait-il trouver un moyen d'être sans que la
femme fût de moitié dans l'oeuvre; nous sommes tous bâtards; et ce
respectable mortel, que je nommais mon père, était je ne sais où lorsque
je fus formé? Un faussaire me fabriqua et fit de moi une pièce fausse.
Cependant ma mère semblait la Diane de son temps, comme ma femme est la
merveille du sien.--Oh! vengeance, vengeance! Souvent elle mettait un
frein à mes légitimes ardeurs; elle implorait ma réserve avec une
rougeur si pudique, que sa vue seule eût réchauffé le vieux Saturne. Je
la croyais chaste comme la neige qui n'a point encore senti l'atteinte
du soleil. Oh! de par tous les diables! ce jaune Iachimo, en une heure!
N'est-ce pas? Peut-être en moins de temps, dès l'abord? Peut-être
n'a-t-il pas eu la peine de parler; et tel qu'un sanglier allemand
parvenu au terme de sa croissance, il n'a fait que crier: Ho! et s'est
satisfait. Il n'aura trouvé aucune résistance; pas même celle qu'il
attendait pour jouir de ce qu'elle devait garder de toute atteinte. Si
je pouvais découvrir en moi ce qui appartient à la femme! car l'homme
n'a point en lui de penchant pour le vice qu'il ne vienne de la femme.
Est-ce le mensonge? faites-y bien attention, il vient de la femme;
quelque flatterie? elle est d'elle; quelque perfidie? c'est encore
d'elle; volupté, mauvaises pensées, d'elle, d'elle; vengeance, d'elle;
ambition, cupidité, orgueil, dédain, caprices, médisance, inconstance,
enfin tous les vices qui ont un nom et que l'enfer connaît, viennent de
la femme en tout ou en partie; mais plutôt en tout. Elles ne sont pas
même constantes dans un vice; elles en changent sans cesse, quittant
toujours un vice, ne fût-il vieux que d'une minute, pour un vice la
moitié plus nouveau. Je veux écrire contre elles; je les déteste, je les
maudis. Oh! il est plus adroit à une véritable haine de prier le ciel
d'accomplir leur volonté; les diables eux-mêmes ne peuvent les mieux
tourmenter.
(Il sort.)
FIN DU SECOND ACTE.
ACTE TROISIÈME
SCÈNE I
Grande-Bretagne.--Une salle d'apparat dans le palais de Cymbeline.
_Entrent_ CYMBELINE, LA REINE, CLOTEN et _les seigneurs de la cour_.
CAIUS-LUCIUS _et sa suite entrent du côté opposé_.
CYMBELINE, _à Lucius_.--Parle maintenant: que demande César Auguste?
LUCIUS.--Lorsque Jules César, dont la mémoire vit encore aux yeux des
hommes, et qui servira éternellement de thème aux langues pour raconter,
et aux oreilles pour entendre, était dans cette Bretagne, et qu'il la
conquit, Cassibelan[10], ton oncle, aussi célèbre par les éloges qu'il
reçut de César que par les exploits qui les méritèrent, se soumit, lui
et ses successeurs, à payer à Rome un tribut annuel de trois mille
pièces d'or: ce tribut, tu as dernièrement négligé de le payer.
[Note 10: Cassibelan, grand-oncle de Cymbeline, qui était lui-même
fils de Tenantius, neveu de ce Cassibelan.]
LA REINE.--Et pour anéantir ce prodige, il en sera toujours de même.
CLOTEN.--Il passera bien des Césars avant qu'il revienne un autre Jules.
La Bretagne forme à elle seule un monde, et nous ne voulons rien payer
pour le droit de porter nos nez au milieu du visage.
LA REINE.--L'occasion que les Romains eurent alors pour nous ravir notre
bien, nous l'avons aujourd'hui pour le reprendre. Souvenez-vous,
seigneur, des rois vos ancêtres, et de la valeur naturelle aux peuples
de notre île, qui flotte comme la face de Neptune, flanquée de rocs
inaccessibles, ceinte d'écueils et de mers menaçantes, qui ne porteront
jamais les vaisseaux de vos ennemis, mais les engloutiront jusqu'à la
cime des mâts. César fit bien ici une espèce de conquête: mais ce n'est
pas ici qu'il exécuta sa bravade: _Je suis venu, j'ai vu, j'ai vaincu_.
