William Shakespear

Cymbeline Tragédie
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(Ils sortent; Imogène les suit tristement.)


SCÈNE IV

Appartement dans le palais de Cymbeline.

CYMBELINE, SEIGNEURS et PISANIO.


CYMBELINE.--Retournez, et revenez m'informer de l'état de la reine. Une
fièvre allumée par l'absence de son fils, un délire qui met sa vie en
danger! Ciel, comme tu me frappes cruellement d'un seul coup! Imogène,
ma plus grande consolation, est partie; la reine est dans son lit, dans
un état désespéré, et cela au moment où des guerres redoutables me
menacent! Son fils, qui me serait à présent si nécessaire, parti aussi!
Tant de coups m'accablent, et me laissent sans espoir... (_A Pisanio_)
Mais toi, misérable, qui dois être instruit de l'évasion de ma fille, et
qui feins l'ignorance, nous t'arracherons ton secret par de cruelles
tortures.

PISANIO.--Seigneur, ma vie est à vous, je l'abandonne humblement à votre
bon plaisir: mais, pour ma maîtresse, je ne sais rien du lieu qu'elle
habite, ni pourquoi elle est partie, ni quand elle se propose de
revenir. Je conjure Votre Majesté de me tenir pour son loyal serviteur.

PREMIER SEIGNEUR.--Mon bon seigneur, le jour même qu'elle disparut, cet
homme était ici: j'ose répondre qu'il dit vrai, et qu'il s'acquittera
fidèlement de tous les devoirs de l'obéissance. Pour Cloten, on ne
manque point d'activité dans sa recherche, et sans doute on parviendra à
le découvrir.

CYMBELINE.--Le moment est difficile, je veux bien te laisser en paix
pour un temps, mais mes soupçons subsistent.

PREMIER SEIGNEUR.--Sous le bon plaisir de Votre Majesté, les légions
romaines, toutes tirées des Gaules, ont abordé sur vos côtes avec un
renfort de nobles Romains envoyés par le sénat.

CYMBELINE.--Que j'aurais besoin maintenant des conseils de mon fils et
de la reine! Je suis accablé par les affaires.

PREMIER SEIGNEUR.--Mon bon seigneur, les forces que vous avez sur pied
sont en état de faire tête à toutes celles dont je vous parle: s'il en
vient davantage, vous êtes prêt à leur résister; il ne reste plus qu'à
mettre en mouvement toutes ces forces, qui brûlent du désir de marcher.

CYMBELINE.--Je vous remercie... Rentrons, et faisons face aux
circonstances qui se présentent. Je ne crains point les coups de
l'Italie; mais je déplore les malheurs arrivés ici.--Retirons-nous.

(Ils sortent.)

PISANIO, _seul_.--Point de lettre de mon maître depuis que je lui ai
mandé qu'Imogène avait été immolée; c'est étrange: aucunes nouvelles de
ma maîtresse qui m'avait promis de m'en donner souvent; je ne sais pas
davantage ce qu'est devenu Cloten: une perplexité générale m'environne.
Cependant le ciel agira. Là où je suis perfide, c'est par honnêteté; je
suis fidèle en n'étant pas fidèle; la guerre présente fera voir aux yeux
du roi même que j'aime mon pays, ou bien j'y périrai. Laissons au temps
le soin d'éclaircir tous les autres doutes. La fortune conduit au port
certains vaisseaux qui n'ont pas de pilote.

(Il sort.)


SCÈNE V

Devant la caverne.

BÉLARIUS, GUIDÉRIUS et ARVIRAGUS _paraissent_.


GUIDÉRIUS.--Le bruit retentit autour de nous.

BÉLARIUS.--Fuyons-le.

ARVIRAGUS.--Quel plaisir, seigneur, trouvons-nous dans la vie, pour
l'enfermer loin de l'action et des aventures?

GUIDÉRIUS.--Oui, et d'ailleurs quel est notre espoir en nous cachant? Si
nous prenons ce parti, les Romains doivent ou nous tuer comme Bretons,
ou nous adopter d'abord comme d'ingrats et lâches déserteurs tout le
temps qu'ils auront besoin de nous, et nous égorger après.

BÉLARIUS.--Mes fils, nous monterons plus haut sur les montagnes, et là
nous serons en sûreté. Le parti du roi nous est interdit. La mort trop
récente de Cloten, la nouveauté de nos visages inconnus qui n'auraient
point paru dans la revue des troupes, pourraient nous obliger à rendre
compte du lieu où nous avons vécu; on nous arracherait l'aveu de ce que
nous avons fait, et on y répondrait par une mort prolongée par la
torture.

GUIDÉRIUS.--Ce sont là des craintes, seigneur, qui, dans un temps comme
celui-ci, ne sont pas dignes de vous, et qui ne nous satisfont pas.

ARVIRAGUS.--Est-il vraisemblable que les Bretons, lorsqu'ils entendront
le hennissement des chevaux romains, qu'ils verront de si près les feux
de leur camp, les yeux et les oreilles occupés de soins aussi
importants, aillent perdre le temps à nous examiner, pour savoir d'où
nous venons?

BÉLARIUS.--Oh! je suis connu de bien des gens dans l'armée. Tant
d'années écoulées depuis que je n'avais vu Cloten, si jeune alors, n'ont
pas, vous le voyez, effacé ses traits de ma mémoire.--Et d'ailleurs le
roi n'a pas mérité mon service ni votre amour. Mon exil vous a privés
d'éducation, vous a condamnés à cette vie dure sans nul espoir de jouir
des douceurs promises par votre berceau, esclaves dévoués au hâle
brûlant des étés, et à l'âpre froidure des hivers.

GUIDÉRIUS.--Plutôt cesser de vivre que de vivre ainsi: de grâce,
seigneur, allons à l'armée: mon frère et moi, nous ne sommes pas connus.
Et vous, qui maintenant êtes si loin de la pensée des hommes, et si
changé par l'âge, il est impossible qu'on vous soupçonne.

ARVIRAGUS.--Par ce soleil qui brille, j'y vais. Quelle honte pour moi de
n'avoir jamais vu d'homme mourir! A peine ai-je vu d'autre sang couler
que celui des biches timides, ou des daims, ou des chèvres effrénées;
jamais je n'ai monté de cheval, qu'un seul, qui n'avait point de fer
sous ses pieds, et qui ne connut de cavalier que moi, sans aiguillon
pour presser ses flancs. J'ai honte de regarder ce soleil auguste, et de
jouir du bienfait de ses rayons en restant si longtemps un malheureux
ignoré.

GUIDÉRIUS.--Par le ciel, j'y vais aussi. Seigneur, si vous voulez me
bénir et me permettre de vous quitter, je prendrai plus de soin de ma
vie; si vous n'y consentez pas, alors que l'épée des Romains fasse
tomber sur ma tête le sort qui m'est dû!

ARVIRAGUS.--Je dis de même, amen!

BÉLARIUS.--Puisque vous faites si peu de cas de vos jours, moi, je n'ai
point de raison de réserver pour d'autres soucis une vie déjà sur le
déclin. Jeunes gens, préparez-vous. Si votre destinée est de mourir dans
les guerres de votre patrie, mes enfants, mon lit y est aussi, et je
m'étendrai là. Marchez devant, marchez devant: le temps me paraît long.
(_A part_.) Leur sang indigné brûle de se répandre, et de montrer qu'ils
sont nés princes.

