--Voyons, Brulette, lui dis-je en m'asseyant auprès d'elle et lui
prenant la main, c'est peut-être l'heure de la confiance. Tu peux, à
présent, me dire tout sans crainte de ma jalousie ou de mon chagrin. Je
me suis guéri de souhaiter autre chose que ce que tu peux me bailler.
Baille-la-moi, cette chose qui m'est bien due, baille-moi la confidence
de tes peines.
Brulette devint rouge, fit un effort pour parler, mais ne put dire un
mot. On aurait cru que je la forçais de se confesser à elle-même et
qu'elle s'en était si bien défendue qu'elle n'en savait plus le moyen.
Elle leva ses beaux yeux sur le pays que nous avions devant nous, car
nous nous étions placés au bout du bois, sur un herbage en terrasse qui
surmontait un joli vallon tout bosselé en tertres couverts de cultures.
Au-dessous de nos pieds coulait la petite rivière, et, de l'autre côté,
le terrain se relevait tout droit sous une belle futaie de chênes peu
étendue, mais si foisonnante en grands arbres qu'on eût dit d'un coin de
la forêt de l'Alleu. Je vis dans les yeux de Brulette à quoi elle
pensait, et, lui reprenant sa main, qu'elle m'avait retirée pour se
prendre le coeur, comme une personne qui souffre de ce côté-là:--Est-ce
Huriel ou Joseph? lui dis-je d'un ton où je ne mettais ni moquerie ni
malice.
--Ce n'est pas Joseph! répondit-elle vivement.
--Alors, c'est Huriel; mais es-tu libre de suivre ton inclination?
--Comment aurais-je de l'inclination, répondit-elle en rougissant
toujours plus, pour quelqu'un qui n'a sans doute jamais songé à moi?
--Ça n'est pas une raison!
--Si fait, je te dis.
--Eh non, je te jure. J'en ai bien eu pour toi!
--Mais tu t'en es corrigé.
--Et toi, tu, te corriges à grand'peine; ce qui veut dire que tu en es
encore malade. Mais Joseph?
--Eh bien, quoi, Joseph?
--Tu ne t'es donc jamais engagée à lui?
--Tu le sais bien!
--Mais... Charlot?
--Eh bien, quoi, Charlot?'
Comme mes yeux étaient tombés sur l'enfant, les siens s'y tournèrent
aussi, et puis revinrent sur moi, si étonnés, si clairs d'innocence, que
je fus honteux de mon doute comme d'une injure que je lui aurais
dite.--Ce n'est rien, répliquai-je vitement. Je disais _Et Charlot_,
parce que je m'imaginais le voir s'éveiller.
Dans ce moment-là, une sonnerie de musette se fit entendre de l'autre
côté de l'eau, dans les chênes, et Brulette en fut secouée comme une
feuille par un coup de vent.
--Oui-dà, lui dis-je, la danse va s'engager chez la mariée, et je pense
qu'on envoie la musique pour te chercher.
--Non! non! dit Brulette, qui était devenue pâle. Ce n'est ni un air, ni
une musette du pays. Tiennet, Tiennet... ou je suis folle... ou celui
qui joue là-bas...
--Le vois-tu? lui dis-je, avançant sur la terrasse et regardant de tous
mes yeux; serait-ce le père Bastien?
--Je ne vois personne, dit-elle en me suivant; mais ce n'est pas le
grand bûcheux... Ce n'est pas non plus Joseph... C'est...
--Huriel peut-être! Ça me paraît moins sûr que la rivière qui nous en
sépare; mais allons-y tout de même; nous trouverons un gué, et s'il est
par là, il faudra bien que nous l'attrapions au passage, ce beau
muletier, et sachions ce qu'il pense.
--Non, Tiennet, je ne veux point quitter ni déranger Charlot.
--Au diable Charlot! Alors, attends-moi là; j'y vas tout seul.
--Non, non, non! Tiennet! s'écria Brulette en me retenant à deux mains;
l'endroit est dangereux pour descendre.
--Quand je m'y devrais casser le cou, je te veux sortir de la peine où
tu-es! m'écriai-je.
--Quelle peine? fit-elle en me retenant toujours et en se ravisant de
son premier trouble, par un effort de sa fierté. Qu'est-ce que ça me
fait, que ce soit Huriel ou tout autre qui passe dans ce bois? Crois-tu
que je veuille faire courir après quelqu'un qui, me sachant là,
passerait peut-être encore plus loin.
--Si c'est là ce que vous pensez, fit-une douce voix derrière nous, il
faudra donc que nous nous en allions?
Nous nous étions retournés au premier mot: la belle Thérence était
devant nos yeux.
--À sa vue, Brulette, qui avait tant murmuré de son oubli, perdit tout
son courage, et tomba dans ses bras en versant un grand flot de pleurs.
--Eh bien, eh bien, dit Thérence en l'embrassant avec la force d'une
vraie fille de fendeux qu'elle était, m'avez vous crue oublieuse de nos
amitiés? Pourquoi jugez-vous mal des gens qui n'ont point passé un jour
sans songer à vous?
--Dites-lui vitement si votre frère est là, Thérence, m'écriai-je,
car... Brulette, se retournant, mit sa main sur ma bouche, et je me
repris en riant pour dire: Car j'ai grand'soif de le revoir.
--Mon frère est là, dit Thérence; mais il ne vous sait point si près...
Tenez, le voilà qui s'éloigne, car sa musique ne s'entend quasiment
plus.
Elle regarda Brulette, qui redevenait pâle, et ajouta en riant:--Il est
trop loin pour que je puisse l'appeler, mais il ne tardera pas de
tourner par ici et de venir au vieux château. Alors, si vous ne le
méprisez pas trop, Brulette, et si vous ne m'en empêchez pas, je lui
ferai une petite surprise, à quoi il ne s'attend guère; car il ne
croyait vous saluer que ce soir. Nous devions aller vous faire visite à
votre bourg, et c'est un bonheur que je vous aie trouvée ici pour nous
sauver d'un retard dans notre rencontre. Rentrons sous ce bois, car s'il
vous apercevait d'où il est, il serait capable de se noyer en passant la
rivière, dont il ne connaît point encore les gués.
Nous retournâmes nous asseoir autour de Charlot, que Thérence regarda,
demandant, de son grand air simple et franc, s'il était à moi.--À moins
que je ne fusse marié depuis longtemps, lui répondis-je, ce qui n'est
pas...
--Il est vrai, reprit-elle en le regardant mieux, c'est déjà un petit
bonhomme; mais vous auriez pu être marié quand vous êtes venu chez nous.
Puis, elle avoua, en riant, qu'elle se faisait peu d'idée de la
croissance des marmots, n'en voyant guère pousser dans les bois où elle
vivait toujours, et où les humains ont peu coutume d'amener et d'élever
leurs familles.--Vous me retrouvez aussi sauvage que vous m'avez
laissée, reprit-elle, mais cependant moins quinteuse, et j'espère que ma
douce Berrichonne n'aura plus à se plaindre de ma méchante humeur.
