William Shakespear

Cymbeline Tragédie
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PISANIO.--O gracieuse dame! depuis que j'ai reçu l'ordre d'exécuter
cette action, je n'ai pas fermé l'oeil.

IMOGÈNE.--Exécute-la, et va te coucher après.

PISANIO.--Je veillerais plutôt jusqu'à en perdre la vue.

IMOGÈNE.--Pourquoi donc t'en charger? Pourquoi m'avoir fait parcourir en
vain tant de milles sous un faux prétexte? Le lieu, ma fuite, ton voyage
et la fatigue du cheval, tout l'invite; le trouble aussi où mon absence
aura jeté toute la cour; je n'y retournerai jamais, mon parti est pris.
Pourquoi t'es-tu engagé si avant, pour détendre ton arc lorsque tu es en
posture, et que la biche désignée est devant toi?

PISANIO.--Pour gagner le temps d'éluder un si funeste emploi, et, durant
cet intervalle, j'ai cherché un expédient. Ma chère maîtresse,
écoutez-moi avec patience.

IMOGÈNE.--Parle jusqu'à lasser ta langue; parle: je me suis entendu
nommer une prostituée; mon oreille, frappée à faux, ne peut plus
recevoir ni blessure plus cruelle, ni baume qui guérisse celle-là.
Parle.

PISANIO.--Eh bien, madame, je pensais que vous ne retourneriez point sur
vos pas.

IMOGÈNE.--C'était probable, puisque tu m'amenais ici pour me tuer.

PISANIO.--Non, non; mais si j'étais aussi sage qu'honnête, mon expédient
tournerait bien.--Il est impossible que mon maître ne soit pas trompé;
quelque scélérat, consommé dans son art, vous a fait à tous deux cette
maudite injure.

IMOGÈNE.--Quelque courtisane romaine...

PISANIO.--Non, sur ma vie, je lui manderai seulement que vous êtes
morte, et je lui en enverrai quelque indice sanglant; car tel est
l'ordre qu'il m'a donné; votre absence de la cour confirmera mon récit.

IMOGÈNE.--Mais, honnête Pisanio, que ferai-je pendant ce temps-là? Où
habiterai-je? Comment vivrai-je, ou quelle consolation aurai-je dans la
vie, après que je serai morte pour mon époux?

PISANIO.--Si vous retournez à la cour...

IMOGÈNE.--Plus de cour, plus de père; je ne veux plus de démêlés avec
cet insupportable seigneur, cet être nul, ce Cloten dont la poursuite
était pour moi plus effrayante qu'un siège.

PISANIO.--Et si vous renoncez à la cour, vous ne pourrez pas alors
rester en Bretagne.

IMOGÈNE.--Où irais-je, alors? Le soleil ne luit-il que sur la Bretagne
seule? N'est-ce que dans la Bretagne qu'il y a des jours et des nuits?
Dans le grand livre du monde, notre Bretagne paraît en faire partie,
sans y être comprise; c'est un nid de cygne sur un grand étang. Crois,
je te prie, qu'il existe des hommes hors de la Bretagne.

PISANIO.--Je suis bien aise que vous songiez à quelque autre lieu.
Lucius, l'ambassadeur romain, arrive demain au havre de Milford; si vous
pouviez conformer votre extérieur à l'état de votre fortune, et cacher
sous le déguisement cette grandeur qui ne peut se montrer sans péril,
vous marcheriez dans une route agréable où vous pourriez voir bien des
choses... Peut-être seriez-vous tout près des lieux où habite Posthumus;
ou si vous ne pouviez voir de vos yeux ses actions, assez près du moins
pour que la renommée apportât d'heure en heure, à votre oreille, le
récit fidèle de toutes ses démarches.

IMOGÈNE.--Oh! pour arriver là, malgré les dangers que peut courir ma
modestie, ce n'est pas sa mort, et je hasarderai tout.

PISANIO.--Eh bien! alors, voici mon expédient. Il vous faut oublier que
vous êtes une femme, passer du commandement à l'obéissance, dépouiller
cette crainte et cette délicatesse, attributs de toutes les femmes, ou
qui sont, à vrai dire, la femme elle-même, et affecter un courage badin,
être vif à la répartie, impertinent et querelleur comme une belette[19];
oui, il vous faut oublier aussi ce trésor précieux de vos joues et les
exposer... (O coeur barbare! mais hélas! point de remède) aux ardeurs
empressées de Titan, qui prodigue à tous ses baisers; il vous faut
renoncer à vos atours élégants et étudiés, qui rendaient la grande Junon
jalouse.

[Note 19: On a vu des belettes devenir domestiques comme les chats,
et faire la guerre aux rats et à la vermine.]

IMOGÈNE.--Ah! sois bref, je vois ton but, et déjà je me sens presque un
homme.

PISANIO.--Commencez d'abord par le paraître. Prévoyant ceci, j'avais
préparé un pourpoint, un chapeau, un haut-de-chausses et tout ce qui
s'en suit; nous trouverons cela dans mon sac de voyage. Voulez-vous,
dans ce travestissement et empruntant de votre mieux tous les dehors
d'un jeune homme de votre âge, vous présenter devant le noble Lucius,
lui demander de l'emploi, lui dire quels sont vos talents: il les
connaîtra bientôt si son oreille est sensible aux charmes de la musique.
Je n'en doute point, il vous adoptera avec joie; car il est honorable,
et, qui plus est, très-saint. Quant à vos ressources à l'étranger, vous
me savez riche; je ne manquerai jamais à vos besoins présents ni à ceux
de l'avenir.

IMOGÈNE.--Tu es toute la consolation que les dieux me laissent. De
grâce, éloigne-toi, il y aurait encore bien des choses à considérer;
mais nous ferons tout ce que le temps nous permettra. Je m'enrôle dans
cette entreprise et je la soutiendrai avec le courage d'un prince.
Séparons-nous, je te prie.

PISANIO.--Allons, madame, il faut nous faire de courts adieux, de peur,
si on remarquait mon absence, que je ne fusse soupçonné d'avoir aidé
votre évasion de la cour.--Ma noble maîtresse, prenez cette boîte, je
l'ai reçue de la reine, elle renferme un suc précieux; si vous êtes
malade en mer ou que vous ayez mal à l'estomac sur terre, une gorgée de
cette liqueur dissipera votre indisposition. Cherchez quelque ombrage et
allez vous revêtir de vos habits d'homme. Puissent les dieux vous
inspirer la meilleure conduite!

IMOGÈNE.--Ainsi soit-il. Je te remercie.

(Ils sortent.)


SCÈNE V

Appartement dans le palais de Cymbeline.

_Entrent_ CYMBELINE, LUCIUS, LA REINE, CLOTEN, et _les seigneurs de la
cour_.


CYMBELINE.--Je te quitte ici et te fais mon adieu.

LUCIUS.--Noble roi, je te rends grâces; j'ai reçu les ordres de mon
empereur; il faut que je parte de ces lieux, et je suis bien fâché
d'être obligé de t'annoncer à Rome pour l'ennemi de mon maître.

CYMBELINE.--Mes sujets, seigneur, ne veulent plus endurer son joug, et
il serait indigne d'un roi de se montrer moins jaloux qu'eux de sa
dignité.