(Ils sortent.)

FIN DU QUATRIÈME ACTE.




                              ACTE CINQUIÈME


SCÈNE I

Une grande plaine qui sépare le camp des Romains du camp des Bretons.

POSTHUMUS _entre, un mouchoir sanglant à la main_.


POSTHUMUS.--Oui, tissu sanglant, je te conserverai; car c'est moi qui ai
souhaité de te voir teint de cette couleur. Vous, époux, si vous suiviez
tous mon exemple, combien égorgeraient, pour une petite déviation du bon
chemin, des femmes qui valent bien mieux qu'eux? Oh! Pisanio! un bon
serviteur n'exécute pas tous les ordres de son maître: il n'est obligé
d'obéir qu'à ceux qui sont justes.--Dieux! si vous m'aviez puni de mes
fautes, je n'aurais pas vécu pour commander ce crime. Vous eussiez alors
conservé la noble Imogène pour qu'elle pût se repentir, et vous m'auriez
frappé, moi, malheureux, bien plus digne qu'elle de votre vengeance.
Mais, hélas! il est des êtres que vous enlevez d'ici pour de légères
faiblesses; c'est par amour et pour leur éviter de nouvelles chutes,
tandis que vous permettez à d'autres d'entasser crime sur crime,
toujours de plus en plus noirs, et vous les rendez ensuite odieux à
eux-mêmes, pour le bien de leurs âmes. Mais Imogène est à vous.
Accomplissez vos décrets, et accordez-moi le bonheur de m'y
soumettre.--Je suis entraîné dans ce camp au milieu de la noblesse
italienne, pour combattre contre le royaume de ma princesse. Bretagne,
j'ai tué ta maîtresse, je ne te porterai pas d'autres coups. Écoutez
donc avec patience, bons dieux, mon dessein. Je veux me dépouiller de
ces habits italiens, et me vêtir comme un paysan anglais: c'est ainsi
que je vais combattre contre le parti avec lequel je suis venu. Ainsi je
veux mourir pour toi, Imogène, pour toi dont le souvenir, chaque fois
que je respire, me rend la vie une mort: ainsi, inconnu, objet de pitié
plutôt que de haine, j'affronterai les dangers en face. Je veux montrer
aux hommes plus de valeur que mes habits n'en promettront. Dieux!
rassemblez en moi toute la force des Léonati pour faire honte aux usages
du monde, je veux être le premier à mettre à la mode plus de mérite à
l'intérieur et moins à l'extérieur; je veux être le premier à être plus
grand par mon courage que par mes vêtements.

(Il sort.)


SCÈNE II

Même lieu.

LUCIUS et IACHIMO, _d'un côté, s'avancent à la tête de l'armée romaine;
l'armée anglaise se présente de l'autre pour leur disputer le passage_.
POSTHUMUS _paraît le dernier, à la suite des Bretons, vêtu comme un
pauvre soldat_.


(Fanfares guerrières. Les deux armées défilent et s'éloignent. Une
escarmouche s'engage. Iachimo et Posthumus reparaissent: celui-ci est
vainqueur; il désarme Iachimo et le laisse.)

IACHIMO.--Le poids du crime qui pèse sur ma conscience m'ôte le courage.
J'ai calomnié une dame, la princesse de ce pays; l'air que j'y respire
la venge en m'ôtant les forces: autrement ce vil serf, le rebut de la
nature, m'aurait-il vaincu dans mon propre métier? Les honneurs et la
chevalerie, quand on les porte comme moi, ne sont plus que des titres
d'infamie. Bretagne, si tes nobles l'emportent autant sur ce vilain que
lui remporte sur nos grands seigneurs, voici quelle est la différence: à
peine sommes-nous des hommes, et vous êtes des dieux.

(Il s'éloigne. La bataille continue, les Bretons fuient, Cymbeline est
pris; alors Bélarius, Guidérius, Arviragus accourent pour le délivrer.)

BÉLARIUS, _à haute voix_.--Halte! halte! Nous avons l'avantage du
terrain... Le défilé est gardé: qui nous force à fuir, lâche peur?

GUIDÉRIUS, ARVIRAGUS, _ensemble_.--Halte! halte! et combattons.

(Posthumus reparaît et seconde les Anglais; ils délivrent Cymbeline et
l'emmènent.)

(Rentre Lucius; Imogène et Iachimo le suivent.)

LUCIUS, _à Imogène_.--Fuis, jeune homme, quitte le champ de bataille, et
sauve-toi. Les amis tuent les amis: et le désordre est tel, que la
guerre semble avoir un bandeau sur les yeux.

IACHIMO.--C'est un renfort de troupes fraîches.

LUCIUS.--Cette journée a étrangement changé de face: hâtons-nous
d'amener du secours, ou cédons.

(Ils sortent.)


SCÈNE III

Un autre côté du champ de bataille.

POSTHUMUS _entre avec_ UN SEIGNEUR _anglais_.


LE SEIGNEUR.--Venez-vous de l'endroit où l'on a tenu ferme?

POSTHUMUS.--Oui, j'en viens; mais, vous, à ce qu'il me semble, vous
étiez au nombre des fuyards.

LE SEIGNEUR.--Il est vrai.

POSTHUMUS.--On ne peut vous blâmer, seigneur; car tout était perdu si le
ciel n'eût combattu pour nous. Le roi lui-même abandonné de ses deux
ailes, l'armée rompue, et ne montrant plus de toutes parts que le dos
des Bretons, tous fuyant par un étroit défilé; l'ennemi fier de sa
victoire, tirant la langue tant il était las de carnage, avait plus
d'ouvrage à faire que de bras pour l'accomplir; il frappait les uns à
mort, blessait légèrement les autres; le reste tombait uniquement de
peur, en sorte que ce passage étroit a été bientôt comblé de morts, tous
frappés par derrière; ou de lâches qui cherchaient encore à prolonger
leur honte avec la vie.

LE SEIGNEUR.--Où était ce défilé?

