(Il converse en particulier avec le roi et lui remet un papier.)
LA PRINCESSE.--Cet homme sert-il Dieu?
BIRON.--Pourquoi me faites-vous cette question, madame?
LA PRINCESSE.--C'est qu'il ne parle pas comme les hommes que Dieu a
créés.
ARMADO, _haut_.--Cela est égal, mon beau, mon gracieux, mon doux
monarque; car je proteste que le maître d'école est excessivement
original, trop, trop vain; trop, trop vain; mais nous risquerons la
chose, comme on dit: _alla fortuna della guerra_. Je vous souhaite la
paix de l'âme, mon royal couple.
(Il sort.)
LE ROI.--Il y a à parier que nous aurons une belle représentation de
héros. Lui, il représente Hector de Troie; le paysan, Pompée le Grand;
le curé de la paroisse, Alexandre; le page d'Armado, Hercule; le pédant,
Judas Machabée; et si ces quatre héros réussissent d'abord dans leur
premier rôle, les quatre changeront de costume et représenteront les
cinq autres.
BIRON.--Il y en a cinq dans la première pièce.
LE ROI.--Non, vous vous trompez.
BIRON.--Le pédant, le fanfaron, le prêtre de campagne, le fou et le
page... Une vraie partie de neuf[77], et le monde entier n'en fournirait
pas cinq pareils, à les prendre chacun dans leur caractère.
[Note 77: _Ad novum_ pour _novem_, ancien jeu de dés.]
LE ROI.--Le vaisseau est à la voile, et le voilà qui cingle en pleine
mer.
(On apporte des sièges.)
(Entre Costard représentant Pompée.)
COSTARD.--Moi, je suis Pompée.
BOYET.--Vous mentez, vous n'êtes pas Pompée.
COSTARD.--Je suis Pompée....
BOYET.--Avec la tête d'un léopard sur le genou.
BIRON.--Bien dit, vieux railleur; il faut que je me réconcilie avec toi.
COSTARD.--Je suis Pompée, Pompée surnommé _le gros_.
DUMAINE, _le reprenant_.--Le grand.
COSTARD.--Oui, c'est le grand, monsieur: Pompée surnommé _le grand_,
qui, souvent dans le champ de bataille, avec mon bouclier et mon épée,
ai fait suer mon ennemi. Voyageant le long de cette côte, je suis venu
ici par hasard, et je dépose mes armes aux pieds de cette belle
damoiselle de France. _(A la princesse_.) Si Votre Altesse voulait dire:
Pompée, je vous rends grâces, j'aurais fini.
LA PRINCESSE.--Grand merci, grand Pompée.
COSTARD.--Je n'en méritais pas tant, mais je me flatte que j'ai été
parfait; je n'ai fait qu'une petite faute dans le mot _grand_.
BIRON.--Mon chapeau contre un sou que Pompée est le meilleur des neuf
héros.
(Entre Nathaniel représentant Alexandre.)
NATHANIEL.--Lorsque je vivais dans le monde, j'étais le monarque du
monde; j'étendis ma puissance et mes conquêtes à l'orient, à l'occident,
au nord et au midi; mon écusson annonce clairement que je suis
Alisandre.
BOYET.--Votre nez dit que non, que vous ne l'êtes pas; car il est trop
droit.
BIRON, _à Boyet_.--Votre nez sent à merveille que non, mon chevalier au
flair délicat.
LA PRINCESSE.--Le conquérant est tout en désarroi; continuez, bon
Alexandre.
NATHANIEL.--Lorsque je vivais dans le monde, j'étais le maître du monde.
BOYET.--Rien de plus vrai; cela est juste, vous l'étiez, Alisandre.
BIRON.--Pompée le Grand!
COSTARD.--Votre serviteur, et Costard.
BIRON.--Enlève le conquérant, enlève Alisandre!