LUCIUS.--Ainsi, seigneur, je vous demande une escorte qui me conduise
jusqu'au havre de Milford.--Madame, que toutes les félicités
accompagnent Votre Majesté et les siens.

CYMBELINE.--Seigneurs, j'ai fait choix de vous pour cet office.
N'omettez aucun des honneurs qui lui sont dus. Adieu, noble Lucius.

LUCIUS.--Votre main, seigneur.

CLOTEN.--Reçois-la comme celle d'un ami; mais à partir de ce moment je
la tiens pour celle de ton ennemi.

LUCIUS.--L'événement n'a pas encore nommé le vainqueur, seigneur. Adieu.

CYMBELINE.--Mes bons seigneurs, ne quittez point le brave Lucius qu'il
n'ait passé la Severn. Soyez heureux!

(Lucius part.)

LA REINE.--Il s'en va en fronçant le sourcil: mais c'est un honneur pour
nous de lui en avoir donné sujet.

CLOTEN.--Tout est au mieux; la guerre est le voeu général de vos
vaillants Bretons.

CYMBELINE.--Lucius a déjà mandé à l'empereur ce qui se passe ici. Il
nous importe par conséquent que nos chars et notre cavalerie soient
promptement sur pied. Les forces qu'il a déjà dans la Gaule seront
bientôt rassemblées en corps d'armée, et de là il portera la guerre en
Bretagne.

LA REINE.--Ce n'est pas une affaire sur laquelle il faille s'endormir:
il faut s'en occuper avec diligence et vigueur.

CYMBELINE.--Comme je m'attendais à ce que les choses se passassent
ainsi, je suis en mesure. Mais, ma douce reine, où est notre fille? Elle
n'a point paru devant le Romain; elle ne nous a point rendu ses devoirs
journaliers. Il y a en elle plus de mauvaise volonté que de tendresse
filiale. Je m'en suis aperçu. Faites-la venir devant nous: nous avons
supporté trop facilement sa désobéissance.

(Un serviteur sort.)

LA REINE.--Sire, depuis l'exil de Posthumus elle mène une vie
très-retirée; il n'y a que le temps qui puisse la guérir. Je conjure
Votre Majesté de lui épargner les paroles sévères: c'est une âme si
tendre aux reproches, que les paroles sont des coups pour elle, et les
coups lui donneraient la mort.

(Le serviteur revient.)

CYMBELINE.--Eh bien! vient-elle? Comment va-t-elle justifier ses mépris?

LE SERVITEUR.--Sauf votre bon plaisir, seigneur: ses appartements sont
tous fermés, et on n'a point répondu à tout le bruit que nous avons pu
faire.

LA REINE.--Seigneur, la dernière fois que j'ai été la voir, elle m'a
prié d'excuser sa profonde retraite, y étant forcée par sa mauvaise
santé, et elle m'a prévenue qu'elle suspendrait les devoirs qu'elle
était obligée de vous rendre chaque jour. Elle m'avait prié de vous en
prévenir; mais les soins de notre cour ont mis ma mémoire dans son tort.

CYMBELINE.--Ses portes fermées, sans qu'on l'ait vue dernièrement! Ciel!
accorde-moi que mes craintes soient fausses!

(Il sort.)

LA REINE, _à Cloten_.--Mon fils, je vous l'ordonne, suivez le roi.

CLOTEN.--Cet homme qui lui est attaché, Pisanio, ce vieux serviteur, je
ne l'ai pas vu non plus depuis deux jours.

LA REINE.--Allez, suivez ses traces. (_Cloten sort_.) Ce Pisanio, si
dévoué à Posthumus, tient de moi une drogue... Je prie le ciel que son
absence vienne de ce qu'il l'a avalée; car il est persuadé que c'est un
élixir précieux.--Mais elle, où est-elle allée? Peut-être le désespoir
l'aura saisie; ou bien, entraînée par l'ardeur de son amour elle aura
fui vers son cher Posthumus. Sûrement, elle marche à la mort, ou au
déshonneur; et je puis faire bon usage pour mes fins de l'une ou de
l'autre. Elle écartée, c'est moi qui dispose à mon gré de la couronne de
Bretagne. (_Cloten rentre_.) Eh bien! mon fils?

CLOTEN.--Son évasion est certaine. Allez apaiser le roi: il est en
fureur: personne n'ose l'approcher.

LA REINE.--Tant mieux. Puisse cette nuit le priver d'un lendemain!

(Elle sort.)

CLOTEN.--Je l'aime et je la hais.--Elle est belle, et princesse: elle
possède toutes les brillantes qualités de la cour: elle en a plus à elle
seule qu'aucune dame, que toutes les dames, que toutes les femmes. Elle
a de chacune d'elles ce qu'elle a de mieux, et, formée de cet ensemble,
elle les surpasse toutes; voilà pourquoi je l'aime: mais d'un autre côté
ses dédains pour moi, tandis qu'elle prodigue ses faveurs à ce vil
Posthumus, font si grand tort à son jugement que toutes ses rares
perfections en sont étouffées: aussi cela me détermine à la haïr, bien
plus à me venger d'elle... car les dupes... (_Entre Pisanio_.) Qui va
là? Quoi! tu t'esquives? Approche ici: ah! c'est toi, vil entremetteur:
misérable, où est ta maîtresse? Réponds en un mot, ou bien tu vas tout
droit voir les démons.

PISANIO.--O mon bon prince!

CLOTEN.--Où est ta maîtresse? Par Jupiter, je ne te le demanderai pas
une fois de plus. Discret scélérat, je tirerai ce secret de ton coeur,
ou je t'ouvre le coeur pour l'y trouver. Est-elle avec ce Posthumus,
duquel on ne pourrait tirer une seule drachme de mérite au milieu d'un
grand poids de bassesse?

PISANIO.--Hélas! seigneur! comment serait-elle avec lui? Quand a-t-elle
disparu? Posthumus est à Rome.

CLOTEN.--Où est-elle? Allons, approche encore: point de vaines défaites:
satisfais-moi sans détour; qu'est-elle devenue?

PISANIO.--O mon digne prince!

CLOTEN.--O mon digne scélérat! découvre-moi où est ta maîtresse. Au
fait, en un seul mot.--Plus de digne prince!--Parle, ou ton silence te
vaut à l'instant ton arrêt et ta mort.

PISANIO _lui présente un écrit_.--Eh bien! seigneur, ce papier renferme
l'histoire de tout ce que je sais sur son évasion.

CLOTEN.--Voyons-le; je la poursuivrai jusqu'au trône d'Auguste. Donne,
ou tu meurs.

PISANIO, _à part_.--Elle est assez loin: tout ce qu'il apprend par cet
écrit peut le faire voyager; mais sans danger pour elle.

CLOTEN, _lisant_.--Hum!

PISANIO, _à part_.--Je manderai à mon maître qu'elle est morte. O
Imogène! puisses-tu errer en sûreté, et revenir un jour en sûreté!

CLOTEN.--Coquin: cette lettre est-elle véritable?

PISANIO.--Oui, prince, à ce que je crois.

CLOTEN.--C'est l'écriture de Posthumus; je la connais.--Drôle! si tu
voulais ne pas être un misérable, mais me servir fidèlement, employer
sérieusement ton industrie dans tous les offices dont j'aurais occasion
de te charger; j'entends que quelque fourberie que je te commande, tu
voulusses l'exécuter à la lettre et loyalement, alors je te croirais un
honnête homme, et tu ne manquerais ni de moyens de subsistance, ni de ma
protection pour avancer ta fortune.

