George Sand

Les Maîtres sonneurs
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Thérence fit ce que je lui disais et me regarda sans montrer d'embarras,
puis elle me dit:

--Non, Tiennet vous, n'êtes pas dans le cas de mentir comme ça; et si
vous êtes tranquille sur Brulette, je sens que je dois l'être aussi.
Allons, mon garçon, allez-vous-en à la fête: je n'ai plus besoin de vous
ici.

--Si fait, lui dis-je. Cet enfant va vous embarrasser. Il n'est pas bien
commode avec les personnes qu'il ne connaît point, et je voudrais ou
l'emmener ou vous aider à le garder.

--Il n'est pas commode? dit Thérence en le prenant sur ses genoux. Bah!
qu'est-ce qu'il y a donc de si malaisé à gouverner une marmaille comme
ça? Je n'y ai jamais essayé, mais il ne me paraît pas qu'il y faille
tant de malice. Voyons, mon gros gars, que te faut-il? Veux-tu point
manger?

--Non, dit Charlot, qui boudait sans oser le montrer.

--Oui-dà, c'est comme il te plaira! Je ne le force point; mais quand tu
souhaiteras ta soupe, tu pourras la demander; je veux bien te servir, et
mêmement t'amuser, si tu t'ennuies. Dis, veux-tu t'amuser avec moi?

--Non, dit Charlot en fronçant sa figure bien fièrement.

--Or donc, amuse-toi tout seul, dit tranquillement Thérence en le
mettant à terre. Moi, je vas aller voir le beau petit cheval noir qui
mange dans la cour.

Elle fit mine d'y aller, Charlot pleura. Thérence fit semblant de ne pas
l'entendre, jusqu'à ce qu'il vînt à elle.

--Eh bien, qu'est-ce qu'il y a? dit-elle, comme étonnée; dépêche-toi de
le dire, ou je m'en vas; je n'ai pas le temps d'attendre.

--Je veux voir le beau petit cheval noir, dit Charlot en sanglotant.

--En ce cas, viens, mais sans pleurer, car il se sauve quand il entend
crier les enfants.

Charlot rentra son dépit et alla caresser et admirer le clairin.

--Veux-tu monter dessus? dit Thérence..

--Non, j'ai peur

--Je te tiendrai.

--Non, j'ai peur.

--Eh bien, n'y monte pas.

Au bout d'un moment, il y voulut monter.

--Non, dit Thérence, tu aurais peur.

--Non.

--Si fait, je te dis.

--Eh non! dit Charlot.

Elle le mit sur le cheval, qu'elle fit marcher en tenant l'enfant bien
adroitement, et, quand je les eus regardés un bon moment, je fus bien
assuré que les caprices de Charlot ne pouvaient pas tenir contre une
volonté aussi tranquille que celle de Thérence. Elle s'y prenait tout
aussi bien, dès le premier jour, pour gouverner un marmot naturellement
difficile, que Brulette y était arrivée par une année de patience et de
fatigue, et l'on voyait que le bon Dieu l'avait faite pour être bonne
mère sans apprentissage. Elle en devinait les finesses et les forces, et
s'y prêtait sans se tourmenter, s'étonner ni s'impatienter de rien.

Charlot, qui se croyait le maître avec tout le monde, fut étonné de voir
qu'il ne l'était, avec elle, que de bouder contre lui-même, et qu'elle
s'en embarrassait si peu, que c'était peine perdue. Aussi, au bout d'une
demi-heure devint-il tout à fait gentil, demandant de lui-même ce qu'il
souhaitait, et se dépêchant d'accepter ce qui lui était offert. Thérence
le fit manger, et j'admirai comme, de son propre jugement, elle sut
mesurer ce qu'il lui fallait, sans trop ni trop peu, et comme elle sut
ensuite l'occuper à côté d'elle, tout en s'occupant elle-même, causant
avec lui comme avec une personne raisonnable, et lui donnant tant de
confiance, sans avoir l'air de le questionner, qu'il lui eut bientôt
défilé tout son chapelet de disettes, dont il avait l'habitude de se
faire prier quand on s'en montrait trop curieux. Et mêmement, il se
trouvait si content avec elle et si fier de savoir causer, qu'il
s'impatientait contre les mots qu'il ne connaissait point, et rendait
son idée par des mots de son invention, qui n'étaient du tout sots ni
vilains.

--Qu'est-ce que vous faites donc là, Tiennet? me dit-elle tout d'un
coup, comme pour me faire entendre que je restais trop longtemps.

Et, comme j'avais déjà inventé cinquante petites histoires pour ne pas
m'en aller, je me trouvai à court, et ne sus rien lui dire, sinon que
j'étais occupé à la regarder.

--Est-ce que ça vous amuse? fit-elle.

--Je ne sais pas, lui répondis-je. Autant vaut demander au blé s'il est
content de se sentir pousser au soleil.

--Oh! oh! il paraît que vous êtes devenu malin pour tourner les
compliments! mais pensez donc que c'est peine perdue avec moi, qui n'y
comprends rien et n'y sais rien répondre.

--Je n'y connais rien non plus, Thérence. Tout ce que je veux dire,
c'est qu'à mon idée, il n'y a rien de si beau et de si sain à voir
qu'une jeune fille prenant son plaisir dans la causette d'un petit
enfant.

--Est-ce que ça n'est pas naturel? dit Thérence. Il me semble, à moi,
que je rentre dans la vérité des choses du bon Dieu, en regardant et en
écoutant ce marmot. Je sens bien que je ne vis pas, à l'ordinaire, comme
une femme doit aimer à vivre; mais je n'ai pas choisi mon sort, et
l'état voyageur et abandonné que je mène est dans mon devoir, puisque
j'y suis le soutien et le bonheur de mon père. Aussi, je ne m'en plains
pas et ne souhaite pas une vie qui ne serait pas la sienne; seulement,
je comprends bien le plaisir des autres; celui que Brulette a dans la
société de son Charlot, qu'il soit à elle ou au bon Dieu, me serait
très-doux aussi. Je n'ai pas eu souvent l'occasion d'un si gentil
divertissement, et je peux bien le prendre où je le trouve. Vrai, c'est
une jolie compagnie que ce petit bonhomme, et je ne savais pas que ça
pouvait avoir tant d'esprit et de connaissance.

--Et pourtant, mignonne, ce Charlot n'est aimable que par les grands
soins de Brulette, et il lui a fallu s'amender beaucoup pour l'être
autant que celui que Dieu a fait gentil de son naturel.

--Vous m'étonnez grandement, dit Thérence. S'il y a des enfants plus
gentils que celui-là, on est trop heureux de pouvoir vivre avec eux.
Mais en voilà assez, Tiennet. Allez-vous-en, ou l'on viendra vous
chercher et on voudra aussi m'emmener, ce qui me contrarierait, je vous
le confesse, car je suis un peu lasse et je me trouve si bien d'être là
tranquille avec ce petit, qu'on ne me rendrait pas service en me
dérangeant sitôt.

