William Shakespear

Périclès Tragédie
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LYSIMAQUE.--Quoi! votre principale vous a appris qui j'étais!

MARINA.--Qui est ma principale?

LYSIMAQUE.--C'est votre herbière, celle qui sème la honte et l'iniquité.
Oh! vous avez entendu parler de ma puissance, et vous prétendez à un
hommage plus sérieux? Mais je te proteste, ma petite, que mon autorité
ne te verra pas, ou ne te regardera pas du moins favorablement. Allons,
mène-moi quelque part.--Allons, allons.

MARINA.--Si vous êtes homme d'honneur, c'est à présent qu'il faut le
montrer. Si ce n'est qu'une réputation qu'on vous a faite, méritez-la.

LYSIMAQUE.--Oui-dà!--Encore un peu; continuez votre morale.

MARINA.--Malheureuse que je suis!... Quoique vertueuse, la fortune
cruelle m'a jetée dans cet infâme lieu, où je vois vendre la maladie
plus cher que la guérison.--Ah! si les dieux voulaient me délivrer de
cette maison impie, je consentirais à être changée par eux en l'oiseau
le plus humble de ceux qui fendent l'air pur.

LYSIMAQUE.--Je ne pensais pas que tu aurais parlé si bien, je ne t'en
aurais jamais crue capable. Si j'avais porté ici une âme corrompue, ton
discours m'eût converti. Voilà de l'or pour toi, persévère dans la bonne
voie, et que les dieux te donnent la force.

MARINA.--Que les dieux vous protègent!

LYSIMAQUE.--Ne crois pas que je sois venu avec de mauvaises intentions.
Les portes et les croisées de cette maison me sont odieuses. Adieu, tu
es un modèle de vertu, et je ne doute pas que tu n'aies reçu une noble
éducation.--Arrête, voici encore de l'or.--Qu'il soit maudit, qu'il
meure comme un voleur celui qui te ravira ta vertu. Si tu entends parler
de moi, ce sera pour ton bien.

(Au moment où Lysimaque tire sa bourse, Boult entre.)

BOULT.--Je vous prie, seigneur, de me donner la pièce.

LYSIMAQUE.--Loin d'ici, misérable geôlier! Votre maison, sans cette
vierge qui la soutient, tomberait et vous écraserait tous. Va-t'en!

(Lysimaque sort.)

BOULT.--Qu'est-ce que ceci? Il faut changer de méthode avec vous. Si
votre prude chasteté, qui ne vaut pas le déjeuner d'un pauvre, ruine
tout un ménage, je veux qu'on fasse de moi un épagneul. Venez.

MARINA.--Que voulez-vous de moi?

BOULT.--Faire de vous une femme, ou en charger le bourreau. Venez, nous
ne voulons plus qu'on renvoie d'autres seigneurs; venez, vous dis-je.

(La femme rentre.)

LA FEMME.--Comment? de quoi s'agit-il?

BOULT.--De pire en pire, notre maîtresse: elle a fait un sermon au
seigneur Lysimaque.

LA FEMME.--O abomination!

BOULT.--Elle fait cas de notre profession comme d'un fumier.

LA FEMME.--Malepeste! qu'elle aille se faire pendre.

BOULT.--Le gouverneur en aurait agi avec elle comme un gouverneur; elle
l'a renvoyé aussi froid qu'une boule de neige et disant ses prières.

LA FEMME.--Boult, emmène-la; fais-en ce qu'il te plaira; brise le
cristal de sa virginité, et rends le reste malléable.

BOULT.--Elle serait un terrain plus épineux qu'elle n'est, qu'elle
serait labourée je vous le promets.

MARINA.--Dieux, à mon secours!

LA FEMME.--Elle conjure, emmène-la. Plût à Dieu qu'elle n'eût jamais mis
le pied dans ma maison. Au diable! elle est née pour être notre ruine.
Ne voulez-vous pas faire comme les femmes? Malepeste! madame la
précieuse!

(La femme sort.)

BOULT.--Venez, madame, venez avec moi.

MARINA.--Que me voulez-vous?