PISANIO.--Eh bien! mon bon seigneur?

CLOTEN.--Veux-tu me servir? Puisqu'avec tant de constance, tant de
patience, tu restes attaché à la stérile fortune de ce misérable
Posthumus, tu dois, à plus forte raison, par reconnaissance, t'attacher
à la mienne en zélé serviteur. Veux-tu me servir?

PISANIO.--Seigneur, je le veux bien.

CLOTEN.--Donne-moi ta main: voici ma bourse. N'as-tu pas en ta
possession quelque habit de ton ancien maître?

PISANIO.--Seigneur, j'ai à mon logement l'habit même qu'il portait
lorsqu'il a pris congé de ma dame et maîtresse.

CLOTEN.--Ton premier service, c'est de m'aller chercher cet habit: que
ce soit ton premier service; va.

PISANIO.--J'y vais, seigneur. (Il sort.)

CLOTEN.--_Te joindre au havre de Milford?_--J'ai oublié de lui demander
une chose; mais je m'en souviendrai tout à l'heure.--Là même, misérable
Posthumus, je veux te tuer.--Je voudrais que cet habit fût déjà venu.
Elle disait un jour (l'amertume de ces paroles me soulève le coeur)
qu'elle faisait plus de cas de l'habit de Posthumus que de ma noble
personne, ornée de toutes mes qualités. Je veux, revêtu de cet habit,
abuser d'elle; et d'abord le tuer, lui, sous les yeux de sa belle: elle
verra alors ma valeur, et après ces mépris ce sera pour elle un
tourment. Lui à terre, après ma harangue d'insulte finie sur son
cadavre, lorsque ma passion sera rassasiée, ce que je veux, comme je le
dis, accomplir pour la vexer, dans les mêmes habits dont elle faisait
tant de cas, alors je la fais revenir à la cour et la fais marcher à
pied devant moi. Elle s'égayait à me mépriser, je m'égayerai aussi moi à
me venger. (_Pisanio revient avec l'habit_.) Sont-ce là ces habits?

PISANIO.--Oui, mon noble seigneur.

CLOTEN.--Combien y a-t-il qu'elle est partie pour le havre de Milford?

PISANIO.--A peine peut-elle y être arrivée à présent.

CLOTEN.--Porte ces vêtements dans ma chambre; c'est la seconde chose que
je t'ai commandée. La troisième est que tu deviennes volontairement muet
sur mes desseins. Songe à m'obéir, et la fortune viendra d'elle-même
s'offrir à toi.--C'est à Milford qu'est maintenant ma vengeance! Que
n'ai-je des ailes pour l'y atteindre.--Va, sois-moi fidèle.

(Il sort revêtu de l'habit de Posthumus.)

PISANIO.--Tu me commandes ma perte; car t'être fidèle, c'est devenir ce
que je ne serai jamais, traître à l'homme le plus fidèle.--Va, cours à
Milford, pour n'y pas trouver celle que tu poursuis.--Ciel! verse, verse
sur elle tes bénédictions! Que les obstacles traversent l'empressement
de cet insensé, et qu'un vain labeur soit son salaire!

(Pisanio sort.)


SCÈNE VI

Devant la caverne de Bélarius.

_Entre_ IMOGÈNE _en habit d'homme_.


IMOGÈNE.--Je vois que la vie d'un homme est pénible; je me suis
fatiguée, et ces deux nuits la terre m'a servi de lit. Je serais malade
si ma résolution ne me soutenait. O Milford! lorsque du sommet de la
montagne Pisanio te montrait à moi, tu étais à la portée de ma vue! ô
Jupiter! je crois que les murs fuient devant les malheureux; ceux du
moins, où ils trouveraient des secours. Deux mendiants m'ont dit que je
ne pouvais pas me tromper de chemin. Les pauvres gens, accablés de
misère, peuvent-ils mentir sachant que leurs maux sont un châtiment ou
une épreuve? Oui, il n'y aurait rien d'étonnant, puisque les riches
mêmes disent à peine la vérité. Tromper dans l'abondance est un plus
grand crime que de mentir pressé par la misère; et la fausseté chez les
rois est bien plus criminelle que chez les mendiants. Mon cher seigneur,
et toi aussi tu es du nombre des hommes perfides!.... Maintenant que je
songe à toi, ma faim est passée; il y a un moment, j'étais prête à
défaillir d'épuisement. Mais que vois-je?--Un sentier mène à cette
caverne!--C'est quelque repaire sauvage.--Je ferais mieux de ne pas
appeler. Je n'ose appeler.--Pourtant la faim, tant qu'elle n'a pas
triomphé de la nature, rend intrépide. La paix et l'abondance engendrent
les lâches; la nécessité fut toujours la mère de l'audace. Holà, qui est
ici? S'il y a quelque être civilisé, parlez; si vous êtes sauvages,
prenez ou rendez-moi la vie. Holà?.... Nulle réponse.--Alors, je vais
entrer. Il vaut mieux tirer mon épée; si mon ennemi craint le fer autant
que moi, à peine osera-t-il l'envisager. Accorde-moi pareil ennemi, ciel
propice!

(Elle entre dans la caverne.)

BÉLARIUS, _revenant de la chasse_.--C'est toi, Polydore, qui as été le
meilleur chasseur, et tu es le roi de la fête. Cadwal et moi nous serons
ton cuisinier et ton domestique, c'est ce qui est convenu. L'industrie
cesserait bientôt de prodiguer ses sueurs et périrait sans le salaire
pour lequel elle travaille. Entrons; notre appétit donnera de la saveur
à ces aliments grossiers. La lassitude dort profondément sur les
cailloux, tandis que la mollesse inquiète trouve dur un oreiller de
duvet. Que la paix habite ici, pauvre logis qui te gardes toi-même!

GUIDÉRIUS.--Je suis excédé de lassitude.

ARVIRAGUS.--Je suis affaibli par la fatigue, mais l'appétit est
vigoureux.

GUIDÉRIUS.--Il nous reste dans la caverne de la viande froide; nous nous
en repaîtrons en attendant que notre chasse soit cuite.

BÉLARIUS, _regardant dans la caverne_.--Arrêtez, n'entrez pas.... Si je
ne le voyais pas manger nos provisions, je croirais que c'est une fée.

GUIDÉRIUS.--Qu'y a-t-il donc, seigneur?

BÉLARIUS.--Par Jupiter, un ange! ou si ce n'est pas un ange, c'est le
modèle des beautés de la terre! Voyez la divinité, sous les traits d'un
jeune adolescent.

(Imogène s'avance à l'entrée de la caverne.)

IMOGÈNE, _suppliante_.--Bons chasseurs, ne me faites point de mal. Avant
d'entrer ici, j'ai appelé, et mon intention était de demander ou
d'acheter ce que j'ai pris. En vérité, je n'ai rien dérobé, et je
n'aurais rien pris, quand j'aurais l'or semé par terre. Voilà de
l'argent pour ce que j'ai mangé: j'aurais laissé cet argent sur la
table, aussitôt que j'aurais eu fini mon repas, et je serais parti en
priant le ciel pour l'hôte qui m'avait nourri.