Il fallut bien obéir, et je m'en allai le coeur tout rempli et tout
révolutionné des idées qui me venaient au sujet de cette fille.




Vingt-troisième veillée.


Ce n'était pas seulement la beauté surprenante de Thérence qui
m'occupait l'esprit, mais un je ne sais quoi qui me la faisait paraître
au-dessus de toutes les autres. Je m'étonnais d'aimer tant Brulette, qui
lui ressemblait si peu, et j'allais me demandant si l'une des deux était
trop franche ou l'autre trop fine. Dans mon jugement, Brulette était
plus aimable, ayant toujours quelque chose de gentil à dire à ses amis,
et sachant les retenir autour d'elle par toutes sortes de petits
commandements dont les garçons se sentent flattés, parce qu'ils aiment à
se croire nécessaires. Tout au rebours, Thérence vous marquait
franchement n'avoir aucun besoin de vous, et semblait même étonnée ou
ennuyée que l'on fît attention à elle. Toutes deux sentaient leur prix
cependant; mais tandis que Brulette se donnait la peine de vous le faire
sentir aussi, l'autre avait l'air de ne vouloir qu'une estime pareille à
celle qu'elle pourrait vous rendre. Et je ne sais comment ce grain de
fierté, plus caché, me paraissait une amorce qui donnait la tentation en
même temps que la peur.

Je trouvai la danse enrayée tout au mieux, et Brulette voltigeant comme
un papillon aux mains et aux bras d'Huriel. Il y avait tant de feu sur
leurs visages, elle paraissait si ivrée au dedans et lui au dehors,
qu'ils ne voyaient et n'entendaient rien autour d'eux. La musique les
enlevait, mais je crois bien que leurs pieds ne se sentaient point
toucher la terre, et que leurs esprits dansaient dans le paradis. Comme,
parmi ceux qui mènent la bourrée, il y en a peu qui n'aient point une
amour ou une grosse fantaisie en la tête, on ne faisait pas seulement
attention à eux, et il y avait tant de vin, de bruit, de poussière, de
chansons et de joyeuses paroles dans l'air chaud de la noce, que le soir
arriva sans que l'assistance prît grand souci du contentement
particulier d'un chacun.

Brulette ne se dérangea que pour me demander nouvelles de Charlot et
pourquoi Thérence ne venait point; mais elle se tranquillisa aisément
sur mes réponses, et Huriel ne lui donna pas le temps d'en écouter bien
long sur la conduite de son gars.

Je ne me sentais point en goût de danser, car il se faisait que je ne
trouvais là aucune fille jolie, encore qu'il y en eût; mais pas une ne
ressemblait à Thérence, et Thérence ne me sortait point de la tête. Je
me mis en un coin pour regarder son frère, afin d'avoir quelque nouvelle
à lui en donner quand elle me questionnerait. Huriel avait si bien
oublié son tourment, qu'il était tout bonheur et toute jeunesse. Il se
trouvait bien assorti avec Brulette, en ce qu'il aimait le plaisir et le
bruit autant qu'elle, quand il s'y mettait, et il avait le dessus sur
tous les autres garçons, en ce qu'il ne se lassait jamais à la danse.
Chacun sait qu'en tout pays, les femmes enterrent les hommes à la
bourrée et tiennent encore sans débrider quand nous sommes crevés de
soif et de chaud. Huriel n'était curieux de boire ni de manger, et on
aurait dit qu'il avait juré de rassasier Brulette de son meilleur
divertissement; mais, au fond, je voyais bien qu'il y prenait son propre
plaisir, et qu'il aurait fait le tour de la terre sur un pied, pourvu
que cette légère danseuse fût à son bras.

À la fin, plusieurs garçons, ennuyés d'être refusés par Brulette,
observèrent qu'il y avait un étranger bien favorisé d'elle, et on
commença d'en causer autour des tables. Il faut vous dire que Brulette,
qui ne s'était pas attendue à se tant divertir, et qui avait un peu de
mépris dorénavant pour tous les galants des environs, à cause du
mauvais comportement de leurs langues, ne s'était point mise dans de
grands atours. Elle avait plutôt l'air d'une petite nonne que de la
reine de chez nous; et, comme il y avait là de grandes toilettes de
gala, elle n'avait pas fait les beaux effets du temps passé. Cependant,
quand elle se fut animée à la danse, force fut de se rappeler que nulle
ne pouvait lui être comparée, et ceux qui ne la connaissaient point
ayant questionné ceux qui la connaissaient, il en fut dit du mal et du
bien autour de moi.

J'y prêtai l'oreille, voulant en avoir le coeur net, et ne donnai point
à connaître qu'elle était ma parente. Alors j'entendis revenir
l'histoire du moine et de l'enfant, de Joseph et du Bourbonnais, et il
fut dit que ce n'était peut-être pas Joseph l'auteur du péché, mais bien
ce grand garçon si empressé auprès d'elle et paraissant si sûr de son
fait qu'il ne souffrait personne autre s'en approcher.

--Eh bien, dit l'un, si c'est lui et qu'il vienne à réparation, mieux
vaut tard que jamais.

--Ma foi, dit un autre, elle n'avait pas mal choisi. C'est un gars
superbe et qui paraît très-bon enfant.

--Après tout, dit un troisième, ça fera un beau couple, et quand le
prêtre y aura passé, ça sera aussi bon qu'un autre ménage.

Par là, je vis bien qu'une femme n'est jamais perdue tant qu'elle a une
bonne protection, mais qu'il en faut une franche et finale, car cent ne
valent rien, et tant plus s'en mêlent, tant plus la rabaissent et lui
font tort.

Dans ce moment-là, ma tante prit Huriel à part, et, l'amenant auprès de
moi, lui dit:

--Je vous veux faire trinquer une verrée de mon vin à ma santé, car vous
me réjouissez l'âme de si bien danser, et de mettre si bien en train le
monde de ma noce.

Huriel avait regret de quitter Brulette pour un moment; mais la
maîtresse du logis était fort décidée, et il n'y avait pas moyen de lui
refuser une politesse.

Ils s'assirent donc à un bout de table, qui se trouvait vide, une
chandelle posée entre eux, et se voyant face à face. Ma tante
Marghitonne était, comme je vous l'ai dit, une toute petite femme qui
avait oublié d'être sotte. Elle portait la plus drôle de figure qu'on
pût voir, très-blanche et très-fraîche, encore qu'elle eût la
cinquantaine et mis au monde quatorze enfants. Je n'ai jamais vu un si
long nez, avec de si petits yeux, enfoncés de chaque côté comme par une
vrille, mais si vifs et si malins qu'on ne les pouvait regarder sans
avoir envie de rire et de bavarder.