COSTARD.--Oh! monsieur, vous avez mis en déroute Alisandre le
conquérant. (_A Nathaniel_.) Tu seras pour cela dépouillé de ton habit
de représentation; et ton lion, qui tient sa hache d'armes, assis sur
une chaise de garde-robe, sera donné à un Ajax, et ce sera lui qui sera
le neuvième héros. Un conquérant qui tremble de parler! Fuis de honte,
Alisandre. (_Nathaniel sort_.) S'il vous plaît, c'est un bon homme
imbécile, un honnête homme, voyez-vous, et bientôt mis en déroute! C'est
un excellent voisin, en vérité, et un fort bon joueur de boule.... Mais,
pour Alisandre, hélas! vous voyez ce que c'est, il s'est un peu trompé
dans son rôle. Mais voilà des héros qui expliqueront leur pensée un peu
mieux.
BIRON.--Rangez-vous de ce côté, bon Pompée.
(Entrent Holoferne représentant Judas Machabée, et Moth représentant
Hercule.)
HOLOFERNE, _montrant le page Moth_.
Le grand Hercule est représenté par ce marmot,
Lui dont la massue a tué Cerbère, ce _Canus_[78] à triple tête;
Et lorsqu'il n'était encore qu'un nain, qu'un petit enfant au berceau,
Il vous étranglait ainsi les serpents dans ses _manus
Quoniam_, il semble être ici dans la minorité.
_Ergo_, je viens avec cette apologie.--
(A Moth.)
Conserve quelque majesté dans ton _exit_, et disparais.
[Note 78: Pour _canis_, chien.]
(Moth sort.)
HOLOFERNE _continuant_.--Je suis Judas....
DUMAINE.--Un Judas!
HOLOFERNE.--Non pas l'Iscariote, monsieur.--Je suis Judas, nommé
_Macchabæus_.
DUMAINE.--Un Judas Machabée tondu[79] est un vrai Judas nu.
[Note 79: _Y cleped_ nommé, et _clipt_, tondu.]
BIRON.--Un traître qui donne des baisers! Comment es-tu devenu Judas?
HOLOFERNE.--Je suis Judas.
DUMAINE.--A ta plus grande honte, Judas.
HOLOFERNE.--Que prétendez-vous, monsieur?
DUMAINE.--Faire que Judas se pende lui-même.
HOLOFERNE.--Commencez, monsieur; vous êtes mon aîné.
BIRON.--Bien répondu: Judas fut pendu à un sureau.
HOLOFERNE.--Je ne me laisserai pas déconcerter.
BIRON.--Parce que tu es dévisagé[80].
[Note 80: _To out face one_, dévisager quelqu'un.]
HOLOFERNE.--Qu'est-ce que c'est que cela?
BOYET.--Une tête de cistre.
DUMAINE.--La tête d'une épingle à cheveux.
BIRON.--Une tête de mort dans une bague.
LONGUEVILLE.--La face d'une vieille médaille romaine, à demi effacée.
BOYET.--Le pommeau du sabre de César.
DUMAINE.--La tête sculptée en os d'une cartouche de soldat.
BIRON.--Une demi-joue de saint George dans une boucle.
DUMAINE.--Oui, dans une boucle de plomb.
BIRON.--Oui, et que porte à son chapeau un arracheur de dents. Et à
présent, poursuis; car nous t'avons mis en bonne contenance.
HOLOFERNE.--Vous m'avez mis hors de contenance.
BIRON.--Tu mens; nous t'avons donné des physionomies.
HOLOFERNE.--Mais vous les avez toutes dévisagées.
BIRON.--C'est ce que nous te ferions si tu étais un lion.
BOYET.--Mais comme c'est un âne, qu'il s'en aille: et là-dessus, adieu,
cher Jude; pourquoi restes-tu?
DUMAINE.--Pour la fin de son nom.
BIRON.--Pour l'âne ajouté au Jude: donnez-la-lui.--Jud-as[81], va-t'en.
[Note 81: _Jude ass_, pour Jude âne.]
HOLOFERNE.--Cela n'est pas généreux, ni poli, ni honnête.
BOYET.--Une lumière pour monsieur Judas, il fait nuit; il pourrait se
jeter par terre.
LA PRINCESSE.--Hélas! le pauvre Machabée, comme il a mordu à l'hameçon!
(Entre Armado, représentant Hector.)