GUIDÉRIUS.--De l'argent, jeune homme?

ARVIRAGUS.--Que tout l'argent et l'or deviennent de la fange: il ne vaut
pas mieux, excepté pour ceux qui adorent des dieux de fange.

IMOGÈNE.--Je le vois, vous êtes fâché. Apprenez que si vous me tuez pour
ma faute, je serais mort si je ne l'avais pas commise.

BÉLARIUS.--Où allez-vous?

IMOGÈNE.--Au havre de Milford.

BÉLARIUS.--Quel est votre nom?

IMOGÈNE.--Fidèle, seigneur.--J'ai un parent qui part pour l'Italie: il
s'embarque à Milford: j'allais le rejoindre lorsque, épuisé par la faim,
je suis tombé dans cette faute.

BÉLARIUS.--Je te prie, beau jeune homme, ne nous crois pas des rustres,
et ne juge pas de la bonté de nos âmes sur l'aspect de l'antre où nous
vivons. La rencontre est heureuse. Il est presque nuit; tu feras
meilleure chère avant ton départ, et nous te remercierons d'être resté
pour la partager.--Mes enfants, souhaitez-lui la bienvenue.

GUIDÉRIUS.--Jeune homme, si tu étais une femme, je te ferais la cour
sans relâche, jusqu'à ce que je fusse ton époux. Franchement, je dis ce
que je ferais.

ARVIRAGUS.--Moi, je suis satisfait de ce qu'il est un homme. Je
l'aimerai comme un frère, et, l'accueil que je ferais à mon frère après
une longue absence, tu le recevras de moi. Sois le bienvenu. Sois
joyeux; car tu rencontres ici des amis.

IMOGÈNE, _à part_.--Des amis! Ah! si c'étaient mes frères! que le ciel
n'a-t-il permis qu'ils fussent les enfants de mon père! alors le prix de
ma personne eût été moins grand, et par là plus en rapport avec toi,
Posthumus.

BÉLARIUS.--Il souffre de quelque chagrin.

GUIDÉRIUS.--Que je voudrais l'en affranchir!

ARVIRAGUS.--Et moi aussi, quel qu'il fût, et quoi qu'il m'en coûtât de
peines et de dangers! Dieux!

BÉLARIUS.--Écoutez-moi, mes enfants.

(Il leur parle à l'oreille et s'éloigne d'eux.)

IMOGÈNE.--Des grands de la cour qui n'auraient pour palais que cette
étroite caverne, qui se serviraient eux-mêmes, et qui, renonçant à ces
frivoles tributs de l'inconstante multitude, posséderaient la vertu que
leur assurerait leur propre conscience, ne pourraient surpasser ces deux
jeunes gens. Pardonnez, grands dieux! mais je voudrais changer de sexe,
pour vivre ici avec eux, puisque Posthumus est perfide.

BÉLARIUS.--Il en sera ainsi.--Allons apprêter notre gibier.--(_Il se
rapproche avec eux d'Imogène_.) Beau jeune homme, entrons. La
conversation fatigue lorsqu'on est à jeun: après le souper, nous te
demanderons poliment ton histoire, et tu nous en diras ce qu'il te
plaira.

GUIDÉRIUS.--Je te prie, entre avec nous.

ARVIRAGUS.--La nuit est moins bienvenue pour le hibou, et le matin pour
l'alouette.

IMOGÈNE.--Je vous rends grâces.

ARVIRAGUS.--Je t'en prie, approche.

(Tous trois entrent dans la caverne.)


SCÈNE VII

Rome.

_Entrent_ DEUX SÉNATEURS et _des_ TRIBUNS.


PREMIER SÉNATEUR.--Voici la teneur des ordres de l'empereur: Puisque les
soldats ordinaires sont maintenant occupés contre les Pannoniens et les
Dalmates, et que les légions des Gaules sont trop faibles pour
entreprendre la guerre contre les Bretons rebelles, nous devons exciter
la noblesse à y prendre part. Il crée Lucius proconsul, et il vous donne
à vous, tribuns, ses pleins pouvoirs pour faire cette levée.--_Vive
César!_

LES TRIBUNS.--Lucius est-il général de l'armée?

SECOND SÉNATEUR.--Oui, tribuns. Il est pour le moment en Gaule.

PREMIER SÉNATEUR.--Avec les légions dont je vous parlais et que vos
recrues doivent renforcer. Votre commission vous marque le nombre
d'hommes et le moment de leur départ.

LES TRIBUNS.--Nous ferons notre devoir.

(Ils sortent.)

FIN DU TROISIÈME ACTE.




                              ACTE QUATRIÈME


SCÈNE I

Forêt près de la caverne.

_Entre_ CLOTEN.


CLOTEN.--Me voici tout près des lieux où ils doivent se rejoindre, si
Pisanio m'en a donné la carte fidèle. Que ses habits me vont bien!
Pourquoi sa maîtresse ne m'irait-elle pas aussi bien, elle fut faite par
celui qui a fait le tailleur (révérence parler), et d'autant plus que la
femme, dit-on, va bien ou mal par caprice. Il faut que sous ce
déguisement j'en fasse l'épreuve.--J'ose me l'avouer tout haut à
moi-même (car il n'y a pas de vanité à parler à son miroir, seul dans sa
chambre), mon corps est aussi bien dessiné que celui de ce Posthumus: je
suis aussi jeune, plus robuste; je ne lui cède point en fortune; j'ai
l'avantage sur lui par les circonstances; je le surpasse en naissance;
je le vaux bien dans les occasions générales, et je me montre mieux que
lui dans les combats particuliers; cependant cette petite entêtée l'aime
au mépris de moi!

Ce que c'est que la vie de l'homme! Posthumus, ta tête, qui maintenant
s'élève sur tes épaules, dans une heure sera abattue; ta maîtresse
violée et tes habits déchirés en pièces sous tes yeux; et, tout cela
fait, je la traîne à son père; il pourra d'abord m'en vouloir un peu
d'avoir traité si rudement sa fille; mais ma mère régente son humeur;
elle saura bien tourner le tout à mon éloge.--Mon cheval est bien
attaché.--Allons, sors mon épée et dans un but sanguinaire. Fortune,
amène-les sous ma main.--Oui, je reconnais ici la description que
Pisanio m'a faite du lieu de leur rendez-vous, et ce misérable n'oserait
me tromper.

(Il sort.)


SCÈNE II

A l'entrée de la caverne.

BÉLARIUS, GUIDÉRIUS, ARVIRAGUS et IMOGÈNE _sortent de la caverne_.


BÉLARIUS, _à Imogène_.--Tu n'es pas bien, demeure ici, dans la caverne;
après notre chasse nous viendrons te retrouver.

ARVIRAGUS.--Reste ici, mon frère; ne sommes-nous pas frères?

IMOGÈNE.--L'homme et l'homme devraient l'être; cependant nous voyons que
l'argile et l'argile diffèrent en dignité, quoique leur poussière soit
la même.--Je suis bien malade.

GUIDÉRIUS.--Allez à la chasse, moi, je veux rester avec lui.