POSTHUMUS.--Tout près du champ de bataille, creusé et bordé de murailles
de gazon; avantages dont a profité un vieux soldat, un brave homme, j'en
réponds, et qui, en rendant ce service à son pays, a bien mérité les
longues années qu'annonce sa barbe blanche. Suivi de deux jeunes gens,
plus faits en apparence pour des danses rustiques que pour un pareil
carnage, avec des visages qu'on eût dit conservés sous le masque, bien
plus frais que ceux que la pudeur ou la crainte du hâle tient couverts,
il protège le passage en criant aux fuyards: «Les cerfs de notre
Bretagne meurent en fuyant, et non pas nos hommes; tombez dans les
ténèbres, lâches qui reculez... Arrêtez..., ou nous serons pour vous des
Romains qui vous donneront le trépas des bêtes fauves, que vous fuyez
comme elles: vous êtes sauvés si vous voulez seulement vous retourner et
regarder en face l'ennemi. Arrêtez, arrêtez.» Ces trois hommes, aussi
fermes que trois mille;--(ils les valaient en action, car trois
combattants de front valent une armée, dans un défilé qui empêche les
autres d'agir), avec ce seul mot: _Arrêtez, arrêtez_; secondés par
l'avantage du lieu, plus encore par le charme de leur noble courage, qui
était capable de changer les fuseaux en lances, ils ont ramené la
couleur sur tous ces pâles visages. Les uns ranimés par la honte, les
autres par le courage, et ceux que l'exemple seul avait changés en
lâches (oh! c'est à la guerre le crime irrémissible chez les premiers
qui commencent), tous se mettent à mesurer des yeux l'espace qu'ils ont
parcouru, et à rugir comme des lions sous les piques des chasseurs. De
ce moment le vainqueur cesse de poursuivre, et se retire; bientôt après
il est en déroute, et soudain une épaisse confusion. Alors les Romains
fuient comme des poulets, par le même chemin où ils fondaient d'abord
comme des aigles sur leur proie. Ils repassent en esclaves sur les pas
qu'ils avaient faits en vainqueurs. En ce moment nos lâches nous
servent, comme servent au voyageur les restes de ses provisions à la fin
d'un long voyage. Trouvant ouverte la porte de derrière des coeurs sans
défense, ô ciel! comme ils blessent encore des hommes déjà morts, ou
achèvent les mourants! Quelques-uns même tuent leurs amis entraînés dans
le premier flot des fugitifs; de dix hommes qu'auparavant un seul Romain
faisait fuir, chacun maintenant immole vingt Romains; et ceux qu'on
aurait vus le moment d'auparavant mourir sans résistance sont devenus
tout à coup la terreur du champ de bataille.

LE SEIGNEUR.--C'est un étrange hasard. Un étroit défilé! Un vieillard et
deux enfants!

POSTHUMUS.--Ne vous en étonnez pas, vous... vous êtes fait pour vous
étonner des actions que vous apprenez, bien plus que pour en faire;
voulez-vous rimer là-dessus et en faire une plaisanterie, voilà des
rimes:

    Deux enfants, un vieillard quasiment en enfance,
    Dans un chemin étroit sauvèrent les Anglais.
    De l'insolent Romain, abattant la puissance...

LE SEIGNEUR.--Oh! ne vous fâchez pas, l'ami.

POSTHUMUS.--Que voulez-vous dire?

    Vous n'osez pas braver votre ennemi,
    Et vous voulez de moi faire un ami?

Allons, je sais bien que si vous suivez votre penchant, vous fuirez
bientôt aussi mon amitié. Vous m'avez mis en train de rimer.

LE SEIGNEUR.--Vous êtes en colère, adieu.

(Il sort.)

POSTHUMUS.--Et le voilà encore en course!--Est-ce là un noble? Oh! noble
lâcheté! Être sur le champ de bataille et me demander, à moi des
nouvelles! Combien de ces grands auraient aujourd'hui donné leurs titres
pour sauver leurs carcasses! Combien ont confié leur salut à leurs
talons, qui pourtant sont morts! Et moi, préservé par mes maux comme par
un charme[20], je n'ai pu trouver la mort où je l'entendais gémir, ni la
sentir là ou elle frappait. Il est bien étrange que ce monstre horrible
se cache dans les coupes fraîches, dans les lits de duvet, dans les
douces paroles, et qu'il y trouve plus de ministres que parmi nous qui
tenons ses poignards à la guerre! Eh bien! je saurai la rencontrer;
maintenant, je ne suis plus Anglais, je redeviens un ami des Romains et
me range du parti que j'avais suivi d'abord. Je ne veux plus combattre,
je me livre au premier lâche qui osera me toucher l'épaule.--Le carnage
qu'ont fait ici les Romains a été grand: la vengeance des Bretons doit
l'être aussi. Pour moi, ma vie est ma rançon; je suis venu l'offrir à
l'un et l'autre parti. Je ne peux plus ni la garder ni la porter plus
longtemps: je veux la finir par quelque moyen que ce soit, et mourir
pour Imogène.

[Note 20: Allusions aux charmes qui rendaient invulnérables dans les
combats.]

(Deux officiers bretons paraissent avec des soldats.)

PREMIER OFFICIER.--Le grand Jupiter soit loué! Lucius est pris. On croit
que ce vieillard et ses deux enfants étaient des anges.

SECOND OFFICIER.--Il y en avait un quatrième qui, sous un habit
grossier, a regardé avec eux l'ennemi en face.

PREMIER OFFICIER.--C'est ce qu'on dit, et l'on ne peut découvrir aucun
d'eux.--Arrêtez: qui va là?

POSTHUMUS.--Un Romain... qu'on ne verrait point languissant ici, si
d'autres l'avaient secondé.

SECOND OFFICIER.--Saisissez-le; c'est un chien! Il ne retournera pas une
seule de leurs jambes à Rome pour dire quels corbeaux les ont
becquetées.--Il se vante de son service, comme s'il était un personnage
de marque; qu'on le mène devant le roi.

(Cymbeline s'avance, suivi de Bélarius, Guidérius, Arviragus, Pisanio.
Des soldats conduisent des prisonniers romains. Les deux officiers
présentent Posthumus à Cymbeline qui, d'un signe, donne ordre de le
remettre à des geôliers, et sort ainsi que tous les autres[21].)

[Note 21: C'est le seul exemple de scène muette qu'on trouve dans
Shakspeare; peut-être n'est-ce ici qu'une tradition d'acteurs.]


SCÈNE IV

L'intérieur d'une prison.

POSTHUMUS _entre deux_ GEOLIERS _qui_ _le conduisent_.


PREMIER GEOLIER.--On ne vous volera pas maintenant, car vous avez sur
vous des cadenas; ainsi, paissez, selon que vous trouverez ici pâture.

SECOND GEOLIER.--Oui, ou de l'appétit.

(Ils sortent.)

POSTHUMUS.--Captivité, tu es la bienvenue! car tu es, je l'espère, le
chemin de la liberté... Je suis même plus heureux que celui qui a la
goutte, puisqu'il aimerait mieux gémir éternellement que d'être guéri
par la mort, le médecin infaillible! c'est elle qui est la clef qui doit
m'ouvrir ces serrures... Oh! ma conscience! tu portes des fers plus
pesants que ceux de mes jambes et de mes bras. Vous, dieux pleins de
bonté, accordez-moi le repentir, instrument qui pourrait ouvrir ces
verrous, et alors je suis libre à jamais.--Mais suffit-il d'être
repentant? C'est ainsi que les enfants apaisent leurs pères terrestres,
et les dieux ont plus de clémence que les hommes. Pour me repentir, je
ne puis être mieux qu'ici dans ces fers que j'ai désirés plutôt que
subis par force.--Pour acquitter ma dette, je me dépouille de ma
liberté; c'est mon plus grand bien; n'exigez pas de moi au delà de ce
que je possède. Je sais que vous êtes plus pitoyables que les misérables
hommes, qui souvent ne prennent à leurs débiteurs obérés qu'un tiers de
leur bien, un sixième ou un dixième, et les laissent prospérer de
nouveau avec la part dont ils leur font remise: ce n'est pas là mon
désir. Pour la vie de ma chère Imogène, prenez la mienne. Elle n'est pas
aussi précieuse, mais c'est toujours une vie qui porte votre sceau. Les
hommes entre eux ne pèsent pas chaque pièce de monnaie. Si les miennes
sont légères de poids, acceptez-les pour l'empreinte, vous surtout à qui
elles appartiennent. Ainsi, puissances célestes, si vous l'agréez,
prenez ma vie; annulez ma dette. O Imogène! je veux te parler dans le
silence.

