Aussi, quand Brulette monta en la chambre où elle comptait trouver place
auprès de quelque parente, elle tomba dans toute une ronflerie qui ne
lui donna pas seulement un coin grand comme la main, et celles qu'elle
réveilla lui dirent de revenir au jour, quand elles iraient reprendre le
service de la table. Elle redescendit pour nous dire son embarras, car
elle s'y était prise trop tard pour s'arranger avec les voisines, il n'y
avait pas seulement une chaise en une chambre fermée, où elle pût passer
la nuit.
--Alors, dit le grand bûcheux, il faut vous en aller dormir avec
Thérence. Mon garçon et moi passerons le temps ici et personne n'y
pourra trouver à redire.
J'avisai que, pour ôter tout prétexte à la jalousie de Joseph, il était
aisé à Brulette de s'échapper avec moi sans rien dire, et le grand
bûcheux allant à lui et l'occupant par ses questions, j'emmenai ma
cousine au vieux château, en sortant par le jardin de ma tante.
Quand je revins, je trouvai le grand bûcheux, Joseph et Huriel attablés
ensemble. Ils m'appelèrent, et je me mis à souper avec eux, me prêtant à
manger, boire, causer et chanter pour éviter l'éclat du dépit qui aurait
pu s'amasser dans les discours dont Brulette aurait été le sujet.
Joseph, nous voyant ligués pour le forcer à faire bonne contenance, se
posséda très-bien d'abord, et montra même de la gaieté; mais, malgré
lui, il mordit bientôt en caressant, et on sentait qu'à tout propos
joyeux il avait un aiguillon au bout de la langue, ce qui l'empêchait
d'y aller franchement.
Le grand bûcheux eût souhaité endormir son fiel par un peu de vin, et
je crois que Joseph s'y serait prêté de bon coeur pour s'oublier
lui-même; mais jamais le vin n'avait eu de prise sur lui, et, moins que
jamais, il en ressentit le bon secours. Il but quatre fois comme nous
autres, qui n'avions pas de raisons pour vouloir enterrer nos
entendements, et il n'en eut que les idées plus claires et la parole
plus nette.
Enfin, à une méchanceté un peu trop forte qui lui vint, sur la finesse
des femmes et la traîtrise des amis, Huriel, frappant du poing sur la
table et prenant dans ses mains le bras de son père, qui depuis
longtemps le poussait du coude pour le rappeler à la patience:
--Non, mon père, dit-il, pardonnez-moi, mais je n'en puis endurer
davantage, et il vaut mieux s'expliquer ouvertement quand on y est. Que
ce soit demain, ou dans une semaine, ou dans une année, je sais que
Joseph aura la dent aussi pointue qu'à cette heure, et si j'ai l'oreille
fermée jusque-là, il faudra bien toujours qu'elle finisse par s'ouvrir
aux reproches et aux injustices. Voyons, Joseph, il y a une bonne heure
que je comprends, et tu as dépensé beaucoup d'esprit de trop. Parle
chrétien, j'écoute. Dis ce que tu as sur le coeur, le pourquoi et le
comment. Je te répondrai de même.
--Allons, soit! expliquez-vous, dit le grand bûcheux, en renversant son
verre et prenant son parti comme il savait le faire à l'occasion: on ne
boira plus, si ce n'est pour trinquer de franche amitié, car il ne faut
pas mêler le venin du diable au vin du bon Dieu.
--Vous m'étonnez beaucoup tous les deux, dit Joseph, qui devint jaune
jusque dans le blanc de l'oeil, et qui cependant continua de rire
mauvaisement. À qui diantre en avez-vous, et pourquoi vous grattez-vous
quand nulle mouche ne vous pique? Je n'ai rien contre personne;
seulement je suis en humeur de me moquer de tout, et je ne pense pas que
vous m'en puissiez ôter l'envie.
--Peut-être! dit Huriel, dépité à son tour.
--Essayez-y donc! reprit Joseph toujours ricanant.
--Assez! dit le grand bûcheux, frappant sur la table avec sa grosse
main noueuse. Taisez-vous l'un et l'autre, et puisqu'il n'y a pas de
franchise chez toi, Joseph, j'en aurai pour deux. Tu as méconnu dans ton
coeur la femme que tu voulais aimer; c'est un tort que le bon Dieu peut
te pardonner, car il ne dépend pas toujours d'un homme d'être confiant
ou méfiant dans ses amitiés; mais c'est, à tout le moins, un malheur qui
ne se répare guère. Tu es tombé dans ce malheur, il faut t'y accoutumer
et t'y soumettre.
--Pourquoi donc ça, mon maître? dit Joseph, se redressant comme un chat
sauvage. Qu'est-ce qui s'est chargé de dire mon tort à celle qui n'en
avait pas eu connaissance et qui n'a rien eu à en souffrir?
--Personne! répondit Huriel. Je ne suis pas un lâche.
--Alors, qui s'en chargera? reprit Joseph.
--Toi-même, dit le grand bûcheux.
--Et qui m'y obligera?
--La conscience de ton propre amour pour elle. Un doute ne va jamais
seul, et si tu es guéri du premier, il t'en viendra un second qui te
sortira des lèvres aux premiers mots que tu lui voudras dire.
--M'est avis, Joseph, dis-je à mon tour, que c'est déjà fait, et que tu
as offensé, ce soir, la personne que tu veux disputer.
--C'est possible, répondit-il fièrement; mais cela ne regarde qu'elle et
moi. Si je veux qu'elle en revienne, qui vous dit qu'elle n'en reviendra
pas? Je me rappelle une chanson de mon maître dont la musique est belle
et les paroles vraies:
On donne à qui demande.
Eh bien, marchez, Huriel! Demandez en paroles, moi je demanderai en
musique, et nous verrons si on est trop engagé avec vous pour ne pas se
retourner de mon côté. Voyons, allez-y franchement, vous qui me
reprochez d'y aller de travers! Nous voilà à deux de jeu, nous n'avons
pas besoin de nous déguiser. Une belle maison n'a pas qu'une porte, et
nous frapperons chacun à la nôtre.
--Je le veux bien, répondit Huriel; mais vous ferez attention à une
chose, c'est que je ne veux plus de reproches, ni sérieux, ni moqueurs.
Si j'oublie ceux que j'aurais à vous faire, ma douceur n'ira pas jusqu'à
souffrir ceux que je ne mérite pas.
--Je veux savoir ce que vous me reprochez! fit Joseph, à qui le trouble
de sa bile ôtait la souvenance.
--Je vous défends de le demander, et je vous commande de vous en aviser
vous-même, répondit le grand bûcheux. Quand vous échangeriez quelque
mauvais coup avec mon fils, vous n'en seriez pas plus blanc pour cela,
et vous n'auriez pas sujet d'être bien fier, si je vous retirais le
pardon que, sans rien dire, mon coeur vous a accordé!