Il connut pour la première fois la honte; il se vit repoussé de nos
côtes et deux fois battu; ses vaisseaux, pauvres novices, jouets de nos
terribles mers, ballottés sur leurs flots comme des coquilles d'oeuf, se
brisaient de même contre nos rochers. Dans sa joie, le célèbre
Cassibelan qui se vit un moment sur le point, ô trompeuse fortune! de
s'emparer de l'épée de César, fit briller la ville de Lud[11] de feux
d'allégresse, et enfla de courage le coeur des Bretons.
[Note 11: Londres.]
CLOTEN.--Allons, il n'y a plus ici de tribut à payer. Notre royaume est
plus puissant qu'il ne l'était alors; et, comme je l'ai dit, il n'y a
plus de pareils Césars; d'autres pourront avoir le nez crochu, mais le
bras aussi droit, personne.
CYMBELINE.--Mon fils, laissez conclure votre mère.
CLOTEN.--Nous avons chez nous bien des gens qui peuvent serrer aussi
fort que Cassibelan: je ne dis pas que je sois de ce nombre, moi: mais
j'ai aussi un bras.--Vraiment, un tribut? Et pourquoi payerions-nous un
tribut? Si César peut nous cacher le soleil avec une couverture, ou
mettre la lune dans sa poche, alors nous lui payerons un tribut pour
revoir la lumière: autrement, seigneur, ne parlons plus de tribut, je
vous en prie.
CYMBELINE.--Vous devez savoir qu'avant que les injustes Romains eussent
extorqué de nous ce tribut, nous étions libres. L'ambition de César, qui
s'enflait sans cesse, au point d'embrasser presque les deux flancs de
l'univers, nous imposa ce joug sans aucun droit: le secouer est le
devoir d'un peuple belliqueux; ce que nous nous vantons d'être. Nous
disons donc que nous eûmes pour ancêtres ce Mulmutius qui fonda nos
lois: l'épée de César les a trop mutilées. Rendre à ces lois leur
vigueur et leur libre cours sera la bonne oeuvre de l'autorité que nous
tenons en main, quoique Rome s'en irrite. Oui: Mulmutius fut le premier
des Bretons qui ceignit son front d'une couronne d'or, le premier qui se
nomma roi.
LUCIUS.--Je suis fâché, Cymbeline, d'avoir à te déclarer pour ennemi
César Auguste, qui compte plus de rois à ses ordres que tu n'as
d'officiers à ta cour. Au nom de César, je t'annonce la guerre et la
ruine: prévois un orage auquel rien ne pourra résister. Après ce défi,
je te remercie en mon propre nom.
CYMBELINE.--Tu es le bienvenu, Caïus, ton César m'a fait chevalier; j'ai
passé près de lui une grande partie de ma jeunesse; j'ai recueilli près
de lui cet honneur qu'il cherche aujourd'hui à me ravir; je suis
contraint de le défendre à toute extrémité.--Je suis bien informé que
les Pannoniens et les Dalmatiens, pour maintenir leurs franchises, sont
maintenant en armes. Si, dans cet exemple, les Bretons ne lisaient pas
leur devoir, ils se montreraient insensibles; c'est ce que César ne les
trouvera pas.
LUCIUS.--Laissez parler les preuves.
CLOTEN.--Sa Majesté vous souhaite la bienvenue: passez gaiement avec
nous un jour ou deux, ou plus encore. Après, si vous revenez nous
chercher dans d'autres intentions, vous nous trouverez dans notre
ceinture d'eau salée. Si vous nous en chassez, elle est à vous; si vous
échouez dans l'entreprise, nos corbeaux en feront meilleure chère à vos
dépens, et tout finit là.
LUCIUS.--Comme vous dites, seigneur.
CYMBELINE.--Je connais les volontés de votre maître; lui, les miennes.
Il ne me reste plus qu'à vous dire: soyez le bienvenu.
