George Sand

Les Maîtres sonneurs
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Et, tout en parlant de courage, elle n'en avait point contre les pleurs
et les caresses de Charlot, car elle était arrivée à l'aimer d'une
grande tendresse, et il fallut que Thérence s'en mêlât. La fille des
bois avait dans son air et dans ses moindres discours une assurance de
bonté qui eût persuadé les pierres, et que l'enfant sentait, encore
qu'il ne sût comment. Elle réussit à lui faire entendre de s'apaiser, et
qu'on ne le quittait que pour bien peu, de sorte que frère Nicolas put
l'emporter sans violence, et qu'on se mit en route au son d'une manière
de rondine qu'il lui chantait pour l'ébaubir, et qui ressemblait à un
psaume d'église plus qu'à une chanson; mais Chariot s'en paya, et quand
leurs voix se perdirent, celle du carme couvrait les dernières plaintes
du pauvre mignon.

--Allons, Brulette, en route, dit le grand bûcheux. Nous vous aimerons
tant, que nous vous consolerons.

Huriel monta sur le brancard, afin d'être près d'elle, et, tout le long
du chemin, l'entretint si doucement, qu'elle lui dit, à l'arrivée:

--Ne me croyez pas inconsolable, mon vrai ami! J'ai eu le coeur faible
un moment; mais je sais bien où reporter l'amitié que j'avais pour cet
enfant, et où je retrouverai la joie qu'il me donnait.

Il ne nous fallut pas grand temps pour nous installer au vieux château,
et mêmement y pendre la crémaillère. Il y avait plusieurs chambres
habitables, encore qu'elles n'eussent pas de mine et qu'on les eût crues
prêtes à nous choir sur la tête; mais il y avait si longtemps que le
vent en secouait les ruines sans les renverser, qu'elles pouvaient bien
encore durer autant que nous.

La tante Marghitonne, enchantée de notre voisinage, nous fournit tout ce
qui eût pu manquer aux petites aises dont nous étions coutumiers, et que
la famille d'Huriel se laissa persuader de partager avec nous, malgré le
peu d'habitude qu'elle en avait et le peu de cas qu'elle en faisait.
Les ouvriers bourbonnais que le grand bûcheux avait embauchés
arrivèrent, et il en embaucha d'autres dans l'endroit même. Si bien que
nous étions là comme une colonie, campée partie dans le bourg, partie
dans les ruines, travaillant tous de bon coeur sous la conduite d'un
homme juste qui savait ce que c'est que la peine à ménager et le courage
à récompenser, et nous réunissant tous les soirs pour manger ensemble
sur le préau, écouter et raconter des histoires, chanter et folâtrer à
la fraîche, et faisant bal, le dimanche, avec toute la jeunesse du pays,
qui nous savait tant de gré de la musique bourbonnaise, qu'on nous
apportait de petits présents de tous les côtés, et nous considérait on
ne peut plus.

Le travail était rude, à cause de la pente de la futaie qui se trouvait
quasiment à pic sur la rivière, et l'abatage offrait de grands dangers.
J'avais fait, au bois de l'Alleu, l'expérience du caractère vif du grand
bûcheux. Comme il n'avait que des ouvriers de choix pour sa partie, et
que les dépeceurs étaient à leurs pièces, il n'avait pas sujet de
s'impatienter; mais j'avais l'ambition de devenir un fendeux du premier
ordre pour lui complaire, et je craignais que mon apprentissage ne me
fît encore traiter de maladroit et d'imprudent, ce qui m'eût bien
mortifié devant Thérence. Aussi priai-je Huriel de m'en faire à part la
démonstration et de me laisser le bien observer dans la pratique. Il s'y
prêta de son mieux, et j'y portai un si bon vouloir, qu'en peu de jours
j'étonnai le maître par mon habileté. Il m'en fit compliment, et
mêmement me demanda devant sa fille pourquoi je me donnais si
vaillamment à un état qui ne m'était point de nécessité en mon
endroit.--C'est, lui répondis-je, que je ne serais pas fâché d'être bon
à gagner ma vie en tout pays. On ne sait point ce qui peut arriver, et
si j'aimais une femme qui me voulût emmener au fond des bois, je l'y
suivrais, et l'y soutiendrais aussi bien qu'un autre.

Et, pour marquer à Thérence que je n'étais pas si câlin qu'elle le
pensait peut-être, je m'exerçais à coucher sur la dure, à vivre
sobrement, et à devenir un forestier aussi solide que ceux qui
l'entouraient. Je ne m'en trouvais pas plus mal portant, et même je
sentais bien mon esprit y devenir plus léger et mes idées plus claires.
Beaucoup de choses que je n'entendais point sans de grandes explications
au commencement, se débrouillaient peu à peu d'elles-mêmes devant mes
yeux, et elle ne riait plus de mes questions lourdaudes. Elle causait
avec moi sans ennui et marquait de la confiance dans mes jugements.

Pourtant une bonne quinzaine se passa devant que j'eusse un peu
d'espérance, et comme je me plaignais à Huriel de n'oser point dire un
mot à une fille qui me paraissait trop au-dessus de moi pour me vouloir
jamais regarder, il me répliqua:

--Sois tranquille, Tiennet, ma soeur a le coeur le plus juste qui
existe, et si, comme toutes les jeunes filles, elle a ses moments de
fantaisie, il n'y a point d'imagination en elle qui ne cède à l'amour
d'une belle vérité et d'une franche réparation.

Les discours d'Huriel, qui étaient aussi ceux de son père avec moi, me
baillèrent grand courage, et Thérence reconnut en moi un si bon
serviteur, j'étais si attentionné à ce qu'elle n'eût peine, fatigue ou
impatience d'aucune chose dépendant de mon pouvoir; j'étais si soigneux
de ne regarder aucune autre fille, et d'ailleurs j'en avais si peu
d'envie; enfin, je me comportais avec un respect si honnête et qui lui
marquait si bien l'état que je faisais de son mérite, qu'elle y ouvrit
les yeux, et je la vis plusieurs fois me regarder courir au-devant de
ses souhaits, avec un air de réflexion très-doux, et m'en payer par des
remercîments qui me rendaient fier. Elle n'était pas habituée, comme
Brulette, à se voir prévenir, et n'eût pas su, comme elle, y inviter
gentiment. Elle paraissait même toujours étonnée qu'on y songeât; mais
quand cela arrivait, elle en marquait une grande obligation, et je ne me
sentais pas d'aise quand elle me disait, de son air sérieux, et sans
fausse retenue:

--Vraiment, Tiennet, vous avez trop bon coeur. Ou bien:--Tiennet, vous
prenez pour moi tant de peine, que je voudrais avoir à en prendre pour
vous dans l'occasion.