(Il s'endort.)

(Une musique se fait entendre. Songe visible de Posthumus[22]. Sicilius
Léonatus, père de Posthumus, apparaît sous la forme d'un vieillard, vêtu
en guerrier. Il tient par la main une matrone âgée, son épouse, mère de
Posthumus. La musique reprend; alors paraissent les deux Léonati, frères
de Posthumus, portant les blessures dont ils périrent à la guerre; ils
font cercle autour de Posthumus endormi.)

[Note 22: La vision et la prophétie sont regardées universellement
comme une addition étrangère.]

SICILIUS.--Cesse, maître du tonnerre, de faire éclater ton courroux sur
les insectes mortels.

Querelle Mars ou réprimande Junon, qui compte tes adultères et s'en
venge.

Mon malheureux fils n'a-t-il pas toujours fait le bien, lui dont je n'ai
jamais vu le visage?

Je quittai la vie lorsqu'il reposait dans le sein de sa mère, attendant
le terme de la nature.

Jupiter, si tu es, comme le disent les hommes, le père des orphelins, tu
aurais bien dû être le sien, et le défendre contre les maux qui
affligent ta terre.

LA MÈRE.--Lucine ne m'a point prêté son secours: elle m'a enlevée au
milieu de mes douleurs, et Posthumus, arraché de mes entrailles, est
venu en pleurant au milieu de ses ennemis. Objet digne de pitié!

SICILIUS.--La puissante nature l'a si bien formé sur le beau modèle de
ses ancêtres que, digne héritier du fameux Sicilius, il a mérité les
louanges de l'univers.

UN FRÈRE.--Quand il eut atteint sa maturité, quel autre, dans la
Bretagne, eût pu soutenir le parallèle avec lui, et quel autre eût pu se
montrer son rival aux yeux d'Imogène, qui savait, mieux que personne,
apprécier son mérite?

LA MÈRE.--Pourquoi le sort s'est-il joué de lui, en le mariant, pour
l'exiler, le précipiter du siège des Léonatis, et l'arracher des bras de
sa chère épouse, de la douce Imogène?

SICILIUS.--Pourquoi as-tu souffert qu'un Iachimo, un misérable d'Italie
infectât sa tête et son noble coeur d'une jalousie sans fondement, et
que mon fils devînt le jouet des mépris de ce scélérat?

SECOND FRÈRE.--C'est pour cela que nous avons quitté nos paisibles
demeures, nos parents et nous, qui, en combattant pour notre patrie,
avons péri en braves pour soutenir avec honneur notre fidélité et les
droits de Ténantius.

PREMIER FRÈRE.--Posthumus a montré la même bravoure pour Cymbeline.
Jupiter, roi des dieux, pourquoi donc as-tu voulu que les récompenses
qui étaient dues à ses services se changeassent toutes en douleurs?

SICILIUS.--Ouvre tes fenêtres de cristal, jette un regard sur nous,
cesse d'exercer ton injuste pouvoir sur une vaillante race.

LA MÈRE.--Jupiter, puisque notre fils est vertueux, mets un terme à ses
infortunes.

SICILIUS.--Du haut de ton palais de marbre, regarde, aide-nous, ou nous,
pauvres ombres, nous en appellerons au conseil éclatant des autres dieux
contre ta divinité.

SECOND FRÈRE.--Secours-nous, Jupiter, ou nous appellerons de tes
décrets, et nous nous soustrairons à ta justice.

(Tout à coup, au milieu du tonnerre et des éclairs, Jupiter descend
assis sur son aigle et lançant la foudre. Les ombres tombent à genoux.)

JUPITER.--Faibles esprits des régions souterraines, cessez d'offenser
nos oreilles de vos plaintes: silence! Quoi, fantômes, vous osez accuser
le dieu du tonnerre, dont la foudre lancée des cieux soumet, vous le
savez, la terre révoltée? Pauvres ombres de l'Élysée, quittez ces lieux
et retournez goûter le repos sur vos lits de fleurs qui ne se
flétrissent jamais, ne vous affligez point des maux qui arrivent aux
mortels: ce soin ne vous regarde pas, il nous appartient, vous le savez.
J'afflige l'homme que je chéris le plus, je diffère mes bienfaits pour
les rendre plus précieux à ses yeux. Soyez tranquilles, notre divine
puissance relèvera votre fils abattu, ses joies vont grandir, ses
épreuves sont finies.

Notre étoile souveraine a présidé à sa naissance, et c'est dans notre
temple qu'il s'est marié; levez-vous et évanouissez-vous. Il sera
l'époux de la princesse Imogène; et ses infortunes augmenteront son
bonheur. (_Il fait un signe de tête et laisse tomber une tablette
d'or_.) Placez sur son sein ces tablettes où sont renfermés nos décrets
et ses destins.

Disparaissez. Cessez les clameurs de votre impatience, si vous ne voulez
irriter la mienne.--Aigle, remonte dans mon palais de cristal.

(Jupiter remonte dans les cieux.)

SICILIUS.--Il est descendu avec son tonnerre: son haleine céleste
exhalait une odeur sulfureuse. L'aigle sacré s'abaissait, comme s'il
voulait se poser sur nous. L'ascension du dieu remplissait l'air d'un
parfum plus doux que celui de nos plaines bienheureuses. Son royal
oiseau agitait son aile immortelle et fermait son bec, signe que son
dieu était satisfait.

TOUS ENSEMBLE.--Nous te rendons grâce, ô Jupiter.

SICILIUS.--Le palais de marbre se ferme: il est entré sous ses voûtes
radieuses; retirons-nous, et, pour être heureux, exécutons avec soin ses
ordres augustes.

(Posthumus s'éveille.--La vision s'évanouit.)

POSTHUMUS.--Sommeil, tu as été un grand-père pour moi, tu m'as engendré
un père, tu m'as créé une mère et deux frères. Mais, ô vains prestiges,
ils sont partis! Ils sont évanouis aussitôt après leur naissance, et
voilà que je me réveille.--Les pauvres infortunés qui s'appuient sur la
faveur des grands rêvent comme j'ai fait: ils s'éveillent et ne trouvent
rien.--Mais, hélas! je m'égare: il en est qui, sans rêver à la fortune
et sans la mériter, se voient pourtant accablés de ses faveurs: c'est ce
qui m'arrive, à moi; je me vois favorisé de ce songe doré sans savoir
pourquoi. Quels génies hantent ces lieux?--Un livre, et d'un prix rare!
(_Il s'en saisit_.) Ah! ne sois pas, comme dans notre monde capricieux,
un vêtement plus riche que ce qu'il couvre. Ne ressemble pas à nos
courtisans et tiens tes promesses. (_Il l'ouvre et lit_.) «Quand un
lionceau, à lui-même inconnu, trouvera, sans la chercher, une créature
légère comme l'air et sera reçu dans ses bras; lorsque les rameaux d'un
cèdre auguste, coupés et morts pendant plusieurs années, renaîtront pour
se réunir au vieux tronc, et pousseront avec vigueur, alors Posthumus
trouvera la fin de sa misère, et la Bretagne heureuse fleurira dans la
paix et l'abondance.»