--En effet, dit Brulette, vous me paraissez plus gaie, mieux portante,
et si fort embellie qu'on a les yeux éblouis de vous regarder.
C'était là une remarque qui m'avait brûlé la vue dès le premier moment.
Thérence avait fait une provision de santé, de fraîcheur et de clarté
dans la figure qui la changeait en une autre femme. Si elle avait encore
l'oeil un peu enfoncé sous le front, son sourcil noir ne se tordait plus
pour en cacher le feu, et s'il y avait toujours de la fierté dans son
rire, il y avait aussi de la belle gaieté qui, par moments, faisait
reluire ses dents brillantes comme des perles de rosée dans une fleur.
Ses joues n'étonnaient plus par leur blancheur de fièvre, le soleil de
mai l'ayant un peu mordue en voyage; mais il y avait poussé des roses;
et je ne sais pas quoi de jeune, de fort, de vaillant dans toute sa mine
me fit sauter le coeur à une idée qui me vint, je ne sais comment, en
regardant si le signe noir comme un velours, qu'elle avait au coin de la
bouche, était toujours bien à la même place.
--Mes amis, nous dit-elle en essuyant ses beaux cheveux, crêpelés
naturellement, que la chaleur avait collés à son front, puisque nous
avons un moment pour nous parler avant que mon frère soit ici, je vous
veux, sans grimace et sans honte, régaler de mon histoire; car à cette
histoire-là tient celle de plusieurs autres. Seulement, dis-moi,
Brulette, si ce Tiennet, dont tu faisais autrefois grande estime, est,
comme il me paraît, toujours le même, et si je peux reprendre la
causette avec toi comme le jour où nous l'avons laissée, il y aura un an
à la moisson qui vient?
--Oui, ma chère Thérence, tu le peux, répondit ma cousine, contente d'en
être tutoyée pour la première fois.
--Eh bien, Tiennet, dit Thérence avec une vaillantise de bonne foi sans
pareille, et qui la faisait bien différer de la retenue et craintive
Brulette, je ne vous apprendrai rien en vous disant que l'an passé,
avant votre visite chez nous, je m'étais attachée à un pauvre garçon
triste et souffrant de son corps, comme une mère s'attache à son enfant.
Je ne le savais pas encore épris d'une autre, et lui, voyant mon amitié,
dont je ne me cachais point, n'avait pas le courage de me dire que j'en
serais mal payée. Pourquoi Joseph, car je peux bien le nommer, et vous
voyez, mes amis, que ça ne me fait point changer de couleur, pourquoi
Joseph, à qui j'avais tant demandé, dans ses défaillances de maladie, de
me dire la cause de ses peines, m'avait-il juré n'en avoir point d'autre
que le regret de sa mère et de son pays? Il me jugeait donc lâche et me
faisait injure, car s'il se fût ouvert à moi, c'est moi qui aurais été
chercher Brulette, sans sourciller, et sans tomber dans le tort de
prendre une mauvaise opinion d'elle, comme cela m'est arrivé, dont je me
confesse et lui demande pardon.
--Tu l'as déjà fait, Thérence, et il n'y a rien à pardonner quand
l'amitié y est déjà.
--Oui, mon enfant, reprit Thérence, mais le tort que tu oublies, je n'en
ai pas moins gardé souvenance, et, pour tout au monde, j'aurais voulu le
réparer auprès de Joseph en lui conservant mes soins, mon amitié, ma
bonne humeur après ton départ. Songez, mes amis, que je n'avais jamais
menti, moi, et que, dès mon plus jeune âge, mon père, qui s'y connaît,
m'avait surnommée Thérence la sincère. Quand, sur les bords de votre
Indre, la dernière fois que je vous vis, à moitié chemin de chez vous,
je parlai seule à seul un moment avec Joseph, le priant de revenir chez
nous et lui promettant que rien ne serait changé dans mon intérêt pour
son repos et sa santé, pourquoi a-t-il refusé, dans son coeur, de me
croire? Et pourquoi, me promettant, des lèvres, de revenir, mensonge
dont je ne fus point dupe, se retira-t-il de moi pour toujours en me
méprisant, comme une fille sans souci et sans honte qui le tourmenterait
de quelque lâche folleté d'amour?
--Eh quoi, dis-je, est-ce que Joseph, qui n'a passé que vingt-quatre
heures avec nous, n'est pas retourné auprès de vous autres, pour, à tout
le moins, vous dire ses desseins et faire ses adieux? Depuis qu'il nous
a quittés, nous n'avons point eu de nouvelles de lui.
--Si vous n'en avez point eu nouvelles, reprit Thérence, je vas vous en
dire. Joseph est retourné en nos bois sans nous voir, sans nous parler.
Il est venu nuitamment comme un voleur qui a honte du soleil. Il est
entré en sa loge pour prendre sa cornemuse et ses effets, et il est
parti sans saluer le seuil de la cabane de mon père, sans seulement
détourner la tête de notre côté. Je l'ai vu, je ne dormais pas. J'ai
suivi de l'oeil toutes ses actions, et quand il a été enfoncé dans le
bois, je me suis sentie aussi tranquille qu'une morte. Mon père m'a
réchauffée au soleil du bon Dieu et de son grand coeur. M'emmenant avec
lui dans la lande, il m'a parlé tout un jour, ensuite toute une nuit,
jusqu'à ce qu'il m'ait vue prier et dormir. Vous connaissez un peu mon
père, mes chers amis, mais vous ne pouvez pas savoir comme il aime ses
enfants, comme il les console, comme il sait trouver tout ce qu'il faut
leur dire pour les rendre semblables a lui, qui est un ange du ciel
caché sous l'écorce d'un vieux chêne.
»Mon père m'a guérie; sans lui, j'aurais méprisé Joseph; à présent, je
ne l'aime plus, voilà tout!
Et, finissant ainsi, Thérence essuya encore son beau front, mouillé de
sueur, reprit son haleine, embrassa Brulette, et me tendit, en riant,
une grande main blanche et bien faite, dont elle secoua la mienne avec
la franchise qu'un garçon eût pu y mettre.
Vingt et unième veillée.
Je vis que Brulette était portée à blâmer Joseph très-sévèrement et je
pensai devoir le défendre un peu.--Je suis loin d'approuver ce que sa
conduite montre d'ingratitude envers vous, dis-je à Thérence; mais,
puisque vous en êtes assez revenue pour voir selon la justice, convenez
qu'au fond de son idée, il y avait un respect pour vous et une crainte
de vous tromper. Tout le monde n'est pas vous, ma belle fille des bois,
et je pense même que peu de gens ont le coeur assez pur et le courage
assez franc pour aller droit au but et dire, comme cela, les choses
telles qu'elles sont. Et puis, vous avez une somme de force et de vertu
dont Joseph, et bien d'autres en sa place, ne se sentiraient peut-être
point capables.