BIRON.--Cache ta tête, Achille; voici Hector qui s'avance en armes.
DUMAINE.--Quand mes railleries devraient retomber sur moi, je veux
m'égayer en ce moment.
LE ROI.--Hector n'était qu'un Troyen[82] en comparaison de celui-ci.
[Note 82: _Trojan_, Troyen. Du temps de Shakspeare, sobriquet de
voleur.]
BOYET.--Mais est-ce bien Hector?
DUMAINE.--Je pense qu'Hector n'était pas si bien fait.
LONGUEVILLE.--Sa jambe est trop grosse pour Hector.
DUMAINE.--Sûrement, il est plus gras.
BOYET.--Non, il est habillé au mieux en petit.
BIRON.--Ce ne peut être là Hector.
DUMAINE.--C'est un dieu ou un peintre, car il fait des mines.
ARMADO.--L'armipotent Mars, le tout-puissant des lances, a fait à Hector
un don....
DUMAINE.--Une muscade dorée.
BIRON.--Un citron.
LONGUEVILLE.--Garni de clous de girofle[83].
[Note 83: Étrennes à la mode pour la Noël.]
DUMAINE.--Non, fendu.
ARMADO.--Paix!--Mars l'armipotent, le tout-puissant des lances, a fait
un don à Hector, l'héritier d'Ilion: un homme d'une si infatigable
halcine, que, sûrement, il combattrait, oui, depuis le matin jusqu'au
soir, hors de sa tente. Je suis cette fleur....
DUMAINE.--Cette menthe.
LONGUEVILLE.--Cette violette.
ARMADO.--Cher seigneur Longueville, tenez votre langue.
LONGUEVILLE.--Je dois plutôt lui lâcher la bride: car elle court sur la
trace d'Hector.
DUMAINE.--Et Hector est un lévrier.
ARMADO.--Le cher guerrier est mort et en poussière: mes chers coeurs, ne
battez pas les cendres des morts. Quand il respirait, c'était un
homme!--Mais je vais poursuivre mon rôle. _(A la princesse_.) Douce
royauté, accordez-moi le sens de votre ouïe.
LA PRINCESSE.--Parlez, brave Hector; vous nous faites beaucoup de
plaisir.
ARMADO.--J'adore la pantoufle de votre aimable grâce.
BOYET.--Il l'aime au pied.
DUMAINE.--Il ne pourrait pas l'aimer à l'aune.
ARMADO.--Cet Hector a surpassé de bien loin Annibal.
COSTARD.--Votre partie adverse, camarade Hector, est une fille perdue.
Elle est à deux mois de sa carrière.
ARMADO.--Que veux-tu dire?
COSTARD.--En bonne foi, si vous ne jouez pas le rôle de l'honnête
Troyen, la pauvre fille est à plaindre; elle le sent remuer: l'enfant
fait déjà le fanfaron dans son ventre; il est à vous.
ARMADO.--Veux-tu me _diffamoniser_ parmi les potentats? Tu mourras.
COSTARD.--Hector sera donc fouetté pour Jacquinette, dont il a troublé
la vie; et pendu pour Pompée, à qui il veut donner la mort.
DUMAINE.--O rare Pompée!
BOYET.--O fameux Pompée!
BIRON.--Pompée plus grand que le grand, grand, grand Pompée. Pompée le
géant!
DUMAINE.--Hector, tremble.
BIRON.--Pompée est ému. Attisez, attisez la fureur[84]. Excitez-les,
excitez-les.
[Note 84: _Atis,_ Até, la déesse des fureurs.]
DUMAINE.--Hector lui fera un défi.
BIRON.--Oui, pour peu qu'il y ait dans son ventre autant de sang humain
qu'il en faut pour le dîner d'une mouche.
ARMADO, _à Costard_.--Par le pôle nord, je te fais un défi.
COSTARD.--Je ne veux point combattre avec un pieu[85], comme un homme du
nord. Je veux me battre d'estoc et de taille: je veux me servir de
l'épée.--Je vous prie, laissez-moi reprendre mes armes d'Hector.
[Note 85: _Pole_, pôle, et _pole_, pieu.]