BOULT.--Vous prendre le bijou qui vous est si précieux.

MARINA.--Je t'en prie, dis-moi une chose d'abord.

BOULT.--Allons, voyons, je vous écoute.

MARINA.--Que désirerais-tu que fût ton ennemi?

BOULT.--Je désirerais qu'il fût mon maître, ou plutôt ma maîtresse.

MARINA.--Ni l'un ni l'autre ne sont aussi méchants que toi, car leur
supériorité les rend meilleurs que tu n'es. Tu remplis une place si
honteuse, que le démon le plus tourmenté de l'enfer ne la changerait pas
pour la sienne. Tu es le portier maudit de chaque ivrogne qui vient ici
chercher une créature. Ton visage est soumis au poing de chaque coquin
de mauvaise humeur. La nourriture qu'on te sert est le reste de bouches
infectées.

BOULT.--Que voudriez-vous que je fisse?--Que j'aille à la guerre où un
homme servira sept ans, perdra une jambe et n'aura pas assez d'argent
pour en acheter une de bois!

MARINA.--Fais tout autre chose que ce que tu fais. Va vider les égouts,
servir de second au bourreau; tous les métiers valent mieux que le tien.
Un singe, s'il pouvait parler, refuserait de le faire. Ah! si les dieux
daignaient me délivrer de cette maison!--Tiens, voilà de l'or, si ta
maîtresse veut en gagner par moi, publie que je sais chanter et danser,
broder, coudre, sans parler d'autres talents dont je ne veux pas tirer
vanité. Je donnerai des leçons de toutes ces choses; je ne doute pas que
cette ville populeuse ne me fournisse des écolières.

BOULT.--Mais pouvez-vous enseigner tout ce que vous dites?

MARINA.--Si je ne le puis, ramène-moi ici et prostitue-moi au dernier
valet qui fréquente cette maison.

BOULT.--Fort bien, je verrai ce que je puis pour toi; si je puis te
placer, je le ferai.

MARINA.--Mais sera-ce chez d'honnêtes femmes?

BOULT.--Ma foi, j'ai peu de connaissances parmi celles-là! mais puisque
mon maître et ma maîtresse vous ont achetée, il ne faut pas songer à
s'en aller sans leur consentement: je les informerai donc de votre
projet, et je ne doute pas de les trouver assez traitables. Venez, je
ferai pour vous ce que je pourrai.--Venez.

(Ils sortent.)

FIN DU QUATRIÈME ACTE.




                            ACTE CINQUIÈME

_Entre_ GOWER.


GOWER.--Marina échappe donc au mauvais lieu, et tombe, dit notre
histoire, dans une maison honnête. Elle chante comme une immortelle et
danse comme une déesse au son de ses chants admirés. Elle rend muets de
grands clercs, et imite avec son aiguille les ouvrages de la nature,
fleur, oiseau, branche ou fruit. Son art le dispute aux roses
naturelles, la laine filée et la soie forment sous sa main des cerises
couleur de vermillon; elle a des élèves du plus haut rang qui lui
prodiguent des largesses; elle remet le prix de son travail à la maudite
entremetteuse. Laissons-la et retournons auprès de son père sur la mer
où nous l'avons laissé. Chassé par les vents, il arrive où habite sa
fille: supposez-le à l'ancre sur cette côte. La ville se préparait à
célébrer la fête annuelle du dieu Neptune. Lysimaque aperçoit notre
vaisseau tyrien et ses riches pavillons noirs; il se hâte de diriger sa
barque vers lui. Que votre imagination soit encore une fois le guide de
vos yeux, figurez-vous que c'est ici le navire du triste Périclès où
l'on va essayer de vous découvrir ce qui se passe. Veuillez bien vous
asseoir et écouter.

(Il sort.)

SCÈNE I

A bord du vaisseau de Périclès, dans la rade de Mitylène. Une tente sur
le pont avec un rideau.--On y voit Périclès sur une couche. Une barque
est attachée au vaisseau tyrien.

_Entrent_ DEUX MATELOTS _dont l'un appartient au vaisseau tyrien et
l'autre à la barque_; HÉLICANUS.