IMOGÈNE.--Je ne suis pas si malade, quoique je ne me sente pas bien;
mais je ne suis pas de ces citadins efféminés qui paraissent morts avant
même d'être malades. Je vous prie, laissez-moi, allez à vos affaires de
tous les jours: interrompre ses habitudes, c'est interrompre tout. Je
suis malade, mais votre présence ne me guérirait pas. La société n'est
pas une consolation pour ceux qui ne sont pas sociables. Je ne suis pas
très-malade, puisque je peux encore en raisonner. Je vous prie,
laissez-moi seul ici, je ne priverai de moi que moi-même, et laissez-moi
mourir puisqu'on y perdra si peu de chose.

GUIDÉRIUS, _à Imogène_.--Je t'aime, je te l'ai dit, et le poids et
l'étendue de mon amour égalent celui dont j'aime mon père.

BÉLARIUS.--Comment? que dis-tu?

ARVIRAGUS.--Si c'est un péché de le dire, seigneur, je prends sur moi la
moitié de la faute de mon bon frère.--Je ne sais pourquoi j'aime ce
jeune homme; mais je vous ai ouï dire que la raison n'entrait pour rien
dans les raisons de l'amour. Le cercueil serait à la porte, et on me
demanderait qui doit mourir, je dirais: Mon père, plutôt que ce jeune
homme!

BÉLARIUS, _à part_.--O noble élan! ô dignité naturelle! inspiration de
grandeur! Les lâches sont pères de lâches, et les êtres vulgaires
n'engendrent que des fils vulgaires; la nature a de la farine et du son,
de la grâce et du rebut; je ne suis point leur père; mais qui est donc
celui qu'ils aiment ainsi plus que moi par une espèce de prodige?--Il
est neuf heures du matin.

ARVIRAGUS.--Mon frère, adieu.

IMOGÈNE.--Je vous souhaite bonne chasse.

ARVIRAGUS.--Et moi une bonne santé. (_A Bélarius_.) Allons, seigneur.

IMOGÈNE, _à part_.--Ce sont là de bonnes créatures! Dieux, que de
mensonges j'ai entendus! Nos courtisans disaient que hors de la cour
tout était sauvage. Expérience, comme tu démens leurs rapports! La mer,
dans son empire, engendre des monstres, et, pour la table, une pauvre
rivière tributaire fournit des poissons aussi exquis. Je souffre
toujours, je souffre au coeur.--Pisanio, je veux essayer de ta drogue.

BÉLARIUS.--Je n'osais pas le presser; il m'a dit qu'il était bien né,
mais tombé dans l'infortune; qu'il était persécuté malhonnêtement, mais
honnête.

GUIDÉRIUS.--Il m'a répondu de même, mais il m'a dit que dans la suite je
pourrais en apprendre davantage.

BÉLARIUS.--Allons, à la plaine, à la plaine. (_A Imogène_.)--Nous allons
te quitter pour ce moment; rentre et repose-toi.

ARVIRAGUS.--Nous ne serons pas longtemps dehors.

BÉLARIUS.--De grâce, ne sois pas malade, car il faut que tu sois
l'économe de notre ménage.

IMOGÈNE.--Malade ou bien portant, je vous reste attaché.

(Imogène rentre dans la caverne.)

BÉLARIUS.--Et tu le seras toujours.--Ce jeune homme, quoique dans le
malheur, paraît issu de nobles ancêtres.

ARVIRAGUS.--Comme sa voix est angélique!

GUIDÉRIUS.--Et comme il fait bien la cuisine! Il a élégamment découpé
nos racines et assaisonné nos bouillons comme si Junon malade avait
réclamé ses soins.

ARVIRAGUS.--Avec quelle noblesse le sourire se mêle à ses soupirs! Comme
si le soupir n'était ce qu'il est que par le regret de n'être pas
sourire; comme si le sourire raillait le soupir de s'éloigner d'un
temple aussi divin pour se mêler aux vents qui sont maudits des
matelots.

GUIDÉRIUS.--Je remarque que la douleur et la patience, enracinées en
lui, entrelacent leurs racines.

ARVIRAGUS.--Patience, deviens la plus forte, et que la douleur, ce
sureau infect, cesse d'enlacer sa racine mourante à celle de la vigne
prospère.

BÉLARIUS.--Il est grand jour, allons, partons.--Qui va là?

(Entre Cloten.)

CLOTEN.--Je ne puis découvrir ces fuyards; ce misérable m'a joué.--Je
succombe.

BÉLARIUS.--Ces fuyards? Est-ce de nous qu'il parle? Je le reconnais à
demi. Oui, c'est Cloten, c'est le fils de la reine. Je crains quelque
embûche; je ne l'ai pas revu depuis tant d'années, et pourtant je suis
certain que c'est lui: on nous tient pour proscrits, éloignons-nous.

GUIDÉRIUS.--Il est tout seul; vous et mon frère, cherchez à découvrir si
quelqu'un l'accompagne; de grâce, allez, et laissez-moi seul avec lui.

(Bélarius et Arviragus sortent.)

CLOTEN.--Arrêtez. Qui êtes-vous, vous qui fuyez? Sans doute quelques
vils montagnards: j'ai ouï parler de ces gens-là. (_A Guidérius_.)--Qui
es-tu, esclave?

GUIDÉRIUS.--Je n'ai jamais fait d'acte plus servile que celui de
répondre au nom _d'esclave_ sans t'assommer.

CLOTEN.--Tu es un brigand, un infracteur des lois, un misérable...
Rends-toi, voleur.

GUIDÉRIUS.--A qui? à toi? Qui es-tu? N'ai-je pas un bras aussi robuste
que le tien,--un coeur aussi fier? Ton langage, je l'avoue, est plus
arrogant; moi, je ne porte point mon poignard dans ma langue. Parle, qui
es-tu donc pour que je doive te céder?

CLOTEN.--Vil insolent, ne me reconnais-tu pas à mes habits?

GUIDÉRIUS.--Non, coquin, ni ton tailleur, qui fut ton grand-père, car il
a fait ces habits qui te font ce que tu es, à ce qu'il me semble.

CLOTEN.--Adroit varlet, ce n'est pas mon tailleur qui les a faits.

GUIDÉRIUS.--Va donc remercier l'homme qui t'en a fait don.--Tu m'as
l'air de quelque fou; il me répugne de te battre.

CLOTEN.--Insolent voleur, apprends mon nom et tremble.

GUIDÉRIUS.--Quel est ton nom?

CLOTEN.--Cloten, coquin!

GUIDÉRIUS.--Eh bien! que Cloten soit ton nom, double coquin, il ne peut
me faire trembler; je serais plus ému si tu étais un crapaud, une vipère
ou une araignée.

CLOTEN.--Pour te confondre de terreur et de honte, apprends que je suis
le fils de la reine.

GUIDÉRIUS.--J'en suis fâché; tu ne parais pas digne de ta naissance.

CLOTEN.--Tu n'as pas peur?

GUIDÉRIUS.--Je ne crains que ceux que je respecte, les sages; je me ris
des fous, je ne les crains pas.

CLOTEN.--Meurs donc.... Quand je t'aurai tué de ma propre main, j'irai
poursuivre ceux qui viennent de fuir devant moi, et je planterai vos
têtes sur les portes de la cité de Lud. Rends-toi, grossier montagnard.

(Ils s'éloignent en combattant.)

(Bélarius et Arviragus rentrent.)