DUMAINE.--Place aux héros irrités.
COSTARD.--Je veux me battre dans ma chemise.
DUMAINE.--Voilà un Pompée des plus résolus!
MOTH, _à Armado_.--Mon maître, baissez le ton d'une note: ne voyez-vous
pas que Pompée se déshabille pour le combat? Que prétendez-vous? Vous
allez perdre votre réputation.
ARMADO.--Nobles gentilshommes, nobles guerriers, pardonnez: mais je ne
combattrai point en chemise.
DUMAINE.--Vous ne pouvez pas le refuser: c'est Pompée qui a fait le
défi.
ARMADO.--Aimables gentilshommes, je le peux, et je le veux.
BIRON.--Quelle est votre raison?
ARMADO.--La vérité nue de la chose, c'est que je n'ai point de chemise;
je vais en laine par pénitence.
BOYET.--Cela est vrai; et à Rome on lui a enjoint de s'abstenir de la
toile; depuis ce temps, je le jurerais, il n'en a porté aucune, si ce
n'est un vieux lange de Jacquinette; et cela il le porte près de son
coeur comme un gage de sa maîtresse.
(Entre Mercade.)
MERCADE.--Dieu conserve vos jours, madame!
LA PRINCESSE.--Soyez le bienvenu, Mercade; vous nous faites tort
pourtant, en interrompant notre divertissement.
MERCADE.--J'en suis bien fâché, madame; car la nouvelle que j'apporte
pèse cruellement sur ma langue. Le roi votre père....
LA PRINCESSE.--Est mort, sur ma vie?
MERCADE.--Oui, madame: mon message est fini.
BIRON, _aux acteurs_.--Messieurs les héros, retirez-vous. La scène
commence à se rembrunir.
ARMADO.--Quant à moi, je respire librement: j'ai jusqu'ici vu les
affronts qu'on m'a faits, par le petit trou de la prudence, et je me
ferai justice comme un vrai guerrier.
(Les héros sortent.)
LE ROI, _à la princesse_.--Dans quelles dispositions se trouve Votre
Altesse?
LA PRINCESSE, _à Boyet_.--Boyet, préparez tout: je veux partir ce soir.
LE ROI.--Non pas si vite, madame: je vous en conjure, attendez encore.
LA PRINCESSE, _à Boyet_.--Préparez-vous, vous dis-je.--(_Au roi et à ses
seigneurs_.) Je vous remercie, mes gracieux seigneurs, de tous vos
galants efforts pour nous plaire: et je vous prie, du fond de mon âme
qui vient d'être affligée, de daigner, dans votre rare sagesse, excuser
et oublier l'excessive liberté de nos procédés et de nos contradictions.
Si nous nous sommes comportées avec un excès de hardiesse dans nos
mutuelles entrevues, et dans notre conversation ensemble, c'est la faute
de votre politesse. (_Au roi_.) Adieu, noble prince. Un coeur oppressé
de tristesse abrége les compliments. Excusez-moi si je ne donne qu'un
mot de remerciement à l'importante requête que vous m'avez si facilement
accordée.
LE ROI.--Il n'est rien que la fuite rapide du temps ne précipite et ne
modifie; et souvent, au moment où il force les hommes à se séparer, il
décide ce qui n'aurait pu se terminer que par de longues discussions.
Quoique la douleur peinte sur le front d'une fille défende le sourire
galant de l'amour et la prière sacrée de la tendresse, qui voudrait
triompher de vos regrets: cependant, puisque l'amour a été le premier
objet de nos démarches, que les nuages de la tristesse ne le détournent
pas du but où il se proposait d'arriver. Pleurer des amis perdus n'est
pas, il s'en faut bien, aussi salutaire, aussi avantageux que de se
réjouir d'avoir gagné de nouveaux amis.
LA PRINCESSE.--Je ne vous comprends point, et cela double mon chagrin.