LE MATELOT TYRIEN, à _celui de Mitylène_.--Où est le seigneur
Hélicanus?--Il pourra vous répondre.--Ah! le voici.--Seigneur, voici une
barque venue de Mitylène dans laquelle est Lysimaque, le gouverneur, qui
demande à se rendre à bord. Quels sont vos ordres?

HÉLICANUS.--Qu'il vienne puisqu'il le désire. Appelle quelques nobles
Tyriens.

LE MATELOT TYRIEN.--Holà! seigneurs! le seigneur Hélicanus vous appelle.

(Entrent deux seigneurs tyriens.)

LE PREMIER SEIGNEUR.--Votre Seigneurie appelle?

HÉLICANUS.--Seigneurs, quelqu'un de marque va venir à bord, je vous prie
de le bien accueillir.

(Les seigneurs et les deux matelots descendent à bord de la barque, d'où
sortent Lysimaque avec les seigneurs de sa suite, ceux de Tyr et les
deux matelots.)

LE MATELOT TYRIEN.--Seigneur, voilà celui qui peut vous répondre sur
tout ce que vous désirerez.

LYSIMAQUE.--Salut, respectable seigneur! que les dieux vous protègent.

HÉLICANUS.--Puissiez-vous dépasser l'âge où vous me voyez et mourir
comme je mourrai.

LYSIMAQUE.--Je vous remercie d'un tel souhait.--Étant sur le rivage à
célébrer la gloire de Neptune, j'ai vu ce noble vaisseau et je suis venu
pour savoir d'où vous venez.

HÉLICANUS.--D'abord, seigneur, quel est votre emploi?

LYSIMAQUE.--Je suis le gouverneur de cette ville.

HÉLICANUS.--Seigneur, notre vaisseau est de Tyr. Il porte le roi qui,
depuis trois mois, n'a parlé à personne et n'a pris que la nourriture
nécessaire pour entretenir sa douleur.

LYSIMAQUE.--Quel est le malheur qui l'afflige?

HÉLICANUS.--Seigneur, il serait trop long de le raconter; mais le motif
principal de ses chagrins vient de la perte d'une fille et d'une épouse
chéries.

LYSIMAQUE.--Ne pourrons-nous donc pas le voir?

HÉLICANUS.--Vous le pouvez, seigneur; mais ce sera inutile; il ne veut
parler à personne.

LYSIMAQUE.--Cependant cédez à mon désir.

HÉLICANUS, _tirant le rideau_.--Voyez-le, seigneur.--Ce fut un prince
accompli jusqu'à la nuit fatale qui attira sur lui cette infortune.

LYSIMAQUE.--Salut, sire, que les dieux vous conservent! salut, royale
majesté.

HÉLICANUS.--C'est en vain, il ne vous parlera pas.

PREMIER SEIGNEUR DE MITYLÈNE.--Seigneur, nous avons à Mitylène une jeune
fille qui, je gage, le ferait parler.

LYSIMAQUE.--Bonne pensée! sans questions, par le doux son de sa voix et
d'autres séductions, elle attaquerait le sens de l'ouïe assoupi à demi
chez lui. La plus heureuse, comme elle est la plus belle, elle est avec
ses compagnes dans le bosquet situé près du rivage de l'île.

(Lysimaque dit deux mots à l'oreille d'un des seigneurs de la suite qui
sort avec la barque.)

HÉLICANUS.--Certainement tout sera sans effet, mais nous ne rejetterons
rien de ce qui porte le nom de guérison.--En attendant, puisque nous
avons fait jusqu'ici usage de votre bonté, permettez-nous de vous
demander encore de faire ici nos provisions avec notre or qui, loin de
nous manquer, nous fatigue par sa vétusté.

LYSIMAQUE.--Seigneur, c'est une courtoisie que nous ne pouvons vous
refuser sans que les dieux justes ne nous envoient une chenille pour
chaque bourgeon afin d'en punir notre province; mais, encore une fois,
je vous prie de me faire connaître en détail la cause de la douleur de
votre roi.