Un jour qu'elle me parlait en cette manière, devant les autres bûcheux,
l'un d'eux, qui était un beau garçon bourbonnais, observa, à moitié
voix, qu'elle me gratifiait d'un grand intérêt.

--Certainement, Léonard, lui répondit Thérence en le regardant d'un air
assuré. Je lui porte l'intérêt que je dois à sa complaisance pour moi et
à son amitié pour les miens.

--Est-ce que vous croyez, reprit Léonard, qu'on n'agirait pas aussi bien
que lui, si on croyait être payé de même?

--Je serais juste avec tout le monde, répliqua-t-elle, si j'avais le
goût ou le besoin des complaisances de tout le monde; mais cela n'est
point, et, de l'humeur dont je suis, l'amitié d'une seule personne me
contente.

J'étais assis sur le gazon, auprès d'elle, tandis qu'elle parlait ainsi,
et je pris sa main dans la mienne, sans oser plus que de l'y retenir un
petit moment. Elle me la retira, mais non sans me l'appuyer, en passant,
sur l'épaule, en signe de confiance et de parenté d'âme.

Pourtant les choses duraient ainsi, et je commençais à souffrir
grandement de ma retenue avec elle, d'autant que les amours d'Huriel et
de Brulette étaient si tendres et si heureuses, que cela troublait le
coeur et l'esprit. Leur beau jour approchait, et je ne voyais pas venir
le mien.




Vingt-huitième veillée.


Un dimanche, c'était celui du dernier ban de Brulette, le grand bûcheux
et son fils qui, dès le matin, m'avaient paru se consulter secrètement,
s'en allèrent ensemble, disant qu'une affaire regardant le mariage les
appelait à Nohant. Brulette, qui savait bien où en étaient les
préparatifs de sa noce, s'étonna qu'ils y fissent tant de diligence
inutile, ou qu'on ne la mît point de la partie. Elle fut même tentée de
bouder Huriel, qui annonçait d'être absent pour vingt-quatre heures;
mais il ne céda point et sut la tranquilliser, lui laissant penser qu'il
ne la quittait que pour s'occuper d'elle, et lui ménager quelque belle
surprise.

Cependant, Thérence, que mes yeux ne quittaient guère, me paraissait
faire effort pour cacher son inquiétude, et, dès que son père et Huriel
furent partis, elle m'emmena dans le petit parc, où elle me parla ainsi:

--Tiennet, je suis tourmentée, et ne sais quel remède y trouver. Écoutez
ce qui se passe, et dites-moi ce que nous pourrions faire pour empêcher
des malheurs. La nuit dernière, ne dormant point, j'ai entendu mon frère
et mon père faire accord de s'en aller au secours de Joseph, et, dans
leur entretien, voilà ce que j'ai compris: Joseph, encore que très-mal
accueilli par tous les ménétriers du canton, auxquels il s'est présenté
pour réclamer le concours, s'est obstiné à vouloir recevoir d'eux la
maîtrise, chose qu'en somme ils ne lui peuvent refuser ouvertement, sans
avoir mis ses talents à l'épreuve.

»Il s'est trouvé que le fils Carnat devait être reçu en la place de son
père, qui se retire du métier, par la corporation, aujourd'hui même, si
bien que Joseph vient là, troubler une chose qui ne devait pas être
contestée, et qui était promise et assurée d'avance.

»Or nos bûcheux, en se promenant dans les cabarets des environs, ont
entendu et surpris les mauvais desseins de la bande des sonneurs de
votre pays, lesquels sont résolus d'évincer Joseph, s'ils le peuvent, en
faisant fi de sa science. S'il n'y risquait que le dépit d'endurer une
injustice et une contrariété, ce ne serait point assez pour m'inquiéter
comme vous voyez; mais mon père et mon frère, qui sont maîtres sonneurs
et qui ont voix à tout chapitre de musique, n'importe en quel pays ils
se trouvent, ont cru de leur devoir d'aller réclamer leur place au
concours, à seules fins d'y soutenir Joseph. Et puis, au bout de tout
cela, il y a encore quelque chose que je ne sais point, parce que les
sonneurs ont un secret de confrérie dont mon frère et mon père ne
parlaient entre eux qu'à mots couverts et dans des paroles où je n'ai
pu rien entendre. De toutes manières, soit dans leur prétention au
jugement du concours, soit dans quelque autre cérémonie où l'on dit que
les épreuves sont dures, il y a du danger pour eux, car ils ont pris,
sous leurs sarraux, les petits bâtons de courza qui sont une arme dont
vous avez vu la morsure; et mêmement ils ont affilé leurs serpes et les
ont cachées aussi sur eux, se disant l'un à l'autre, vers le matin:

--Le diable soit de ce garçon, qui n'a de bonheur pour lui ni pour les
autres! Il le faut pourtant secourir, car il va se jeter dans la gueule
du loup, sans souci de sa peau ni de celle de ses amis.

»Et mon frère se plaignait, disant qu'à la veille de se marier, il ne
serait pas content de fendre encore une tête ou de ne point rapporter la
sienne entière. À quoi mon père répondait qu'il n'y fallait point porter
de mauvais pronostics, mais aller devant soi, où l'humanité commandait
de secourir son prochain.

»Comme ils avaient cité notre ami Léonard parmi ceux qui avaient
recueilli les mauvais bruits, j'ai questionné ce Léonard un moment à la
hâte, et il m'a dit que Joseph et conséquemment ceux qui le voudraient
soutenir étaient depuis une huitaine l'objet de grandes menaces, et que
vos sonneurs n'avaient pas seulement parlé de lui refuser la maîtrise à
ce concours, mais encore de lui ôter l'envie et le pouvoir de s'y
présenter une autre fois. Je sais, pour l'avoir ouï dire chez nous,
étant petite, à l'époque où mon frère fut reçu maître sonneur, qu'il s'y
fallait comporter bravement et passer par je ne sais quels essais de la
force et du courage. Mais chez nous, les sonneurs menant une vie errante
et ne faisant pas tous métier de ménétriers, ne se gênent point les uns
les autres et ne persécutent guère les aspirants. Il paraît, aux
précautions de mon père et au dire de Léonard, qu'ici, c'est autre
chose, et qu'il s'y fait quelquefois des batailles d'où ne reviennent
point tous ceux qui s'y rendent. Assistez-moi, Tiennet, car je me sens
morte de peur et de tristesse. Je n'ose point donner l'éveil à nos
bûcheux, car si mon père pensait que j'ai surpris et trahi quelque
secret de la confrérie, il me retirerait l'estime et la confiance. Il
est accoutumé à me voir aussi courageuse qu'une femme peut l'être dans
les dangers; mais, depuis la malheureuse affaire de Malzac, je vous
confesse que je n'ai plus de courage du tout, et que je suis tentée
d'aller me jeter au milieu de la bataille, tant j'en crains les suites
pour ceux que j'aime.