--Je ne vous entends point, dit Thérence.
--Si fait moi, dit Brulette. Joseph craignait sans doute de se laisser
jeter un charme par votre beauté, et de vous aimer pour cela, sans
pouvoir vous donner tout son coeur, comme vous le méritez.
--Oh! dit Thérence, toute rougissante d'orgueil fâché, c'est juste de
cela que je me plains! Joseph a craint de m'entraîner dans quelque
faute, dites le mot. Il n'a pas compté sur ma raison et sur mon honneur.
Eh bien, son estime m'eût consolée, au lieu que son doute est une chose
humiliante. N'importe, Brulette, je lui pardonne tout, parce que je n'en
souffre plus et me sens au-dessus de lui; mais rien n'ôtera du fond de
mon coeur que Joseph a été ingrat envers moi et qu'il a vu petitement
son devoir. Je vous dirais: N'en parlons plus, si je n'étais obligée de
vous raconter le reste; mais il le faut, autrement vous ne sauriez quoi
penser de la conduite de mon frère.
--Ah! Thérence, dit Brulette, il me tarde bien d'apprendre de vous s'il
n'y a pas eu de suites à un malheur qui nous tourmentait tous là-bas!
--Mon frère, dit Thérence, n'a pas fait ce qu'on s'imaginait. Au lieu de
s'en aller cacher son malheureux secret dans les pays éloignés, il est
revenu sur ses pas au bout de huit jours. Il a été chercher le carme à
son couvent, qui est du côté de Montluçon, où il savait qu'il le
trouverait revenu de sa tournée.
»Frère Nicolas, qu'il lui a dit, je ne peux pas vivre avec un mensonge
si lourd sur le coeur. Vous m'avez dit de m'en confesser à Dieu, mais il
y a sur la terre une justice qui, pour n'être pas toujours bien rendue,
n'en est pas moins une loi venue du ciel. Il faut donc que je me
confesse aussi aux hommes, et que j'endure la peine et le blâme que j'ai
pu mériter.
»--Un moment, mon fils, a répondu le moine; les hommes ont inventé la
peine de mort, que Dieu réprouve, et ils vous tueront peut-être
volontairement pour avoir tué par mégarde.
»--Ça n'est pas possible, a dit mon frère. Je n'ai pas voulu tuer, et je
le prouverai.
»--Vous le prouverez par témoins, a dit le moine; alors vous
compromettrez vos compagnons, votre chef, qui est mon neveu et qui n'est
pas plus assassin que vous dans son intention: vous les exposerez à être
tourmentés et vous vous verrez entraîné à trahir les jurements que vous
avez faits à votre confrérie. Tenez, restez à mon couvent et
attendez-moi. Je me charge d'arranger tout, pourvu que vous ne me
demandiez pas trop comment.»
»Là dessus le carme a été trouver son abbé, lequel l'a renvoyé devant
son évêque, celui que, dans les campagnes, nous appelons le grand
prêtre, comme dans les temps anciens, et qui est évêque de Montluçon. Le
grand prêtre, qui a le pouvoir d'être écouté des plus grands juges, a
dit et fait des choses que nous ne savons point; puis il a mandé mon
frère devant lui et lui a dit: «Mon fils, confessez-vous à moi comme à
Dieu.» Et Huriel ayant dit toute la vérité de bout en bout, l'évêque lui
a dit encore: «Faites-en pénitence, mon fils, et repentez-vous. Votre
affaire est arrangée devant les hommes; vous n'en serez jamais
inquiété; mais vous devez apaiser le mécontentement de Dieu, et pour
cela, je vous engage à quitter la compagnie et la confrérie des
muletiers, qui sont gens sans religion et dont les pratiques secrètes
sont contraires aux lois du ciel et de la terre.» Et mon frère lui ayant
humblement remontré qu'il s'y trouvait pourtant d'honnêtes gens: «C'est
tant pis, a dit le grand prêtre. Si les honnêtes gens qui s'y trouvent
refusaient les serments qui s'y font, le mal sortirait de cette
société-là, et ce serait une corporation d'ouvriers aussi estimable que
toute autre.»
»Mon frère a réfléchi aux paroles du grand prêtre, et aurait souhaité
réformer les mauvaises coutumes de ses confrères, ce qui lui paraissait
plus utile que de les abandonner. Il a donc été les trouver et leur a
fort bien parlé, à ce qu'on m'a dit; mais, après l'avoir écouté
très-doucement, ils lui ont répondu ne pouvoir et ne vouloir rien
changer dans leurs usances. Sur quoi, il leur a payé le dédit convenu, a
vendu tous ses mulets, et n'a gardé que son clairin pour notre service.
Par ainsi, Brulette, ce n'est pas un muletier que vous allez voir, mais
un bon et solide fendeux de bois qui travaille avec son père.
--Et qui a dû avoir un peu de peine à s'y habituer, peut-être? dit
Brulette, cachant mal le plaisir qu'elle goûtait dans toutes ces
nouvelles.
--S'il a senti quelque peine à changer de travail, répondit Thérence, il
s'en est consolé en se souvenant que vous aviez peur des muletiers, et
que dans vos pays, on les avait en abomination. Mais puisque j'ai
contenté votre impatience de savoir comment mon frère était sorti de ses
peines, il faut que vous m'entendiez vous reparler de Joseph, pour vous
en apprendre une chose qui vous fâchera peut-être, belle Brulette, et
vous étonnera encore plus.
Comme Thérence disait cela avec un peu de malice et de gaieté, Brulette
ne s'en inquiéta point, et la pria de s'expliquer.
--Sachez donc, dit Thérence, que nous avons passé ces trois derniers
mois en la forêt de Montaigu, où nous avons rencontré Joseph bien
portant, mais toujours sérieux et comme recueilli en lui-même; et, si
vous voulez connaître où il est, je vous dirai que nous l'avons laissé
par là avec mon père, qui l'aide à se faire recevoir maître sonneur; car
vous savez, ou ne savez pas, que cela aussi est une confrérie, et qu'il
y faut des pratiques dont on ne dit pas le secret. Joseph a été
embarrassé d'abord en nous voyant. Il se sentait honteux pour me parler,
et nous eût peut-être évités, si mon père, après lui avoir reproché son
manque de fiance et d'amitié, ne l'eût retenu, sachant bien qu'il lui
était encore nécessaire. En s'assurant que j'étais tranquille et sans
mauvaise ressouvenance, Joseph s'est enhardi à nous redemander notre
amitié, et mêmement a tâché de s'excuser de sa conduite; mais mon père,
qui ne lui voulait point laisser mettre le doigt sur la blessure, a
tourné la chose en plaisanterie, et lui a fait travailler le bois et la
musique, à seules fins de le mener vitement au bout de sa tâche.