HÉLICANUS.--Seigneur, seigneur, je vais vous l'apprendre.--Mais, voyez,
je suis prévenu.

(La barque de Lysimaque avance. On voit passer sur le vaisseau tyrien,
un seigneur de Mitylène, Marina et une jeune dame.)

LYSIMAQUE.--Oh! voici la dame que j'ai envoyé chercher. Soyez la
bienvenue.--N'est-ce pas une beauté céleste?

HÉLICANUS.--C'est une aimable personne!

LYSIMAQUE.--Elle est telle que, si j'étais sûr qu'elle sortît d'une race
noble, je ne voudrais pas choisir d'autre femme et me croirais bien
partagé.--Belle étrangère! nous attendons de vous toute votre
bienveillance pour un roi malheureux. Si, par un heureux artifice vous
pouvez l'amener à nous répondre, pour prix de votre sainte assistance,
vous recevrez autant d'or que vous en désirerez.

MARINA.--Seigneur, je mettrai tout en usage pour sa guérison, pourvu
qu'on nous laisse seules avec lui, ma compagne et moi.

LYSIMAQUE.--Allons, laissons-la, et que les dieux la fassent réussir.
(_Marina chante_.) A-t-il entendu votre mélodie?

MARINA.--Non, et il ne nous a pas regardées.

LYSIMAQUE.--Voyez, elle va lui parler.

MARINA.--Salut, sire. Seigneur, écoutez-moi.

PÉRICLÈS.--Eh! ah!

MARINA.--Je suis une jeune fille, seigneur, qui jamais n'appela les yeux
sur elle, mais qui a été regardée comme une comète. Celle qui vous
parle, seigneur, a peut-être souffert des douleurs égales aux vôtres, si
on les comparait; quoique la capricieuse fortune ait rendu mon étoile
funeste, j'étais née d'ancêtres illustres qui marchaient de pair avec de
grands rois; le temps a anéanti ma parenté et m'a livrée esclave au
monde et à ses infortunes. (_A part_.) Je cesse; cependant il y a
quelque chose qui enflamme mes joues et qui me dit tout bas: Continue,
jusqu'à ce qu'il réponde.

PÉRICLÈS.--Ma fortune, ma parenté, illustre parenté, égalant la
mienne.--N'est-ce pas ce que vous avez dit?

MARINA.--J'ai dit, seigneur, que si vous connaissiez ma parenté, vous me
regarderiez sans courroux.

PÉRICLÈS.--Je le pense.--Je vous prie, tournez encore les yeux vers moi.
Vous ressemblez...--Quelle est votre patrie? êtes-vous née sur ce
rivage?

MARINA.--Non, ni sur aucun rivage; cependant je suis venue au monde
d'après les lois de la nature, et ne suis pas autre que je parais.

PÉRICLÈS.--Je suis accablé de douleur et j'ai besoin de pleurer. Mon
épouse était comme cette jeune fille, et ma fille aurait aussi pu lui
ressembler. C'est là le front de ma reine, sa taille mince comme celle
du souple roseau, sa voix argentine, ses yeux brillants comme une pierre
précieuse et ses douces paupières, sa démarche de Junon, sa voix qui
rendait l'oreille affamée de l'entendre.--Où demeurez-vous?

MARINA.--Dans un lieu où je ne suis qu'étrangère: d'ici vous pouvez le
voir.

PÉRICLÈS.--Où fûtes-vous élevée, où avez-vous acquis ces grâces dont
votre beauté relève encore le prix?

MARINA.--Si je vous racontais mon histoire, elle vous semblerait une
fable absurde.

PÉRICLÈS.--Je t'en supplie, parle; le mensonge ne peut sortir de ta
bouche; tu parais modeste comme la justice, tu me sembles un palais
digne de la royale vérité. Je te croirai, je persuaderai à mes sens tout
ce qui paraîtrait impossible, car tu ressembles à celle que j'aimai
jadis. Quels furent tes amis? ne disais-tu pas, quand j'ai voulu te
repousser (au moment où je t'ai aperçue), que tu avais une illustre
origine?

MARINA.--Oui, je l'ai dit.