--Mon maître, s'écria Joseph, très-échauffé d'émotion, si vous avez cru
avoir quelque pardon à me faire, je vous en remercie; mais, dans mon
idée, je ne vous ai pas fait d'offense. Je n'ai jamais songé à vous
tromper, et si votre fille avait voulu dire oui, je n'aurais pas reculé
devant mon offre; c'est une fille sans pareille pour la raison et la
droiture; je l'aurais aimée, mal ou bien, mais sincèrement et sans
trahison. Elle m'eût peut-être sauvé de bien des torts et de bien des
peines! mais elle ne m'en a pas trouvé digne. Or donc, je suis libre, à
cette heure, de rechercher qui me plaît, et je trouve que celui qui
avait ma confiance et me promettait son secours s'est bien dépêché de
profiter d'un moment de dépit pour me vouloir supplanter.
--Ce moment de dépit a duré un mois, Joseph, répondit Huriel, soyez donc
juste! Un mois, pendant lequel vous avez, par trois fois, demandé ma
soeur. Je devais donc penser que vous en faisiez une dérision, et, pour
vous justifier d'une pareille insulte auprès de moi, il faut que vous me
blanchissiez de tout blâme. J'ai cru à votre parole, voilà tout mon
tort: ne me donnez point à croire que c'en soit un dont je me doive
repentir.
Joseph garda le silence; puis, se levant:--Oui, vous avez raison dans le
raisonnement, dit-il. Vous y êtes tous deux plus forts que moi, et j'ai
parlé et agi comme un homme qui ne sait pas bien ce qu'il veut; mais
vous êtes plus fous que moi si vous ne savez pas que, sans être fou, on
peut vouloir deux choses contraires. Laissez-moi pour ce que je suis, et
je vous laisserai pour ce que vous voudrez être. Si vous êtes un coeur
franc, Huriel, je le connaîtrai bientôt, et, si vous gagnez la partie de
bon jeu, je vous rendrai justice et me retirerai sans rancune.
--À quoi connaîtrez-vous mon coeur franc, si vous n'avez pas encore été
capable de le juger et de m'en tenir compte?
--À ce que vous direz de moi à Brulette, répondit Joseph. Il vous est
commode de l'indisposer contre moi, et je ne peux pas vous rendre la
pareille.
--Attends! dis-je à Joseph. N'accuse personne injustement. Thérence a
déjà dit à Brulette que tu l'avais demandée en mariage il n'y a pas
quinze jours.
--Mais il n'a pas été dit et il ne sera pas dit autre chose, ajouta
Huriel. Joseph, nous sommes meilleurs que tu ne crois. Nous ne voulons
pas t'ôter l'amitié de Brulette.
Cette parole toucha Joseph, et il avança la main comme pour prendre
celle d'Huriel; mais son bon mouvement demeura en route, et il s'en
alla, sans dire un mot de plus à personne.
--C'est un coeur bien dur! s'écria Huriel, qui était trop bon pour ne
pas souffrir de ces airs d'ingratitude.
--Non! c'est un coeur malheureux, lui répondit son père.
Frappé de cette parole, je suivis Joseph pour le gronder ou le consoler,
car il me semblait qu'il emportait la mort dans ses yeux. J'étais aussi
mal content de lui qu'Huriel, mais l'habitude que j'avais eue de le
plaindre et de le soutenir, m'emportait vers lui quand même.
Il marchait si vite sur le chemin de Nohant, que je l'eus bientôt perdu
de vue; mais il s'arrêta au bord du Lajon, qui est un petit étang sur
une brande déserte. L'endroit est triste et n'a, pour tout ombrage, que
quelques mauvais arbres mal nourris en terre maigre; mais le marécage
foisonne de plantes sauvages, et, comme c'était le moment de la pousse
du plateau blanc et de mille sortes d'herbages de marais, il y sentait
bon comme en une chapelle fleurie.
Joseph s'était jeté dans les roseaux, et, ne se sachant pas suivi, se
croyant seul et caché, il gémissait et grondait en même temps, comme un
loup blessé. Je l'appelai, seulement pour l'avertir, car je pensais bien
qu'il ne me voudrait pas répondre, et j'allai droit à lui.
--Ça n'est pas tout ça, lui dis-je, il faut s'écouter, et les pleurs ne
sont pas des raisons.
--Je ne pleure pas, Tiennet, me répondit-il d'une voix assurée. Je ne
suis ni si faible ni si heureux que de me pouvoir soulager de cette
manière-là. C'est tout au plus si, dans les pires moments, il me vient
une pauvre larme hors des yeux, et celle qui cherche à en sortir, à
cette heure, n'est pas de l'eau, mais du feu, que je crois, car elle me
brûle comme un charbon ardent; mais ne m'en demande pas la cause; je ne
sais pas la dire ou ne veux pas la chercher. Le temps de la confiance
est passé. Je suis dans ma force et ne crois plus à l'aide des autres.
C'était de la pitié; je n'en ai plus besoin, et ne veux plus compter que
sur moi-même. Merci de tes bonnes intentions. Adieu. Laisse-moi.
--Mais où vas-tu passer la nuit?
--Je vas voir ma mère.
--Il est bien tard, et il y a loin d'ici à Saint-Chartier.
--N'importe! dit-il en se levant. Je ne saurais rester en place. Nous
nous reverrons demain, Tiennet.
--Oui, chez nous, car c'est demain que nous y retournons.
--Ça m'est égal, dit-il encore. Où elle sera, je saurai bien la
retrouver, votre Brulette, et elle n'a peut-être pas encore dit son
dernier mot!
Il s'en alla d'un air très-résolu, et, voyant que sa fierté le
soutenait, je renonçai à le tranquilliser. Je comptai que la fatigue, le
plaisir de voir sa mère et une ou deux journées de réflexion le
ramèneraient à la raison. Je projetai donc de conseiller à Brulette de
rester au Chassin jusqu'au surlendemain, et, revenant vers ce village,
je trouvai, dans le coin d'un pré que je traversais pour m'abréger le
retour, le grand bûcheux et son fils qui faisaient, comme ils disaient,
leur couverture: ce qui signifiait qu'ils s'arrangeaient pour dormir
dans l'herbe, ne voulant pas déranger les deux fillettes au vieux
château, et se faisant un plaisir de reposer à la franche étoile en
cette douce saison de printemps.
Leur idée me sembla bonne, et le gazon frais meilleur que le foin
échauffé, en quelque grenier, par une trentaine de camarades. Je
m'étendis donc à leurs côtés, et, regardant les petits nuages blancs
dans le ciel clair, respirant l'aubépine, et songeant à Thérence, je
m'endormis du meilleur somme que j'eusse jamais fait.