Or, comme il ne nous parlait point de vous autres, je m'en suis étonnée,
et l'ai questionné beaucoup sans en pouvoir tirer un mot. Ni mon frère
ni moi n'avions de vos nouvelles, qui ne nous sont venues que la semaine
dernière, quand nous avons passé par notre pays d'Huriel. Nous étions
donc tourmentés à votre sujet, et mon père ayant dit un peu vivement à
Joseph que s'il avait des lettres de son pays, il devait au moins nous
dire qui vit ou qui meurt, Joseph lui a répondu: «Tout le monde va bien
et moi aussi.» Et il disait cela d'une voix qui sonnait bien creux.
Mon père, qui n'y va point par quatre chemins, lui a commandé de parler;
mais lui, d'un ton raide: «Je vous dis, mon maître, que tous nos amis de
là-bas sont contents, et que si vous me voulez accorder votre fille en
mariage, je serai aussi content que les autres.»
Nous avons pensé d'abord qu'il devenait fou, et ne lui avons répondu
qu'en riant, encore que son air nous donnât de l'inquiétude; mais il y
revint sérieusement deux jours après et me demanda à moi-même si j'avais
de l'amitié pour lui. Je n'eus point d'autre vengeance à faire d'une
offre si tardive que de lui répondre: «Oui, Joseph, j'ai de l'amitié
pour vous, comme Brulette en a.»
Il serra la bouche, baissa la tête et n'y revint pas.
Mais mon frère l'ayant pris dans un autre moment, en a eu cette réponse:
«Huriel, je ne pense plus à Brulette, et te prie de ne m'en jamais
parler.»
Il n'y a pas eu moyen d'en tirer davantage, sinon qu'il voulait,
aussitôt qu'il serait reçu maître sonneur, aller pratiquer un bout de
temps en son pays, pour montrer à sa mère qu'il était en état de la
soutenir; après quoi, il irait se fixer avec elle dans la Marche, ou
dans le Bourbonnais si je voulais être sa femme.
Alors il y a eu entre mon père, mon frère et moi de grandes
explications. Tous deux me voulaient faire confesser que j'y
consentirais peut-être; mais Joseph y revenait trop tard pour moi, et
j'avais fait trop de réflexions à son sujet. J'ai refusé tranquillement,
ne sentant plus rien pour lui, et sentant bien aussi qu'il n'avait
jamais rien eu pour moi. Je suis fille trop fière pour vouloir être un
remède contre le dépit. J'ai pensé que vous lui aviez écrit pour lui
ôter l'espérance...
--Non, dit Brulette, je ne l'ai point fait, et c'est tout bonnement
grâce à Dieu qu'il m'a oubliée. C'est peut-être qu'il vous connaît
mieux, ma Thérence, et que...
--Non, non, dit résolument la fille des bois: si ce n'est par dépit
contre votre indifférence, c'est alors par dépit contre ma guérison. Il
ne ferait donc cas de moi que parce que je n'en fais plus assez de lui!
Si c'est là son amour, ce ne serait pas le mien, Brulette! Tout ou rien;
_oui_ pour la vie en toute franchise, ou _non_ pour la vie en toute
liberté!
»Mais voilà cet enfant qui s'éveille, et je vous veux emmener à ma
demeurance du moment, qui est ce vieux château du Chassin.
--Ne nous direz-vous, au moins, fit Brulette, bien intriguée de tout ce
qu'elle apprenait, comment et pourquoi vous êtes dans le pays d'ici?
--Vous êtes trop pressée de savoir, répondit Thérence; soyez-le donc un
peu plus de voir!
Et la prenant par le cou avec son beau bras nu, tout brun du soleil,
elle l'emmena sans lui donner le temps de ramasser Charlot, qu'elle prit
comme un chebrilion sous son autre bras, encore qu'il fût déjà lourd
comme un petit boeuf.
Le fief du Chassin a été un château, j'ai ouï dire, avec justice et
droits seigneuriaux; mais, dans ce temps-là, il n'en restait déjà plus
que le porche qui est une pièce de conséquence, lourdement bâtie, et si
épaisse qu'il y a des chambres logeables dans les côtés. Il me
paraîtrait même que la bâtisse que je vous nomme un porche, et dont
l'usage n'est guère facile à expliquer à présent (de la manière qu'il
est construit), était une voûte servant d'entrée à d'autres bâtiments;
car, de ceux qui restent autour du préau et qui ne sont que mauvaises
étables et granges délabrées, je ne sais quelle défense on aurait pu
tirer, ni quelles aises on eût pu s'y donner. Il y avait encore
cependant, à l'heure que je vous raconte, trois ou quatre chambres
dégarnies qui paraissaient anciennes; mais si jamais gros seigneurs s'y
sont logés pour leur plaisir, il ne leur en fallait guère.
C'est pourtant dans cette masure que le bonheur attendait quelques-uns
de ceux dont je vous dis l'histoire, et comme s'il y avait un je ne sais
quoi de caché dans l'homme, qui le régale par avance des biens qui lui
sont promis, Brulette et moi ne trouvâmes rien de laid ni de triste en
cet endroit. Le préau herbu, entouré de deux côtés par les ruines, des
deux autres par le petit bois dont nous sortions; la grande haie où déjà
je m'étais étonné de voir des arbustes connus seulement dans les jardins
des riches, ce qui marquait que le lieu avait eu des soins et des
agréments; le gros portail trapu, tout-encombré de décombres, où l'on
voyait pourtant des bancs de pierre, comme si au temps jadis quelque
guetteur avait eu charge de garder cette baraque réputée précieuse; des
ronces si longues qu'elles couraient d'un bout à l'autre de ce chétif
enclos: tout cela, encore que semblable à une prison fermée d'oubli et
de délaissement plus qu'autrefois de guerre et de méfiance, nous parut
cependant aimable comme le soleil de printemps qui en perçait les
barrières et en séchait l'humidité. Peut-être aussi que la vue de notre
vieille connaissance, le clairin d'Huriel, qui paissait là en liberté,
nous fut un avant-goût de la présence d'un vrai ami. Je compte qu'il
nous reconnut, car il vint se faire caresser, et Brulette ne se put
tenir de baiser la lune blanche qu'il avait au front.
--Voilà mon château, dit Thérence en nous menant à une chambre où déjà
étaient installés son lit et ses petits meubles, et vous voyez, à côté,
celle de mon frère et de mon père.
--Il va donc venir, le grand bûcheux? m'écriai-je en sautant d'aise; à
la bonne heure! car je ne connais pas de chrétien plus à mon goût.
--Et raison vous avez, fit Thérence en me tapant sur l'oreille d'un air
d'amitié. Il vous aime aussi. Eh bien, vous le verrez, si vous voulez
revenir la semaine prochaine, et même... Mais c'est trop tôt vous parler
de cela. Voilà le patron qui arrive.