PÉRICLÈS.--Eh bien! quelle est ta famille? Je crois que tu as dit aussi
que tu avais souffert de nombreux outrages, et que tes malheurs seraient
égaux aux miens s'ils étaient connus et comparés.

MARINA.--Je l'ai dit, et n'ai rien dit que ma pensée ne m'assure être
véridique.

PÉRICLÈS.--Dis ton histoire. Si tu as souffert la nullième partie de mes
maux, tu es un homme, et moi j'ai faibli comme une jeune fille:
cependant tu ressembles à la Patience contemplant les tombeaux des rois
et désarmant le malheur par son sourire. Qui furent tes amis? comment
les as-tu perdus? Ton nom, aimable vierge? Fais ton récit; viens
t'asseoir à mon côté.

MARINA.--Mon nom est Marina.

PÉRICLÈS.--Oh! je suis raillé, et tu es envoyée par quelque dieu en
courroux pour me rendre le jouet des hommes.

MARINA.--Patience, seigneur, ou je me tais.

PÉRICLÈS.--Oui, je serai patient; tu ignores jusqu'à quel point tu
m'émeus en t'appelant Marina.

MARINA.--Le nom de Marina me fut donné par un homme puissant, par mon
père, par un roi.

PÉRICLÈS.--Quoi! la fille d'un roi?--et ton nom est Marina?

MARINA.--Vous aviez promis de me croire; mais, pour ne plus troubler la
paix de votre coeur, je vais m'arrêter ici.

PÉRICLÈS.--Êtes-vous de chair et de sang? votre coeur bat-il?
n'êtes-vous pas une fée, une vaine image? Parlez. Où naquîtes-vous? et
pourquoi vous appela-t-on Marina?

MARINA.--Je fus appelée Marina parce que je naquis sur la mer.

PÉRICLÈS.--Sur la mer! et ta mère?

MARINA.--Ma mère était la fille d'un roi; elle mourut en me donnant le
jour, comme ma bonne nourrice Lychorida me l'a souvent raconté en
pleurant.

PÉRICLÈS.--Oh! arrête un moment! voilà le rêve le plus étrange qui ait
jamais abusé le sommeil de la douleur. (_A part_.) Ce ne peut être ma
fille ensevelie.--Où fûtes-vous élevée? Je vous écoute jusqu'à ce que
vous ayez achevé votre récit.

MARINA.--Vous ne pourrez me croire; il vaudrait mieux me taire.

PÉRICLÈS.--Je vous croirai jusqu'au dernier mot. Cependant
permettez.--Comment êtes-vous venue ici? Où fûtes-vous élevée?

MARINA.--Le roi mon père me laissa à Tharse. Ce fut là que le cruel
Cléon et sa méchante femme voulurent me faire arracher la vie. Le
scélérat qu'ils avaient gagné pour ce crime avait déjà tiré son glaive,
quand une troupe de pirates survint et me délivra pour me transporter à
Mitylène. Mais, seigneur, que me voulez-vous? Pourquoi pleurer?
Peut-être me croyez-vous coupable d'imposture. Non, non, je l'assure, je
suis la fille du roi Périclès, si le roi Périclès existe.

PÉRICLÈS.--Oh! Hélicanus?

HÉLICANUS.--Mon souverain m'appelle?

PÉRICLÈS.--Tu es un grave et noble conseiller, d'une sagesse à toute
épreuve. Dis-moi, si tu le peux, quelle est cette fille, ce qu'elle peut
être, elle qui me fait pleurer.

HÉLICANUS.--Je ne sais, seigneur, mais le gouverneur de Mitylène, que
voilà, en parle avec éloge.

LYSIMAQUE.--Elle n'a jamais voulu faire connaître sa famille. Quand on
la questionnait là-dessus, elle s'asseyait et pleurait.