C'est encore un rêve ou de ces paroles vaines que prononce la langue de
la folie, sans que le cerveau y ait part: c'est l'un ou l'autre, ou ce
n'est rien. Des mots vides de sens, et que la raison ne peut
deviner.--C'est à quoi ressemble le mouvement de ma vie; conservons ce
livre, ne fût-ce que par sympathie.

(Le geôlier entre.)

LE GEOLIER.--Allons, prisonnier, êtes-vous prêt à mourir?

POSTHUMUS.--Trop cuit, plutôt. Il y a longtemps que je suis prêt.

LE GEOLIER.--Un gibet est le mot, mon cher: si vous êtes prêt pour cela,
vous êtes cuit à point.

POSTHUMUS.--Si je puis être un bon repas pour les spectateurs, le plat
aura payé le coup.

LE GEOLIER.--C'est là un compte qui vous coûte cher, l'ami; mais il y a
une consolation, c'est que vous n'aurez plus de dettes à payer, plus
d'écots de taverne, et ces lieux, s'ils servent d'abord à vous mettre en
joie, vous attristent souvent au départ; vous y entrez faible de besoin,
vous en sortez chancelant d'avoir trop bu; vous êtes fâché d'avoir trop
payé, et fâché d'avoir trop reçu; la bourse et le cerveau sont tous deux
vides; le cerveau trop pesant à force d'être léger, et la bourse trop
légère parce qu'on l'a soulagée de son poids. Oh! vous allez être
délivré de toutes ces contradictions. La charité d'une corde de deux
sous vous acquitte mille dettes en un tour de main. Vous n'aurez plus
d'autre livre de compte: c'est une décharge du passé, du présent et de
l'avenir, votre tête servira de plume, de registre et de jetons, et
votre quittance est au bout.

POSTHUMUS.--Je suis plus joyeux de mourir que tu ne l'es de vivre.

LE GEOLIER.--En effet, seigneur, celui qui dort ne sent pas le mal de
dents; mais un homme qui doit dormir de votre sommeil changerait
volontiers de place, j'imagine, avec le bourreau chargé de le mettre au
lit; il changerait même de place avec son valet. Car, voyez-vous, mon
cher, vous ne savez pas le chemin que vous allez prendre.

POSTHUMUS.--Je le sais, oui, je le sais, l'ami.

LE GEOLIER.--Votre mort a donc des yeux dans la tête? je n'en ai jamais
vu dans son portrait. Ou quelqu'un qui prétend savoir le chemin doit se
charger de vous conduire, ou vous vous vantez de connaître une route
que, j'en suis sûr, vous ignorez; ou bien, vous vous hasardez à
l'aventure, à vos risques et périls; et ce que vous aurez mis de temps à
arriver au terme de votre voyage, je pense bien que vous ne reviendrez
pas le dire.

POSTHUMUS.--Je te dis, mon garçon, que pour se guider dans la route que
je vais faire, personne ne manque d'yeux que ceux qui les ferment et
refusent de s'en servir.

LE GEOLIER.--Quelle plaisanterie! qu'un homme ait l'usage de ses yeux
pour voir un chemin qui les aveugle! car je suis sûr que le gibet mène
droit à les fermer.

(Entre un messager.)

LE MESSAGER, _au geôlier_.--Ote-lui ces fers: conduis ton prisonnier
devant le roi.

POSTHUMUS.--Tu m'apportes d'heureuses nouvelles: tu m'appelles à la
liberté.

LE GEOLIER.--Je serai donc pendu, moi?

POSTHUMUS.--Tu seras plus libre alors que ne l'est un geôlier: il n'est
point de fers pour les morts.

(Posthumus et le messager sortent.)

LE GEOLIER.--A moins de trouver un homme qui veuille épouser une potence
et engendrer des petits gibets, je n'ai jamais vu un prisonnier avoir
plus de penchant pour elle. Cependant, sur mon honneur, j'en ai vu de
plus scélérats qui tenaient fort à la vie, tout Romain qu'il est; mais
il y en a bien aussi quelques-uns d'eux qui meurent malgré eux; j'en
ferais bien de même, si j'étais Romain. Je voudrais que nous n'eussions
tous qu'une même idée, et une bonne idée. Oh! ce serait la désolation
des geôliers et des gibets: je parle là contre mon intérêt présent; mais
mon souhait comporte aussi mon avantage.


SCÈNE V

La tente de Cymbeline.

CYMBELINE, BÉLARIUS, GUIDÉRIUS, ARVIRAGUS, PISANIO, SEIGNEURS _anglais_,
OFFICIERS et SERVITEURS.


CYMBELINE.--Restez à mes côtés, vous que les dieux ont fait les sauveurs
de mon trône. Mon coeur est affligé que ce soldat obscur, qui a si
noblement combattu, ne se trouve point, lui dont les haillons faisaient
honte aux armures dorées, et dont la poitrine nue s'avançait au delà des
boucliers impénétrables; il sera heureux celui qui pourra le découvrir,
si son bonheur dépend de nos bienfaits.

BÉLARIUS.--Jamais je n'ai vu si noble audace dans un homme si pauvre,
tant d'illustres exploits accomplis par quelqu'un dont on n'aurait
attendu, à le voir, que l'air misérable et la mendicité.

CYMBELINE.--Et l'on n'a de lui aucunes nouvelles?

PISANIO.--On l'a cherché parmi les morts et parmi les vivants, sans
trouver de lui aucune trace.

CYMBELINE.--A mon grand chagrin, je reste donc l'héritier de sa
récompense. (_A Bélarius, Arviragus et Guidérius_.) Je veux l'ajouter à
la vôtre, vous l'âme, le coeur, la tête de la Bretagne; vous, par qui,
je l'avoue, elle vit encore. Voici maintenant le moment de vous demander
qui vous êtes; déclarez-le.

BÉLARIUS.--Seigneur, nous sommes nés dans la Cambrie, et nous sommes
gentilshommes. Nous vanter d'autre chose, ce serait n'être ni vrai ni
modeste, à moins que je n'ajoute encore que nous sommes gens d'honneur.

CYMBELINE.--Fléchissez le genou. Relevez-vous, mes chevaliers de la
bataille; je vous nomme les compagnons de notre personne, et je vous
revêtirai des dignités qui conviennent à votre rang. (_Entrent Cornélius
et les dames de la reine_.) Ces visages nous annoncent quelque
chose.--Pourquoi saluez-vous notre victoire d'un air si triste? A vous
voir, on vous prendrait pour des Romains, et non pour être de la cour de
Bretagne.

CORNÉLIUS.--Salut, grand roi! je suis forcé d'empoisonner votre bonheur:
il faut vous apprendre que la reine est morte.