Je vis pourtant qu'Huriel était sur ses gardes, et qu'il se méfiait du
vin qu'elle lui versait. Il trouvait dans son air quelque chose de
moqueur et de curieux, et, sans savoir trop pourquoi, il se mettait en
défense. Ma tante, qui, depuis le matin, n'avait pas reposé une minute
de remuer et de causer, avait grand'soif pour de bon, et n'eut point
avalé trois petits coups, que le bout pointu de son grand nez devint
rouge comme une senelle, et que sa grande bouche, où il y avait des
dents blanches et serrées pour trois personnes plutôt que pour une, se
mit à rire jusqu'aux oreilles. Pourtant, elle n'était pas dérangée dans
son jugement, car jamais femme ne porta mieux la gaieté sans outrance et
la malice sans méchanceté.

--Ah ça, mon garçon, lui dit-elle, après beaucoup de propos en l'air,
qui ne lui avaient servi qu'à faire passer la première soif, vous voilà,
pour tout de bon, accordé avec ma Brulette? Il n'y a point à reculer,
car ce que vous souhaitiez est arrivé: tout le monde en cause, et si
vous pouviez entendre, comme moi, ce qui se dit de tous les côtés, vous
verriez qu'on vous met sur le dos le futur aussi bien que le passé de ma
jolie nièce.

Je vis que cette parole enfonçait un couteau dans le coeur d'Huriel et
le faisait tomber des étoiles dans les épines; mais il y fît bonne
contenance et répondit en riant:

--Je souhaiterais, ma bonne dame, avoir eu le passé, car tout en elle
n'a pu être que beau et bon; mais si j'ai le futur seulement, je me
tiendrai pour bien partagé du bon Dieu.

--Et sage vous serez, riposta ma tante, riant toujours, et le regardant
de près avec ses petits yeux verts qui ne voyaient pas de loin, de
telle façon qu'on eût dit qu'elle lui voulait percer le front avec son
nez effilé. Quand on aime, on aime tout, et on ne se rebute de rien.

--C'est ma volonté, dit Huriel d'un ton sec qui ne démonta point ma
tante.

--Et c'est d'autant mieux de votre part, que la pauvre Brulette a plus
d'ordre que de bien. Vous savez sans doute que toute sa dot tiendrait
bien dans votre verre, et si, n'y a-t-il point de louis d'or dans son
compte.

--Eh bien, tant mieux, dit Huriel; le compte en sera fait vitement, et
je n'aime point à perdre mes heures dans les additions.

--D'ailleurs; fit ma tante, un enfant tout élevé est un embarras de
moins dans un ménage, surtout si le père fait son devoir, comme il le
fera, je vous en réponds!

Le pauvre Huriel eut chaud et froid; mais, pensant que ce fût une
épreuve, il la soutint et dit:

--Le père fera son devoir, moi aussi, j'en réponds! car il n'y aura pas
d'autre père que moi pour tous les enfants nés ou à naître.

--Oh! quant à ça, reprit-elle, vous n'en serez pas le maître, je vous en
donne ma parole!

--J'espère que si, dit-il en serrant son verre, comme s'il l'eût voulu
écraser dans ses doigts. Quiconque abandonne son bien n'a plus à y
repêcher, et je suis un gardien assez fidèle pour ne point souffrir les
maraudeurs.

Ma tante allongea sa petite main sèche et la passa sur le front
d'Huriel. Elle y sentit la sueur, encore qu'il fût très-pâle; et,
changeant tout à coup sa mine de malin diable en une figure bonne et
franche comme l'était le fond de son coeur:

--Mon garçon, lui dit-elle, mettez vos coudes sur la table et venez ici
tout auprès de ma bouche. Je vous veux donner un bon baiser sur la joue.

Huriel, étonné de son air attendri, se prêta à sa fantaisie. Elle releva
les cheveux épais de sa tempe et avisa le gage de Brulette, qu'il
portait toujours, et que sans doute elle connaissait. Alors, approchant
sa grande bouche, comme si elle l'eût voulu mordre; elle lui glissa
quatre ou cinq paroles dans le tuyau de l'ouïe, mais si bas, si bas, que
je n'en pus rien attraper. Puis elle ajouta tout haut, en lui pinçant le
bout de l'oreille:

--Allons! voilà une oreille très-fidèle, mais convenez qu'elle en-est
bien récompensée?

Huriel ne fit qu'un saut par-dessus la table, renversant les verres et
la chandelle que je n'eus que le temps de rattraper. Il se trouvait déjà
assis auprès de ma petite tante et l'embrassait aussi fort que si elle
eût été la mère qui l'avait mis au monde. Il paraissait comme fou,
criait et chantait, buvait et trinquait, et ma petite tante, riant comme
une petite crécelle, lui disait en choquant son verre:

--À la santé du père de votre enfant!

C'est ce qui prouve, dit-elle aussitôt en se retournant vers moi, que
les plus malins sont quelquefois ceux qu'on croit les plus sots, de même
que les plus sots se trouvent être ceux qui se croient bien malins. Tu
peux le dire aussi, toi, mon Tiennet, qui as le coeur droit et la
parenté fidèle, et je sais que tu t'es conduit avec ta cousine comme si
tu lui eusses été frère. Tu mérites, d'en être récompensé, et je compte
que le bon Dieu ne te fera pas banqueroute. Un jour ou l'autre il te
donnera aussi ton parfait contentement.

Là-dessus elle s'en alla, et Huriel, me serrant dans ses bras:

--Ta tante a raison, me dit-il; c'est la meilleure des femmes. Tu n'es
pas dans le secret, mais ça ne fait rien. Tu n'en es que meilleur ami:
aussi... donne-moi ta parole, Tiennet, que tu viendras travailler ici
tout l'été avec nous, car j'ai mon idée sur toi, et, si Dieu m'assiste,
tu m'en remercieras bel et bien.

--Si je t'entends, lui dis-je, tu viens de boire ton vin bien pur, et ma
tante en a retiré le brin de paille qui t'aurait fait tousser; mais ton
idée sur moi me paraît plus difficile à contenter.

--Ami Tiennet, le bonheur se gagne, et si tu n'as pas une idée contraire
à la mienne...

--J'ai peur de l'avoir trop pareille; mais ça ne suffit pas.

--Sans doute; mais qui ne risque rien n'a rien. Es-tu si Berrichon que
tu ne veuilles tenter le sort?

--Tu me donnes trop bon exemple pour que j'y fasse le couard,
répondis-je; mais crois-tu donc...

Brulette vint nous interrompre, et nous vîmes à son air qu'elle ne se
doutait toujours de rien.