PÉRICLÈS.--O Hélicanus, frappe-moi; respectable ami, fais-moi une
blessure, que j'éprouve une douleur quelconque, de peur que les torrents
de joie qui fondent sur moi entraînent tout ce que j'ai de mortel et
m'engloutissent. Oh! approche, toi qui rends à la vie celui qui
t'engendra; toi, qui naquis sur la mer, qui fus ensevelie à Tharse et
retrouvée sur la mer. O Hélicanus, tombe à genoux, remercie les dieux
avec une voix aussi forte que celle du tonnerre: voilà Marina. Quel
était le nom de ta mère? Dis-moi encore cela, car la vérité ne peut trop
être confirmée, quoique aucun doute ne s'élève en moi sur ta véracité.

MARINA.--Mais d'abord, seigneur, quel est votre titre?

PÉRICLÈS.--Je suis Périclès de Tyr: dis-moi seulement (car jusqu'ici tu
as été parfaite), dis-moi le nom de ma reine engloutie par les flots, et
tu es l'héritière d'un royaume, et tu rends la vie à Périclès ton père.

MARINA.--Suffit-il, pour être votre fille, de dire que le nom de ma mère
était Thaïsa? Thaïsa était ma mère, Thaïsa qui mourut en me donnant la
naissance.

PÉRICLÈS.--Sois bénie, lève-toi, tu es mon enfant. Donnez-moi d'autres
vêtements. Hélicanus, elle n'est pas morte à Tharse (comme l'aurait
voulu Cléon); elle te dira tout, lorsque tu te prosterneras à ses pieds,
et tu la reconnaîtras pour la princesse elle-même.--Qui est cet homme?

HÉLICANUS.--Seigneur, c'est le gouverneur de Mitylène, qui, informé de
vos malheurs, est venu pour vous voir.

PÉRICLÈS.--Je vous embrasse, seigneur.--Donnez-moi mes vêtements, je
suis égaré par la joie de la voir. Oh! que les dieux bénissent ma fille.
Mais écoutez cette harmonie. O ma Marina, dis à Hélicanus, dis-lui avec
détail, car il semble douter; dis-lui comment tu es ma fille.--Mais
quelle harmonie!

HÉLICANUS.--Seigneur, je n'entends rien.

PÉRICLÈS.--Rien? C'est l'harmonie des astres. Écoute, Marina.

LYSIMAQUE.--Il serait mal de le contrarier, laisse-le croire.

PÉRICLÈS.--Du merveilleux! n'entendez-vous pas?

LYSIMAQUE.--De la musique; oui, seigneur.

PÉRICLÈS.--Une musique céleste. Elle me force d'être attentif, et un
profond sommeil pèse sur mes paupières. Laissez-moi reposer.

(Il dort.)

LYSIMAQUE.--Donnez-lui un coussin. (_On ferme le rideau de la tente de
Périclès_.) Laissez-le. Mes amis, si cet événement répond à mes voeux,
je me souviendrai de vous.

(Sortent Lysimaque, Hélicanus, Marina et la jeune dame qui l'avait
accompagnée.)


SCÈNE II

Même lieu.

PÉRICLÈS _dort sur le tillac_; DIANE _lui apparaît dans un songe_.


DIANE.--Mon temple est à Éphèse, il faut t'y rendre et faire un
sacrifice sur mon autel. Là, quand mes ministres seront assemblés devant
le peuple, raconte comment tu as perdu ton épouse sur la mer. Pour
pleurer tes infortunes et celles de ta fille, raconte fidèlement toute
ta vie. Obéis, ou continue à être malheureux. Obéis, tu seras heureux,
je l'atteste par mon arc d'argent. Réveille-toi et répète ton songe.

(Diane disparaît.)

PÉRICLÈS.--Céleste Diane, déesse au croissant d'argent, je
t'obéirai.--Hélicanus?

(Entrent Hélicanus, Lysimaque et Marina.)

HÉLICANUS.--Seigneur?

PÉRICLÈS, _à Hélicanus_.--Mon projet était d'aller à Tharse pour y punir
Cléon, ce prince inhospitalier, mais j'ai d'abord un autre voyage à
faire. Tournez vers Éphèse vos voiles enflées. Plus tard, je vous dirai
pourquoi. (_A Lysimaque_.) Nous reposerons-nous, seigneur, sur votre
rivage, et vous donnerons-nous de l'or pour les provisions dont nous
aurons besoin?