BIRON.--Des paroles franches pénètrent mieux l'oreille et la douleur:
comprenez donc mieux la pensée du roi; c'est pour votre beauté que nous
avons dépensé notre temps, et que nous nous sommes si mal acquittés de
nos serments. Votre beauté, belles dames, a considérablement défiguré
nos caractères, en façonnant nos humeurs dans un sens tout opposé à nos
intentions, et c'est là la cause de tout ce qui vous a paru ridicule en
nous. L'amour est plein d'écarts qui offensent les bienséances, il est
tout folâtre comme un enfant, toujours sautillant et toujours frivole;
comme il se forme par les yeux, il est comme l'oeil, rempli d'habitudes
étranges, de formes bizarres; il varie sans cesse les objets, comme
l'oeil qui, en roulant, reçoit les images successives de tous les objets
qui se présentent à ses regards;--si ces bigarrures changeantes du
volage amour, qui ont masqué nos caractères, ont paru, à vos beaux yeux,
se mal associer avec nos serments et la gravité des personnages, ce sont
ces yeux célestes, témoins de nos fautes, qui nous ont excités à les
commettre. Ainsi, belles dames, puisque notre amour est vôtre, l'erreur
qu'a produite l'amour est vôtre également. Si nous devenons parjures à
nous-mêmes, c'est par un parjure qui nous rend à jamais fidèles à celles
qui nous font violer et garder notre foi, à vous, belles dames; et cette
fausseté qui, par elle-même, est un crime, s'épure par son objet, et
devient vertu.
LA PRINCESSE.--Nous avons reçu vos lettres pleines d'amour, vos
présents, messagers d'amour; et, dans notre conseil de femmes, nous les
avons évalués à une simple galanterie, à une agréable plaisanterie, à
une pure politesse; comme des paroles insignifiantes, destinées à faire
passer le temps; nous n'y avons pas attaché plus d'importance que cela;
et, dans cette opinion, nous avons reçu vos propositions d'amour pour ce
qu'elles valaient à nos yeux, comme un simple passe-temps.
DUMAINE.--Nos lettres, madame, montraient quelque chose de plus qu'un
simple badinage.
LONGUEVILLE.--Et nos regards aussi.
ROSALINE.--Nous n'en avons pas jugé ainsi.
LE ROI.--A présent, à la dernière minute de l'heure qui nous sépare,
accordez-nous votre amour.
LA PRINCESSE.--Une minute est, je pense, un temps trop court pour
terminer un marché éternel; non, non, seigneur, Votre Altesse a commis
un parjure, c'est un crime de la tendresse; et en conséquence, voici ma
proposition.--Si, par amour pour moi (amour encore bien gratuit de votre
part), vous voulez faire quelque sacrifice, vous ferez celui-ci à ma
considération. Je ne veux point me fier à votre serment; mais allez
promptement vous renfermer dans quelque ermitage solitaire et désert,
éloigné de tous les plaisirs du monde; restez-y jusqu'à ce que les douze
signes célestes aient complètement rendu leur compte annuel. Si cette
vie austère et privée de toute société ne change rien à votre offre
faite dans l'ardeur du sang; si les gelées, les jeûnes, la tristesse de
l'habitation, et de grossiers habillements ne fanent pas cette fragile
fleur d'amour, mais qu'elle résiste à cette longue épreuve, et que vos
sentiments persévèrent; alors, à l'expiration de l'année, venez me
réclamer au nom du mérite de ce noviciat; et, je le jure par cette main
virginale qui s'unit maintenant à la vôtre, je serai à vous. Jusqu'à ce
terme, je vais enfermer ma triste existence dans une maison de deuil,
versant les pleurs de la douleur sur le souvenir de mon père. Si vous
vous refusez à cette convention, que nos mains se désunissent, sans
prétendre à aucun droit sur le coeur l'un de l'autre.
LE ROI.--Si je refusais cette épreuve, ou toute autre plus pénible
encore; si je refusais de laisser dormir dans le repos toutes mes
facultés, que la main soudaine de la mort vienne fermer à l'instant mes
yeux; de ce moment mon coeur vole dans votre sein.
BIRON.--Et moi, chère amante, et moi, quelle sera ma pénitence?