J'ai toujours été franc dormeur et m'en suis rarement tiré de moi-même
dans ma jeunesse. Mes deux camarades de lit, ayant beaucoup marché pour
venir au Chassin, laissèrent aussi lever le soleil, et s'éveillèrent en
riant de se voir devancer par lui, ce qui ne leur arrivait pas souvent.
Ils s'égayèrent encore davantage en regardant comme je m'y prenais pour
ne pas tomber dans la ruelle, en ouvrant les yeux sans savoir où
j'étais.
--Or çà, dit Huriel, debout, mon garçon, car nous voilà en retard.
Sais-tu une chose? c'est que nous sommes aujourd'hui au dernier jour de
mai, et que c'est chez nous la coutume d'attacher le bouquet à la porte
de sa bonne amie, quand on ne s'est pas trouvé à même de le faire au
premier jour du mois. Il n'y a point de risque qu'on nous ait prévenus,
puisque, d'une part, on ne sait point où sont logées ma soeur et ta
cousine, et que, de l'autre, on ne pratique pas chez vous ce bouquet du
_revenez-y_. Mais nos belles sont peut-être déjà éveillées, et si elles
sortent de leur chambre avant que le mai soit planté à l'huisserie,
elles nous traiteront de paresseux.
--Comme cousin, répondis-je en riant, je te permets bien de planter ton
mai, et comme frère, ta permission serait bonne pour le mien; mais voilà
le père qui n'entend peut-être pas de la même oreille?
--Si fait! dit le grand bûcheux. Huriel m'a dit quelque chose de cela.
Essayer n'est pas difficile; réussir, c'est autre chose! Si tu sais t'y
prendre, nous verrons bien, mon enfant. Cela te regarde!
Encouragé par son air d'amitié, je courus au buisson voisin et coupai,
bien gaiement, tout un jeune cerisier sauvage en fleur, tandis
qu'Huriel, qui s'était à l'avance pourvu d'un de ces beaux rubans tissus
de soie et d'or qu'on vend dans son pays, et que les femmes mettent sous
leurs coiffes de dentelle, mêlait de l'épine blanche avec de l'épine
rose et les nouait en un bouquet digne d'une reine.
Nous ne fîmes que trois enjambées du pré au château, et le silence qui y
était nous assura que nos belles dormaient encore, sans doute pour avoir
causé ensemble une bonne partie de la nuit; mais notre étonnement fut
grand lorsque, entrant dans le préau, nous vîmes un superbe mai tout
chamarré de rubans blanc et argent, pendu à la porte que nous pensions
étrenner.
--Oui-dà! dit Huriel, se mettant en devoir d'arracher cette offrande
suspecte, et regardant de travers son chien qui avait passé la nuit dans
le préau. Comment donc avez-vous gardé la maison, maître _Satan_?
Avez-vous fait déjà des connaissances dans le pays, que vous n'avez pas
mangé les jambes de ce planteur de mai?
--Un moment, dit le grand bûcheux, arrêtant son fils qui voulait ôter le
bouquet: il n'y a, par ici, qu'une connaissance que _Satan_ soit capable
de respecter et qui sache la coutume du _revenez-y_, pour l'avoir vue
pratiquer chez nous. Or, tu as promis, à celui-là justement, de ne le
point contrecarrer. Contente-toi donc de plaire sans le faire prendre en
déplaisance, et respecte son offrande, comme sans doute il eût respecté
la tienne.
--Oui, mon père, dit Huriel, si j'étais sûr que ce fût lui; mais qui
nous dit que ce ne soit pas quelque autre? et pour Thérence peut-être?
Je lui observai que personne ne connaissait Thérence et ne l'avait
peut-être encore vue, et, en regardant les fleurs de nénufar blanc qui
étaient là liées en gerbes et fraîchement arrachées, je me rappelai que
ces plantes n'étaient pas communes dans l'endroit et ne poussaient guère
que dans les marais du Lajon, où j'avais vu Joseph s'arrêter. Sans
doute, au lieu de s'en aller à Saint-Chartier, il était revenu sur ses
pas, et il avait même fallu qu'il entrât bien avant dans l'eau et dans
le sable mouvant, qui y est dangereux, pour en retirer une si belle
provision.
--Allons, dit Huriel en soupirant, c'est donc que la bataille commence
entre nous! Et il attacha son mai d'un air soucieux que je trouvai bien
modeste de sa part, car il me semblait pouvoir être sûr de son fait et
ne craindre personne. J'aurais bien voulu être aussi assuré de ma chance
auprès de sa soeur, et, en plantant mon bouquet, le coeur me battait
comme si je l'eusse sentie derrière la porte, toute prête à me le jeter
à la figure.
Aussi devins-je pâle quand cette porte s'ouvrit; mais ce fut Brulette
qui parut la première, donna le baiser du matin au grand bûcheux, une
poignée de main à moi, et montra une mine tout enrougie d'aise à Huriel,
à qui elle n'osa cependant rien dire.
--Oh oh! mon père, dit Thérence, arrivant aussi et embrassant bien fort
le grand bûcheux, vous avez donc fait le jeune homme toute la nuit?
Allons, entrez, que je vous fasse déjeuner. Mais, auparavant,
laissez-moi regarder ces bouquets. Trois, Brulette? oh! comme vous y
allez, mignonne! Est-ce que cette procession-là va durer tout le matin?
--Deux seulement pour Brulette, répondit Huriel; le troisième est pour
toi, ma soeur. Et il lui montra mon cerisier, si chargé de fleurs, qu'il
avait déjà fait une pluie blanche sur le seuil de la porte.
--Pour moi? dit Thérence étonnée. C'est donc toi, frère, qui as craint
de me rendre jalouse de Brulette?
--Un frère n'est pas si galant que ça, dit le grand bûcheux. N'as-tu
donc aucune doutance d'un amoureux craintif et discret, qui serre les
dents au lieu de se déclarer?
Thérence regarda autour d'elle, comme si elle cherchait quelque autre
que moi, et, quand elle arrêta ses yeux noirs sur ma figure déconfite et
sotte, je crus qu'elle allait rire, ce qui m'eût percé le coeur. Mais
elle n'en fit rien, et rougit même un si peu. Puis, me tendant la main
bien franchement:--Merci, Tiennet fit-elle. Vous avez voulu me marquer
votre souvenir, et je l'accepte, sans plus m'en faire accroire qu'il ne
faut pour un bouquet.
--Eh bien, dit le grand bûcheux, si tu l'acceptes, ma fille, il t'en
faut, suivant l'usage, attacher un brin sur ta coiffe!
--Mais non, répondit Thérence; cela pourrait fâcher quelque fille du
pays, et je ne veux point que ce bon Tiennet ait à se repentir pour
m'avoir fait une honnêteté.
--Oh! ça ne fâchera personne, m'écriai-je; et si ça ne vous fâche point
vous-même, ça me contentera grandement.