CYMBELINE.--A qui ce message conviendrait-il moins qu'à un médecin? Mais
je réfléchis que si la médecine peut prolonger la vie, la mort saisira
pourtant un jour le médecin. Comment a-t-elle fini?

CORNÉLIUS.--Dans les horreurs; elle est morte dans la rage comme elle a
vécu. Cruelle au monde, elle a fini par être cruelle à elle-même. Les
aveux qu'elle a faits, je vous les rapporterai si vous le voulez; voilà
ses femmes, elles peuvent me démentir si je m'écarte de la vérité: les
joues humides, elles ont assisté à ses derniers moments.

CYMBELINE.--Je vous prie, parlez.

CORNÉLIUS.--D'abord elle a déclaré qu'elle ne vous aima jamais, qu'elle
tenait à la grandeur qui venait de vous, et non à vous, qu'elle n'a
épousé que votre royauté, qu'elle était la femme de votre sceptre, mais
qu'elle abhorrait votre personne.

CYMBELINE.--Ce secret ne fut connu que d'elle; et si elle ne l'avait pas
dit en mourant, je n'en pourrais croire l'aveu de ses lèvres.
Poursuivez.

CORNÉLIUS.--Votre fille qu'elle professait d'aimer si sincèrement, elle
a déclaré que c'était un scorpion à ses yeux, et qu'elle aurait tranché
ses jours par le poison si sa fuite ne l'en avait empêchée.

CYMBELINE.--Oh! démon raffiné! qui peut lire dans le coeur d'une femme?
A-t-elle fait encore d'autres aveux?

CORNÉLIUS.--Oui, seigneur, et de plus affreux. Elle a avoué qu'elle vous
réservait un poison mortel qui, dès que vous l'auriez pris, aurait à
toute minute rongé votre vie, et vous aurait consumé lentement et par
degrés. Pendant ce temps elle se proposait, par ses assiduités, par ses
pleurs, par ses soins, par ses baisers, de vous subjuguer; et dans un
moment favorable, après qu'elle vous aurait disposé par ses ruses, de
vous faire adopter son fils pour l'héritier de la couronne: mais voyant
son projet anéanti par l'étrange absence de son fils, elle a dans son
désespoir oublié toute honte, et révélé, en dépit du ciel et des hommes,
tous ses projets, regrettant que les maux qu'elle avait conçus ne se
soient pas effectués. Dans cet accès de désespoir, elle est morte.

CYMBELINE.--Vous avez entendu tout ceci, vous, ses femmes?

UNE FEMME.--Oui, seigneur; sauf le bon plaisir de Votre Majesté.

CYMBELINE.--Mes yeux ne furent pas en faute, car elle était belle; ni
mes oreilles, qui entendaient ses flatteries; ni mon coeur, qui la
croyait ce qu'elle semblait être. C'eût été un vice de se défier d'elle.
Et toi cependant, ô ma fille, tu peux bien dire que ce fut une folie à
moi, et tu en ressens les effets. Veuille le ciel tout réparer!
_(Lucius, Iachimo, le devin et autres prisonniers romains avec les
gardes. Posthumus suit avec Imogène_.) Tu ne viens plus aujourd'hui,
Lucius, nous demander de tribut; il vient d'être aboli par les Bretons,
à qui il en a coûté, il est vrai, bien des braves. Leurs familles m'ont
demandé que les mânes de ces dignes guerriers soient apaisés par le
sacrifice de votre vie; vous êtes leurs captifs, et nous avons souscrit
à leur demande; ainsi, songez à votre sort.

LUCIUS.--Réfléchissez, seigneur, aux hasards de la guerre. C'est par
accident que l'avantage de cette journée vous est resté; si elle eût été
à nous, nous n'eussions pas, de sang-froid, menacé du glaive nos
prisonniers. Mais, puisque les dieux veulent qu'il n'y ait pour nous
d'autre rançon que notre vie, que la mort vienne. Il suffît à un Romain
de savoir mourir en Romain. Auguste vit; il verra ce qu'il doit faire.
C'est tout ce que j'avais à dire pour ce qui me regarde. Il ne me reste
plus qu'une chose à demander, c'est que vous acceptiez une rançon pour
mon page qui est né Breton. Jamais il n'y eut de page si prévenant, si
soumis, si diligent, si tendre à l'occasion, si fidèle, si adroit, si
soigneux. Que ses bonnes qualités servent d'appui à ma demande, que
j'espère que Votre Majesté ne pourra refuser. Il n'a fait aucun mal aux
Bretons, quoiqu'il fût au service d'un Romain; épargne son sang,
seigneur, et verse tout le reste.

(Imogène en ce moment baisse son chaperon.)

CYMBELINE.--Sûrement je l'ai déjà vu; ses traits me sont
familiers.--Jeune homme, ta physionomie seule t'a acquis mes bonnes
grâces, et tu es à moi; je ne sais ni pourquoi ni comment je suis porté
à te dire: vis, mon enfant, et n'en remercie pas ton maître; demande à
Cymbeline telle faveur que tu voudras qui puisse dépendre de lui et qui
t'intéresse, et tu l'obtiendras; oui, dusses-tu demander la vie du plus
illustre des prisonniers.

IMOGÈNE.--Je remercie humblement Votre Majesté.

LUCIUS.--Bon jeune homme, je ne te prie point de demander la vie pour
moi, et cependant je sais que tu vas le faire.

IMOGÈNE.--Non, non, hélas! d'autres soins m'occupent; j'aperçois ici un
objet dont la vue est aussi cruelle pour moi que la mort; pour votre
vie, bon maître, songez vous-même à la sauver.

LUCIUS, _surpris_.--Cet enfant me dédaigne, il m'abandonne et me rebute!
Courte est la joie de ceux qui la fondent sur l'attachement des jeunes
filles et des enfants!... Mais d'où vient cette perplexité où je le
vois?

CYMBELINE.--Que désires-tu, jeune homme? Tu me plais de plus en plus;
réfléchis de plus en plus à ce qu'il te vaut mieux demander.--Connais-tu
cet homme sur qui s'attachent tes regards? parle, veux-tu qu'il vive?
est-il ton parent, ton ami?

IMOGÈNE.--C'est un Romain; il n'est pas plus mon parent que je ne le
suis de Votre Majesté; encore moi, qui suis né votre vassal, je vous
tiens de plus près.

CYMBELINE.--Pourquoi donc le regardes-tu ainsi?

IMOGÈNE.--Je vous le dirai, seigneur, en particulier, si vous daignez
m'entendre.

CYMBELINE.--Oui, de tout mon coeur; et je te promets toute mon
attention. Quel est ton nom?

IMOGÈNE.--Fidèle, seigneur.

CYMBELINE.--Tu es mon enfant, mon page; je veux être ton maître. Viens
avec moi, et parle librement.

(Cymbeline et Imogène s'éloignent et s'entretiennent ensemble.)

BÉLARIUS.--Ce jeune homme n'est-il pas revenu du trépas à la vie?

ARVIRAGUS.--Deux grains de sable ne se ressemblent pas davantage. Oui,
c'est cet aimable enfant aux joues de rose, qui est mort, et qui
s'appelait Fidèle; qu'en pensez-vous?