ROSALINE.--Il faut aussi vous purifier; vos péchés sont en grand nombre,
vous êtes coupable de parjure; si donc vous prétendez à mes faveurs,
vous passerez un mois à visiter les lits des malades.
DUMAINE.--Et moi, ma belle, et moi, quelle sera la mienne?
CATHERINE.--Une femme!--Plus de barbe, une belle santé et l'honnêteté;
voilà les trois souhaits que forme pour vous mon amour.
DUMAINE.--Puis-je répondre: «Je vous rends grâces, aimable épouse?»
CATHERINE.--Non pas, seigneur.--Pendant un an et un jour, je n'écouterai
pas un mot des doux propos que les galants débitent d'un visage
flatteur. Lorsque le roi viendra retrouver notre princesse, alors, si
j'ai beaucoup d'amour, je vous en donnerai un peu.
DUMAINE.--Je vous servirai jusqu'à ce terme avec loyauté et fidélité.
CATHERINE.--Mais ne le jurez pas, de crainte d'un second parjure.
LONGUEVILLE.--Et que dit Marie?
MARIE.--A la fin des douze mois révolus, j'échangerai ma robe de deuil
contre un fidèle ami.
LONGUEVILLE.--J'attendrai avec patience; mais le terme est bien long.
MARIE.--Il vous en ressemble mieux; il est peu de jeunes cavaliers plus
longs, plus grands que vous.
BIRON.--Ma belle Rosaline médite-t-elle? Ma maîtresse, regardez-moi,
considérez la fenêtre de mon coeur, ce sont mes yeux; voyez l'humble
respect peint dans mes regards qui attendent votre réponse. Imposez-moi
quelque service pour vous prouver mon amour.
ROSALINE.--- J'avais souvent ouï parler de vous, seigneur Biron, avant
que j'eusse eu l'avantage de vous voir, et la vaste langue de l'univers
vous peignait comme un homme fécond en railleries, en comparaisons
plaisantes, en sarcasmes mordants que vous lancez sur toutes les
conditions qui se trouvent exposées à la merci des traits de votre
esprit. Pour déraciner cette herbe amère de votre cerveau trop fertile
et mériter mes bonnes grâces, si vous êtes jaloux de les acquérir (et
sans cela je ne serai jamais à vous), il faut que, pendant ces douze
mois, vous visitiez tous les jours les malades muets, et que vous
conversiez à toute heure avec les malheureux gémissants dans leurs maux;
et votre tâche sera de réunir tous les efforts et toutes les ressources
de votre esprit pour forcer au rire le malade tourmenté de faiblesse et
de douleurs.
BIRON.--Exciter le sourire dans la bouche de la mort! cela ne se peut
pas, cela est impossible; la joie ne peut entrer dans une âme à
l'agonie.
ROSALINE.--Eh bien! c'est là le vrai moyen de réprimer un esprit
railleur, dont les écarts sont le fruit d'applaudissements indiscrets,
que des auditeurs, à tête vide et rieurs, donnent à ses folies. Le
succès d'un bon mot dépend de l'oreille qui l'entend, et jamais de la
langue qui le dit. Ainsi donc, si les oreilles des malades, assourdies
par les clameurs de leurs propres gémissements, veulent se prêter à
entendre vos vaines railleries, alors continuez sur ce ton, et je
consens à vous accepter avec ce défaut; mais si elles ne veulent pas les
entendre, alors défaites-vous de ce genre d'esprit, et je vous
retrouverai corrigé de ce défaut et tout joyeux de votre réforme.
BIRON.--Douze mois entiers? Allons, arrive ce qui voudra: je consens à
aller plaisanter pendant douze mois dans un hôpital.
LA PRINCESSE, _qui s'entretenait à part avec le roi_.--Oui, noble
prince; et je prends congé de vous.
LE ROI.--Non, madame; nous voulons vous accompagner et vous mettre dans
votre route.
BIRON.--Notre amour ne finit pas comme nos anciennes pièces: Jeannot n'a
pas sa Jeannette. Si ces dames avaient voulu, elles auraient pu donner à
notre scène le dénoûment d'une comédie.
LE ROI.--Allons, seigneurs, il n'y a plus que douze mois et un jour à
passer, et le dénoûment viendra.