--Et c'est là, ma brave fille, ce que vous appelez manquer de courage?
répondis-je à Thérence. Allons, restez tranquille et laissez-moi faire.
Le diable sera bien malin si je ne découvre et surprends de moi-même, et
sans qu'on vous soupçonne, le secret des sonneurs; et, que votre père
m'en blâme, qu'il me chasse d'auprès de lui et me retire tout le bonheur
que j'ai songé de gagner... ça ne fait rien, Thérence! pourvu que je
vous le ramène ou que je vous le renvoie sain et sauf, ainsi qu'Huriel,
je serai assez payé, ne dussé-je point vous revoir. Adieu, contenez vos
angoisses, ne dites rien à Brulette, elle y perdrait la tête. Je saurai
vitement ce qu'il faut faire. N'ayez point l'air de rien savoir. Je
prends tout sur mon dos.

Thérence se jeta à mon cou et m'embrassa sur les deux joues avec toute
l'innocence d'une bonne fille; et, rempli de courage et de confiance, je
me mis à l'oeuvre.

Je commençai par aller chercher Léonard, que je savais être un bon gars,
très fort et hardi, et grandement attaché au père Bastien. Encore qu'il
fût un peu jaloux de moi au sujet de Thérence, il entra dans mon plan,
et je le consultai sur ce qu'il pouvait savoir du nombre des sonneurs
appelés au concours et du lieu où nous pourrions les aller surveiller.
Il ne me put rien dire du premier point. Quant au second, il m'apprit
que le concours ne se faisait point secrètement et qu'on le disait fixé
pour l'heure d'après vêpres, à Saint-Chartier, dans le cabaret de
Benoît. La délibération qui devait s'ensuivre était la seule chose où
les sonneurs se retiraient entre eux; mais c'était toujours dans la
maison même, et leur jugement était rendu en public.

Je pensai alors qu'une demi-douzaine de garçons bien résolus suffiraient
à rétablir la paix, si, comme Thérence le pensait, il survenait des
querelles, et que la justice étant de notre côté, nous trouverions bien,
au pays, des bons enfants qui nous donneraient un coup de main. Je fis
donc le choix de mes compagnons avec Léonard, et nous en trouvâmes
quatre bien consentants à nous suivre, ce qui, avec nous deux, faisait
le nombre souhaité. Ils n'hésitèrent que sur une chose, la crainte de
déplaire à leur maître en lui portant secours malgré lui; mais je leur
jurai que le grand bûcheux ne saurait jamais leurs bonnes intentions
s'ils le souhaitaient; que nous serions amenés comme par le hasard, et
enfin que, si quelqu'un en devait être blâmé, ils pourraient tout
rejeter sur moi, qui les aurais attirés là pour boire, sans les prévenir
de rien.

Nous étant ainsi accordés, j'allai dire à Thérence que nous étions en
mesure contre n'importe quel danger, et, nous» munissant chacun d'une
bonne trique, nous arrivâmes Saint-Chartier à l'heure dite.

Le cabaret à Benoît était si rempli, qu'on ne s'y pouvait retourner et
que force nous fut d'accepter une table en dehors. En somme, je ne fus
pas fâché d'y installer ma réserve, et, leur recommandant bien de ne se
point ivrer, je me coulai dans la maison où je comptai seize cornemuseux
de profession, sans parler d'Huriel et de son père, qui étaient attablés
au coin le plus obscur de la salle, le chapeau sur les yeux, et d'autant
moins aisés à reconnaître que peu de ceux qui se trouvaient là les
avaient aperçus ou rencontrés dans le pays. Je fis comme si je ne les
voyais point, et, parlant haut à leur portée, je m'enquis à Benoît de
cette bande de sonneurs réunis à son auberge, comme d'une chose dont je
n'avais pas seulement ouï parler et dont je ne connaissais point le
motif.

--Comment, me dit le patron, qui relevait de sa maladie et qui était
beaucoup blêmi et mandré, ne sais-tu point que Joseph, ton ancien ami,
le garçon de ma ménagère, va passer au concours avec le fils Carnat? Je
ne te cache pas que c'est une sottise, me dit-il tout bas. La mère s'en
désole et craint les mauvaises raisons qui s'échangent dans ces sortes
de conseils. Mêmement, elle en est si troublée qu'elle en perd la tête
et qu'on se plaint d'être mal servi céans, pour la première fois.

--Vous puis-je aider en quelque chose? lui dis-je, souhaitant d'avoir
une raison pour rester en dedans, et tourner autour des tables.

--Ma foi, mon garçon, répondit-il, si tu y as bonne volonté, tu me
rendras service, car je ne te cache pas que je suis encore faible, et ne
peux pas me baisser pour tirer le vin, sans avoir le vertige; mais j'ai
confiance en toi: voilà la clef du cellier. Charge-toi de remplir et
d'apporter les pichets. J'espère que la Mariton et ses aides de cuisine
suffiront au restant du service.

Je ne me le fis point dire deux fois; j'allai avertir mes compagnons de
l'emploi que je prenais pour le bien de la chose, et je fis la besogne
de sommelier, qui me permit de tout voir et de tout entendre.

Joseph et Carnat le jeune étaient chacun au bout d'une grande table,
régalant toute la sonnerie, chacun par moitié. Il y régnait plus de
bruit que de plaisir. On criait et chantait, pour se dispenser de
causer, car on était sur la défensive du part et d'autre, et on y
sentait les intérêts et les jalousies en émoi.

J'observai bientôt que tous les sonneurs n'étaient pas, comme je l'avais
craint, du parti des Carnat contre Joseph; car, si bien que se tienne
une confrérie, il y a toujours quelque vieille pique qui y met le
désaccord; mais je vis aussi, peu à peu, qu'il n'y avait là rien de
rassurant pour Joseph, parce que ceux qui ne voulaient point de son
concurrent ne voulaient pas de lui davantage, et souhaitaient voir
mandrer le nombre des ménétriers par la retraite du vieux Carnat. Il me
parut même que c'était le grand nombre qui pensait ainsi, et j'augurai
que les deux aspirants seraient évincés.