GUIDÉRIUS.--C'est celui qui était mort, et qui est en vie.

BÉLARIUS.--Chut! chut! considérons encore. Il ne nous remarque pas,
attendez: deux créatures peuvent se ressembler; si c'était lui, je suis
sûr qu'il nous aurait parlé.

GUIDÉRIUS.--Mais nous l'avons vu mort.

BÉLARIUS.--Silence; observons ce qui va suivre.

PISANIO, _à part_.--C'est ma maîtresse. Puisqu'elle vit, que le temps
roule et m'amène à son gré ou les biens ou les maux.

(Cymbeline et Imogène se rapprochent.)

CYMBELINE.--Viens, place-toi à côté de moi. Fais ta demande à haute
voix.--Et vous, avancez. (_A Iachimo_.) Répondez à ce jeune homme et
parlez sans détour: ou, j'en jure par notre grandeur et par notre
honneur qui en fait l'éclat, les plus cruelles tortures démêleront la
vérité du mensonge.--Interroge-le.

IMOGÈNE.--La grâce que je demande est que ce cavalier puisse m'apprendre
de qui il tient cet anneau.

POSTHUMUS, _à part_.--Que lui importe?

CYMBELINE.--Eh bien! ce diamant qui est à votre doigt, répondez, comment
vous est-il venu?

IACHIMO.--Tu veux me torturer, pour me faire dire ce qui une fois dit te
mettra à la torture.

CYMBELINE.--Comment, moi?

IACHIMO.--Je suis bien aise qu'on me contraigne de déclarer un secret
qui tourmentait mon âme. C'est par une perfidie que je me suis procuré
cet anneau. C'est celui de Posthumus, que tu as banni; et ce qui va te
faire éprouver peut-être les mêmes remords qui me déchirent, jamais plus
noble mortel ne respira entre le ciel et la terre. Seigneur, veux-tu en
apprendre davantage?

CYMBELINE.--Oui, tout ce qui a rapport à ceci.

IACHIMO.--Ta fille, ce chef-d'oeuvre accompli, dont le souvenir fait
saigner mon coeur et frémir mon âme perfide... Pardonnez, je me sens
défaillir!

CYMBELINE.--Ma fille, que dis-tu d'elle? Ranime tes forces: ah! j'aime
mieux que tu vives tant qu'il plaira à la nature, que de te voir mourir
avant que j'en sache davantage. Fais un effort; allons, parle.

IACHIMO.--Certain jour (malédiction sur l'horloge qui sonna cette
heure!), c'était à Rome (malédiction sur la demeure où nous étions
réunis!), dans un festin (oh! que nos mets eussent été empoisonnés, du
moins ceux que je portai à mes lèvres!), le vertueux Posthumus... que
dirai-je? (il était trop vertueux pour se trouver au milieu des
méchants, et il était le meilleur parmi les hommes d'une vertu rare)
assis avec nous et l'air triste, prêtait l'oreille aux éloges que nous
faisions de nos maîtresses d'Italie; nous louions leur beauté de manière
à ne plus laisser de louanges pour se vanter, à celui qui pouvait le
mieux parler. Nous dépouillions, pour les peindre, les statues de Vénus,
de Minerve à la taille fière, formes supérieures aux ébauches de la
nature[23]; nous ajoutions toute une boutique des qualités qui font que
l'homme aime la femme, et ce hameçon du mariage, la beauté, qui attache
les yeux.

[Note 23: _Brief nature_. La nature trop expéditive dans la création
de ses oeuvres.]

CYMBELINE.--Je suis sur les charbons; viens au fait.

IACHIMO.--Je n'y viendrai que trop tôt, à moins que tu ne sois pressé de
t'affliger.--Ce Posthumus, comme un noble seigneur amoureux et qui a
pour amante une princesse, prit la parole, et, sans déprécier celles que
nous avions vantées, mais demeurant calme comme la vertu, il commença le
portrait de sa maîtresse. Et après ce portrait fait de sa bouche, avec
l'âme dont il l'anima, il semblait que tous nos panégyriques avaient
pour objets des souillons de cuisine, ou sa description prouvait que
nous n'étions que des imbéciles qui ne savaient s'exprimer.

CYMBELINE.--Allons, allons, au but.

IACHIMO.--La chasteté de votre fille... (C'est ici que cela commence),
il la vanta comme si Diane même eût eu des singes impudiques, et que
votre fille seule fût chaste. A ce propos, moi misérable, je fis
l'incrédule à ses louanges, et je pariai avec lui des pièces d'or contre
cette bague qu'il portait alors à sa noble main, que je réussirais à
obtenir une place dans son lit nuptial, et que je gagnerais cette bague
par l'adultère de son épouse avec moi. Lui, en vrai chevalier, qui avait
dans l'honneur de sa femme toute la confiance qu'elle méritait en effet,
dépose sa bague: il l'eût risquée de même, eût-elle été une escarboucle
détachée des roues d'Apollon; il la pouvait risquer en sûreté, eût-elle
valu tout le prix de son char. Je vole en Bretagne pour exécuter mon
dessein. Vous pouvez, seigneur, vous souvenir de m'avoir vu à votre
cour; c'est là que j'appris de votre chaste fille la différence qu'il y
a entre le véritable amant et le vil suborneur. Mon espérance ainsi
éteinte et non pas mon désir, mon cerveau italien machina, dans votre
sombre Bretagne, un lâche stratagème excellent pour mon profit. Pour
abréger, mon plan réussit. Je retournai en Italie avec assez de preuves
simulées pour jeter dans le désespoir le noble Posthumus; j'attaquai sa
confiance dans la vertu de son épouse, par tel et tel indice que
j'appuyai de détails circonstanciés sur les tentures et les tableaux de
sa chambre, et puis ce bracelet que je lui montrai... Oh! par quelle
ruse je sus m'en emparer! Et je lui citai même des signes cachés sur la
personne d'Imogène; en sorte qu'il lui fut impossible de ne pas croire
qu'elle avait rompu son engagement de chasteté, et que j'en avais
recueilli les fruits: là-dessus... Il me semble que je le vois encore...

POSTHUMUS, _se découvrant et avançant_.--Oui, tu le vois en effet, démon
italien.--Et moi, insensé trop crédule, insigne meurtrier, lâche
brigand, ah! je mérite les noms de tous les scélérats passés, présents
et futurs.--Oh! donnez-moi une corde, un poignard ou du poison;
montrez-moi quelque juge intègre! Et toi, ô roi! envoie chercher
d'ingénieuses tortures. Je suis un monstre qui fait pardonner aux objets
de la terre les plus détestés, en étant plus méchant qu'eux. Je suis ce
Posthumus qui a égorgé ta fille; je mens en lâche; j'ai aposté un
moindre scélérat, un voleur sacrilège pour le faire. Ah! elle était le
temple de la vertu: oui, elle était la vertu même. Crachez-moi au
visage, jetez-moi des pierres, couvrez-moi de boue, excitez les chiens
de la rue à aboyer après moi: que le nom des scélérats soit désormais
Posthumus Léonatus; j'ai effacé tous les crimes. Oh! Imogène, ma reine,
ma vie, ma femme, Imogène, Imogène, Imogène!