--Soit! dit-elle, en cassant une petite branche de mes fleurs qu'elle
s'attacha d'une épingle sur la tête. Nous ne sommes ici qu'au Chassin,
Tiennet; si nous étions en votre endroit, j'y ferais plus de façons,
crainte de vous brouiller avec quelque payse.
--Brouillez-moi avec toutes, Thérence, je ne demande pas mieux!
--Pour cela? dit-elle, ce serait aller trop vite. Quand on dépouille son
prochain, il faut le dédommager, et je ne vous connais pas assez,
Tiennet, pour dire que nous y gagnerions tous les deux. Puis, détournant
ce propos avec l'oubli d'elle-même qu'elle faisait si naturellement:
--C'est à ton tour, mignonne, dit-elle à Brulette; quel remercîment
vas-tu faire de ces deux mais, et dans lequel choisiras-tu ton fleuron?
--Dans aucun, si je ne sais d'où ils me viennent; répondit ma prudente
cousine. Parlez donc, Huriel, et m'empêchez de faire une méprise.
--Je ne peux rien dire, dit Huriel, sinon que voilà le mien.
--Alors, je le prends tout entier, fit-elle en le détachant; et quant à
ce bouquet de rivière, m'est avis qu'il se déplaît bien, pendu à ma
porte. Il se trouvera mieux dans le fossé.
Parlant ainsi, elle orna sa coiffe et son corsage des fleurs d'Huriel,
et après avoir serré le restant dans sa chambre, elle se disposait à
jeter l'autre dans le reste d'ancien fossé qui séparait le préau du
petit parc; mais comme elle y portait la main, Huriel s'étant refusé à
faire une telle insulte à son rival, un son de musette sortit du bois
dont le taillis serrait la petite cour en face de nous, et quelqu'un,
qui par conséquent se trouvait caché assez près pour entendre et voir
toutes choses, joua l'air des _Trois Fendeux_, du père Bastien.
Il le joua d'abord tel que nous le connaissions, et ensuite un peu
différemment; d'une façon plus douce et plus triste, et enfin le changea
du tout au tout, variant les modes et y mêlant du sien, qui n'était pas
pire, et qui même semblait soupirer et prier d'une manière si tendre
qu'on ne se pouvait tenir d'en être touché de compassion. Ensuite, il le
prit sur un ton plus fort et plus vif, comme si c'était une chanson de
reproche et de commandement, et Brulette qui s'était avancée et arrêtée
au bord du fossé, prête à y jeter le mai, mais ne s'y pouvant décider,
recula comme effrayée de la colère qui était marquée dans cette musique.
Alors Joseph, écartant les broussailles avec ses pieds et ses épaules,
parut sur le revers du fossé, l'oeil en feu, sonnant toujours, et
semblant, par son jeu et sa mine, menacer Brulette d'un grand désespoir
si elle ne renonçait point à l'affront qu'elle avait eu dessein de lui
faire.
Vingt-sixième veillée.
--Brave musique et grand sonneur! s'écria le grand bûcheux, battant des
mains quand ce fut fini. Voilà du bon et du beau, Joseph, et on se peut
consoler de tout quand on tient comme ça le dragon par les cornes. Viens
ici qu'on te complimente!
--On ne se console pas d'une insulte, mon maître, répondit Joseph, et il
y aura, pour toute la vie, un fossé plein d'épines entre Brulette et
moi, si elle jette dans celui-ci les fleurs de mon offrande.
--À Dieu ne plaise, répondit--Brulette, que je paye si mal une si belle
aubade! Viens ici, Joset; il n'y aura jamais d'épines entre nous, que
celles que tu y planteras toi-même.
Joseph, brisant, comme un sanglier, les ronces drues comme un filet qui
le retenaient sur la berge du fossé, et voltigeant sur la vase qui en
verdissait le fond, sauta dans le préau, et, prenant le bouquet dans les
mains de Brulette, il en arracha des fleurs qu'il lui voulut placer sur
la tête, à côté de l'épine blanche et rose d'Huriel. Il agissait ainsi
d'un air d'orgueil, et comme un homme qui a gagné le droit d'imposer sa
volonté; mais Brulette l'arrêtant, lui dit:
--Un moment, Joseph; j'ai mon idée, et c'est à toi de t'y soumettre. Tu
dois être bientôt reçu maître sonneur, et puisque le bon Dieu m'a rendue
si sensible à la musique, c'est que je m'y entends un peu sans avoir
rien appris. J'ai donc fantaisie de faire ici un concours et d'y
récompenser celui qui s'y comportera le mieux. Donne ta musette à Huriel
et qu'il fasse sa preuve, comme tu viens de faire la tienne.
--Oui, oui, j'y consens tout à fait, s'écria Joseph, dont la figure
brilla de défi. À ton tour, Huriel, et fais parler cette peau de bouc
comme le gosier d'un rossignol, si tu peux!
--Ce ne sont pas là nos conditions, Joseph, répondit Huriel. Tu as dit
que tu me laisserais la parole et j'ai parlé! Je le laisse la musique,
où je reconnais que tu es au-dessus de moi. Reprends donc la musette et
parle encore en ton langage; personne ici ne se lassera de t'entendre.
--Puisque tu te confesses vaincu, reprit Joseph, je ne jouerai plus que
par commandement de Brulette.
--Joue, lui dit-elle; et, tandis qu'il sonnait encore merveilleusement,
elle tressa une guirlande des fleurs de nénufar blanc avec les rubans
argentés qui liaient la gerbe. La chanterie de Joseph étant achevée,
elle vint à lui et enroula cette guirlande autour du bourdon de sa
cornemuse, en lui parlant ainsi:
--Joset, le beau sonneur, je te reçois maître en sonnerie et t'en donne
le prix. Que ce gage te porte bonheur et gloire, et qu'il te marque
l'estime que je fais de tes grands talents.
--Oui, oui, c'est bien! dit Joseph. Merci, ma Brulette. Achève donc de
me rendre fier et content, en gardant pour toi une de ces fleurs que tu
me donnes. Cueille sur moi la plus belle et la mets vitement sur ton
coeur, si tu ne la veux mettre sur ton front.
Brulette sourit en rougissant, et, belle comme un ange, regarda Huriel,
qui pâlissait et se jugeait perdu.
--Joseph, répondit-elle, je t'ai donné là une belle maîtrise, celle de
la musique! Il t'en faut contenter et ne point demander la maîtrise
d'amour, qui ne se gagne point par force ni par science, mais par la
volonté du bon Dieu.
La figure d'Huriel s'éclaircit, et celle de Joseph s'embrasa.
--Brulette, s'écria-t-il, il faudra que la volonté du bon Dieu soit la
mienne!
--Oh! doucement, dit-elle; lui seul est le maître, et voilà un de ses
petits anges qui ne doit point entendre de paroles contraires à la
religion.