Après qu'on eut festiné environ deux heures, le concours fut ouvert. Le
silence ne fut point requis, car la cornemuse, en une chambre, n'est
point un instrument qui s'embarrasse des autres bruits, et les chanteurs
ne s'y obstinent pas longtemps. Il vint une foule de monde aux
alentours de la maison. Mes cinq camarades grimpèrent du dehors sur la
croisée ouverte; je ne me plaçai pas loin d'eux. Huriel et son père ne
bougèrent de leur coin. Carnat, désigné par le sort pour commencer,
monta sur l'arche au pain, et, encouragé par son père, qui ne se pouvait
retenir de lui marquer la mesure avec ses sabots, commença de sonner une
demi-heure durant sur l'ancienne musette du pays, à petit bourdon.

Il en sonna fort mal, étant fort ému, et je vis que cela faisait plaisir
à la plus grande partie des sonneurs. Ils gardèrent le silence, comme
ils avaient coutume de faire pour se donner l'air important; mais les
autres assistants le gardèrent aussi, ce qui fâcha bien le pauvre
garçon, car il avait espéré un peu d'encouragement, et son père commença
de ruminer en grand dépit, laissant voir la vengeance et la méchanceté
de son naturel.

Quand ce vint à Joseph, il s'arracha d'auprès de sa mère, qui, tout le
temps, l'avait supplié, en lui parlant bas, de ne se point mettre sur
les rangs. Il monta sur l'arche, tenant avec beaucoup d'aisance sa
grande cornemuse bourbonnaise qui éblouit tous les yeux par ses
ornements d'argent, ses miroirs et la longueur de ses bourdons. Joseph
avait l'air fier et regardait comme en pitié ceux qui l'allaient
écouter. On remarquait la bonne mine qui lui était venue, et les
jeunesses du lieu se demandaient si c'était là Joset l'ébervigé, qu'on
avait jugé si simple et qu'on avait vu si malingret. Toutefois il avait
un air de hauteur qui ne plaisait point, et, dès qu'il eut rempli la
salle du bruit de son instrument, il y eut quasi plus de peur que de
plaisir dans la curiosité qu'il causait aux fillettes.

Mais comme il ne manquait pas là de monde qui s'y connaissait, et
surtout les chantres de la paroisse, et puis les chanvreurs qui sont
grands experts en idées de chansons, et mêmement des femmes âgées qui
étaient bonnes gardiennes des meilleures choses du temps passé, Joseph
fut vitement goûté, tant pour la manière de faire sonner son instrument
sans y prendre aucune fatigue, et de donner le son juste, que pour le
goût qu'il montrait en jouant des airs nouveaux d'une beauté sans
pareille. Et, comme il lui fut fait observation, par les Carnat, que sa
musette, mieux sonnante, lui donnait de l'avantage, il la démancha et
n'en garda que le hautbois, dont il se servit si bien qu'on put encore
mieux goûter l'excellence de ses airs. Enfin, il prit la musette de
Carnat et la mena si habilement qu'il en tira encore des sons agréables,
et qu'on eût dit d'un autre instrument que celui qu'on avait entendu
d'abord.

Les juges ne firent rien connaître de leur opinion, mais les autres
assistants, trépignant de joie et faisant grande acclamation, décidèrent
que rien de si beau n'avait été ouï au pays de chez nous, et la mère
Bline de la Breuille, qui avait quatre-vingt-sept ans et n'était encore
sourde ni bègue, s'avançant à la table des sonneurs, et frappant de sa
béquille au milieu d'eux, leur dit en son franc parler que le grand âge
autorisait:

--Vous aurez beau faire la moue et branler la tête, ça n'est aucun de
vous qui pourrait jouter avec ce gars; on parlera de lui dans deux cents
ans d'ici, et tous vos noms seront oubliés avant que vos carcasses
soient pourries dans la terre.

Puis elle sortit, disant (et tout le monde avec elle) que si les
sonneurs rejetaient Joseph de leur corporation, c'était la pire
injustice qui se pût commettre et la plus vilaine jalousie qui se pût
avouer.

C'était le moment de délibérer, et les sonneurs montèrent en une chambre
haute, dont j'allai leur ouvrir la porte à seules fins d'essayer de
surprendre quelque chose en les écoutant causer sur l'escalier. Les
derniers qui se présentèrent à cette porte pour entrer furent le grand
bûcheux et Huriel; mais alors, le père Carnat, qui reconnaissait le fils
pour l'avoir vu chez nous à la _jaunée_ de Saint-Jean, leur demanda ce
qu'ils souhaitaient, et de quel droit ils se présentaient au conseil.

--Du droit que nous donne la maîtrise, répondit le père Bastien, et si
vous en doutez, faites-nous les questions d'usage, où éprouvez-nous en
quelle musique vous voulez.

On les fit entrer et on referma la porte. J'essayai bien d'entendre,
mais on parlait à voix basse, et je ne pus m'assurer d'autre chose,
sinon qu'on reconnaissait le droit des deux étrangers, et qu'on
délibérait sur le concours, sans bruit et sans dispute.

À travers la fente de l'huis, je vis qu'on se formait en rassemblements
de quatre ou cinq, et qu'on échangeait des raisons tout bas avant
d'aller aux voix; mais quand ce fut le moment de voter, un des sonneurs
vint voir s'il n'y avait personne aux écoutes, et force me fut de me
cacher et de descendre aussitôt, crainte d'être surpris en une faute ou
j'aurais eu de la honte sans excuse; car rien ne pouvait plus me donner
à penser que mes amis eussent besoin de mon aide en une réunion si
tranquille.

Je retrouvai en bas mes jeunes gens et beaucoup d'autres de ma
connaissance, qui s'étaient attablés, faisant fête et compliment à
Joseph. Le fils Carnat était seul et triste en un coin, oublié et
humilié au possible. Le carme était là aussi, sous la cheminée,
s'enquérant auprès de la Mariton et de Benoît de ce qui se passait en
leur logis. Quand il fut au fait, il approcha de la plus grande table où
chacun voulait trinquer avec Joseph et le questionner sur le pays où il
avait appris ses talents.

--Ami Joseph, dit le frère Nicolas, nous sommes de connaissance, et je
vous veux complimenter aussi sur l'applaudissement que vous venez
d'avoir, à bon droit, céans. Mais permettez-moi de vous remontrer qu'il
est généreux autant que sage de consoler les vaincus, et qu'à votre
place, je ferais avance d'amitié au fils Carnat, que je vois là, bien
triste et bien seul.

Le carme parla ainsi d'une façon à n'être entendu que de Joseph et de
quelques autres qui l'avoisinaient, et je pensai qu'il le faisait autant
par conseil de son bon coeur que par incitation de la mère à Joseph, qui
eût souhaité voir revenir les Carnat de leur aversion pour lui.

La manière dont le carme en appelait à la générosité de Joseph flatta ce
garçon dans son amour-propre.