Brulette rougit encore, pensant que ce fût Huriel que Thérence appelait
ainsi; mais ce n'était qu'un bourgeois étranger, lequel avait acheté la
coupe de la forêt du Chassin.
Je dis forêt parce que, sans doute, il y en avait une autrefois, qui
continuait la petite et belle futaie de chênes que nous avions avisée de
l'autre côté de l'eau. Puisque le nom s'en est conservé, il faut croire
qu'il n'y a pas été donné pour rien. Par la conversation que cet
acheteur de bois eut avec Thérence, nous fûmes bien vite au fait. Il
était du Bourbonnais et connaissait, de longue date, le grand bûcheux et
sa famille pour gens de bon travail et de parole certaine. Étant en
quête, par son état, de beaux arbres pour la marine du roi, il avait
découvert cette coupe vierge, chose rare en nos pays, et avait confié
l'entreprise de l'abatage et du débitage au père Bastien, à quoi
celui-ci s'était décidé d'autant mieux que son fils et sa fille, sachant
l'endroit voisin du nôtre, avaient fait grand'fête à l'idée de venir
passer tout l'été et peut-être partie de l'hiver auprès de nous.
Le grand bûcheux avait donc le choix et la gouverne de ses ouvriers par
un contrat à forfait avec le fournisseur des chantiers de l'État; et
pour faciliter son exploitation, ce fournisseur avait fait consentir le
propriétaire de la forêt à lui céder gratis l'usance du vieux château,
où lui, bourgeois, se serait senti bien mal logé, mais où une famille de
bûcheux se trouverait mieux, dans la saison avancée, que sous ses
cabanes de pieux et de bruyères.
Huriel et sa soeur étaient arrivés depuis le matin seulement; l'une
avait commencé de s'installer, tandis que l'autre avait été faire
connaissance avec le bois, le terrain et les gens du pays.
Nous entendîmes que l'acheteur rappelait à Thérence, qui paraissait
s'entendre aussi bien qu'homme que ce fut aux affaires du bûchage, une
condition de son accord avec le père Bastien. C'était qu'il
n'emploierait que des ouvriers bourbonneux pour le débitage des tiges,
vu qu'eux seuls en savaient le ménagement, et non point ceux du pays,
qui lui gâteraient ses plus belles pièces. «C'est bien, lui répondit la
fille des bois; mais pour le fagotage, nous prendrons qui nous voudrons.
Nous ne sommes point d'avis de retirer tout ouvrage aux gens d'ici, qui
nous molesteraient et nous prendraient en haïtion. Ils y sont déjà assez
portés envers tout ce qui n'est pas de leur paroisse.»
--Or donc, Brulette, nous dit-elle quand fut parti le patron, qui avait
établi son quartier à Sarzay, m'est avis que si rien ne te retient dans
ton village, tu pourrais bien faire faire à ton grand-père un joli
emploi de son été. Tu m'as dit qu'il était encore bon ouvrier, et il
aurait affaire à un bon chef, qui est mon père et qui lui en laisserait
prendre à son aise. Vous vous logeriez ici sans rien dépenser, nous
ferions ménage ensemble...
Et comme Brulette mourait d'envie de dire oui, et n'osait point se
trahir encore, Thérence ajouta:--Si tu barguignes, je croirai que tu as
le coeur engagé dans ton endroit, et que mon frère arrive trop tard.
--Trop tard? fit une voix bien sonnante qui venait de la petite fenêtre
grillagée de lierre: que le bon Dieu fasse mentir cette parole-là!
Et Huriel, beau et frais comme un homme joli qu'il était quand le
charbon ne lui faisait plus de tort, entra vitement et enleva Brulette
dans ses bras pour lui baiser fortement les joues, car il n'était pas
façonnier et ne connaissait point la retenue un peu glaçante des gens de
chez nous. Il paraissait si content, criait si haut et riait si fort
qu'il n'y avait pas moyen pour elle de s'en fâcher. Il me bigea aussi
comme du pain, et sautait par la chambre comme si la joie et l'amitié
lui eussent fait l'effet du vin nouveau.
Mais, tout d'un coup, ayant observé Charlot, il s'arrêta, regarda d'un
autre côté, s'efforça pour dire deux ou trois mots qui n'avaient point
rapport à lui, s'assit sur le lit de sa soeur et devint si pâle que je
crus qu'il s'en allait en pâmoison.
--Qu'est-ce qu'il a donc? cria Thérence étonnée; et, lui touchant la
tête, elle dit:--Ah! mon Dieu, ta sueur se glace sur toi! Tu te sens
donc malade?
--Non, non, fit Huriel en se relevant et se secouant. C'est la joie, le
saisissement... ce n'est rien!
À ce moment-là, la mère de la mariée vint nous demander pourquoi nous
avions quitté la noce, et si Brulette ou l'enfant n'étaient point
malades. Voyant que nous avions été retenus par une compagnie étrangère,
elle invita très-honnêtement Huriel et Thérence à venir se divertir avec
nous, au repas et à la danse. Cette femme, qui était ma tante, étant
soeur de mon père et du défunt père à Brulette, me paraissait être dans
le secret de la naissance de Charlot, car il n'avait été fait aucune
question sur lui, et on en avait eu grand soin en son logis. Mêmement,
elle avait dit à son monde que c'était un petit parent, et les gens du
Chassin n'en avaient pris aucun soupçon.
Comme Huriel, qui était encore troublé dans ses esprits, remerciait ma
tante sans se décider à rien, Thérence le réveilla en lui disant que
Brulette était obligée de reparaître à la noce et que s'il ne l'y
suivait, il perdrait l'occasion de l'amener à ce qu'ils souhaitaient
tous les deux. Mais Huriel était devenu inquiet et comme hésitant,
lorsque Brulette lui dit:--Est-ce que vous ne me voulez point faire
danser aujourd'hui?
--Vrai, Brulette? lui dit-il en la regardant bien aux yeux:
souhaitez-vous m'avoir pour danseur?
--Oui, car je me souviens que vous dansez au mieux.
--Est-ce là toute la raison de votre souhait?
Brulette fut embarrassée, trouvant que ce garçon était bien pressé de la
faire expliquer, et n'osant cependant pas revenir à ses petits airs
dégagés d'autrefois, tant elle craignait de le voir se dépiter ou se
décourager encore. Mais Thérence essaya de la retirer de sa peine en
faisant reproche à Huriel d'en trop demander pour le premier jour.
--Tu as raison, soeur, répondit-il. Et pourtant je ne puis me comporter
autrement. Écoutez, Brulette, et pardonnez-moi. Il faut que vous me
promettiez de n'avoir pas d'autre danseur que moi à cette fête, ou je
n'irai point.
--Eh bien, voilà un drôle de garçon! dit ma tante qui était une petite
femme gaie et prenant tout pour le mieux. Je vois bien, ma Brulette, que
c'est un galant pour toi, et m'est avis qu'il n'en tient pas à moitié;
mais apprenez, mon enfant, dit-elle a Huriel, que ce n'est pas la
coutume de notre pays de tant montrer ce qu'on pense, et qu'on ne danse
ici plusieurs fois de suite qu'avec une fille dont on a, en promesse, le
coeur et la main.