(Ils sortent.)
SCÈNE II
Un autre appartement dans le même palais.
PISANIO _entre, des lettres à la main_.
PISANIO.--Quoi! d'adultère? Pourquoi ne me nommes-tu pas le monstre qui
l'accuse? O Posthumus! ô mon maître! quel venin étranger s'est glissé
dans ton oreille! Quel Italien perfide, le poison à la langue comme à la
main[12], a triomphé de ta crédulité trop prompte!--Infidèle? Non, elle
est victime de sa fidélité; et elle soutient plutôt comme une déesse que
comme une épouse des assauts qui triompheraient de mainte vertu. O mon
maître! ton âme devant la sienne est maintenant tombée aussi bas que
l'était ta fortune. Qui? moi, que je la poignarde! _Au nom de
l'affection, de la foi que je t'ai jurée, de mon dévouement à tes
ordres_: Moi! elle! son sang! Si c'est là te rendre un service, que
jamais on ne me tienne pour un homme à services. Quel air ai-je donc
pour paraître dépouillé d'humanité au degré que supposerait cette
action? (_Lisant_.) _Obéis: la lettre que je t'envoie pour elle te
fournira l'occasion de le faire par ses ordres_. Papier infernal, aussi
noir que l'encre qui te couvre, matière insensible, es-tu complice de
cet acte, en conservant à l'extérieur ta blancheur virginale?--La voici.
(_Entre Imogène_.) Je ne sais plus ce qui m'est commandé.
[Note 12: Déjà les empoisonnements étaient fréquents en Italie.]
IMOGÈNE.--Eh bien! Pisanio, quelles nouvelles?
PISANIO.--Madame, voici une lettre de mon maître.
IMOGÈNE.--Qui? ton maître? C'est le mien, Léonatus. Oh! il serait bien
savant, l'astronome qui connaîtrait les étoiles comme je connais ses
caractères! le livre de l'avenir lui serait ouvert.--Dieux propices,
faites que tout ce qui est contenu ici ne respire que l'amour, ne parle
que de la santé de mon époux, de son contentement,--non pas pourtant de
ce que nous sommes séparés l'un de l'autre; que plutôt cela l'afflige.
Il est des chagrins salutaires; celui-là est du nombre; c'est un remède
qui fortifie l'amour... Mais, à part cela, qu'il soit content. Bonne
cire, permets... soyez bénies, vous abeilles, qui formez ces sceaux des
secrets. (Les amants et les hommes liés par des pactes dangereux ne font
pas les mêmes voeux.) Tu jettes les faussaires dans les prisons; mais tu
scelles aussi les tablettes de l'amour!... De bonnes nouvelles, grands
dieux! (_Elle lit_.)
«La justice et le courroux de votre père, s'il venait à me surprendre
dans ses États, ne seront jamais si mortels pour moi que vous ne
puissiez, ô la plus chérie des créatures, me ranimer d'un regard de vos
yeux. Apprenez que je suis en Cambrie, au havre de Milford; suivez, sur
cet avis, la marche que vous inspirera votre amour. Votre bonheur en
tout est le voeu de celui qui reste fidèle à ses serments, et dont
l'amour va croissant tous les jours.
«LÉONATUS POSTHUMUS.»
Oh! un cheval avec des ailes! L'entends-tu, Pisanio? Il est au havre de
Milford. Lis et dis-moi à quelle distance c'est d'ici. Si un homme qui
n'est appelé que par de minces affaires peut à l'aise y arriver en une
semaine, ne pourrais-je, moi, y voler en un jour! Allons, fidèle
Pisanio, toi qui languis ainsi que moi du désir de voir ton maître: oh!
laisse-m'en rabattre! tu languis, mais non comme moi; tu languis aussi
de le voir, mais plus faiblement... Oh! non, pas comme moi; car mon
désir est au dessus, au-dessus... réponds et presse tes paroles: un
confident d'amour doit les précipiter, les entasser dans
l'oreille.--Combien y a-t-il d'ici à ce bienheureux Milford? et sur la
route tu me raconteras par quel bonheur le pays de Galles possède ce
port.--Mais avant tout, comment nous dérober de ces lieux? Et puis
l'espace de temps qui va s'écouler entre le départ et notre retour,
comment l'excuser?... Mais d'abord comment sortir d'ici? pourquoi
fait-on naître ou engendre-t-on des excuses? nous en parlerons plus
tard. De grâce, réponds: combien de vingtaines de milles pourrons-nous
parcourir dans une heure?