BÉLARIUS.--Il n'y a personne dans la campagne.

ARVIRAGUS.--Personne au monde; vous vous serez mépris, sûrement.

BÉLARIUS.--Je ne sais; il y a bien des années que je ne l'ai vu, mais le
temps n'a rien effacé des traits que son visage avait jadis; les
saccades de sa voix et la précipitation de ses paroles...--Je suis
certain que c'était Cloten.

ARVIRAGUS.--Nous les avions laissés ici; je souhaite que mon frère
vienne à bout de lui; vous dites qu'il est si féroce.

BÉLARIUS.--Je veux dire qu'à peine devenu un homme fait il ne craignait
pas des dangers menaçants; car souvent les effets du jugement sont la
cause de la peur. Mais voilà ton frère.

(Guidérius paraît de loin tenant la tête de Cloten.)

GUIDÉRIUS.--Ce Cloten était un imbécile, une bourse vide; il n'y avait
point d'argent dedans; Hercule lui-même n'aurait pu lui faire sauter la
cervelle, il n'en avait point. Et cependant, si j'en avais moins fait,
cet imbécile eût porté ma tête comme je porte la sienne.

BÉLARIUS.--Qu'as-tu fait?

GUIDÉRIUS.--Je le sais à merveille, ce que j'ai fait. J'ai coupé la tête
à un Cloten, qui se disait fils de la reine, qui m'appelait traître,
montagnard, et qui jurait que de sa main il nous saisirait tous et
ferait sauter nos têtes de la place où, grâce aux dieux, elles sont
encore, pour les planter sur les murs de la cité de Lud.

BÉLARIUS.--Nous sommes tous perdus!

GUIDÉRIUS.--Eh! mais, mon père, qu'avons-nous donc à perdre que ce qu'il
jurait de nous ôter, la vie? La loi ne nous protége pas; pourquoi donc
aurions-nous la faiblesse de souffrir qu'un insolent morceau de chair
nous menace d'être à la fois juge et bourreau, et d'exécuter lui seul
tout ce que nous pourrions craindre des lois?--Mais quelle suite
avez-vous découvert dans les bois?

BÉLARIUS.--Nous n'avons pas pu apercevoir une âme; mais, en saine
raison, il est impossible qu'il n'ait pas quelque escorte. Quoique son
caractère ne fût que changement continuel, et toujours du mauvais au
pire, cependant la folie, la déraison la plus complète eût pu seule
l'amener ici sans suite. Il se pourrait qu'on eût dit à la cour que les
hommes qui habitaient ici dans une caverne, et vivaient ici de leur
chasse, étaient des proscrits qui pourraient un jour former un parti
redoutable; lui, à ce récit, aura pu éclater, car c'est là son
caractère, et jurer qu'il viendrait nous chercher. Mais pourtant il
n'est pas probable qu'il y soit venu seul, qu'il ait osé l'entreprendre,
et qu'on l'ait souffert. Nous avons donc de bonnes raisons de craindre
que ce corps n'ait une queue plus dangereuse que sa tête.

ARVIRAGUS.--Que l'événement arrive tel que le prévoient les dieux; quel
qu'il soit, mon frère a bien fait.

BÉLARIUS.--Je n'avais pas envie de chasser aujourd'hui, la maladie du
jeune Fidèle m'a fait trouver le chemin bien long.

GUIDÉRIUS.--Avec sa propre épée, qu'il brandissait autour de ma gorge,
je lui ai enlevé la tête; je vais la jeter dans l'anse qui est derrière
notre rocher; qu'elle aille à la mer dire aux poissons qu'elle
appartient à Cloten, le fils de la reine. C'est là tout le cas que j'en
fais.

(Il sort.)

BÉLARIUS.--Je crains que sa mort ne soit vengée. Polydore, je voudrais
que tu n'eusses pas fait ce coup, quoique la valeur t'aille à merveille.

ARVIRAGUS.--Moi, je voudrais l'avoir fait, dût la vengeance tomber sur
moi seul!--Polydore, je t'aime en frère, mais je suis jaloux de cet
exploit: tu me l'as volé. Je voudrais que toute la vengeance à laquelle
la force humaine peut résister fondit sur nous et nous mit à l'épreuve.

BÉLARIUS.--Allons, c'est une chose faite.--Nous ne chasserons plus
aujourd'hui: ne cherchons point des dangers là où il n'y a pas de
profit. (_A Arviragus_.)--Je te prie, retourne à notre rocher; Fidèle et
toi, vous serez les cuisiniers; moi je vais rester ici et attendre que
cet impétueux Polydore revienne, et je l'amène à l'instant pour dîner.

ARVIRAGUS.--Pauvre Fidèle, que nous avons laissé malade, je vais le
retrouver avec plaisir! Pour lui rendre ses couleurs, je verserais le
sang d'une paroisse de Clotens, et croirais mériter des éloges comme
pour un acte de charité.

(Il sort.)

BÉLARIUS.--O déesse, divine nature, comme tu te manifestes dans ces deux
fils de roi! Ils sont doux comme les zéphyrs, lorsqu'ils murmurent sous
la violette sans même agiter sa tête flexible; mais quand leur sang
royal s'allume, ils deviennent aussi fougueux que le plus impétueux des
vents, qui saisit par la cime le pin de la montagne et le courbe
jusqu'au fond du vallon. C'est un prodige qu'un instinct secret les
forme ainsi sans leçons à la royauté, à l'honneur, dont ils n'ont point
reçu de préceptes, à la politesse, dont ils n'ont point vu d'exemple, à
la valeur, qui croît en eux comme une plante sauvage, et qui a déjà
produit une aussi riche moisson que si on l'avait semée. Cependant, je
voudrais bien savoir ce que nous présage la présence de Cloten ici, et
ce que nous amènera sa mort. (Guidérius rentre.)

GUIDÉRIUS.--Où est mon frère? Je viens de plonger dans le torrent cette
lourde tête de Cloten, et de l'envoyer en ambassade à sa mère, comme
otage, en attendant le retour de son corps.

(Musique solennelle.)

BÉLARIUS.--Qu'entends-je! mon instrument! Écoutons, Polydore! il
résonne... Mais à quelle occasion Cadwal... Écoutons.

GUIDÉRIUS.--Mon frère est-il au logis?

BÉLARIUS.--Il vient de s'y rendre.

GUIDÉRIUS.--Que veut-il dire? Depuis la mort de ma mère bien-aimée, cet
instrument n'a pas parlé... Pour ces sons solennels, il faudrait un
événement solennel... De quoi s'agit-il? des airs de triomphes pour des
riens, et des lamentations pour des caprices! C'est la joie des singes
et le chagrin des enfants. Cadwal est-il fou?


SCÈNE III

ARVIRAGUS _entre soutenant dans ses bras_ IMOGÈNE _qu'il croit morte_.


BÉLARIUS.--Regarde, le voilà qui vient! et dans ses bras il porte le
triste objet de ces accents que nous blâmions tout à l'heure.

ARVIRAGUS.--Il est mort l'oiseau dont nous faisions tant de cas!
J'aurais mieux aimé, passant d'un saut de seize ans à soixante, avoir
changé mon temps de bondir contre une béquille, que de voir cela.