--Vous avez raison, père Nicolas, fit-il; et, d'une voix élevée:

--Allons, François, dit-il au fils Carnat, pourquoi bouder les amis? Tu
n'as pas si bien joué que tu es en état de le faire, j'en suis certain;
mais tu auras ta revanche une autre fois; et, d'ailleurs, le jugement
n'en est pas encore porté. Ainsi, au lieu de nous tourner le dos, viens
boire avec nous, et tenons-nous aussi tranquilles que deux boeufs
attelés au même charroi.

Chacun approuva Joseph, et Carnat, craignant de paraître trop jaloux,
accepta son offre et vint s'asseoir non loin de lui. C'était bien
jusque-là; mais Joseph ne se put défendre de marquer combien il estimait
mieux son savoir que celui des autres, et, dans les honnêtetés qu'il fit
à son concurrent, il prit des airs de protection qui le blessèrent
d'autant plus.

--Tu parles comme si tu tenais la maîtrise, dit Carnat, qui était pâle
et hautain, et tu ne tiens rien encore. Ce n'est pas toujours au plus
subtil de ses doigts et au plus adroit de ses inventions que ceux qui
s'y connaissent donnent la meilleure part. C'est quelquefois à celui qui
est le mieux connu et le mieux estimé au pays, et qui, par là, promet un
bon camarade aux autres ménétriers.

--Oh! je m'y attends bien, répliqua Joseph. J'ai été longtemps absent,
et, encore que je me pique de mériter autant d'estime qu'un autre, par
ma conduite, je sais de reste qu'on se rejettera sur la mauvaise raison
que je suis peu connu. Eh bien, ça m'est égal, François! Je ne
m'attendais point à trouver ici une assemblée de vrais musiciens,
capables de me juger, et assez amis du beau savoir pour préférer mon
talent à leurs intérêts et à leurs accointances. Tout ce que je
souhaitais, c'était de me faire entendre et juger devant ma mère et mes
amis, par les oreilles saines et les gens raisonnables. À présent, je me
moque bien de vos beugleurs de musette criarde! Je crois, Dieu me
pardonne, que je serais plus fier de leur refus que de leur agrément.

Le carme observa doucement à Joseph qu'il ne parlait pas d'une manière
sage.--Il ne faut point récuser les juges qu'on a demandés librement,
lui dit-il, et l'orgueil gâte toujours le plus beau mérite..

--Laissez-lui son orgueil, reprit Carnat. Je ne suis point jaloux de
celui qu'il peut montrer. Il lui faut bien un peu de talent pour se
consoler de ses autres disgrâces, car c'est de lui qu'on peut dire: Beau
joueur, bien joué.

--Qu'est-ce que vous entendez par là? dit Joseph en posant son verre et
le regardant entre les yeux.

--Je n'ai pas besoin de le dire, répondit l'autre. Tout le monde ici
l'entend de reste.

--Mais je ne l'entends point, moi; et comme c'est à moi que vous parlez,
je vous citerai comme lâche si vous craignez de vous expliquer.

--Oh! je peux bien te dire en face, reprit Carnat, une chose qui n'est
point faite pour t'offenser; car il n'y a peut-être pas plus de ta faute
à être malheureux en amour, qu'il n'y en a eu de la mienne à être
malheureux, ce soir, en musique.

--Allons, allons! dit un des jeunes gens qui se trouvaient là, laissons
la _Josette_ tranquille. Elle a trouvé un épouseux, ça ne regarde plus
personne.

--Et m'est avis, ajouta un autre, que ce n'est point Joseph qui est joué
dans cette histoire-là, mais bien celui qui va endosser son ouvrage.

--De qui parlez-vous? s'écria Joseph, comme pris de vertige. Qui
appelez-vous _Josette_? et quel méchant badinage prétendez-vous me
faire?

--Taisez-vous! s'écria la Mariton, rouge et tremblante de colère et de
chagrin, comme elle était toujours quand on accusait Brulette. Je
voudrais que toutes vos méchantes langues fussent arrachées et clouées à
la porte de l'église!

--Parlons plus bas, dit un des jeunes gens; vous savez bien que la
Mariton n'entend pas qu'on médise de la bonne amie à son Joset. Les
belles se soutiennent entre elles, et celle-ci n'est pas encore trop
mûre pour perdre sa voix au chapitre.

Joseph s'évertuait à comprendre de quoi on l'accusait ou le raillait.

--Explique-moi donc ça, me disait-il en me tiraillant le bras. Ne me
laisse pas sans défense ou sans réponse.

J'allais m'en mêler, encore que je me fusse interdit d'entrer dans
aucune dispute où ne seraient point le grand bûcheux et son fils,
lorsque François Carnat me coupa la parole:

--Eh mon Dieu! fit-il à Joseph en ricanant, Tiennet ne t'en dira pas
plus que je t'en ai écrit.

--C'est donc de cela que vous parlez? dit Joseph. Eh bien, je jure que
vous êtes un menteur, et que vous avez écrit et signé un faux
témoignage. Jamais...

--Bon, bon, reprit Carnat. Tu as pu faire ton profit de ma lettre, et
si, comme l'on croit, tu étais l'auteur de l'enfant, tu n'as pas été
trop sot d'en repasser la propriété à un ami. C'est un ami bien fidèle,
puisqu'il est là-haut occupé à te soutenir dans le conseil. Mais si,
comme je le pense, moi, tu es venu pour réclamer ton droit, et qu'on te
l'ait refusé, ainsi qu'il résulterait d'une scène bien drôle qui a été
vue de loin et qui a eu lieu au château du Chassin...

--Quelle scène? dit le carme. Il faut vous expliquer, jeune homme, car
j'en étais peut-être le témoin, et je veux savoir de quelle manière vous
racontez les choses.

--Comme vous voudrez, répondit Carnat. Je la dirai comme je l'ai vue de
mes yeux, sans entendre les discours qui s'y faisaient, mais vous en
donnerez l'explication comme vous pourrez. Vous saurez donc, vous
autres, que, le dernier jour du mois passé, Joseph, s'étant levé de bon
matin pour porter un mai à la porte de Brulette, et y ayant vu un gros
gars d'environ deux ans qui ne peut être que le sien, le voulut réclamer
sans doute, puisqu'il le prit pour l'emporter et qu'il s'ensuivit une
dispute, où son ami le bûcheux bourbonnais, le même qui est là-haut avec
son père, et qui épouse la Brulette dimanche qui vient, lui porta de
bons coups, et puis embrassa la mère et l'enfant; après quoi Joset
l'ébervigé fut mis en douceur à la porte et n'y est point retourné du
depuis. Or, voilà la plus belle histoire que j'aie jamais vue.
Arrangez-la comme vous voudrez. C'est toujours un enfant qui se voit
disputé par deux pères, et une fille qui, au lieu de se donner au
premier enjôleur, le chasse à coups de pied comme indigne ou incapable
d'élever l'enfant de ses oeuvres.