PISANIO.--Une vingtaine, madame, entre deux soleils, c'est assez pour
vous; (_à part_) et trop aussi!
IMOGÈNE.--Mais, ami, un malheureux qui irait à son supplice ne s'y
traînerait pas si lentement. J'ai ouï parler de ces paris de courses où
les chevaux étaient plus légers que le grain de sable qui glisse dans
nos horloges; mais ce sont de vains propos.--Va, dis à ma suivante
qu'elle feigne une indisposition, qu'elle dise vouloir se rendre auprès
de son père; et prépare-moi à l'instant un habit de cheval aussi simple
que celui que porterait la ménagère d'un franklin[13].
[Note 13: Homme libre, propriétaire; ni vilain, ni vassal.]
PISANIO.--Madame, vous devriez considérer....
IMOGÈNE.--Je vois la route qui est devant moi, Pisanio; et rien ici, ni
là, ni rien de ce qui peut arriver. Tout le reste est enveloppé d'un
brouillard que je ne puis pénétrer. Hâtons-nous, je te prie; fais ce que
je t'ordonne; nous n'avons plus rien à dire. Il ne s'agit plus que de la
route qui mène à Milford.
(Ils sortent.)
SCÈNE III
Le pays de Galles.--Contrée montagneuse, avec une caverne.
BÉLARIUS _sort de la caverne avec_ GUIDÉRIUS et ARVIRAGUS.
BÉLARIUS.--Un trop beau jour pour qu'on le passe à la maison sous un
toit aussi bas que le nôtre. Courbez-vous, jeunes gens! cette porte vous
apprend à adorer le ciel et vous fait incliner pour la sainte prière du
matin. Les portes des monarques ont des voûtes si élevées, que des
géants impies peuvent y passer avec leurs turbans, sans saluer le
soleil. Salut, beau ciel! Nous habitons le rocher, mais nous ne sommes
pas aussi ingrats envers toi que des gens d'une vie plus recherchée.
GUIDÉRIUS.--Je te salue, ciel!
ARVIRAGUS.--Ciel, je te salue.
BÉLARIUS.--Maintenant, à nos exercices de montagnes; montez cette
colline. Vos jambes sont jeunes; moi, je foulerai ces plaines, et
lorsque de cette hauteur vous m'apercevrez petit comme un corbeau,
remarquez bien que c'est la place qui rapetisse ou qui agrandit. Vous
pourrez alors repasser dans votre mémoire tout ce que je vous ai raconté
des cours, des princes et des intrigues qui se trament à la guerre;
c'est là que le service, quoique rendu, n'est pas service; il ne l'est
que lorsqu'il est reconnu tel. C'est en observant ainsi, que nous
retirons du profit de toutes les choses que nous voyons. Et souvent, à
notre consolation, nous trouverons que l'escarbot, avec ses ailes dans
un étui[14], vit dans un poste plus sûr que l'aigle aux vastes ailes.
Oh! la vie que nous menons ici est plus noble que celle qui se passe à
attendre des refus; elle est plus riche que celle qu'on passe à ne rien
faire pour un petit enfant[15], plus fière que celle de l'homme qui se
carre dans un habit de soie qu'il n'a pas payé. Il reçoit le salut de
celui qui lui fournit sa parure, et dont le livre n'est pas barré. Ce
n'est pas une vie comparable à la nôtre.
[Note 14: Coléoptère, dont les ailes sont en effet renfermées dans
une espèce d'étui.]
[Note 15: Les grands seigneurs demandaient la tutelle des grands
héritiers, dont ils négligeaient l'éducation et dépensaient les
revenus.]