Elle disait cela, recevant dans ses bras Charlot, bondissant après elle
comme un agneau vers sa mère. Thérence, qui était rentrée en la chambre
pendant la sonnerie de Joseph, venait de le lever, et, sans prendre le
temps de se laisser habiller, il accourait, quasi nu, embrasser sa
mignonne, avec un air de maître et de jaloux qui se moquait bien des
prétentions des amoureux.
Joseph, qui avait oublié tous ses soupçons et qui se croyait abusé par
la lettre du fils Carnat, se recula du passage de Charlot, comme si ce
fût un serpent; et quand il le vit échanger avec Brulette des caresses
si vives, l'appelant mère mignonne et maman au petit Charlot, il lui
passa un vertige devant les yeux comme s'il allait tomber en pâmoison;
mais, tout aussitôt, transporté de colère, il s'élança sur l'enfant, et,
l'attirant à lui très-brutalement:
--Voilà donc enfin la vérité qui se montre! dit-il d'une voix suffoquée;
voilà le jeu qu'on fait de moi, et la maîtrise d'amour qui m'a devancé!
Brulette, effrayée de la colère de Joseph et des cris de Charlot, voulut
le lui reprendre; mais, ne se connaissant plus, il le tirait à lui,
riant d'une manière farouche, et disant qu'il le voulait regarder tout
son soûl pour en trouver la ressemblance; et, dans ce débat, il serrait
l'enfant sans y songer et l'étouffait, au désespoir de Brulette, qui,
n'osant pas ajouter, par sa défense, au risque qu'il y courait, se jeta
vers Huriel en lui disant:
--Mon enfant! mon enfant! il me tue mon pauvre enfant!
Huriel n'y alla pas deux fois. Il empoigna Joseph par la nuque et le
serra si vite et si fort, que ses bras raidis se desserrant, je pus
recevoir Charlot dans les miens et le rapporter quasi pâmé à Brulette.
Joseph faillit pâmer aussi, autant de l'accès de rage qui lui était
venu, que de la manière dont Huriel l'avait empoigné. Il s'en serait
suivi une bataille, et le grand bûcheux se jetait déjà au milieu, si
Joseph eût compris ce qui s'était passé; mais il ne se rendait compte de
rien, sinon que Brulette était mère et qu'il avait été trompé par elle
et par nous.
--Vous ne vous en cachez donc plus? lui dit-il avec des mots entrecoupés
d'un reste d'étouffement.
--Qu'est-ce que vous prétendez donc me dire? répliqua Brulette, qui
était tout en larmes, assise sur le gazon, et adoucissant avec ses mains
les meurtrissures que Charlot avait reçues aux bras. Vous êtes un fou
très-méchant, voilà tout ce que je sais. Ne vous approchez plus de moi,
et n'ayez jamais le malheur de brutaliser cet enfant, si vous ne voulez
que Dieu vous maudisse!
--Un seul mot, Brulette; dit Joseph, si vous êtes sa mère, confessez-le.
Vous aurez ma pitié et mon pardon; je vous soutiendrai même, au besoin;
mais si vous ne pouvez le nier que par un mensonge... vous aurez mon
mépris et mon oubli!
--Sa mère? moi, sa mère? s'écria Brulette en se relevant comme pour
repousser Charlot. Vous croyez que je suis sa mère? dit-elle encore, en
reprenant contre son coeur le pauvre enfant, cause de tant de soucis.
Alors elle regarda d'un air égaré autour d'elle, et, cherchant Huriel
des yeux: Est-il possible, s'écria-t-elle, que l'on pense de moi une
pareille chose?
--La preuve qu'on ne le pense pas, répondit Huriel en s'approchant
d'elle et en caressant Charlot, c'est qu'on aime l'enfant que vous
aimez.
--Dites mieux, mon frère, s'écria vivement Thérence, dites ce que vous
me disiez hier: «Qu'il soit à elle ou non, il sera mien si elle veut
être mienne.»
Brulette jeta ses deux bras au cou d'Huriel, et s'y tenant attachée
comme une vigne à un chêne:
--Soyez donc mon maître, dit-elle, car je n'en ai jamais eu et n'en
aurai jamais d'autre que vous.
Joseph regardait cet accord soudain dont il était la cause, avec une
douleur et un regret si grands, qu'il faisait peine à voir. Le cri de
vérité de Brulette l'avait saisi, et il croyait avoir rêvé l'offense
qu'il venait de lui faire. Il sentit que tout était fini entre eux, et,
sans dire une parole, il ramassa sa musette et s'enfuit.
Le grand bûcheux courut après lui et le ramena, disant:
--Non, non, ce n'est pas comme cela qu'il faut se quitter, après une
amitié d'enfance. Abaisse ton orgueil, Joseph, et demande pardon à cette
honnête fille. C'est ma fille, à cette heure, l'accord en est fait, et
j'en suis fier; mais il faut qu'elle reste ta soeur. On pardonne à un
frère ce qu'on ne peut pardonner à un amant.
--Qu'elle me pardonne si elle veut et si elle peut! dit Joseph; mais si
je suis coupable, je ne peux recevoir l'absolution que de moi-même.
Haïssez-moi, Brulette, cela me vaudra peut-être mieux. Je vois bien que
j'ai fait ce qu'il fallait pour me perdre dans votre esprit. Il n'y a
pas à en revenir; mais si je vous fais pitié, ne me le dites pas. Je ne
vous demande plus rien.
--Cela ne serait pas arrivé, répondit Brulette, si vous aviez fait votre
devoir, qui était d'aller embrasser votre mère. Allez-y, Joseph, et
surtout ne lui dites pas de quoi vous m'avez accusée: vous la feriez
mourir de chagrin.
--Ma chère fille, reprit encore le grand bûcheux, retenant toujours
Joseph, j'ai idée qu'il ne faut gronder les enfants que quand ils sont
dans un état tranquille. Autrement, ils entendent de travers ce qu'on
leur dit, et ne profitent point des reproches. Pour moi, Joseph a des
moments de folleté, et s'il n'en fait pas amende honorable aussi
aisément qu'un autre, c'est peut-être qu'il sent beaucoup son tort et
souffre plus de son propre blâme que de celui d'autrui. Donnez-lui
l'exemple de la raison et de la bonté. Il n'est pas malaisé de pardonner
quand on est heureux, et vous devez vous sentir contente d'être aimée
comme vous l'êtes ici. Davantage ne serait pas possible, car je sais de
vous, à présent, des choses qui me font vous tenir en si haute estime,
que voilà des mains qui tordraient le cou à quiconque vous insulterait
délibérément; mais il n'en est point ainsi de l'insulte de Joseph. Elle
est partie de la fièvre et non de la réflexion, et la honte l'a suivie
de si près que son coeur vous en fait, à cette heure, parfaite
réparation. Allons, Joseph, un mot de ta signature à la fin de mon
discours; je ne t'en demande pas plus, et Brulette s'en contentera,
n'est-ce pas, ma fille?