--C'est ici comme chez nous, ma bonne mère, répondit Huriel, et
cependant il faut qu'avec ou sans promesse de son coeur, Brulette que
voilà me fasse promesse de sa main pour toute la danse.
--Si cela lui convient, je ne l'empêche pas, reprit ma tante. Elle est
raisonnable, et sait très-bien se conduire; mais j'ai devoir de
l'avertir qu'il en sera beaucoup parlé.
--Frère, dit Thérence, je crois que tu deviens fou. Est-ce comme cela
qu'il faut être avec cette Brulette que tu connais si retenue, et qui ne
t'a pas encore donné les droits que tu réclames?
--Oh! que je sois fou, qu'elle soit retenue, tout cela se peut, dit
Huriel; mais il faut que ma folie ait raison et que sa retenue ait tort
aujourd'hui, tout de suite. Je ne lui demande rien autre chose que de me
souffrir auprès d'elle jusqu'à la fin de cette noce. Si elle ne veut
plus entendre parler de moi après, elle en sera maîtresse.
--C'est bien, dit ma tante; mais le tort que vous lui aurez fait, si
vous vous retirez d'elle, qui le réparera?
--Elle sait, dit Huriel, que je ne me retirerai pas.
--Si tu le sais, dit ma tante à Brulette, voyons, explique-toi; car
voilà une affaire à quoi je ne comprends rien. T'es-tu donc accordée
avec ce garçon dans le Bourbonnais?
--Non, répondit Huriel, sans laisser à Brulette le temps de parler. Je
ne lui ai rien demandé, jamais! Ce que je lui demande à cette heure,
c'est à elle, à elle toute seule et sans consulter personne, de savoir
si elle me le peut octroyer.
Brulette, tremblante comme une feuille, s'était tournée vers le mur et
cachait sa figure dans ses mains. Si elle était contente de voir Huriel
si résolu auprès d'elle, elle était fâchée aussi de le voir prendre si
peu d'égard pour son naturel craintif et incertain. Elle n'était pas
bâtie comme Thérence, pour dire comme cela un beau oui tout de suite et
devant tout le monde; si bien que, ne sachant comment en sortir, elle
s'en prit à ses yeux et pleura.
Vingt-deuxième veillée.
--Vous êtes un véritable imbriaque, mon ami, dit ma tante à Huriel, en
lui donnant une tape pour le retirer de Brulette, dont il s'était
approché tout ému; et, prenant les mains de sa nièce, elle la consola en
la priant doucement de lui dire tout ce que cela pouvait signifier.
--Si ton grand-père était là, lui dit-elle, c'est lui qui m'expliquerait
de quoi il retourne entre toi et ce garçon étranger, et il faudrait s'en
rapporter à son jugement; mais, puisque je te sers ici de père et de
mère, c'est à moi que tu dois confiance. Souhaites-tu que je te
débarrasse des poursuites qu'on te fait, et qu'au lien d'inviter ce
badin ou ce brutal, car je ne sais de quel nom l'appeler, je le prie de
nous laisser tranquilles?
--Eh bien, s'écria Huriel, ce que je réclame c'est qu'elle dise sa
volonté, à quoi je me rangerai sans dépit, et en lui conservant mon
estime et mon amitié. Si elle me croit badin ou brutal, qu'elle me
consigne. Parlez, Brulette; je serai toujours votre ami et votre
serviteur: vous le savez bien.
--Soyez ce que vous voudrez, dit enfin Brulette en se levant et en lui
tendant la main; vous m'avez défendue dans une occasion si dangereuse,
et vous avez souffert pour moi de tels soucis, que je ne peux ni ne veux
vous refuser une aussi petite chose que de danser avec vous tant qu'il
vous plaira.
--Songez à ce que vous dit votre tante, répliqua Huriel on lui tenant la
main. Il en sera parlé, et s'il n'en résulte rien de bon entre nous
deux, ce qui, de votre part, est encore possible; tout arrangement ou
projet que vous auriez pour un autre mariage en sera gâté ou retardé.
--Eh bien, le mal n'en serait pas si grand, répondit Brulette, que celui
où, sans réflexion ni crainte, vous vous êtes jeté pour moi. Ma tante,
excusez-moi, ajouta-t-elle, si je ne peux pas vous expliquer cela tout
de suite; mais croyez que votre nièce vous aime, vous respecte, et
n'aura jamais rien à se reprocher devant vous.
--J'en suis bien assurée, dit la bonne tante en l'embrassant; mais que
répondrons-nous aux questions qui nous seront faites?
--Rien, ma tante, dit résolument Brulette, rien du tout! Je suis payée
pour ne me point embarrasser des questions, et vous savez que j'en ai
l'habitude.
Alors Huriel baisa, par cinq ou six fois, la main de Brulette, en lui
disant:
--Merci, la mignonne de mon coeur; je ne vous ferai pas repentir de ce
que vous m'accordez là.
--Venez-vous, grand obstiné? lui dit ma tante. Je ne peux pas me
détarder plus longtemps, et si je n'emmène vitement Brulette, la mariée
est capable de quitter son monde pour la venir réclamer ici.
--Allez, allez, Brulette, fit Thérence, et laissez-moi cet enfant; je
vous réponds d'en avoir soin.
--Ne venez-vous donc point, ma belle Bourbonnaise? dit ma tante, qui ne
se pouvait lasser de regarder Thérence comme une merveille. Je compte
bien sur vous aussi.
--J'irai plus tard, ma brave femme, dit Thérence. Pour le moment, je
veux donner à mon frère des habits convenables pour vous faire honneur;
car nous voilà encore tous les deux dans nos effets de voyage.
La tante emmena Brulette, qui voulait emmener Charlot; mais Thérence
insista pour le garder, voulant que son frère eût le loisir d'être avec
sa mie sans le trouble et l'embarras de ce petit enfant. Cela n'était
point du goût de Charlot, qui, voyant emmener sa mignonne, commença de
brailler et de se débattre dans les bras de la Bourbonnaise; mais elle,
le regardant d'un air sérieux et volontaire, lui dit:--Tu vas te taire,
mon garçon; il le faut, c'est comme ça.
Charlot, qui ne s'était jamais vu commander, fut si étonné d'un ton
pareil qu'il accota tout de suite; mais, comme je voyais Brulette
angoissée de le laisser dans les mains d'une fille qui, de sa vie,
n'avait touché un marmot, je lui promis de le ramener moi-même dès qu'il
serait besoin, et la poussai à suivre notre petite tante, qui commençait
à s'impatienter.