--Asseyez-vous là, dit Huriel en l'attirant sur ses genoux, comme cela
se fait chez nous sans qu'on y voie du mal; et dites-moi, ma chère
mignonne, si vous n'avez point envie de danser avec quelque autre que
moi? Vous m'avez donné et tenu parole; c'est tout ce que je souhaitais
pour m'ôter un chagrin que j'avais sur le coeur; mais si vous pensez
qu'on en parlera d'une manière qui vous fâcherait, me voilà soumis à
votre plaisir, et ne danserai plus qu'à votre commandement.

--Est-ce donc, maître Huriel, répondit Brulette, que vous êtes las de ma
compagnie, et que vous souhaitez faire connaissance avec les autres
jeunesses de la noce?

--Oh! si vous le prenez comme ça, s'écria Huriel tout éperdu de joie, à
la bonne heure! Je ne sais pas seulement s'il y a ici d'autres jeunesses
que vous et ne veux pas le savoir.

Alors, il lui présenta son verre, la priant d'y toucher avec ses lèvres,
et but ensuite de grand coeur. Puis il cassa le verre pour que nul autre
ne s'en pût servir, et emmena danser sa fiancée, tandis que je me pris à
réfléchir sur la chose qu'il m'avait donnée à entendre et dont je me
sentais tout je ne sais comment.

Je ne m'étais pourtant pas encore tâté de ce côté-là, et il ne m'avait
jamais semblé que je fusse de nature assez ardente pour m'éprendre, à la
légère, d'une fille aussi sérieuse que Thérence. Je m'étais sauvé du
dépit de ne point plaire à Brulette, par mon humeur gaie et complaisante
à la distraction; mais je ne pouvais pas penser à Thérence sans une
sorte de tremblement dans la moelle de mes os, comme si l'on m'eût
invité à voyager en pleine mer, moi qui n'avais jamais mis le pied sur
un bateau de rivage.

«Est-ce que, par hasard, pensais-je, j'en serais tombé amoureux
aujourd'hui, sans le savoir? Il faut le croire, puisque voilà Huriel
qui m'y pousse, et dont l'oeil aura saisi la vérité sur ma figure; mais
je n'en suis pas certain, parce que je me sens comme étouffé depuis
tantôt, et il me semblait que l'amour devait prendre plus gaiement que
ça.»

Tout en devisant avec moi même, je me trouvai, je ne saurais dire
comment, arrivé au vieux château. Ce vieux tas de pierres dormait à la
lune, aussi muet que ceux qui l'ont bâti; seulement une petite clarté,
sortant de la chambre que Thérence y occupait sur le préau, annonçait
que les morts n'en étaient plus les seuls gardiens. Je m'avançai bien
doucement, et, regardant à travers le feuillage de la petite croisée,
qui n'avait ni vitrage ni boisure, je vis la belle fille des bois disant
sa prière, à genoux, auprès de son lit, où Charlot était couché et
dormait à pleins yeux.

Je vivrais bien cent ans que je n'oublierais point la figure qu'elle
avait dans ce moment-là. C'était comme une image de sainte, aussi
tranquille que celles que l'on taille en pierre pour les églises. Je
venais de voir Brulette, aussi brillante qu'un soleil d'été, dans la
joie de son amour et le vol de sa danse; Thérence était là, seule et
contente, aussi blanche que la lune dans la nuit claire du printemps. On
entendait au loin la musique des noceux; mais cela ne disait rien à
l'oreille de la fille des bois, et je pense qu'elle écoutait le
rossignol qui lui chantait un plus beau cantique dans le buisson voisin.

Je ne sais point ce qui se fit en moi; mais voilà que, tout d'un coup,
je pensai à Dieu, idée qui ne me venait peut-être pas assez souvent,
dans ce temps de jeunesse et d'oubliance où j'étais, mais qui me plia
les deux genoux, comme par un secret commandement, et me remplit les
yeux de larmes qui tombèrent en pluie, comme si un gros nuage venait de
se crever dans ma tête.

Ne me demandez point quelle prière je fis aux bons anges du ciel. Je ne
m'entendais pas moi-même. Je n'eusse pas encore osé demander à Dieu de
me donner Thérence; mais je crois bien que je le requis de me rendre
mieux méritant pour un si grand honneur.

Quand je me relevai de terre, je vis que Thérence avait fini son
oraison et qu'elle s'apprêtait à dormir. Elle avait ôté sa coiffe, et
j'appris qu'elle avait des cheveux noirs qui lui tombaient en grosses
tresses jusqu'aux pieds; mais devant qu'elle eût ôté la première épingle
de son habillement, vous me croirez si vous voulez, je m'étais déjà
sauvé, comme si j'eusse craint d'être en délit de sacrilége. Je n'étais
pourtant pas plus sot qu'un autre, et je n'avais point coutume de bouder
le diable; mais Thérence me tenait le coeur en respect comme si elle eût
été cousine de la sainte Vierge.

Comme je sortais du vieux château, un homme, que je ne voyais pas dans
l'ombre du portail, me surprit en me portant la parole:

--Hé, l'ami, disait-il, apprenez-moi si c'est là, comme je pense,
l'ancien château du Chassin?

--Le grand bûcheux! m'écriai-je, le reconnaissant à la voix. Et je
l'embrassai d'un si grand coeur qu'il en fut étonné, car il n'avait pas
autant souvenir de moi comme j'avais de lui.

Mais sitôt qu'il m'eut remis, il me fit grandes amitiés et me dit:

--Apprends-moi vitement, mon garçon, si tu as vu mes enfants, ou si tu
les sais arrivés en cet endroit.

--Ils y sont depuis ce matin, répondis-je, ainsi que moi et ma cousine
Brulette. Votre fille Thérence est là, bien tranquille, tandis que ma
cousine est, ici près, à la noce d'une autre cousine, avec votre cher
bon fils Huriel.

--Dieu merci! dit le grand bûcheux, je n'arrive pas trop tard, et Joseph
est, à cette heure, sur la route de Nohant, où il croit bien les trouver
ensemble.

--Joseph? il est donc venu comme vous? On ne vous attendait tous deux
que dans cinq ou six jours, et Huriel nous disait...

--Tu vas savoir comment tournent les choses de ce monde, dit le père
Bastien en me tirant un peu sur le chemin, afin de n'être entendu que de
moi. De toutes les choses qui vont au gré du vent, la cervelle des
amoureux est la plus légère. Huriel t'a-t-il raconté tout ce qui regarde
Joseph?

--Oui, de tous points, que je crois.

--Joseph, en voyant partir Huriel et Thérence pour le pays d'ici, lui
parla dans l'oreille; sais-tu ce qu'il lui a dit?

--Oui, je le sais, père Bastien; mais...