--Vous ne le connaissez guère si vous croyez qu'il le dira, mon père,
répondit Brulette; mais je ne l'exige pas, parce que, avant tout, je
vous veux contenter. Par ainsi, Joseph, je te pardonne, encore que tu
n'y tiennes point. Reste déjeuner avec nous, et parlons d'autre chose;
ce qui a été dit est oublié.
Joseph ne dit mot, mais il ôta son chapeau et posa son bâton, comme
décidé à rester. Les deux jeunes filles rentrèrent en la maison pour
apprêter le repas, et Huriel, qui avait grand soin de son cheval, se mit
à l'étriller et à le panser. Je m'occupai de Charlot que Brulette
m'avait confié; et le grand bûcheux, voulant distraire Joseph, lui parla
musique et loua beaucoup l'arrangement qu'il avait donné à sa chanson.
--Ne me parlez plus de cette chanson-là, lui dit Joseph. Elle ne me
rappellerait que des peines, et je la veux oublier.
--Eh bien, dit le grand bûcheux, joue-moi quelque autre chose de ton
invention, et là, tout de suite, comme l'idée t'en viendra.
Joseph s'éloigna avec lui dans le parc, et nous l'entendîmes sonner des
airs si tristes et si plaintifs, qu'il semblait d'une âme prosternée
dans le repentir et la contrition.
--L'entends-tu? dis-je à Brulette. Voilà sa manière de se confesser,
sans doute, et si le chagrin est une réparation, il te la donne de son
mieux.
--Je ne crois pas à un bien tendre coeur sous une si rude fierté,
répondit Brulette; je suis, à présent, comme Thérence: un peu de
tendresse m'attire plus qu'un beau savoir; mais j'ai pardonné, et si ma
pitié n'est pas aussi grande que Joseph la réclame en son langage, c'est
parce que je lui connais une consolation dont mon oubli ne le privera
point: c'est l'estime que les autres et lui-même feront de ses talents.
Si Joseph n'y tenait pas plus qu'à l'amitié, il n'aurait pas la langue
muette et l'oeil sec devant les reproches de l'amitié. On ne sait bien
demander que ce dont on a grand besoin.
--Eh bien, dit le grand bûcheux, revenant seul du parc, l'avez-vous
écouté, mes enfants? Il a dit tout ce qu'il pouvait et voulait dire, et,
content de m'avoir tiré les larmes des yeux avec ses inventions, il s'en
va plus tranquille.
--Vous ne l'avez pas pu garder à déjeuner, pas moins! dit Thérence en
souriant.
--Non, répondit le père. Il a trop bien sonné pour n'être pas consolé
aux trois quarts, et il a mieux aimé partir là-dessus, que sur quelque
sottise qu'il aurait pu dire à table.
Vingt-septième veillée.
Quand nous fûmes au repas, nous nous sentions tous soulagés de
l'appréhension de la veille, par rapport à la fâcherie d'Huriel et de
Joseph, et, comme Thérence montrait bien, soit en sa présence, soit en
son absence, qu'elle n'avait pour lui aucun ressentiment, bon ou mauvais
du passé, je me trouvais, ainsi qu'Huriel et le grand bûcheux, en idées
riantes et tranquilles. Charlot, se voyant choyé et caressé de tout le
monde, commençait à oublier l'_homme_ qui l'avait épeuré et meurtri. De
temps en temps, il se retournait encore au moindre bruit, et Thérence le
consolait en riant et en lui disant qu'il était parti et ne reviendrait
plus. Nous étions là comme une seule famille, et, tout en servant
Thérence avec un grand respect, je me disais que j'aurais le vouloir
moins impérieux et plus patient avec mes amours que Joseph avec les
siennes.
Brulette seule demeurait soucieuse et accablée, comme si elle eût reçu
dans le coeur un mauvais coup. Huriel s'en inquiétait; le grand bûcheux,
qui connaissait bien l'âme humaine dans tous ses plis, et qui était si
bon que sa figure et sa parole mettaient du miel dans toutes les
amertumes, lui prit ses petites mains, et attirant sa jolie tête sur son
coeur, lui dit, à la fin du repas:
--- Brulette, nous avons une prière à t'adresser, et si tu as l'air
triste et inquiète, voilà mon fils et moi qui n'oserons. Ne veux-tu
point nous donner un sourire d'encouragement?
--Parlez, mon père, et commandez-moi? répondit Brulette.
--Eh bien, ma fille, il faut que tu sois consentante de nous présenter
dès demain à ton grand-père, à seules fins qu'il agrée mon Huriel pour
son petit-fils.
--C'est trop tôt, mon père, répondit Brulette, répandant encore quelques
larmes; ou pour mieux dire, c'est trop tard. Car si vous m'aviez
commandé cela, il y a une heure, avant que Joseph lâchât de certaines
paroles devant moi, j'eusse été consentante de bon coeur. À présent,
j'aurais honte, je vous le confesse, d'accepter si librement la foi d'un
honnête homme, quand je vois que je ne passe point pour une honnête
fille. Je savais bien qu'on m'avait reproché une humeur légère et des
goûts de coquetterie. Votre fils lui-même m'avait doucement tancée
là-dessus, l'an dernier. Thérence m'en blâmait, tout en me donnant son
amitié. Aussi, voyant qu'Huriel avait tant de courage pour me quitter
sans me demander rien, j'avais fait de grandes réflexions. Le bon Dieu
m'y avait aidée en m'envoyant la charge de ce petit enfant, qui ne me
plaisait pas d'abord et que j'aurais peut-être refusé, si, à mon devoir,
ne se fût mêlée l'idée que, par un peu de souffrance et de vertu, je
serais plus digne d'être aimée, que par mon babillage et mes toilettes.
Je pensais donc d'avoir réparé mes années d'insouciance, et d'avoir mis
sous mes pieds le trop grand amour de ma petite personne. Je me voyais
bien critiquée et délaissée chez nous; je m'en consolais en me disant:
«S'il revient, lui, il verra bien que je ne mérite pas d'être blâmée
pour être devenue raisonnable et sérieuse.» Mais voilà que j'apprends
bien autre chose, autant par la conduite de Joseph que par la parole de
Thérence. Ce n'était pas seulement Joseph qui me croyait égarée depuis
longtemps, c'était Huriel aussi, puisqu'il avait l'amour assez fort et
le coeur assez grand pour dire hier à sa soeur: «Fautive ou non fautive,
je l'aime et la prends comme elle est.» Ah! Huriel, je vous en remercie!
mais je ne veux pas que vous m'épousiez avant de me connaître. Je
souffrirais trop de vous voir critiqué comme vous allez l'être, sans
doute, à cause de moi. Je vous respecte trop pour laisser dire que vous
endossez la paternité d'un champi. Allons! convenez qu'il faut que j'aie
été bien légère dans mes allures d'autrefois, pour donner prise à une
pareille accusation! Eh bien, je veux que vous me jugiez par ma conduite
de tous les jours, et que vous sachiez que je ne suis pas seulement
belle danseuse à la noce, mais bonne gardienne de mon devoir à la
maison. Nous viendrons demeurer ici, comme vous le souhaitez; et, dans
un an, si je ne suis pas maîtresse de vous prouver que je n'ai pas à
rougir de mes soins pour Charlot, du moins je vous aurai donné, par
toutes mes actions, la preuve que je suis raisonnable dans mes esprits
autant que saine dans ma conscience.