GUIDÉRIUS.--Vous parlez d'après votre expérience: nous, pauvres oiseaux
sans plumes, nous n'avons encore jamais volé hors de la vue du nid, nous
ignorons quel air on respire loin de notre asile. Peut-être que cette
vie est la plus heureuse, si la vie tranquille est la plus heureuse;
elle vous semble plus douce, à vous qui en avez connu une plus dure;
elle convient mieux à la pesanteur de votre âge, mais pour nous c'est
une cellule d'ignorance, un voyage dans un lit, la prison d'un débiteur
qui n'ose pas faire un pas hors des limites.
ARVIRAGUS.--De quoi pourrons-nous parler, lorsque nous serons vieux
comme vous? Lorsque nous entendrons la pluie et les vents battre le
triste Décembre, comment, dans cette froide caverne, charmerons-nous, en
discourant ensemble, les heures glacées? Nous n'avons rien vu; nous
vivons à la façon des animaux; subtils comme le renard pour saisir notre
proie, courageux comme le loup pour conquérir ce que nous mangeons,
notre valeur se borne à poursuivre ce qui fuit, nous faisons un choeur
de notre cage, comme l'oiseau emprisonné, et nous chantons notre
captivité avec l'accent de la liberté.
BÉLARIUS.--Comme vous parlez! Ah! si vous connaissiez seulement les
usures de la capitale, et que vous en eussiez fait la dure expérience;
si vous connaissiez les artifices de la cour, qu'il est aussi difficile
de quitter qu'il l'est de s'y maintenir, où l'instant qui vous amène au
faîte est celui d'une chute certaine, ou bien la pente est si glissante
que la crainte de choir est aussi funeste que la chute même! Si vous
connaissiez les fatigues de la guerre, ce pénible métier qui semble
chercher seulement le danger au nom de la réputation et de l'honneur,
qui expire dans la recherche et reçoit aussi souvent sur son tombeau une
épitaphe calomnieuse, qu'un éloge des belles actions; hélas! combien de
fois est-on puni d'avoir fait le bien? Et ce qui est pis encore, on est
forcé de sourire au blâme. O mes enfants! cette histoire que je vous
raconte, le monde peut la lire sur moi-même: mon corps est couvert des
marques des épées romaines, et ma réputation prenait rang jadis parmi
les noms des plus célèbres capitaines. Cymbeline m'aimait, et dès qu'on
parlait d'un guerrier, mon nom ne tardait guère à être cité; j'étais
alors comme un arbre dont les rameaux sont courbés sous le poids des
fruits; mais dans une nuit, un orage ou un voleur, appelez-le comme vous
voudrez, secoua sur la terre mes rameaux pendants, et me dépouilla de
mes fruits et même de mes feuilles, pour me laisser exposé nu aux
injures de l'air.
GUIDÉRIUS.--Instabilité de la faveur!
BÉLARIUS.--Et ma faute ne fut, comme je vous l'ai dit souvent, que le
crime de deux scélérats dont les faux serments prévalurent sur mon
honneur sans tache. Ils jurèrent à Cymbeline que j'étais ligué avec les
Romains. De là mon bannissement; et, depuis vingt années, ce rocher et
ces bois ont été mon univers. J'y ai vécu dans une honnête liberté; j'y
ai payé au ciel plus de pieux hommages que dans tout le cours précédent
de ma vie.--Mais ce ne sont pas là des discours de chasseurs. Courons
gravir ces montagnes; celui qui frappera le premier la proie sera le roi
de la fête; il sera servi par les deux autres, et nous ne craindrons
aucun de ces poisons qu'on rencontre dans des lieux de plus grande
apparence. Je vous rejoindrai dans les vallons. (_Guidérius et Arviragus
disparaissent_.) Combien il est malaisé d'étouffer les étincelles de la
nature! Ces enfants ne se doutent pas qu'ils sont les fils du roi, et
Cymbeline ne songe guère qu'ils sont vivants. Ils se croient mes
enfants, et quoique élevés si simplement dans l'obscurité de cette
caverne où il faut se courber pour entrer, déjà leurs pensées atteignent
la hauteur de la voûte des palais. Dans les actions les plus simples et
les plus vulgaires, la nature leur donne un air princier qui surpasse de
bien loin tout l'art des autres hommes. Ce Polydore, l'héritier de
Cymbeline et de la Bretagne, que le roi son père nommait Guidérius, ô
Jupiter! lorsqu'assis sur mon escabeau à trois pieds je raconte mes
exploits à la guerre, toute son âme s'élance vers mon récit; lorsque je
dis: «Ainsi tomba mon ennemi; ce fut ainsi que je posai mon pied sur sa
gorge,» alors son sang royal colore ses joues, il est en nage, il roidit
ses muscles et se met en posture pour représenter l'action que je
raconte. Et son jeune frère Cadwal, autrefois Arviragus, dans une
attitude semblable, anime, échauffe mon récit, et montre que son
imagination va bien plus loin.--Écoutons: ils ont fait lever le gibier.