GUIDÉRIUS.--O le plus beau, le plus doux des lis! penché sur les bras de
mon frère, tu n'as pas la moitié des grâces que tu avais, lorsque tu te
soutenais toi-même.

BÉLARIUS.--O mélancolie! qui a jamais pu sonder ton abîme? qui a jamais
pu jeter la sonde pour trouver la côte où ta barque pesante pourrait
aborder? Objet bien-aimé! Jupiter sait quel homme tu aurais pu devenir;
mais moi je sais que tu étais un enfant rare, et que tu es mort de
mélancolie.--En quel état l'as-tu trouvé?

ARVIRAGUS.--Roide, comme vous le voyez; ce sourire sur les lèvres, comme
s'il eût senti en riant non le trait de la mort, mais la piqûre d'un
insecte qui chatouillait son sommeil; sa joue droite reposait sur un
coussin.

GUIDÉRIUS.--En quel endroit?

ARVIRAGUS.--Par terre, ses bras ainsi entrelacés. J'ai cru qu'il
dormait, et j'ai quitté mes souliers ferrés qui retentissaient trop sous
mes pas.

GUIDÉRIUS.--En effet, sa mort n'est qu'un sommeil, et sa tombe sera un
lit. Les fées viendront la visiter souvent, et jamais les vers n'oseront
l'approcher.

ARVIRAGUS.--Tant que l'été durera, tant que je vivrai dans ces lieux,
Fidèle, je parerai ton triste tombeau des plus belles fleurs. Jamais tu
ne manqueras de primevères, elles ont la douce pâleur de ton visage; ni
de la jacinthe, azurée comme tes veines; ni de la feuille de
l'églantine, dont le parfum, sans lui faire tort, n'était pas plus doux
que ton haleine; le rouge-gorge lui-même, dont le bec charitable fait
affront à ces riches héritiers qui laissent leurs pères gisant sans
monument, viendrait t'apporter ces fleurs, et lorsqu'il n'y a plus de
fleurs, il protégerait tes restes contre le froid par un vêtement de
mousse.

GUIDÉRIUS.--Cesse, mon frère, je te prie: et ne joue pas avec ce langage
efféminé sur un sujet aussi sérieux. Ensevelissons-le, et ne différons
plus, par admiration, d'acquitter une dette légitime.--Allons au
tombeau.

ARVIRAGUS.--Dis-moi, où le placerons-nous?

GUIDÉRIUS.--A côté de notre bonne mère Euriphile.

ARVIRAGUS.--Oui, Polydore; et nous, quoique nos voix aient acquis un
accent plus mâle, nous chanterons, en le conduisant à la terre, comme
pour notre mère: répétons le même air, les mêmes paroles, et ne
changeons que le nom d'Euriphile en celui de Fidèle.

GUIDÉRIUS.--Cadwal, je ne puis chanter; je pleurerai, et je répéterai
les paroles avec toi; car des chants de douleur, qui ne sont pas
d'accord, sont pires que des temples et des prêtres imposteurs.

ARVIRAGUS.--Eh bien! nous ne ferons que les réciter.

BÉLARIUS.--Les grandes douleurs, je le vois, guérissent les petites.
Voilà Cloten entièrement oublié. Mes enfants, il était le fils d'une
reine, et s'il est venu en ennemi, souvenez-vous qu'il en a été puni.
Quoique le faible et le puissant pourrissent ensemble, et ne rendent que
la même poussière, cependant le respect, cet ange du monde, établit une
distance entre les grands et les petits. Notre ennemi était un prince.
Comme ennemi vous lui avez ôté la vie; mais vous devez l'ensevelir comme
il convient à un prince.

GUIDÉRIUS, _à Bélarius_.--Je vous prie, allez chercher son corps. Le
corps de Thersite vaut celui d'Ajax, lorsque ni l'un ni l'autre ne sont
en vie.

ARVIRAGUS, _à Bélarius_.--Si vous voulez l'aller chercher, pendant ce
temps-là nous réciterons notre hymne. Mon frère, commence. (Bélarius
sort.)

GUIDÉRIUS.--Cadwal, il faut que nous placions sa tête vers l'orient: mon
père a des raisons pour cela.

ARVIRAGUS.--Il est vrai.

GUIDÉRIUS.--Allons, viens, emportons-le.

ARVIRAGUS.--A présent, commence.

                   CHANT FUNÈBRE.

                     GUIDÉRIUS.

         Ne crains plus les ardeurs du soleil,
         Ni les outrages de l'hiver furieux;
         Tu as fini ta tâche dans la vie;
         Tu as reçu ton salaire et regagné ta demeure.
         Les jeunes garçons et les jeunes filles vêtues d'or
         Doivent devenir poussière comme les ramoneurs.

                     ARVIRAGUS.

         Ne crains plus le courroux des grands;
         Tu es au delà de la portée du trait des tyrans.
         Ne t'inquiète plus de manger ni de te vêtir.
         Pour toi, le roseau est égal au chêne,
         Et le sceptre, et la science, et la médecine,
         Tout doit suivre et rentrer dans la poussière.

                     GUIDÉRIUS.

         Ne crains plus l'éblouissant éclair,

                     ARVIRAGUS.

         Ni le trait de la foudre redoutée.

                     GUIDÉRIUS.

         Ne crains plus la calomnie et la censure téméraire.

                     ARVIRAGUS.

         La joie et les larmes sont finies pour toi.

                    TOUS DEUX ENSEMBLE.

         Tous les jeunes amants, oui, tous les amants
    Subiront la même destinée que toi, et rentreront dans la poussière.

                    GUIDÉRIUS.

         Que nul enchanteur ne te fasse de mal.

                    ARVIRAGUS.

         Que nul maléfice ne t'approche dans ton asile.

                    GUIDÉRIUS.

         Que les fantômes non ensevelis te respectent.

                    ARVIRAGUS.

         Que rien de funeste n'approche de toi.

                  TOUS LES DEUX.

         Goûte un paisible repos,
         Et que ta tombe soit renommée.

(Bélarius revient, chargé du corps de Cloten.)

GUIDÉRIUS.--Nous avons fini les obsèques de Fidèle: venez, déposez-le.

BÉLARIUS.--Voici quelques fleurs: vers minuit nous en apporterons
davantage; les herbes que baigne la froide rosée de la nuit sont plus
propres à joncher les tombeaux.--Jetez ces fleurs sur leurs
visages.--Vous étiez comme ces fleurs, vous qui êtes maintenant flétris:
elles vont se faner comme vous, ces fleurs que nous jetons sur vous.
Venez, allons-nous-en; mettons-nous à genoux à l'écart.--La terre qui
les donna les a repris. Leurs plaisirs sont passés, et leurs peines
aussi.

(Bélarius, Guidérius et Arviragus sortent.)