Au lieu de répondre, comme il s'en était vanté, à cette accusation, le
père Nicolas était retourné vers la cheminée, et parlait bas, mais
vivement, avec Benoît. Joseph était si saisi de voir interpréter de la
sorte une aventure dont, après tout, il ne pouvait dire le fin mot,
qu'il cherchait autour de lui quelqu'un pour l'y aider, et la Mariton
étant sortie de la chambre comme une folle, il ne restait que moi pour
rembarrer Carnat. Son discours avait occasionné de l'étonnement, et
personne ne songeait à défendre Brulette, contre laquelle il y avait
toujours un gros dépit. J'essayai de prendre son parti; mais Carnat
m'interrompit aux premiers mots.

--Oh! tant qu'à toi, le cousin, fit-il, personne ne t'accuse; tu peux y
être de bonne foi, encore qu'on sache que tu t'es entremis pour attraper
le monde en apportant au pays l'enfant déjà élevé dans le Bourbonnais.
Mais tu es si simple, que tu n'y as peut-être vu que du feu. Le diable
me punisse, ajoute-t-il en s'adressant à l'assistance, si ce garçon-là
n'est pas sot comme un panier. Il est capable d'avoir servi de parrain à
l'enfant, croyant faire le baptême d'une cloche. Il aura été dans le
Bourbonnais pour voir son filleul, et on lui aura prouvé qu'il avait
poussé dans le coeur d'un chou. Il l'aura apporté chez lui dans une
besace, pensant mettre, le soir, un chebril à la broche. Enfin, il est
si valet et si bon cousin à la fille, que si elle lui avait voulu faire
entendre que le gros Charlot lui ressemble, il s'en serait trouvé
content.




Vingt-neuvième veillée.


J'avais beau répondre et protester en me fâchant, on était plus en train
de rire que de m'écouter, et ça été de tout temps une grande amusette
pour les garçons éconduits, de médire d'une pauvre fille. On se dépêche
de l'abîmer, sauf à en revenir plus tard, si l'on voit qu'elle ne le
méritait point.

Mais, au milieu du bruit des mauvaises paroles, on entendit une voix
forte, que la maladie avait un peu diminuée, mais qui était encore
capable de couvrir toutes celles d'un cabaret en rumeur. C'était le
maître du logis, habitué de longue date à gouverner les orages du vin et
les vacarmes de la bombance.

--Tenez vos langues, dit-il, et m'écoutez, ou, dussé-je fermer la maison
pour toujours, je vous ferai sortir à l'instant même. Tâchez de vous
taire sur le compte d'une fille de bien, que vous ne décriez que pour
l'avoir trouvée trop sage. Et, quant aux véritables parents de l'enfant
qui a donné lieu à tant d'histoires, dites-leur donc enfin, bien en
face, le blâme que vous leur destinez, car les voilà devant vous. Oui!
dit-il en attirant contre lui la Mariton qui pleurait, tenant Charlot
dans ses bras, voilà la mère de mon héritier, et voilà mon fils reconnu
par mon mariage avec cette brave femme. Si vous m'en demandez la date
bien au juste, je vous répondrai que Vous ayez à vous mêler de vos
affaires; mais pourtant, à celui qui aurait de bonnes raisons pour me
questionner, je pourrais montrer des actes qui prouvent que j'ai
toujours reconnu l'enfant pour mien, et qu'avant sa naissance, sa mère
était déjà ma légitime épouse, encore que la chose fût tenue cachée.

Il se fit un grand silence d'étonnement, et Joseph, qui s'était levé aux
premiers mots, resta debout comme changé en pierre. Le moine, qui vit du
doute, de la honte et de la colère dans ses yeux, jugea à propos de
donner quelques explications de plus. Il nous apprit que Benoît avait
été empêché de rendre son mariage public par l'opposition d'un parent à
succession qui lui avait prêté des fonds pour son commerce, et qui
aurait pu le ruiner en lui en demandant la restitution. Et comme la
Mariton craignait d'être attaquée dans sa renommée, surtout à cause de
son fils Joseph, elle avait caché la naissance de Charlot et l'avait mis
en nourrice à Sainte-Sevère; mais, au bout d'un an, elle l'avait trouvé
si mal éduqué, qu'elle avait prié Brulette de s'en charger, comptant que
nulle autre n'en aurait autant de soin. Elle n'avait point prévu que
cela ferait du tort à cette jeunesse, et quand elle l'avait su, elle
avait voulu reprendre l'enfant; mais la maladie de Benoît avait fait
empêchement, et Brulette, d'ailleurs, s'y était si bien attachée,
qu'elle n'avait point voulu s'en séparer.

--Oui, oui, dit vivement la Mariton, la pauvre âme qu'elle est! elle m'a
montré son courage dans l'amitié. «Vous avez assez de peine comme cela,
me disait-elle, s'il faut que vous perdiez votre mari, et que peut-être
votre mariage soit attaqué ensuite par sa famille. Il est trop malade
pour que vous puissiez souhaiter qu'il se mette dans les grands embarras
qui résulteraient, à présent, de la déclaration de votre mariage. Ayez
patience, et ne le tuez point par des soucis d'affaires. Tout
s'arrangera à vos souhaits, si Dieu vous fait la grâce qu'il en
revienne.»

--Et si j'en suis revenu, ajouta Benoît, c'est par les soins de cette
digne femme, qui est ma femme, et par la bonté d'âme de la jeune fille
en question, qui s'est exposée patiemment au blâme et à l'insulte,
plutôt que de me pousser à ma ruine en trahissant nos secrets. Mais
voilà encore un fidèle ami, ajouta-t-il en montrant le carme, un homme
de tête, d'action et de franche parole, qui a été mon camarade d'école,
dans le temps que j'étais élevé à Montluçon. C'est lui qui a été trouver
mon vieux diable d'oncle, et qui à la fin, pas plus tard que ce matin,
l'a fait consentir à mon mariage avec ma bonne ménagère. Et quand il a
eu lâché la promesse qu'il me laisserait ses fonds et son héritage, on
lui a avoué que le prêtre y avait déjà passé, et on lui a présenté le
gros Charlot, qu'il a trouvé beau garçon et bien ressemblant à l'auteur
de ses jours.

Ce contentement de Benoît fit revenir la gaieté, et chacun fut frappé de
cette ressemblance dont, pourtant, on ne s'était point avisé jusque-là,
moi pas plus que les autres.