O Cymbeline! le ciel et ma conscience savent que tu m'as injustement
banni; en revanche, je t'ai volé ces deux enfants à l'âge de trois et de
deux ans, voulant te priver de tes héritiers comme tu m'avais dépouillé
de mon héritage. Euriphile, tu fus leur nourrice! ils la prenaient pour
leur mère, et chaque jour ils vont honorer son tombeau: et moi,
Bélarius, qui me nommes aujourd'hui Morgan, ils me croient leur
véritable père.--La chasse est en train.
(Il sort.)
SCÈNE IV
Les environs du havre de Milford.
PISANIO et IMOGÈNE
IMOGÈNE.--Tu me disais, quand nous sommes descendus de cheval, que nous
étions tout près du port. Le désir qu'avait ma mère de me voir
pour la première fois n'était pas aussi violent que celui que
j'éprouve.--Pisanio! mon ami, où est Posthumus!--A quoi penses-tu pour
tressaillir ainsi? Pourquoi ce soupir échappé du fond de ton coeur? Un
visage en peinture qui te ressemblerait annoncerait un homme en proie à
une perplexité au delà de toute imagination! Donne à ta physionomie une
expression moins effrayante, avant que le trouble gagne mes sens plus
rassis. Qu'y a-t-il? Pourquoi me présentes-tu cet écrit avec un regard
aussi sinistre? S'il m'apporte des nouvelles agréables[16], annonce-les
moi par un sourire; si elles sont funestes, tu n'as qu'à garder cette
expression. (_Elle prend la lettre_.) L'écriture de mon mari! Cette
détestable Italie, décriée par ses poisons, l'aura trompé; sans doute,
il est dans quelque fâcheuse extrémité. Homme[17], parle; tes paroles
peuvent adoucir quelque extrémité qui me tuerait si je la lisais.
[Note 16: _Summer's news_, nouvelles d'été, nouvelles de beau temps,
bonnes nouvelles.]
[Note 17: _Man_. Les Espagnols disent aussi _hombre_, en s'adressant
à un inférieur qu'on ne connaît pas; et, dans le style ordinaire. On dit
en France: Hé! l'homme!]
PISANIO.--Je vous prie, lisez. Et vous allez voir en moi un homme bien
malheureux, bien méprisé par le sort!
IMOGÈNE, _lisant_.--«Ta maîtresse, Pisanio, s'est prostituée dans mon
lit. Les preuves en reposent au fond de mon coeur sanglant. Je ne parle
pas sur de faibles soupçons; mais d'après des preuves aussi fortes que
ma douleur, et aussi certaines que l'espoir de ma vengeance. Cette
vengeance, Pisanio, tu dois t'en charger pour moi. Si son manque de foi
n'a pas corrompu la tienne, que tes mains lui ôtent la vie. Je t'en
fournirai l'occasion au port de Milford. Je lui écris de s'y rendre:
arrivés là, si tu crains de frapper et de me donner la preuve certaine
que c'est fait, tu es l'agent de son déshonneur, et je te tiens pour
aussi déloyal qu'elle.»
PISANIO.--Quel besoin aurais-je de tirer l'épée? Ce papier lui a déjà
coupé la gorge; non, c'est la calomnie, dont le tranchant est plus aigu
que le poignard; dont la langue a plus de venin que tous les serpents du
Nil; sa voix vole sur les vents et va séduire tous les coins du monde.