IMOGÈNE, _se réveillant_.--Oui, mon ami, je vais au havre de Milford;
quel est le chemin?--Je vous remercie.--Par ce détour là-bas?--Je vous
prie, y a-t-il loin encore?--Quoi! encore six milles! Que Dieu ait pitié
de moi!--J'ai marché toute la nuit.--Allons, je vais me reposer ici et
dormir. Mais doucement, point de compagnon de lit... (_Elle voit le
corps de Cloten_.) Dieux et déesses! ces fleurs sont comme les plaisirs
du monde; ce cadavre sanglant est le souci qu'ils cachent. J'espère que
je rêve. Oui, dans mon sommeil, je m'imaginais être la gardienne d'une
caverne, pour faire la cuisine à d'honnêtes créatures. Mais il n'en est
rien; ce n'était qu'une ombre, une vaine image formée des vapeurs du
cerveau. Nos yeux quelquefois sont, comme notre jugement, bien
aveugles!--En vérité, je tremble toujours de peur; ah! s'il reste encore
dans le ciel une goutte de pitié aussi petite que la prunelle d'un
roitelet, redoutables dieux, une petite part pour moi!--Le songe est
encore là; même à présent que je me réveille, il est autour de moi et
comme en moi.--Mais je n'imagine point, je sens. Un homme sans tête! les
habits de Posthumus! Je reconnais la forme de sa jambe; c'est sa main,
son pied de Mercure, ses jarrets de Mars, ses muscles d'Hercule. Mais où
est son visage de Jupiter?--Un meurtre dans le ciel!--Quoi! c'en est
donc fait!--Pisanio, que toutes les malédictions dont Hécube en délire
chargea les Grecs, et les miennes par-dessus le marché, fondent sur ta
tête! C'est toi, oui, c'est toi, qui, avec Cloten, ce démon effréné, as
égorgé ici mon époux!--Qu'écrire et lire soient désormais une trahison!
Le maudit Pisanio avec ses lettres supposées,--le maudit Pisanio,--il a
abattu le haut du grand mât de ce vaisseau le plus noble du monde! O
Posthumus! Hélas! où est ta tête? où est-elle? Hélas! qu'est-ce donc?
Pisanio pouvait aussi bien te percer le coeur et te laisser la tête.
Mais, Pisanio, comment as-tu pu?...--Ah! c'est lui avec Cloten. La
scélératesse et la cupidité ont commis ce forfait... Oh! le crime est
évident, évident! Ce breuvage qu'il me donna, en me le vantant comme un
cordial salutaire, n'ai-je pas éprouvé qu'il est meurtrier pour les
sens? Cela confirme mes soupçons; oui, c'est l'oeuvre de Pisanio et de
Cloten. Oh! laisse, laisse-moi rougir dans ton sang mon pâle visage,
afin que nous paraissions plus affreux à ceux qui pourront nous trouver.
O mon seigneur, mon seigneur!

(Elle retombe évanouie à côté du corps.)

(Lucius s'avance, entouré d'officiers romains, un devin l'accompagne.)

UN CAPITAINE.--Oui, les légions cantonnées dans les Gaules ont sur tes
ordres passé la mer; elles t'attendent ici avec tes vaisseaux au havre
de Milford; elles sont ici prêtes à agir.

LUCIUS.--Mais que mande-t-on de Rome?

L'OFFICIER.--Que le sénat a enrôlé la noblesse d'Italie et des
frontières, volontaires courageux qui promettent de généreux services;
ils viennent sous la conduite du vaillant Iachimo, le frère du prince de
Sienne.

LUCIUS.--Quand les attendez-vous?

L'OFFICIER.--Au premier vent favorable.

LUCIUS.--Cette ardeur nous promet de belles espérances; ordonnez la
revue des forces que nous avons ici, et chargez les officiers d'y
veiller.--Eh bien! seigneur, qu'avez-vous rêvé dernièrement sur
l'entreprise de cette guerre?

LE DEVIN.--La nuit dernière, les dieux eux-mêmes m'ont envoyé une
vision; j'avais jeûné et prié pour obtenir leurs lumières. J'ai vu
l'oiseau de Jupiter, l'aigle romaine, volant de l'orageux midi vers
cette partie de l'occident, se perdre dans les rayons du soleil; ce
songe, si mes péchés ne troublent pas ma prescience, annonce le succès
de l'armée romaine.

LUCIUS.--Ayez souvent de pareils songes, et qu'ils ne soient jamais
trompeurs.--Arrêtez; ah! quel est ce tronc sans tête? Les ruines
annoncent que l'édifice était beau naguère. Quoi! un page aussi, ou
mort, ou assoupi sur ce corps! Mais il est mort plutôt, car la nature a
horreur de partager la couche d'un défunt et de dormir près d'un mort.
Voyons le visage de ce jeune homme.

L'OFFICIER, _qui s'approche et le considère_.--Il est vivant, seigneur.

LUCIUS.--Il va donc nous éclairer sur ce cadavre.--Jeune homme,
instruis-nous de ton sort; il me semble qu'il est de nature à exciter la
curiosité. Quel est ce corps dont tu fais ton oreiller sanglant? Qui est
celui qui, autrement que ne le voulait la noble nature, a défiguré ce
bel ouvrage? Quel intérêt as-tu dans ce triste désastre? Dis, comment
est-il arrivé,--qui est-ce? Toi-même, qui es-tu?

IMOGÈNE.--Je ne suis rien,--ou du moins mieux vaudrait pour moi ne rien
être... Celui-ci était mon maître, un digne et vaillant Breton, massacré
ici par les montagnards. Hélas! il n'y a plus de pareils maîtres. Je
puis errer de l'orient au couchant, implorer du service, essayer de
plusieurs maîtres, les trouver bons, les servir fidèlement, et n'en
retrouver jamais un pareil.

LUCIUS.--Hélas! bon jeune homme, tes plaintes m'émeuvent autant que la
vue de ton maître tout sanglant. Dis-moi son nom, mon ami.

IMOGÈNE.--Richard du Champ. (_A part_.) Si je fais un mensonge, sans
qu'il nuise à personne; j'espère que les dieux qui m'entendent me le
pardonneront. (_A Lucius._) Vous demandez, seigneur...

LUCIUS.--Ton nom!

IMOGÈNE.--Fidèle.

LUCIUS.--Tu prouves que tu mérites ce nom qui s'accorde bien avec ta
fidélité, qui convient également à ton nom. Veux-tu courir ta chance
auprès de moi? je ne te dis pas que tu retrouves un aussi bon maître,
mais sois sûr de n'être pas moins chéri. Des lettres de l'empereur,
qu'il m'enverrait par un consul, ne te recommanderaient pas mieux auprès
de moi que ton propre mérite; viens avec moi.

IMOGÈNE.--Je vous suivrai, seigneur. Mais auparavant, si les dieux le
permettent, je veux dérober mon maître aux mouches, et le cacher dans la
terre aussi avant que pourront creuser ces faibles instruments.
Laissez-moi couvrir son tombeau d'herbes et de feuilles sauvages,
prononcer sur lui prières sur prières, comme je pourrai les dire... et
les répéter deux fois; laissez-moi gémir et pleurer, et après avoir
ainsi quitté son service, je vous suivrai, si vous daignez vous charger
de moi.

LUCIUS.--Oui, bon jeune homme; et je serai plutôt ton père que ton
maître.--Mes amis, cet enfant nous a enseigné les devoirs de l'homme.
Cherchons ici le gazon le plus beau et le plus émaillé de marguerites
que nous pourrons, et creusons un tombeau avec nos piques et nos
pertuisanes; allons, soulevez-le dans vos bras. Jeune homme, c'est toi
qui le recommandes à nos soins, il sera enterré comme des soldats le
peuvent faire; console-toi, essuie tes pleurs. Il est des chutes qui
nous servent à relever plus heureux.
                
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