Huriel arracha Brulette des bras de son père, embrassa dévotement les
larmes qui coulaient de ses beaux yeux, et la replaçant où il l'avait
prise:
--Bénissez-la donc bien, mon père, dit-il, car vous voyez si je vous ai
menti en vous disant qu'elle en était digne. Elle, a très-bien parlé,
cette chère langue dorée, et il n'y a rien à lui répondre, sinon que
nous n'avons pas besoin d'un an ni même d'un jour d'épreuve, et que nous
irons, dès ce soir, la demander à son grand-père; car de passer encore
une nuit dans l'attente de ce consentement, je ne m'en sens pas le
courage, à présent que je n'ai plus que cela à obtenir pour me sentir le
roi du monde.
--Voilà donc, dit le père Bastien à Brulette, ce que tu as gagné à
chercher du répit? Au lieu de le demander demain, nous te demanderons
aujourd'hui. Allons, mon enfant, il t'y faut soumettre, et c'est le
châtiment de ta mauvaise conduite dans le temps passé.
Le contentement s'épanouit enfin sur le visage de Brulette, et le mal
que lui avait fait Joseph fut oublié. Cependant, quand nous quittâmes la
table, il lui en vint encore un retintement. Charlot entendant Huriel
appeler le grand bûcheux _mon père_, l'appela de même, et en fut
d'autant mieux caressé; mais Brulette s'en affligea encore un brin.
--Ne faudrait-il pas, dit-elle, se donner enfin la peine d'inventer une
parenté à ce pauvre enfant? car chaque fois, à présent, qu'il
m'appellera sa mère, il me semblera qu'il fait souffrir ceux qui
m'aiment.
On allait encore la rassurer sur ce point, lorsque Thérence dit:
--Parlez plus bas, nous sommes écoutés. Et, tournant tous, comme elle,
nos yeux du côté du portail, nous vîmes le bout d'un bâton appuyé à
terre et la renflure d'une besace pleine, qui dépassaient le mur et
marquaient bien qu'un mendiant était là, attendant qu'on fît attention à
lui, et pouvant entendre des choses qui ne le regardaient point.
Je m'avançai vers lui et reconnus le carme Nicolas, qui, tout aussitôt
s'approchant, nous confessa, sans embarras, qu'il nous écoutait depuis
un quart d'heure et y avait même pris beaucoup de plaisir.
--Il me semblait bien connaître la voix d'Huriel, dit-il; mais, en
faisant ma tournée, je m'attendais si peu à le trouver céans, mes chers
amis, que je n'en aurais pas été certain, sans diverses choses qui se
sont dites ici, et où Brulette sait bien que je ne suis pas de trop.
--Nous le savons aussi, dit Huriel.
--Vous? fit le moine. Oui, cela doit être!
--Et cela est, parce que la tante m'a tout confié hier soir, dit Huriel
à Brulette. Vous voyez, mignonne, que je n'ai pas tant de mérite à vous
croire.
--Oui, dit Brulette bien soulagée, mais hier matin!... Eh bien, puisque
vous voilà instruit de mes affaires, ajouta-t-elle en parlant au moine,
que me conseillez-vous, frère Nicolas? Vous qui avez été employé dans
celles de Charlot, ne trouverez-vous pas quelque histoire à répandre
pour couvrir le secret de ses parents et réparer le dommage fait à mon
honneur?
--Une histoire? dit le carme. Moi, conseiller et aider le mensonge? Je
ne suis point de ceux qui se peuvent damner pour l'amour des jeunes
filles, ma mie! Il ne m'en reviendrait rien. Il faudra donc que je vous
aide autrement, et j'y ai déjà travaillé plus que vous ne pensez. Ayez
patience, et tout s'arrangera aussi bien qu'une autre affaire, où maître
Huriel sait bien que je n'ai pas été mauvais ami.
--Je sais que je vous dois le repos et la sûreté de ma vie, répondit
Huriel. Aussi, qu'on dise des moines ce qu'on voudra: j'en sais au moins
un, pour qui je me ferais couper en quatre. Asseyez-vous donc, mon
frère, et passez avec nous la journée. Ce qui est à nous est à vous, et
la maison où nous sommes est aussi la vôtre.
Thérence et le grand bûcheux allaient faire aussi leurs honnêtetés au
bon frère, quand ma tante Marghitonne arriva et ne nous voulut plus
souffrir ailleurs qu'avec elle. On allait faire la cérémonie du chou,
qui est la grande farce ancienne du lendemain des noces, et déjà la
promenade commençait et venait de notre côté. On buvait, chantait et
dansait à chaque repos. Il n'y avait plus moyen pour Thérence de se
tenir à l'écart, et elle accepta mon bras pour aller au-devant du
cortége, tandis qu'Huriel y menait Brulette. Ma tante se chargea du
petit, et le grand bûcheux, entraînant le carme, le décida aisément à se
divertir en bonne compagnie.
Le gars qui jouait le personnage du jardinier, ou, comme on dit encore
chez nous, du païen, sur la civière, était orné d'une manière qui
étonnait bien le monde. Il avait ramassé, auprès du petit parc, une
belle guirlande de nénufars liée de rubans d'argent, et s'en était fait
une ceinture sur sa bosse de filasse. Il ne nous fallut pas grand temps
pour la reconnaître. Joseph l'avait perdue ou jetée en se retirant de
nous. Les rubans faisaient envie aux filles de la noce, qui délibérèrent
de ne les point laisser gâter, et, se jetant toutes sur le païen, encore
qu'en se défendant il en embrassât plus d'une avec son museau barbouillé
de lie, elles l'en dépouillèrent et se firent le partage de cette riche
livrée de mariage. Ainsi les rubans dépecés de Joseph brillèrent tout le
jour sur la coiffe des plus fraîches fillettes de l'endroit et firent
encore un meilleur usage qu'il ne pensait en les laissant sur le chemin.