Huriel, poussé, de son côté, par sa soeur, entra dans sa chambre pour se
raser et faire sa toilette; et moi, restant seul avec Thérence, je
l'aidai à défaire ses coffres et à déplier les habits, tandis que
Charlot, tout maté, la regardait d'un air ébahi. Quand j'eus porté à
Huriel les effets dont Thérence me chargeait les bras, je revins pour
lui demander si elle n'allait pas aussi s'habiller, et lui offrir de
promener l'enfant pendant ce temps-là.
--Quant à moi, répondit-elle en mettant ses affiquets sur son lit,
j'irai si Brulette s'en tourmente; mais, si elle peut m'oublier un peu,
je vous confesse que j'aimerais mieux rester tranquille. Dans tous les
cas, je serai prête en un moment, et n'ai besoin de personne pour me
conduire. Je suis habituée à chercher et à préparer les logements en
voyage, comme un vrai sergent en campagne, et ne suis embarrassée de
rien, en quelque lieu que je me trouve.
--Vous n'aimez donc pas la danse, lui dis-je, puisque ce n'est pas la
honte des nouvelles connaissances qui vous fait préférer de rester seule
au logis?
--Non, je n'aime pas la danse, répondit-elle, ni le bruit, ni la table,
ni surtout le temps perdu qui laisse venir l'ennui.
--Mais on n'aime pas toujours la danse pour la danse. Vous avez donc
crainte ou répugnance des propos que les garçons font avec les jeunes
filles?
--Je n'ai répugnance ni crainte, dit-elle simplement. Cela ne m'amuse
pas, voilà tout. Je n'ai pas l'esprit de Brulette. Je ne sais répondre à
propos, ni plaisanter, ni pousser personne à la causerie. Je suis sotte
et rêvasseuse, enfin je m'imagine d'être aussi mal placée en une
compagnie que le serait un loup ou un renard que l'on inviterait à
danser.
--Vous n'avez pourtant mine de loup ni d'aucune bête chafouine, et vous
dansez d'une aussi belle grâce que les branches des saules quand un air
doux les caresse.
Je lui en aurais dit davantage, mais Huriel sortit de sa chambre, beau
comme un soleil, et plus pressé de s'en aller que moi, qui me serais
bien convenu en la compagnie de sa soeur. Elle le retint un peu pour lui
arranger sa cravate et lui nouer ses jarretières de dessus, ne le
trouvant jamais assez bien pour être digne de danser toute une noce avec
Brulette; et ce faisant:--Nous expliqueras-tu, lui dit-elle, pourquoi tu
t'es montré si jaloux de ne la laisser se divertir qu'avec toi? Ne
crains-tu pas de la choquer par un si prompt commandement?
--Tiennet! dit Huriel, s'arrêtant tout d'un coup de s'arranger, et
prenant Charlot qu'il mit sur la table pour le regarder tout son soûl, à
qui est cet enfant-là?
Thérence, étonnée, demanda d'abord à lui, pourquoi il faisait cette,
question-là, et ensuite à moi, pourquoi je n'y répondais point.
Nous nous regardions tous les trois dans les yeux, comme trois essottis,
et j'aurais donné gros pour pouvoir répondre, car je voyais bien qu'une
pierre menaçait de nous tomber sur la tête. Enfin, je pris courage en me
souvenant de ce que j'avais senti, ce jour-là même, d'honnêteté et de
vérité dans les yeux de ma cousine, à une pareille question que je lui
avais faite; et allant tout de suite de l'avant, je répondis à
Huriel:--Mon camarade, si tu viens en notre village, beaucoup de gens te
diront que Charlot est l'enfant de Brulette...
Il ne me laissa pas continuer, et, prenant le petit, il le toucha et le
retourna comme un chasseur qui examine un gibier de rencontre. Craignant
quelque idée de colère, je voulus lui retirer l'enfant, mais il le
retint en me disant:
--Ne crains rien pour un pauvre innocent; je ne suis pas un mauvais
coeur, et si je lui trouvais de la ressemblance avec _elle_, peut-être
qu'en détestant mon sort, je ne pourrais pas m'empêcher d'embrasser
cette ressemblance; mais il n'y en a point, et j'ai beau me questionner
le sang, cet enfant, dans mes bras, ne me donne ni chaud ni froid.
--Tiennet, Tiennet, répondez-lui! s'écria Thérence sortant comme d'un
rêve; répondez-moi aussi, car je ne sais point ce que cela veut dire, et
je deviens folle d'y songer. Il n'y a point de tache dans notre famille,
et si mon père le croyait...
Huriel lui coupa la parole.--Attends, ma soeur, dit-il. Un mot de trop
serait bien vite dit, et c'est à Tiennet de nous répondre. Une fois,
deux fois, Tiennet, toi qui es un honnête homme, dis-moi à qui est cet
enfant-là.
--Je te jure Dieu que je ne le sais pas, lui répondis-je.
--S'il était à elle, tu le saurais?
--Il ne me semble point qu'elle eût pu me le cacher.
--T'a-t-elle jamais caché quelque autre chose?
--Jamais.
--Connaît-elle les parents de cet enfant?
--Oui, mais elle ne veut pas seulement qu'on la questionne là-dessus.
--Nie-t-elle que l'enfant soit à elle?
--Personne n'a jamais osé le lui demander!
--Pas même toi?
Je racontai en trois mots ce que je savais, ce que je croyais, et je
finis en disant:--Rien ne peut me servir de preuve pour ou contre
Brulette; mais, j'ai beau faire, je ne peux pas la soupçonner.
--Eh bien, ni moi non plus! dit Huriel. Et, donnant un baiser à Charlot,
il le remit par terre.
--Ni moi non plus, dit Thérence; mais pourquoi cette idée est-elle venue
à d'autres, et comment l'est-elle venue à toi, mon frère, en regardant
cet enfant? Je n'avais pas seulement songé à demander s'il était neveu
ou cousin de Brulette. Je me disais qu'il était apparemment de sa
famille, et il me suffisait de le voir sur ses bras pour que je voulusse
le prendre sur les miens.
--Il faut donc que je t'explique cela, dit Huriel, encore que les mots
me brûlent la bouche. Eh bien oui, j'aime mieux le dire! Ce sera,
l'unique fois, car mon parti est pris, quoi qu'il y ait, quoi qu'il
arrive! Sache, Thérence, qu'il y a trois jours, quand nous avons quitté
Joseph à Montaigu... tu sais comme je partais le coeur libre et content!
Joseph était guéri, Joseph renonçait à Brulette, Joseph te demandait en
mariage, et Brulette n'était pas mariée! il le disait. Il la regardait
comme libre aussi, et, à toutes mes questions, il répondait: «Comme tu
voudras, je n'en suis plus amoureux; tu peux l'aimer sans que je m'en
inquiète.»
«Eh bien, soeur, au moment où nous le quittions, il me retint par le
bras et me dit, pendant que tu montais sur la charrette: «Est-ce donc
vrai? est-ce décidé, Huriel, que tu vas au pays de chez nous? Et ton
idée est-elle de faire la cour à celle que j'ai tant aimée?