Rois, reines, empires, vierges, matrones, cette vipère empoisonne tout;
elle se glisse jusque dans le secret des tombeaux.--Madame, comment vous
trouvez-vous?
IMOGÈNE.--Infidèle à sa couche! Qu'est-ce qu'être infidèle?--Est-ce d'y
veiller les nuits en songeant à lui? d'y pleurer d'heure en heure? et si
le sommeil saisit la nature accablée, l'interrompre aussitôt par un rêve
effrayant dont il est l'objet, et me réveiller en pleurant: est-ce là
être infidèle à sa couche? est-ce cela?
PISANIO.--Hélas! vertueuse dame!
IMOGÈNE.--Moi, infidèle? Ta conscience,--Iachimo, est témoin... Tu
l'accusas d'infidélité, et dès lors tu parus à mes yeux un misérable;
aujourd'hui ton visage me semble assez agréable. Quelque geai[18]
d'Italie, qui a eu le fard pour mère, l'aura trahi; et moi, malheureuse,
je suis passée de mode, un vêtement suranné, trop riche pour être
suspendu aux murailles, et qu'il vaut mieux découdre, mettre en pièces.
Oh! les serments des hommes sont des traîtres qui perdent les femmes!
ton inconstance, ô mon époux, va faire croire que toute apparence
vertueuse couvre une trahison, qu'elle est étrangère au visage qui
l'emprunte, et que c'est un piège tendu aux femmes.
[Note 18: Quelque geai, quelque femme parée non par la nature, mais
par le fard.]
PISANIO.--Ma chère maîtresse, écoutez-moi.
IMOGÈNE.--Jadis, après la trahison d'Énée, tous les hommes fidèles et
honnêtes furent crus perfides comme lui; les pleurs du fourbe Sinon
décrièrent bien des larmes sincères et privèrent de pitié le véritable
malheur. Ainsi, toi, Posthumus, ton exemple fera calomnier tous les
hommes vertueux; des amants généreux et fidèles seront tenus pour
traîtres et parjures, d'après ton crime.--Viens, Pisanio; sois fidèle,
exécute les ordres de ton maître; et quand tu le reverras, raconte-lui
un peu mon obéissance. Vois, c'est moi qui tire ton épée moi-même,
prends-la, ouvre mon coeur, asile innocent de mon amour. Ne crains rien;
il n'y reste plus autre chose que le désespoir; ton maître n'y est plus,
lui qui en était le trésor! Fais ce qu'il t'ordonne: frappe... Peut-être
serais-tu brave dans une cause plus juste; mais en ce moment tu parais
lâche.
PISANIO.--Loin de moi, vil instrument. Tu ne damneras pas ma main.
IMOGÈNE.--Mais il faut que je meure, et si je ne meurs pas de ta main,
tu n'obéis pas à ton maître. Il est contre le suicide une défense divine
qui intimide mon faible bras.--Viens, voilà mon coeur; il y a quelque
chose devant... attends, attends; je ne veux aucune défense, je suis
prête, comme le fourreau, à recevoir l'épée. Qu'y a-t-il là? les lettres
de Posthumus fidèle toutes changées en parjures. Loin de moi,
corruptrices de ma foi, vous ne reposerez plus sur mon coeur. C'est donc
ainsi que de pauvres insensées croient de perfides maîtres! Mais si la
malheureuse qui est trahie souffre cruellement de la trahison, le
traître en est puni par des maux plus grands encore. Et toi, Posthumus,
qui as soulevé ma désobéissance contre le roi, et qui m'as fait
repousser des princes mes égaux, tu reconnaîtras un jour que ce n'était
pas, de ma part, un fait ordinaire, mais un sacrifice rare; et je
m'afflige, en songeant combien un jour, lorsque tu seras dégoûté de
celle qu'aujourd'hui tu caresses, combien alors mon souvenir tourmentera
ta mémoire.--Je t'en conjure, hâte-toi, l'agneau implore le boucher. Où
est ton poignard? Tu es trop lent à obéir à ton maître, lorsque je
désire la même chose.