--Tais-toi, car, moi aussi, je le sais. Voyant mon fils changer de
couleur, et Joseph se sauver dans le bois d'un air tout singulier,
j'allai après lui et lui commandai de me dire quel secret il venait de
raconter à Huriel. «Mon maître, dit Joseph, je ne sais pas si j'ai bien
ou mal fait; j'ai cru y être obligé, et voilà ce que c'est; je vous le
dois pareillement.» Là-dessus, il me raconta avoir reçu une lettre de
son pays, où on lui apprenait que Brulette élevait un enfant qui ne
pouvait être que le sien; et, me disant cela avec beaucoup de souffrance
et de dépit, il me conseilla fortement de courir après Huriel pour
l'empêcheur d'aller faire une grande sottise, ou boire une grosse honte.

»Quand je l'eus questionné sur l'âge de l'enfant, et qu'il m'eut fait
lire la lettre qu'il avait toujours sur lui, comme s'il eût voulu porter
ce remède sur la blessure de son amour, je ne me sentis pas du tout
persuadé qu'on ne se fût point moqué de lui, d'autant que le garçon
Carnat, qui lui écrivait cette chose, en réponse à une avance de Joseph
pour se faire honnêtement agréer sonneur de musette en son pays,
paraissait y avoir mis de la malice pour empêcher son retour. Puis, me
rappelant la décence et la modestie de la petite Brulette, je me
persuadai de plus en plus qu'on lui faisait injure, et ne pus m'empêcher
de railler et de blâmer Joseph pour avoir cru si légèrement à une
affaire si vilaine.

»J'aurais sans doute mieux fait, mon bon Tiennet, de le laisser, méprise
ou non, dans la croyance que Brulette était indigne de son attachement;
mais que veux-tu? l'esprit de justice conduisait ma langue et
m'empêchait de songer aux conséquences. J'étais si mécontent de voir
diffamer une pauvre honnête fille, que je parlais comme je m'y sentais
poussé. Cela fit sur Joseph plus d'effet que je n'aurais cru. Il tourna
vitement du tout au tout, et, versant des larmes comme un enfant, il se
laissa choir à terre, déchirant ses habits et s'arrachant les cheveux,
avec tant de chagrin et de colère contre lui-même, que j'eus grand'peine
à l'apaiser. Par bonheur que sa santé est devenue pareille à la tienne,
car, un an plus tôt, ce désespoir, qui le secouait si fort, l'aurait
tué.

»Je passai le restant du jour et toute la veillée seul à seul avec lui à
tâcher de lui remettre l'esprit. Ce n'était point facile pour moi. D'une
part, je sais que mon fils, depuis le premier jour où il a vu Brulette,
s'est pris pour elle d'une amour très-obstinée, et qu'il n'a été
raccommodé avec la vie que le jour où Joseph ne s'est plus mis en
travers de son espérance. De l'autre part, j'ai pour Joseph une grande
amitié aussi, et je sais que Brulette est dans son idée depuis qu'il est
au monde. Il me fallait sacrifier l'un des deux, et je me demandais si
je ne serais pas un égoïste de père en me prononçant pour la
satisfaction de mon fils au détriment de mon élève.

»Tiennet, tu ne connais plus Joseph, et peut-être ne l'as-tu jamais bien
connu. Ma fille Thérence a pu t'en parler un peu sévèrement. Elle ne le
juge pas de la même manière que moi. Elle le croit égoïste, dur et
ingrat. Il y a du vrai là dedans; mais ce qui l'excuse devant mes yeux
ne peut l'excuser devant les yeux d'une jeunesse comme elle. Les femmes,
mon petit Tiennet, ne nous demandent que de les aimer. Elles ne prennent
que dans leur coeur la subsistance de leur vie. Dieu les a faites comme
ça, et nous en sommes heureux quand nous sommes dignes de le comprendre.

--Il me semble, observai-je au grand bûcheux, que je le comprends à
cette heure, et que les femmes ont grandement raison de ne vouloir de
nous que notre coeur, car c'est la meilleure chose que nous ayons.

--Sans doute, sans doute, mon fils! reprit ce grand brave homme. J'ai
toujours pensé ainsi. J'ai aimé la mère de mes enfants plus que
l'argent, plus que le talent, plus que le plaisir et la gaudriole, plus
que tout au monde. Je vois bien que mon fils Huriel est de mon acabit,
puisqu'il a changé, sans regret, d'état et de goûts pour se rendre
capable de prétendre à Brulette. Et je crois que tu penses de même,
puisque tu le dis si franchement. Mais enfin le talent est quelque
chose que Dieu estime aussi, puisqu'il ne le donne pas à tout le monde,
et on doit du respect et du secours à ceux qu'il a marqués comme les
ouailles de son choix.

--Croyez-vous donc que votre fils Huriel n'ait pas autant d'esprit et
plus de talent dans la sonnerie que notre Joset?

--Mon fils Huriel a de l'esprit et du talent. Il a été reçu maître
sonneur à dix-huit ans, et encore qu'il n'en fasse pas le métier, il en
a la connaissance et la facilité; mais il y a une grande différence, ami
Tiennet, entre ceux qui retiennent et ceux qui inventent: il y a ceux
qui, avec des doigts légers et une mémoire juste, disent agréablement ce
qu'on leur a enseigné; mais il y a ceux qui ne se contentent d'aucune
leçon et vont devant eux, cherchant des idées et faisant, à tous les
musiciens à venir, le cadeau de leurs trouvailles. Or je te dis que
Joseph est de ceux-là, et qu'il y a même en lui deux natures bien
remarquables: la nature de la plaine, où il est né, et qui lui donne des
idées tranquilles, fortes et douces, et la nature de nos bois et de nos
collines, qui s'est ouverte à son entendement et qui lui a donné des
idées tendres, vives et sensibles. Il sera donc, pour ceux qui auront
des oreilles pour entendre, autre chose qu'un sonneur ménétrier de
campagne. Il sera un vrai maître sonneur des anciens temps, un de ceux
que les plus forts écoutent avec attention et qui commandent des
changements à la coutume.

--Vous croyez donc, père Bastien, qu'il deviendra un second grand
bûcheux de votre ordre?

--Ah! mon pauvre Tiennet, répondit le vieux sonneur en soupirant, tu ne
sais de quoi tu parles, et j'aurais peut-être de la peine à te le faire
comprendre!

--Essayez toujours, lui dis-je, vous êtes bon à écouter, et il n'est pas
bon que je reste toujours simple comme je suis.