LYSIMAQUE.--De tout mon coeur, seigneur; et quand vous viendrez à terre,
j'ai une autre prière à vous faire.

PÉRICLÈS.--Vous obtiendrez même ma fille si vous la demandez, car vous
avez été généreux envers elle.

LYSIMAQUE.--Seigneur, appuyez-vous sur mon bras.

PÉRICLÈS.--Viens, ma chère Marina.

(Ils sortent.)

(On voit le temple de Diane à Éphèse. Entre Gower.)

GOWER.--Maintenant le sable de notre horloge est presque écoulé....
Encore un peu et c'est fini. Accordez-moi pour dernière complaisance (et
cela m'encouragera), accordez-moi de supposer toutes les fêtes, les
banquets, les réjouissances bruyantes que le gouverneur fit à Mitylène
pour féliciter le roi. Il était si heureux qu'on lui eût promis de lui
donner Marina pour épouse! mais cet hymen ne devait avoir lieu que
lorsque Périclès aurait fait le sacrifice ordonné par Diane. Laissez
donc le temps s'écouler; on met à la voile au plus vite, et les désirs
sont aussitôt satisfaits. Voyez le temple d'Éphèse, notre roi et toute
sa suite. C'est à vous que nous devons, et nous en sommes
reconnaissants, que Périclès soit arrivé sitôt.

(Gower sort.)


SCÈNE III

Le temple de Diane à Éphèse.--Thaïsa est près de l'autel en qualité de
grande prêtresse. Une troupe de vierges. Cérimon et autres habitants
d'Éphèse.

_Entrent_ PÉRICLÈS _et sa suite_, LYSIMAQUE, HÉLICANUS, MARINA et UNE
DAME.


PÉRICLÈS.--Salut, Diane! pour obéir à tes justes commandements, je me
déclare ici le roi de Tyr, qui chassé par la peur, de ma patrie, épousai
la belle Thaïsa à Pentapolis. Elle mourut sur mer en mettant au monde
une fille appelée Marina, qui porte encore ton costume d'argent, ô
déesse! Elle fut élevée à Tharse par Cléon, qui voulut la faire tuer à
l'âge de quatorze ans; mais une bonne étoile l'amena à Mitylène. C'est
là que la fortune la fit venir à bord de mon navire, où en rappelant le
passé elle se fit connaître pour ma fille.

THAISA.--C'est sa voix, ce sont ces traits.... vous êtes, vous
êtes....--O roi Périclès!

(Elle s'évanouit.)

PÉRICLÈS.--Que veut dire cette femme...? Elle se meurt: au secours!

CÉRIMON.--Noble seigneur, si vous avez dit la vérité aux pieds des
autels de Diane, voilà votre femme.

PÉRICLÈS.--Respectable vieillard, cela ne se peut; je l'ai jetée de mes
bras dans la mer.

CÉRIMON.--Sur cette côte même.

PÉRICLÈS.--C'est une vérité.

CÉRIMON.--Regardez cette dame.--Elle n'est mourante que de joie. Un
matin d'orage, elle fut jetée sur ce rivage: j'ouvris le cercueil, j'y
trouvai de riches joyaux, je lui ai rendu la vie et l'ai placée dans le
temple de Diane.

PÉRICLÈS.--Pouvons-nous voir ces joyaux?

CÉRIMON.--Illustre seigneur, ils seront apportés dans ma maison, où je
vous invite à venir.... Voyez, Thaïsa revit.

THAISA.--Oh! laissez-moi le regarder. S'il n'est pas mon époux, mon
saint ministère ne prêtera point à mes sens une oreille licencieuse. O
seigneur, êtes-vous Périclès? Vous parlez comme lui; vous lui
ressemblez. N'avez-vous pas cité une tempête, une naissance, une mort?

PÉRICLÈS.--C'est la voix de Thaïsa.

THAISA.--Je suis cette Thaïsa, crue morte et submergée.

PÉRICLÈS.--Immortelle Diane!