--Par ainsi, Joseph, dit encore l'aubergiste, tu peux et dois aimer et
respecter ta mère, comme je l'aime et la respecte. Je fais serment ici
que c'est la plus courageuse et la plus secourable chrétienne qu'il y
ait auprès d'un malade, et que je n'ai jamais eu une heure d'hésitation
dans ma volonté de déclarer tôt ou tard ce que je déclare aujourd'hui.
Nous voilà assez bien dans nos affaires, Dieu merci, et comme j'ai juré
à elle et à Dieu que je remplacerais le père que tu as perdu, si tu veux
demeurer avec nous, je t'associerai à mon commerce et te ferai faire de
bons profits. Tu n'as donc pas besoin de te jeter dans le cornemusage,
puisque ta mère y voit des inconvénients pour toi et des inquiétudes
pour elle. Ton idée était de lui assurer un sort. Ça ne regarde plus que
moi, et mêmement je m'offre à assurer le tien. Nous écouteras-tu, à la
fin, et renonceras-tu à ta damnée musique? Ne veux-tu point demeurer en
ton pays, vivre en famille, et rougirais-tu d'avoir un aubergiste
honnête homme pour ton beau-père?

--Vous êtes mon beau-père, cela est certain, répondit Joseph sans
marquer ni joie ni tristesse, mais se tenant assez froidement sur la
défensive; vous êtes honnête homme, je le sais, et riche je le vois: si
ma mère se trouve heureuse avec vous...

--Oui, oui, Joseph! la plus heureuse du monde, aujourd'hui surtout!
s'écria la Mariton en l'embrassant, car j'espère que tu ne me quitteras
plus.

--Vous vous trompez, ma mère, répondit Joseph. Vous n'avez plus besoin
de moi, et vous êtes contente. Tout est bien. Vous étiez le seul devoir
qui me rappelât au pays, il ne m'y restait plus que vous à aimer,
puisque Brulette, il est bon pour elle que tout le monde l'entende aussi
de ma bouche, n'a jamais eu pour moi que les sentiments d'une soeur. À
présent me voilà libre de suivre ma destinée, qui n'est pas bien
aimable, mais qui m'est trop bien marquée pour que je ne la préfère
point à tout l'argent du commerce et à toutes les aises de la famille.
Adieu donc, ma mère! Que Dieu récompense ceux qui vous donneront le
bonheur; moi, je n'ai plus besoin de rien, ni d'état en ce pays, ni de
brevet de maîtrise octroyé par des ignorants mal intentionnés pour moi.
J'ai mon idée et ma musette qui me suivront partout, et tout gagne-pain
me sera bon, puisque je sais qu'en tous lieux je me ferai connaître sans
autre peine que celle de me faire entendre.

Comme il disait cela, la porte de l'escalier s'ouvrit et toute
l'assemblée des sonneurs rentra en silence. Le père Carnat réclama
l'attention de la compagnie, et, d'un air joyeux et décidé qui étonna
bien tout le monde, il dit:

--François Carnat, mon fils, après examen de vos talents et discussion
de vos droits, vous avez été déclaré trop novice pour recevoir la
maîtrise. On vous engage donc à étudier encore un bout de temps sans
vous dégoûter, à seules fins de vous représenter plus tard au concours
qui vous sera peut-être plus favorable. Et vous, Joseph Picot, du bourg
de Nohant, le conseil des maîtres sonneurs du pays vous fait assavoir
que, par vos talents sans pareils, vous êtes reçu maître sonneur de
première classe, sans exception d'une seule voix.

--Allons! répondit Joseph, qui resta comme indifférent à cette belle
victoire et à l'approbation qui y fut donnée par tous les assistants,
puisque la chose a tourné ainsi, je l'accepte, encore que, n'y comptant
point, je n'y tinsse guère.

La hauteur de Joseph ne fut approuvée de personne, et le père Carnat se
dépêcha de dire, d'un air où je trouvai beaucoup de malice déguisée:--Il
paraîtrait, Joseph, que vous souhaitez vous en tenir à l'honneur et au
titre, et que votre intention n'est pas de prendre rang parmi les
ménétriers du pays?

--Je n'en sais rien encore, répondit Joseph, par bravade assurément, et
pour ne pas contenter trop vite ses juges: j'y donnerai réflexion.

--Je crois, dit le jeune Carnat à son père, que toutes ses réflexions
sont faites, et qu'il n'aura pas le courage d'aller plus avant.

--Le courage? dit vivement Joseph: et quel courage faut-il, s'il vous
plaît?

Alors le doyen des sonneurs, qui était le vieux Paillou, de Verneuil,
dit à Joseph:

--Vous n'êtes pas sans savoir, jeune homme, qu'il ne s'agit pas
seulement de sonner d'un instrument pour être reçu en notre compagnie,
mais qu'il y a un catéchisme de musique qu'il faut connaître et sur
lequel vous serez questionné, si toutefois vous vous sentez
l'instruction et la hardiesse pour y répondre. Il y a encore des
engagements à prendre. Si vous n'y répugnez point, il faut vous décider
avant une heure et que la chose soit terminée demain matin.

--Je vous entends, dit Joseph; il y a les secrets du métier, les
conditions et les épreuves. Ce sont de grandes sottises, autant que je
peux croire, et la musique n'y entre pour rien, car je vous défierais
bien de répondre, sur ce point, à aucune question que je pourrais vous
faire. Par ainsi, celles que vous me prétendez adresser ne rouleront pas
sur un sujet auquel vous êtes aussi étranger que les grenouilles d'un
étang, et ne seront que sornettes de vieilles femmes.

--Si vous le prenez ainsi, dit Renet, le sonneur de Mers, nous voulons
bien vous laisser croire que vous êtes un grand savant et que nous
sommes des ânes. Soit! Gardez vos secrets, nous garderons les nôtres.
Nous ne sommes point pressés de les dire à qui en fait mépris. Mais
alors, souvenez-vous d'une chose: voilà votre brevet de maître sonneur,
qui vous est délivré par nous, et où rien ne manque, de l'avis de ces
sonneurs bourbonnais, vos amis, qui l'ont rédigé et signé avec nous
tous. Vous êtes libre d'aller exercer vos talents où ils feront besoin
et où vous pourrez; mais il vous est défendu d'y essayer dans l'étendue
des paroisses que nous exploitons et qui sont au nombre de cent
cinquante, selon la distribution qui en a été faite entre nous, et dont
la liste vous sera donnée. Et si vous y contrevenez, nous sommes obligés
de vous avertir que vous n'y serez souffert de gré ni de force, et que
la chose sera toute à vos risques et périls.

Ici la Mariton prit la parole.