»--Oui, lui dis-je, puisque tu veux le savoir. C'est mon idée, et tu
n'as plus le droit de revenir sur la tienne, ou je croirais que tu as
voulu te jouer de moi en me demandant ma soeur.
»--Cela n'est pas, a répondu Joseph; mais je crois que je te trahirais,
à cette heure, si je te laissais partir sans te dire une triste chose.
Dieu m'est témoin que de telles paroles ne me seraient jamais sorties de
la bouche contre une personne dont le père m'a élevé, si tu n'étais pas
là tout prêt à faire une faute. Mais, comme ton père m'a élevé aussi,
donnant l'instruction à mon esprit, comme l'autre avait donné le soin et
la nourriture à mon corps, je crois que je suis obligé à la vérité.
Sache donc, Huriel, qu'au temps où je quittais Brulette par amour,
Brulette avait déjà eu, à mon insu, de l'amour pour un autre, et qu'il y
en a une preuve aujourd'hui bien vivante, qu'elle ne prend même pas le
soin de cacher. À présent, fais comme tu voudras, je n'y veux plus
penser.»
»Là-dessus, Joseph a tourné le dos et s'est enfui dans le bois.
»Il avait l'air si agité, et moi, je sentais tant d'amour et de foi dans
mon coeur, que j'ai accusé ce malheureux jeune homme d'un mouvement de
folie et de mauvaise rage. Tu te souviens, ma soeur, que tu m'as trouvé
changé et que tu m'as cru malade pendant que nous allions au bourg
d'Huriel. Quand nous avons été là, tu as trouvé chez nos parents deux
lettres de Brulette, et moi trois lettres de Tiennet, toutes déjà
anciennes, et qu'on avait manqué à nous envoyer, malgré qu'on nous l'eût
si bien promis. Ces lettres-là étaient si simples, si bonnes, et
marquaient tant de vérité dans l'amitié, que j'ai dit: «Marchons!» et
les paroles de Joseph ont passé de mon esprit comme un mauvais rêve.
J'en avais honte pour lui; je ne voulais pas m'en souvenir. Et quand,
tout à l'heure, j'ai vu là, Brulette, avec son air si doux, et sa
modestie qui me charmait tant par le passé, je jure Dieu que j'avais
oublié tout, aussi bien oublié que la chose qui n'a jamais été. La vue
de cet enfant m'a tué! Et voilà pourquoi j'ai voulu savoir si Brulette
était libre de m'aimer. Elle l'est, puisqu'elle m'a promis de s'exposer
pour moi à la critique et au délaissement des autres. Eh bien,
puisqu'elle ne dépend de personne, si elle a eu un malheur dans sa
vie... que je le croie un peu ou pas du tout... qu'elle le confesse ou
s'en justifie... c'est tout un: je l'aime!
--Tu aimerais une fille déshonorée? s'écria Thérence. Non, non! pense à
ton père, à ta soeur! Ne va pas à cette noce avant que nous sachions la
vérité. Je n'accuse pas Brulette, je ne crois pas à Joseph. Je suis sûre
que Brulette est sans tache, mais encore faut-il qu'elle le dise, et
elle fera mieux, elle le prouvera. Allez la chercher, Tiennet. Il faut
qu'elle s'explique tout de suite, avant que mon frère fasse un de ces
pas qu'un honnête homme ne peut plus faire en arrière.
--Tu n'iras pas, Tiennet, dit Huriel, je te le défends. Si, comme je le
crois, Brulette est aussi innocente que ma soeur Thérence, il ne lui
sera pas fait l'injure d'une question avant que je lui aie fait, moi,
l'honneur de ma parole.
--Penses-y, mon frère... dit encore Thérence.
--Ma soeur, répondit Huriel, tu oublies une chose: c'est que, si
Brulette a fait une faute, moi, j'ai fait un crime, et que, si l'amour
l'a entraînée à mettre un enfant dans le monde, moi, l'amour m'a
entraîné à mettre un homme dans la terre!
Et comme Thérence insistait:--Assez, assez! lui dit-il en l'embrassant
et en la repoussant. J'ai beaucoup à me faire pardonner avant de juger
les autres: j'ai tué un homme! Disant cela, il s'enfuit sans vouloir
m'attendre, et je le vis courir vers la maison de la mariée, qui fumait
de cuisine et grouillait de vacarme emmi toutes celles du village.
--Ah! dit Thérence en le suivant des yeux, mon pauvre frère n'a pas
oublié son malheur! et peut-être qu'il ne s'en consolera jamais!
--Il s'en consolera, Thérence, lui dis-je, quand il se verra aimé de
celle qu'il aime, et je vous réponds qu'il l'est déjà et depuis
longtemps.
--Je le crois bien aussi, Tiennet; mais si cette fille n'était pas digne
de lui!
--Voyons, ma belle Thérence, êtes-vous donc si sévère que vous feriez
péché mortel d'un malheur arrivé à une enfant; et, qui sait?...
peut-être par surprise ou par force?
--Ce n'est pas tant le malheur ou la faute que je blâmerais, que les
mensonges de la bouche ou de la conduite qui en auraient été la
conséquence. Si, du premier jour, votre cousine avait dit à mon frère:
«Ne me recherchez pas, j'ai été trompée ou violentée,» j'aurais compris
que mon frère n'en tînt compte et pardonnât tout à la franche
confession; mais se laisser tant courtiser et admirer sans rien dire...
Voyons, Tiennet, ne savez-vous vraiment rien? Ne pouvez-vous, à tout le
moins, deviner ou supposer quelque chose qui me tranquillise? J'aime
tant Brulette, que je ne me sens point le courage de la condamner. Et
pourtant que me dira mon père, s'il pense que j'aurais dû tout faire
pour retenir Huriel dans un pareil danger?
--Thérence, je ne peux rien vous dire, sinon que, moins que jamais, je
doute de Brulette; car, si vous voulez savoir quelle était la seule
personne que je pusse soupçonner de l'avoir abusée, et sur qui les
accusations du monde eussent un peu d'apparence de raison, je vous dirai
que c'était Joseph, lequel m'en paraît aussi blanc que neige, d'après ce
que votre frère vient de nous en apprendre. Or, il n'y avait au monde, à
ma connaissance, qu'un autre garçon, je ne dis pas capable, mais en
position, par son amitié avec Brulette, de se laisser détourner de son
honneur par une mauvaise tentation. Ce garçon-là, c'est moi. Eh bien, le
croyez-vous, Thérence? Regardez-moi dans les yeux avant de me répondre.
Personne ne me l'a jamais imputé, que je sache, mais je pourrais en être
le païen tout de même, et vous ne me connaissez point assez pour être
sûre de mon honnêteté et de ma parole. Voilà pourquoi je vous dis,
regardez à ma figure si le mensonge et la lâcheté s'y peuvent loger à
leur aise?