Vingt-quatrième veillée


--Sache donc, reprit le grand bûcheux, oubliant son récit aussi bien que
moi (car il aimait à causer quand il se voyait entendu volontiers), que
j'aurais été quelque chose, si je m'étais donné tout entier et sans
partage à la musique. Je l'aurais pu si je m'étais fait ménétrier, comme
c'était l'idée de ma jeunesse. Ce n'est pas qu'on gagne du talent à
brailler trois jours et trois nuits durant à une noce, comme le
malheureux que j'entends, d'ici, estropier notre branle montagnard. On
s'y fatigue et on s'y rouille, quand on n'a en vue que l'argent à
gagner; mais il y a manière pour un artiste de vivre de son corps sans
se tuer l'âme dans ce métier-là. Comme la moindre fête rapporte deux ou
trois pistoles, on peut en prendre à son aise, se soutenir frugalement
et voyager pour son plaisir et son instruction.

»C'est ce que Joseph veut faire, et ce que je lui ai toujours conseillé.
Mais voici ce qui m'arriva, à moi. Je devins amoureux, et la mère de mes
chers enfants ne voulut point entendre à être la femme d'un ménétrier
sans feu ni lieu, toujours dehors, passant les nuits en vacarme, les
jours en sommeil, et finissant la vie en débauche; car, par malheur, il
est rare que l'on s'en puisse préserver toujours dans un pareil état.
Elle me retint donc au travail des bois, et tout fut dit. Je n'ai jamais
regretté mon talent tant qu'elle a vécu. Pour moi, je te l'ai dit,
l'amour était la plus belle des musiques.

»Resté veuf de bonne heure et chargé de deux jeunes enfants, je me suis
donné tout à eux; mais mon savoir s'y est bien rouillé, et mes doigts
sont devenus crochus, à manier toujours la serpe et la cognée. Aussi, je
te confesse, Tiennet, que si mes deux enfants étaient établis
heureusement et selon leur coeur, je quitterais cette tâche pesante de
lever le fer et de fendre le bois, et m'en irais content et rajeuni,
vivre à ma guise et chercher la causerie des anges jusqu'à ce que la
vieillesse me ramenât engourdi et rassasié au foyer de ma famille.

»Et puis, je me lasse de couper des arbres. Sais-tu, Tiennet, que je les
aime, ces beaux vieux compagnons de ma vie, qui m'ont raconté tant de
choses dans les bruits de leurs feuillages et les craquements de leurs
branches! Et moi, plus malsain que le feu du ciel, je les en ai
remerciés en leur plantant la hache dans le coeur et en les couchant à
mes pieds, comme autant de cadavres mis en pièces! Ne ris pas de moi, je
n'ai jamais vu tomber un vieux chêne, ou seulement un jeune saule, sans
trembler de pitié ou de crainte, comme un assassin des oeuvres du bon
Dieu. Il me tarde de me promener sous des ombrages qui ne me
repousseront plus comme un ingrat, et qui me diront enfin des secrets
dont je n'étais pas digne.»

Le grand bûcheux, qui s'était passionné à parler, resta pensif un
moment, et moi aussi, étonné de ne point le trouver aussi fou que tout
autre m'eût semblé en sa place, soit qu'il sût me rendre ses idées, soit
que j'eusse moi-même la tête montée d'une certaine façon.

--Tu penses sans doute, reprit-il, que nous voilà bien loin de Joseph;
mais tu te trompes; nous y sommes d'autant mieux, et, à présent, tu
comprendras pourquoi je me suis décidé, après un peu d'hésitation, à
brusquer les peines de ce pauvre enfant. Je me suis dit, et j'ai vu, à
la tournure que prenait son chagrin, qu'il ne pourrait jamais rendre une
femme heureuse, et que, partant, il ne serait jamais heureux lui-même
avec une femme, à moins qu'elle ne fût remplie d'orgueil à cause de lui.
Car Joseph, il faut bien le reconnaître, n'a pas tant besoin d'amitié
que d'encouragement ou de louange. Ce qui l'a rendu si épris de
Brulette, c'est que, de bonne heure, elle l'a écouté et excité à la
musique; ce qui l'a empêché d'aimer ma fille (car son retour vers elle
n'a été que du dépit), c'est que ma fille lui demandait plus
d'attachement que de savoir, et le traitait comme un fils plutôt que
comme un homme de grand talent.

»J'ose dire, à présent, que j'ai lu dans le coeur de ce garçon et que
toute son idée était d'éblouir, un jour, Brulette; et comme Brulette
était tenue pour la reine de beauté et de fierté de son endroit, il
aurait, grâce à elle, tâté de la royauté tout son soûl; mais Brulette,
fanée par une faute, ou tout au moins rabaissée dans l'apparence,
Brulette, moquée et critiquée, n'était plus son rêve; Et moi, qui
connaissais aussi le coeur de mon fils Huriel, je savais qu'il ne
condamnerait pas Brulette sans examen, et que si elle n'avait rien fait
de condamnable, il l'aimerait et la soutiendrait d'autant mieux qu'elle
serait plus méconnue.

»Voilà donc ce qui m'a décidé, en fin de compte, à combattre l'amour de
Joseph, et lui conseiller de ne plus songer au mariage. Et mêmement,
j'ai tâché de lui faire entendre ce dont j'étais quasiment certain,
c'est que Brulette lui préférait mon fils.

»Il a paru se rendre à mes raisons, mais c'était, je pense, pour s'en
débarrasser; car, au petit jour, hier matin, j'ai vu qu'il faisait ses
dispositions pour s'en aller. Encore qu'il se crût plus fin que moi et
comptât pouvoir déloger par surprise, je me suis accrochée à lui,
jusqu'à ce que perdant patience, il m'ait laissé voir le fond du sac.
J'ai connu alors que son dépit était gros, et qu'il était décidé à
courir après Huriel pour lui disputer Brulette, si Brulette lui en
paraissait valoir la peine. Et comme il n'était pas, pour cela, assuré
du dernier point, je pensai devoir le blâmer, voire me moquer d'un amour
comme le sien, qui n'était que jalousie sans estime, et comme qui dirait
gourmandise sans appétit.

»Il a confessé que j'y voyais clair; mais il est parti quand même, et, à
cela, tu reconnais son obstination. Au moment de recevoir la maîtrise de
son art, et quand le rendez-vous était pris pour un concours du côté
d'Ausances, il a tout quitté, sauf à être retardé encore longtemps,
disant qu'il se ferait recevoir de gré ou de force, en son pays. Le
voyant si bien décidé que, pour un peu, il se serait emporté contre moi,
j'ai pris le parti de venir avec lui, craignant quelque chose de mauvais
dans son premier mouvement, ou quelque nouveau malheur dans celui
d'Huriel. Nous nous sommes départis l'un de l'autre, seulement à une
demi-lieue en sus, au bourg de Sarzay; et tandis qu'il prenait le chemin
de Nohant, j'ai pris celui qui m'a amené ici, espérant bien y trouver
encore Huriel et pouvoir raisonner avec lui; et me disant, d'ailleurs,
que mes jambes me porteraient bien encore jusqu'à Nohant, ce soir, si
besoin était.