--Vous n'avez pas besoin de lui faire des menaces, dit-elle, et pouvez
le laisser à son humeur, qui est de cornemuser sans y chercher de
profit. Il n'a pas besoin de ça, Dieu merci, et n'a pas, d'ailleurs, la
poitrine assez forte pour faire état de ménétrier. Allons, Joseph,
remercie-les de l'honneur qu'ils te donnent et ne les chagrine point
dans leurs intérêts. Que ce soit une convention vitement réglée, et
voilà mon homme qui en fera les frais, avec un bon quartaut de vin
d'Issoudun ou de Sancerre, au choix de la compagnie.

--À la bonne heure, répondit le vieux Carnat. Nous voulons bien que la
chose en reste là. Ce sera le mieux pour votre garçon, car il ne faut
être ni sot ni poltron pour se frotter aux épreuves, et m'est avis que
le pauvre enfant n'est point taillé pour y passer.

--C'est ce que nous verrons! dit Joseph, se laissant prendre au piége,
malgré les avertissements que lui donnait tout bas le grand bûcheux. Je
réclame les épreuves, et comme vous n'avez pas le droit de me les
refuser, après m'avoir délivré le brevet, je prétends être ménétrier si
bon me semble, ou, tout au moins, vous prouver que je n'en serai empêché
par aucun de vous.

--Accordé! dit le doyen, laissant voir, ainsi que Carnat et plusieurs
autres, la méchante joie qu'ils y prenaient. Nous allons nous préparer à
la fête de votre réception, l'ami Joseph; mais songez qu'il n'y a point
à en revenir, à présent, et que vous serez tenu pour une poule mouillée
et pour un vantard si vous changez d'avis.

--Marchez, marchez! dit Joseph. Je vous attends de pied ferme.

--C'est nous, lui dit Carnat près de l'oreille, qui vous attendrons au
coup de minuit.

--Où? dit encore Joseph avec beaucoup d'assurance.

--À la porte du cimetière, répondit tout bas le doyen; et, sans vouloir
accepter le vin de Benoît ni entendre les raisons de sa femme, ils s'en
allèrent tous ensemble, promettant malheur à qui les suivrait ou les
espionnerait dans leurs mystères.

Le grand bûcheux et Huriel les suivirent sans dire un mot de plus à
Joseph, d'où je vis que, s'ils étaient contraires au mal qui lui était
souhaité par les autres sonneurs, ils n'en regardaient pas moins comme
un devoir sérieux de ne lui donner aucun avertissement et de ne trahir
en rien le secret de la corporation.

Malgré les menaces qui avaient été faites, je ne me gênai point pour les
suivre, à distance, sans autre précaution que celle de m'en aller par le
même chemin, les mains dans les poches et sifflant, comme qui n'aurait
eu aucun souci de leurs affaires. Je savais bien qu'ils ne me
laisseraient point assez approcher pour entendre leurs manigances; mais
je voulais voir de quel côté ils prétendaient s'embusquer, afin de
chercher le moyen d'en approcher plus tard sans être observé.

Dans cette idée, j'avais fait signe à Léonard de garder les autres au
cabaret, jusqu'à ce que je revinsse les avertir; mais ma poursuite ne
fut pas longue. L'auberge était dans la rue qui descend à la rivière et
qui est aujourd'hui route postale sur Issoudun. Dans ce temps-là,
c'était un petit casse-cou étroit et mal pavé, bordé de vieilles maisons
à pignons pointus et a croisillons de pierre. La dernière de ces maisons
a été démolie l'an passé. De la rivière, qui arrosait le mur en
contre-bas de l'auberge du _Boeuf couronné_, on montait, raide comme
pique, à la place, qui était, comme aujourd'hui, cette longue chaussée
raboteuse plantée d'arbres, bordée à gauche par des maisons fort
anciennes, à droite par le grand fossé, alors rempli d'eau, et la grande
muraille alors bien entière du château. Au bout, l'église finit la
place, et deux ruelles descendent l'une à la cure, l'autre le long du
cimetière. C'est par celle-là que tournèrent les cornemuseux. Ils
avaient environ une bonne portée de fusil en avance sur moi,
c'est-à-dire le temps de suivre la ruelle qui longe le cimetière, et de
déboucher dans la campagne, par la poterne de la tour des Anglais, à
moins qu'ils ne fissent choix de s'arrêter en ce lieu, ce qui n'était
guère commode, car le sentier, serré à droite par le fossé du château,
et de l'autre côté par le talus du cimetière, ne pouvait laisser passer
qu'une personne à la fois.

Quand je jugeai qu'ils devaient avoir gagné la poterne, je tournai
l'angle du château par une arcade qui, dans ce temps-là, donnait passage
aux piétons sous une galerie servant aux seigneurs pour se rendre à
l'église paroissiale.

Je me trouvai seul dans cette ruelle, où, passé soleil couché, aucun
chrétien ne se risquait jamais, tant pour ce qu'elle côtoyait le
cimetière, que parce que le flanc nord du château était mal renommé. On
parlait de je ne sais combien de personnes noyées dans le fossé du temps
de la guerre des Anglais, et mêmement on jurait d'y avoir entendu
siffler la cocadrille dans les temps d'épidémie.

Vous savez que la cocadrille est une manière de lézard qui paraît tantôt
réduit pas plus gros que le petit doigt, tantôt gonflé, par le corps, à
la taille d'un boeuf et long de cinq à six aunes. Cette bête, que je
n'ai jamais vue, et dont je ne vous garantis point l'existence, est
réputée vomir un venin qui empoisonne l'air et amène la peste.

Encore que je n'y crusse pas beaucoup, je ne m'amusai point dans ce
passage, où le grand mur du château et les gros arbres du cimetière ne
laissaient guère percer la clarté du ciel. Je marchai vite, sans trop
regarder à droite ni à gauche, et sortis par la poterne des Anglais,
dont il ne reste pas aujourd'hui pierre sur pierre.

Mais là, malgré que la nuit fût belle et la lune levée, je ne vis, ni
auprès ni au loin, trace des dix-huit personnes que je suivais. Je
questionnai tous les alentours, j'avisai jusque dans la maison du père
Bégneux, qui était la seule habitation où ils auraient pu entrer. On y
dormait bien tranquillement, et, soit dans les sentiers, soit dans le
découvert, il n'y avait ni bruit, ni trace, ni aucune apparence de
personne vivante.

J'augurai donc que la sonnerie mécréante était entrée dans le cimetière
pour y faire quelque mauvaise conjuration, et, sans en avoir nulle
envie, mais résolu à tout risquer pour les parents de Thérence, je
repassai la poterne et rentrai dans la maudite rouelle aux Anglais,
marchant doux, me serrant au talus dont je rasais quasiment les tombes,
et ouvrant mes oreilles au moindre bruit que je pourrais surprendre.
                
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