BIRON.--Cela est trop long pour une pièce.
(Entre Armado.)
ARMADO.--Gracieuse Majesté, daignez m'accorder....
LA PRINCESSE.--N'est-ce pas là notre Hector?
DUMAINE.--Oui, le preux chevalier de Troie.
ARMADO.--Que je baise votre doigt royal, et que je prenne congé de vous.
Je suis lié par un voeu; j'ai promis à Jacquinette de tenir pour l'amour
d'elle la charrue pendant trois ans: mais, très-renommée Altesse, vous
plaît-il d'entendre le dialogue que deux savants ont compilé à la
louange de la chouette et du coucou? Il aurait dû suivre immédiatement
la fin de notre spectacle.
LE ROI.--Nous le voulons bien: faites-les paraître promptement.
ARMADO, _aux acteurs_.--Holà! avancez. (_Entrent Holoferne, Nathaniel,
Moth, Costard, et autres_.) De ce côté est _Hyems_, l'Hiver.--De
celui-ci est _Ver_, le Printemps: l'un est ami de la _chouette_, et
l'autre du _coucou_.--Printemps, commence.
LE PRINTEMPS, _chante les deux couplets suivants_.
Quand la marguerite étoilée et la violette azurée,
Quand la primevère argentée
Et les marguerites d'or
Émaillent les prés de riantes couleurs,
Le coucou alors, de feuillage en feuillage,
Se moque des maris en chantant
_Coucou_,
Coucou, coucou.--O mot redoutable!
Fatal à l'oreille d'un époux.
Quand les bergers enflent leur chalumeau d'avoine;
Quand l'alouette joyeuse sonne le réveil du laboureur;
Quand les tourterelles se caressent, et roucoulent et murmurent,
Et que la jeune bergère blanchit son linge,
Alors, etc.
L'HIVER, _chante à son tour_.
Quand les glaçons brillent aux toits;
Quand le berger Guillot souffle dans ses doigts;
Quand Pierrot entasse des souches dans le foyer;
Quand le lait gèle et durcit dans le vase,
Que le sang se glace et que les chemins se salissent,
Alors la chouette effrayante chante dans la nuit
_Toou oüe_,
Tou oüe, to oüe. Note faite pour plaire!
Quand la grosse Jeanne écume son pot;
Quand tous les vents sifflent déchaînés;
Que la toux emporte le prône du pasteur,
Que les oiseaux sont blottis dans la neige;
Quand le froid rougit le nez de Marianne;
Quand les pommes rôties sifflent sur le feu,
Alors la chouette effrayante, etc.
ARMADO.--Après les chants d'Apollon, Mercure offense l'oreille.--Vous,
sortez de ce côté; et vous, de celui-ci[86].
(Tous sortent.)
[Note 86: Holoferne représente un pédant ou maître de langues,
contemporain du poëte, nommé _Jean Florio_, maître d'italien à Londres.
Sa profession est cause qu'il débite tant de sentences italiennes dans
sa conversation. Dans un de ses ouvrages il désigne clairement
Shakspeare, furieux de ce qu'il l'avait joué sur le
théâtre.--«Qu'Aristophane, dit-il, et ses comédiens fassent des pièces,
et injurient Socrate; tout ce qu'ils font pour le diffamer ne sert qu'à
rehausser l'éclat de sa vertu.» Il parle aussi d'un sonnet d'un de ses
amis (cet ami, c'était sans doute lui-même), qu'on avait parodié selon
toute apparence dans le sonnet de cette pièce: _The praiseful princess_,
etc. On voit aussi que le même Florio aimait l'allitération, cette
ridicule affectation de plusieurs mots commençant par la même
lettre.--Il signait, le résolu Jean Florio. C'est la férocité du
caractère de cet Italien qui lui fait donner par Shakspeare le nom que
Rabelais donne à son pédant Thubal, _Holoferne_. Warburton cite ce
personnage comme un des rares exemples de satire personnelle que
Shakspeare se soit permis.]
FIN DU CINQUIÈME ET DERNIER ACTE.