--Par bonheur, vous pourrez vous reposer tranquillement cette nuit,
dis-je au grand bûcheux; nous aviserons demain; mais êtes-vous donc
tourmenté pour tout de bon de la rencontre de ces deux galants? Joseph
n'a jamais été querelleux à ma connaissance, et je l'ai toujours vu se
taire quand on lui montrait les dents.

--Oui, oui, répondit le père Bastien, tu as vu cela dans le temps qu'il
n'était qu'un enfant maladif et défiant de sa force; mais il n'y a pire
eau que celle qui dort, et il n'est pas toujours sain d'en remuer le
fond.

--Ne voulez-vous point entrer dans votre nouvelle demeurance et voir
votre fille?

--Tu m'as dit qu'elle était là bien tranquille; je n'en suis donc point
en peine, et me sens plus pressé de savoir la vérité sur Brulette; car,
enfin, encore que mon coeur l'ait défendue, mon raisonnement me dit
qu'il faut qu'il y ait eu, en sa conduite, quelque petite chose qui
prête au blâme, et j'en dois être juge avant que d'aller plus loin.

J'allais lui raconter ce qui s'était passé une heure auparavant, sous
mes yeux, entre Huriel et ma tante, quand Huriel lui-même arriva vers
nous, dépêché par Brulette, qui craignait la gêne occasionnée à Thérence
pour le dormir de Charlot. Le père et le fils eurent alors une
explication où Huriel, priant son père de ne point lui faire dire un
secret où il avait engagé sa parole, et dont Brulette même ne le savait
pas instruit, lui jura, sur son baptême, que Brulette était digne en
tout d'être bénie par lui.

--Venez la voir, mon cher père, ajouta-t-il; cela vous est bien commode,
car, en ce moment, on danse dehors, et vous n'avez pas besoin d'être
invité pour vous trouver là. À la manière dont elle vous embrassera,
vous verrez bien que jamais fille plus aimable et plus mignonne ne fut
plus saine de sa conscience.

--Je n'en doute plus, mon fils, et j'irai seulement pour te contenter,
ainsi que pour le plaisir de la voir; mais demeurons encore un peu, car
je te veux parler de Joseph.

Je pensai devoir les laisser s'en expliquer ensemble, et aller avertir
ma tante de l'arrivée du grand bûcheux, sachant bien qu'elle lui ferait
bon accueil et ne le laisserait point dehors. Mais je ne trouvai au
logis que Brulette toute seule. Toute la noce, avec la musique en tête,
avait été porter la rôtie aux nouveaux mariés, lesquels s'étaient
retirés en une maison voisine, car il était environ les onze heures du
soir. C'est une ancienne coutume, que je n'ai jamais trouvée bien
honnête, d'aller ainsi troubler, par une visite et des chansons de
joyeuseté, la première honte d'une jeune mariée; et, encore que les
autres jeunes filles s'y fussent rendues avec ou sans malice, Brulette
avait eu la décence de ne bouger du coin du feu, où je la vis assise,
comme surveillant un reste de cuisine, mais prenant un peu de repos dont
elle avait besoin. Et, comme elle me paraissait assoupie, je ne la
voulus point déranger, ni lui ôter la bonne surprise du réveil que lui
ferait le grand bûcheux.

Bien las moi-même, je m'assis contre une table, où j'allongeai les deux
bras et la tête dessus, comme on se met quand on veut se refaire d'une
ou deux minutes de sommeil; mais je pensai à Thérence et ne dormis
point. Seulement j'eus, pour un moment bien court, les idées
embrouillées, lorsque, à un petit bruit, j'ouvris les yeux sans lever la
tête, et je vis qu'un homme était entré et s'approchait de la cheminée.

Encore qu'on eût emporté toutes les chandelles pour la visite aux
nouveaux mariés, le feu de fagots, qui flambait, envoyait assez de
clarté dans la chambre pour me laisser reconnaître bien vite celui qui
était là. C'était Joseph, lequel, sans doute, avait rencontré sur le
chemin de Nohant quelques noceux qui, lui apprenant où nous étions,
l'avait porté à revenir sur ses pas. Il était tout poudreux de son
voyage et portait son paquet au bout d'un bâton, qu'il jeta en un coin,
et resta planté, comme une pierre levée, à regarder Brulette endormie,
sans faire attention à moi.

Depuis un an que je ne l'avais vu, il s'était fait en lui autant de
changement que dans Thérence. La santé lui étant venue plus belle qu'il
ne l'avait jamais eue, on pouvait dire qu'il était joli homme et que sa
figure carrée et son corps sec marquaient plus de muscles que de
maigreur. Il était jaune de figure, autant comme porté à la bile que
comme recuit par le hâle, et ce teint obscur allait bien avec ses grands
yeux clairs et ses longs cheveux plats. C'était bien toujours la même
physionomie triste et songeuse; mais il s'y était mêlé quelque chose de
décidé et de hardi qui montrait enfin le rude vouloir si longtemps caché
au dedans.

Je ne bougeai, voulant savoir de quelle façon il aborderait Brulette et
ce qu'on pouvait augurer de sa prochaine rencontre avec Huriel. Sans
doute il étudiait la figure de Brulette et y cherchait la vérité, et
peut-être que sous ses yeux, clos par un léger somme, il reconnut la
paix du coeur; car la fillette était bien jolie, vue comme cela au feu
de l'âtre. Elle avait encore le teint animé de plaisir, la bouche
souriante de contentement, et les fines soies de ses yeux abaissés
envoyaient sur ses joues une ombre très-douce, qui semblait cligner en
dessous, comme ces regards fripons que les jeunes filles détournent pour
mieux voir. Mais elle dormait pour tout de bon, et, rêvant sans doute
d'Huriel, ne songeait pas plus à amorcer Joseph qu'à le repousser.

Je vis qu'il la trouvait si belle que son dépit ne tenait plus qu'à un
fil, car il se baissa vers elle, et, avec une résolution dont je ne
l'aurais jamais cru doué, il approcha sa bouche tout près de la sienne
et l'eût touchée, si, par je ne sais quelle bisque qui me vint, je
n'eusse toussé fortement pour arrêter le baiser au passage.

Brulette s'éveilla en sursaut; je fis comme si pareille chose
m'arrivait, et Joseph se trouva un peu sot entre nous deux qui lui
demandions ses portements, sans qu'il y eût apparence de confusion dans
Brulette ni de malice dans moi.




Vingt-cinquième veillée.


Joseph se remit très-vite, et, reprenant son courage, comme s'il n'en
eût point voulu garder le démenti:--Je suis aise de vous trouver céans,
dit-il à Brulette, et, après un an écoulé sans nous voir, ne voulez-vous
plus embrasser votre ancien ami? Il s'approcha encore; mais elle se
recula, étonnée de son air singulier, et lui répondit:--Non, Joset, je
n'ai point coutume d'embrasser aucun garçon, quelque ami ancien qu'il me
soit et quelque plaisir que j'aie à le saluer.