La comédie donnée de porte en porte dans le village, fut aussi folle que
de coutume, et se termina par un grand repas et des danses jusqu'à la
nuit. Après quoi, prenant congé, Brulette et moi, accompagnés du grand
bûcheux, de Thérence et d'Huriel, nous partîmes pour Nohant, avec le
moine en tête, qui conduisait le clairin par la bride, et sur le
clairin, le gros Charlot, un peu grisé de tout ce qu'il avait vu, riant
comme un fou, et s'essayant à chanter comme il avait entendu faire tout
le jour:
Encore que la jeunesse d'aujourd'hui soit bien dégénérée, vous avez tant
de fois vu des fillettes de quinze ans faire cinq lieues le matin et
autant le soir sur leurs jambes, pour une journée de danse par la plus
forte chaleur, que vous ne penserez point que nous arrivâmes chez nous
rendus de fatigue. Tout au contraire, nous avions encore dansé à quatre,
plus d'une fois, le long du chemin, le grand bûcheux sonnant de la
musette, Charlot dormant sur le cheval, et le carme nous traitant de
fous, nous grondant, et ne se pouvant retenir de rire et de frapper des
mains pour nous exciter.
Enfin nous étions à la porte de Brulette sur les dix heures du soir, et
le père Brulet dormait en son lit, quand la joyeuse compagnie entra dans
la chambre. Comme il était pas mal sourd et dormait dur, Brulette coucha
le petit, nous servit un bout de collation, et se consulta avec nous sur
le réveil qu'on lui ferait, avant qu'il eût fini son premier somme.
À la fin il se retourna de notre côté, vit la lumière, reconnut sa fille
et moi, s'étonna des autres, et, s'asseyant sur son lit, d'un air aussi
sérieux qu'un juge, écouta le discours que lui fit un peu haut et en peu
de paroles, mais bien honnêtement, le grand bûcheux. Le carme, en qui le
père Brulet avait toute confiance, y ajouta l'éloge de la famille
Huriel, et Huriel déclara son inclination et tous ses bons sentiments
pour le présent et l'avenir.
Le père Brulet écouta le tout sans dire un mot, et j'avais crainte qu'il
n'y eût rien compris; mais encore qu'il parût rêver, il avait son
entendement libre et répondit en homme sage, qu'il reconnaissait
très-bien dans le grand bûcheux le fils d'un ancien ami; qu'il faisait
grand état de toute la famille; qu'il estimait le frère Nicolas digne de
foi, et que, par-dessus tout, il se fiait à l'esprit et au fin jugement
de sa petite-fille. Selon lui, elle n'avait pas tant retardé son choix
et refusé de si beaux partis, pour finir par une sottise, et puisqu'elle
souhaitait épouser Huriel, Huriel devait être un bon mari.
Il parlait d'une manière avisée, et pourtant sa mémoire lui faisait
défaut sur un point qui lui revint au moment où nous nous retirions;
c'est qu'Huriel était un muletier:
--Et c'est là, dit-il, le seul point qui me fâche... Ma petite-fille
s'ennuiera donc seule à la maison les trois quarts de l'année?
On le consola bien en lui apprenant qu'Huriel avait quitté son état pour
se mettre au fendage, et il agréa l'idée d'aller travailler au Chassin
pendant la bonne saison.
Nous nous départîmes donc tous contents les uns des autres, Thérence
resta avec Brulette, et j'emmenai les autres à mon logis.
Nous apprîmes, le lendemain soir, par le carme, qui s'était promené tout
le jour, que Joseph, lequel n'avait point paru au bourg de Nohant, était
allé passer une heure avec sa mère, après quoi il s'était mis en route
pour courir les environs, disant que son idée était de rassembler les
sonneurs du pays en un concours où il demanderait la maîtrise et le
droit pour pratiquer. La Mariton était bien en peine de cette résolution
là, pensant que les Carnat et toute la bande des ménétriers du pays, qui
était déjà plus nombreuse que de besoin, s'y montreraient contraires et
lui causeraient du trouble et du tort. Mais Joseph ne l'avait point
écoutée, disant toujours qu'il la voulait retirer de servitude et
emmener au loin avec lui, encore qu'elle n'y parût point disposée comme
il l'eût souhaité.
Le surlendemain, tous nos apprêts étant faits, et les premiers bans
d'Huriel et de Brulette déjà publiés au prône de notre paroisse, nous
retournâmes tous au Chassin. C'était comme le départ pour un pèlerinage
au bout du monde. Comme il nous fallait emporter du mobilier, et que
Brulette voulait que son grand-père ne manquât de rien, nous avions loué
une charrette, et tout le village ouvrait de grands yeux, à nous voir
emporter de sa maison jusqu'aux paniers. Elle n'oublia ni ses chèvres ni
ses poules, que Thérence se réjouissait d'avoir à soigner, elle qui ne
connaissait pas le gouvernement des bêtes et qui disait vouloir
l'apprendre pendant que l'occasion s'en trouvait.
Cela me fournit celle de m'offrir en plaisanterie à sa gouverne, comme
la plus soumise et fidèle bête de tout le troupeau. Elle ne s'en fâcha
pas, mais ne m'encouragea point à passer du badinage au sérieux.
Seulement, il me sembla bien qu'elle n'était pas mécontente de me voir
quitter si gaiement pays et famille pour la suivre, et que, si elle ne
m'attirait pas, elle ne me repoussait pas non plus.
Au moment où le vieux Brulet et les femmes, avec Charlot, montaient sur
la voiture, Brulette étant fière de s'en aller avec un si bel amoureux,
à la barbe de tous les amoureux qui l'avaient méconnue, le carme vint
comme pour nous dire adieu, et ajouta pour les oreilles des curieux:--Au
fait, je vas de votre côté, et ferai un bout de chemin avec vous.
Il monta auprès du père Brulet, et au bout d'une lieue, dans un chemin
couvert, il fit arrêter. Huriel conduisait son clairin, qui était aussi
bon au tirage qu'au transport, et nous marchions un peu en avant, le
grand bûcheux et moi. Voyant la voiture retardée, nous retournâmes,
pensant que ce fût quelque accident, et vîmes Brulette tout en pleurs,
embrassant Charlot, qui s'attachait à elle en faisant de grands cris,
parce que le carme le voulait emporter. Huriel intercédait pour qu'on
s'y prît autrement, car il était si peiné du chagrin de Brulette, que,
pour un peu, il aurait pleuré aussi.
--Qu'y a-t-il donc? dit le grand bûcheux, et pourquoi, ma fille,
voulez-vous vous départir de ce pauvre enfant? Est-ce donc la suite de
votre idée de l'autre jour?
--Non, mon père, répondit Brulette. Ce sont ses véritables parents qui
le réclament, et c'est pour son bien. Le pauvre petit ne comprend pas
cela, et moi, encore que je le comprenne, le coeur me manque. Mais comme
il y a des raisons pour que la chose se fasse sans retard, donnez-moi
du courage, au lieu de m'en ôter.