IMOGÈNE, _s'élançant vers lui_.--Calmez-vous, seigneur: écoutez!
écoutez!

POSTHUMUS.--Tu te fais un jeu de l'état où je suis, page insolent!

(Il la frappe; elle tombe.)

PISANIO.--O seigneurs! secourez ma maîtresse et la vôtre. O Posthumus! ô
mon maître! vous n'aviez point tué Imogène jusqu'à ce moment.--Secourez,
secourez mon auguste princesse!

CYMBELINE.--Le monde tourne-t-il autour de moi?

POSTHUMUS.--Et d'où me vient ce délire?

PISANIO.--Réveillez-vous, ma maîtresse.

CYMBELINE.--S'il en est ainsi, les dieux veulent me faire mourir de
joie.

PISANIO.--Eh bien! ma maîtresse?

IMOGÈNE.--Ah! ôte-toi de ma vue. Tu m'as donné du poison: loin de moi,
homme dangereux; ne respire plus là où vivent les princes.

CYMBELINE.--La voix d'Imogène!

PISANIO.--Princesse, que les dieux lancent sur moi des pierres de
soufre, si je n'ai pas cru que la boîte que je vous donnais était une
composition précieuse. Je la tenais de la reine.

CYMBELINE.--Encore une nouvelle affaire!

IMOGÈNE.--Elle m'a empoisonnée.

CORNÉLIUS, _à Pisanio_.--O dieux! j'avais omis un autre aveu de la
reine, qui va prouver ton honnêteté. «Si Pisanio, a-t-elle dit, a donné
à sa maîtresse la confiture que je lui ai donnée pour un cordial, elle
est traitée comme je traiterais un rat.»

CYMBELINE.--Qu'entends-je, Cornélius?

CORNÉLIUS.--La reine, seigneur, m'importunait souvent pour lui composer
des poisons, prétextant toujours le plaisir d'étendre ses connaissances
en tuant de viles créatures dont on fait peu de cas, comme des chats et
des chiens: moi, appréhendant que ses desseins ne fussent plus funestes,
je composai pour elle certaine drogue qui suspendait pour l'instant les
facultés de la vie, mais quelque temps après tous les organes de la
nature reprenaient leurs fonctions. (_A Imogène_.) En avez-vous pris?

IMOGÈNE.--C'est probable, car j'ai été morte.

BÉLARIUS, _à Arviragus et Guidérius_.--Mes enfants, voilà la cause de
notre méprise.

GUIDÉRIUS.--Et sûrement c'est Fidèle.

IMOGÈNE, _à Posthumus_.--Pourquoi avez-vous repoussé de votre sein votre
femme? Imaginez en ce moment que vous êtes sur un rocher... (_se jetant
dans ses bras_) et précipitez-moi encore.

POSTHUMUS.--Reste là, ô mon âme! suspendue comme un fruit, jusqu'à ce
que l'arbre meure.

CYMBELINE--Eh quoi! mon sang, ma fille, fais-tu de moi un stupide
spectateur au milieu de cette scène? n'as-tu donc rien à me dire?

IMOGÈNE, _se jetant à ses pieds_.--Votre bénédiction, seigneur.

BÉLARIUS, _à Arviragus et Guidérius_.--Je ne vous blâme plus d'avoir
aimé cet enfant: vous aviez sujet de l'aimer.

CYMBELINE.--Que mes larmes en tombant soient une eau sacrée sur ta tête!
Imogène, ta mère est morte.

IMOGÈNE.--J'en suis fâchée, seigneur.

CYMBELINE.--Oh! elle ne valait rien: et c'est sa faute si nous nous
retrouvons ici d'une manière si étrange; mais son fils a disparu, nous
ne savons où ni comment...

PISANIO.--Seigneur, maintenant que la crainte est loin de moi, je dirai
la vérité. Le prince Cloten, après l'évasion de ma maîtresse, vint à moi
l'épée nue et l'écume à la bouche, et jura que si je ne lui déclarais
pas la route qu'elle avait prise, j'étais à ma dernière heure. Par
hasard j'avais dans ma poche une lettre de mon maître, où, sous de faux
prétextes, il engageait Imogène à venir le trouver sur les montagnes
près de Milford: il la lit. Aussitôt dans un accès de frénésie, et vêtu
des habits de mon maître qu'il m'avait arrachés, il part et marche vers
ce lieu dans un dessein licencieux, et avec serment d'attenter à
l'honneur de ma maîtresse: ce qu'il est devenu depuis, je l'ignore.

GUIDÉRIUS.--C'est à moi d'achever son histoire: je l'ai tué en ce lieu.

CYMBELINE.--Ah! les dieux nous en gardent! Je ne voudrais pas que tes
belles actions ne reçussent de ma bouche qu'un arrêt de mort: je t'en
conjure, vaillant jeune homme, démens ce que tu viens de dire.

GUIDÉRIUS.--Je l'ai dit et je l'ai fait.

CYMBELINE.--Il était prince.

GUIDÉRIUS.--Un prince très-impoli: les outrages qu'il m'a faits étaient
indignes d'un prince. Il m'a provoqué, et dans des termes qui me
feraient affronter l'Océan même, s'il rugissait ainsi contre moi. Je lui
ai tranché la tête, et je suis bien aise qu'il ne soit pas ici, à ma
place, à vous raconter sur moi cette histoire.

CYMBELINE.--J'en suis fâché pour toi: ta propre bouche t'a condamné; il
te faudra subir nos lois; tu es mort.

IMOGÈNE.--J'avais cru que cet homme sans tête était mon époux.

CYMBELINE.--Enchaînez ce coupable, et qu'on l'emmène de ma présence.

BÉLARIUS.--Sire, arrêtez. Ce jeune homme vaut mieux que celui qu'il a
tué; il est aussi bien né que vous, et il vous a rendu plus de services
que jamais vous n'en auriez reçu d'une légion de Clotens. (_Au garde_.)
Laissez ses bras en liberté, ils ne sont pas faits pour porter des fers.

CYMBELINE.--Vieux soldat, pourquoi veux-tu anéantir tes services dont tu
n'as pas encore été payé, en t'exposant à mon courroux? D'une naissance
aussi illustre que la nôtre?

ARVIRAGUS.--En cela, seigneur, il a été trop loin.

CYMBELINE, _à Guidérius_.--Et toi, tu ne mourras pas.

BÉLARIUS.--Nous mourrons tous les trois; mais je vous prouverai que deux
de nous sont d'aussi bonne naissance que celle que j'ai attribuée à
celui-ci. Mes fils, il faut que je développe ici un mystère dangereux
pour moi, mais qui sera peut-être avantageux pour vous.

ARVIRAGUS.--Votre danger est le nôtre.

GUIDÉRIUS.--Et notre bonheur est le sien.

BÉLARIUS, _à Cymbeline_.--Écoutez alors, avec votre permission, grand
roi; tu avais un sujet nommé Bélarius.

CYMBELINE.--Qu'en veux-tu dire? C'était un traître; il fut banni.
                
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