THAISA.--Maintenant, je vous reconnais.--Quand nous quittâmes Pentapolis
en pleurant, le roi mon père vous donna une bague semblable.

(Elle lui montre une bague.)

PÉRICLÈS.--Oui, oui; je n'en demande pas davantage. O dieux! votre
bienfait actuel me fait oublier mes malheurs passés. Je ne me plaindrai
pas, si je meurs en touchant ses lèvres.--Oh! viens, et sois ensevelie
une seconde fois dans ces bras!

MARINA.--Mon coeur bondit pour s'élancer sur le sein de ma mère.

(Elle se jette aux genoux de Thaïsa.)

PÉRICLÈS.--Regarde celle qui se jette à tes genoux! C'est la chair de ta
chair,--Thaïsa, l'enfant que tu portais dans ton sein sur la mer, et que
j'appelai Marina; car elle vint au monde sur le vaisseau.

THAISA.--Béni soit mon enfant!

HÉLICANUS.--Salut, ô ma reine!

THAISA.--Je ne vous connais pas.

PÉRICLÈS.--Vous m'avez entendu dire que, lorsque je partis de Tyr, j'y
laissai un vieillard pour m'y remplacer. Pouvez-vous vous rappeler son
nom? Je vous l'ai dit souvent.

THAISA.--C'est donc Hélicanus?

PÉRICLÈS.--Nouvelle preuve. Embrasse-le, chère Thaïsa; c'est lui. Il me
tarde maintenant de savoir comment vous fûtes trouvée et sauvée; quel
est celui que je dois remercier, après les dieux, de ce grand miracle?

THAISA.--Le seigneur Cérimon. C'est par lui que les dieux ont manifesté
leur puissance; les dieux qui peuvent tout pour vous.

PÉRICLÈS.--Respectable vieillard, les dieux n'ont pas sur la terre de
ministre mortel plus semblable à un dieu que vous. Voulez-vous me dire
comment cette reine a été rendue à la santé?

CÉRIMON.--Je le ferai, seigneur. Je vous prie de venir d'abord chez moi,
où vous sera montré tout ce qu'on a trouvé avec votre épouse; vous
saurez comment elle fut placée dans ce temple; enfin, rien ne sera omis.

PÉRICLÈS.--Céleste Diane! je te rends grâces de ta vision, et je
t'offrirai mes dons. Thaïsa, ce prince, le fiancé de votre fille,
l'épousera à Pentapolis. Maintenant, cet ornement, qui me rend si
bizarre, disparaîtra, ma chère Marina; et j'embellirai, pour le jour de
tes noces, ce visage, que le rasoir n'a pas touché depuis quatorze ans.

THAISA.--Cérimon a reçu des lettres qui lui annoncent la mort de mon
père.

PÉRICLÈS.--Qu'il soit admis parmi les astres! Cependant, ma reine, nous
célébrerons leur hyménée, et nous achèverons nos jours dans ce royaume.
Notre fille et notre fils régneront à Tyr. Seigneur Cérimon, nous
languissons d'entendre ce que nous ignorons encore.--Seigneur,
guidez-nous.

(Ils sortent.)

(Entre Gower.)

GOWER.--Vous avez vu, dans Antiochus et sa fille, la récompense d'une
passion monstrueuse; dans Périclès, son épouse et sa fille (malgré les
injustices de la cruelle fortune), la vertu défendue contre l'adversité,
protégée par le ciel, et enfin couronnée par le bonheur. Dans Hélicanus,
nous vous avons offert un modèle de véracité et de loyauté; et dans le
respectable Cérimon, le mérite qui accompagne toujours la science et la
charité. Quant au méchant Cléon et à sa femme, lorsque la renommée eut
révélé leur crime et la gloire de Périclès, la ville, dans sa fureur,
les brûla avec leur famille dans le palais. Voilà comment les dieux les
punirent du meurtre qu'ils avaient voulu commettre. Accordez-nous
toujours votre patience, et goûtez de nouveaux plaisirs. Ici finit notre
pièce.

(Gower sort.)


FIN DU CINQUIÈME ET DERNIER ACTE.
                
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