--Vous êtes devenue bien farouche! reprit-il d'un air de moquerie et de
colère.

--Je ne sache pas, Joset, dit-elle, avoir jamais été farouche hors de
propos avec vous. Vous ne m'avez point mise dans le cas de l'être; et
comme vous ne m'avez jamais demandé de me familiariser avec vous, je
n'ai pas eu la peine de me défendre de vos embrassades. Qu'est-ce qu'il
y a donc de changé entre nous, pour que vous me réclamiez ce qui n'est
jamais entré dans nos amitiés?

--Voilà bien des paroles et des grimaces pour un baiser! dit Joseph, se
montant peu à peu. Si je ne vous ai jamais réclamé ce dont vous étiez si
peu avare avec les autres, c'est que j'étais un enfant très-sot.
J'aurais cru que vous me recevriez mieux, à présent que je ne suis plus
si niais et si craintif.

--Qu'est-ce qu'il a donc? me dit Brulette étonnée et mêmement effrayée,
en se rapprochant de moi. Est-ce lui, ou quelqu'un qui lui ressemble?
J'ai cru reconnaître notre Joset; mais, à présent, ce n'est plus ni sa
parole, ni sa figure, ni son amitié.

--En quoi vous ai-je manqué, Brulette? reprit Joseph, un peu démonté et
déjà repentant, au souvenir du passé. Est-ce parce que j'ai le courage
qui me manquait pour vous dire que vous êtes, pour moi, la plus belle du
monde, et que j'ai toujours souhaité vos bonnes grâces? Il n'y a point
là d'offense, et je n'en suis peut-être pas plus indigne que bien
d'autres soufferts autour de vous?

Disant cela avec un retour de dépit, il me regarda en face, et je vis
qu'il souhaitait chercher querelle au premier qui s'y voudrait prêter.
Je ne demandais pas mieux que d'essuyer son premier feu.--Joseph, lui
dis-je, Brulette a raison de te trouver changé. Il n'y a rien là
d'étonnant. On sait comment on se quitte et non comment on se
retrouvera. Ne sois donc pas surpris si tu trouves en moi aussi un petit
changement. J'ai toujours été doux et patient, te soutenant en toute
rencontre et te consolant dans les ennuis; mais si tu es devenu plus
injuste que par le passé, je suis devenu plus chatouilleux, et je trouve
mauvais que tu dises devant moi à ma cousine qu'elle est prodigue de
baisers et qu'elle souffre trop de gens autour d'elle.

Joseph me regarda d'un oeil méprisant, et prit véritablement un air de
diable emmalicé pour me rire à la figure. Et puis il dit, en croisant
ses bras, et me toisant comme s'il eût voulu prendre ma mesure:

--Ah vraiment, Tiennet? C'est donc toi? Eh bien, je m'en étais toujours
douté, à l'amitié que tu me marquais pour m'endormir.

--Qu'est-ce que vous entendez par là, Joset? dit Brulette offensée, et
pensant qu'il eût perdu l'esprit. Où avez-vous pris le droit de me
blâmer, et comment vous passe-t-il par la tête de chercher à voir
quelque chose de mal ou de ridicule entre mon cousin et moi? Êtes-vous
donc pris de vin ou de fièvre, que vous oubliez le respect que vous me
devez, et l'attachement que je croyais mériter de vous?

Joseph fut battu de l'oiseau, et prenant la main de Brulette dans la
sienne, il lui dit avec des yeux remplis de larmes:

--J'ai tort, Brulette; oui, j'ai été un peu secoué par la fatigue et par
l'impatience d'arriver; mais je n'ai pour vous que de l'empressement, et
vous ne devez pas le prendre en mauvaise part. Je sais très-bien que vos
manières sont retenues et que vous voulez soumission de tout le monde.
C'est le droit de votre beauté, qui n'a fait que gagner au lieu de se
perdre; mais convenez que vous aimez toujours le plaisir, et qu'à la
danse on s'embrasse beaucoup. C'est la coutume, et je la trouverai bonne
quand j'en pourrai profiter à mon tour. Il faut que cela soit, car je
sais danser, à présent, tout comme un autre, et, pour la première fois
de ma vie, je vas danser avec vous. J'entends revenir les musettes.
Venez, et vous verrez que je ne bouderai plus contre le plaisir d'être
au nombre de vos serviteurs.

--Joset, répondit Brulette, que ce discours ne contenta qu'à demi, vous
vous trompez si vous pensez que j'ai encore des serviteurs. J'ai pu être
coquette, c'était mon goût, et je n'ai pas de compte à rendre de moi;
mais j'avais aussi le droit et le goût de changer. Je ne danse donc plus
avec tout le monde, et, ce soir, je ne danserai pas davantage.

--J'aurais cru, dit Joseph piqué, que je n'étais pas tout le monde pour
l'ancienne camarade avec qui j'ai communié et vécu sous le même toit!

La musique et les noceux, qui arrivaient à grand bruit, lui coupèrent la
parole, et Huriel entrant, tout animé, sans faire la moindre attention à
Joseph, prit Brulette dans ses bras, l'enleva comme une paille et la
conduisit à son père qui était dehors, et qui l'embrassa bien
joyeusement, au grand crève-coeur de Joseph qui la suivait, et qui,
serrant les poings, la voyait faire à ce vieux les amitiés d'une fille à
son père.

Me coulant alors à l'oreille du grand bûcheux, je lui fis observer que
Joseph était là, et, le prévenant de sa mauvaise humeur, je lui dis
qu'il serait à propos qu'il emmenât Huriel, tandis que je déciderais
bien aisément Brulette à se retirer aussi. Par ce moyen, Joseph, qui
n'était pas de la noce et que ma tante ne retiendrait point, serait bien
obligé d'aller coucher à Nohant ou dans quelque autre maison du Chassin.
Le grand bûcheux fut de mon avis; et faisant semblant de ne point voir
Joseph, qui se tenait à l'écart, il se consulta avec Huriel, tandis que
Brulette s'en alla voir dans quel endroit de la maison elle pourrait
passer la nuit.

Mais ma tante, qui s'était vantée de nous héberger, n'avait pas compté
qu'elle prendrait fantaisie de se coucher avant les trois ou quatre
heures du matin. Les garçons ne se couchent même point du tout la
première nuit des noces, et font de leur mieux pour que la danse ne
périsse point trois jours et trois nuits durant. Si l'un d'eux se sent
trop fatigué, il s'en va au foin faire un somme. Quant aux filles et
femmes, elles se retirent toutes en une même chambre; mais ce ne sont
guère que les vieilles et les laides qui lâchent ainsi la compagnie.
                
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