George Sand

Les Maîtres sonneurs
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J'entendis bien la chouette pleurer dans les donjons, et les couleuvres
siffler dans l'eau noire du fossé; mais ce fut tout. Les morts dormaient
dans la terre aussi tranquilles que des vivants dans leurs lits. Je pris
courage, pour grimper le talus et donner un coup d'oeil dans le champ du
repos. J'y vis tout en ordre, et de mes sonneurs, pas plus de nouvelles
que s'ils n'y fussent jamais passés.

Je fis le tour du château. Il était bien fermé, et comme il était
environ les dix heures, maîtres et serviteurs y dormaient comme des
pierres.

Alors je retournai au _Boeuf couronné_, ne pouvant m'imaginer ce
qu'étaient devenus les sonneurs, mais voulant faire cacher mes camarades
dans la ruelle aux Anglais, puisque, de là, nous verrions bien ce qui
arriverait à Joseph, à l'heure du rendez-vous donné à la porte du
cimetière.

Je les trouvai sur le pont, délibérant de s'en retourner chez eux, et
disant qu'ils ne voyaient plus aucun danger pour les Huriel, puisqu'ils
s'étaient si bien entendus avec les autres dans le conseil de maîtrise.
Pour ce qui regardait Joseph tout seul, ils ne s'en souciaient point et
voulurent me détourner d'y prendre part. Je leur remontrai qu'à mon sens
c'était dans les épreuves qui allaient se faire que le danger commençait
pour tous les trois, puisque la mauvaise intention des sonneurs avait
été bien visible, et que les Huriel allaient y secourir Joseph, selon
leurs prévisions de la matinée.

--Êtes-vous donc déjà dégoûtés de l'entreprise? leur dis-je. Est-ce
parce que nous ne sommes que huit contre seize? et ne vous sentez-vous
point chacun du coeur pour deux?

--Comment comptez-vous? me dit Léonard. Croyez-vous que le grand bûcheux
et son fils se mettent avec nous contre leurs confrères?

--Je comptais mal, lui répondis-je, car nous sommes neuf. Joseph ne se
laissera point manger la laine sur le dos, si on lui chauffe trop les
oreilles, et puisque les deux Huriel ont pris des armes, il me paraît
bien certain que c'est pour le défendre, s'ils ne peuvent se faire
écouter.

--Il ne s'agit pas de ça, reprit Léonard; nous ne serions que nous six,
et ils seraient vingt contre nous, que nous irions encore sans les
compter; mais il y a autre chose qui nous plaît moins que la bataille.
On vient d'en causer au cabaret, chacun a raconté son histoire; le moine
a blâmé ces pratiques-là comme impies et abominables; la Mariton a pris
une peur qui a gagné tous les assistants, et, encore que Joseph ait ri
de tout cela, nous ne pouvons pas être certains qu'il n'y ait quelque
chose de vrai au fond. On a parlé d'aspirants cloués dans une bière, de
brasiers où on les faisait choir, et de croix de fer rouge qu'on leur
faisait embrasser. Ces choses-là, me paraissent trop fortes à croire;
mais si j'étais sûr que ce fût tout, je saurais bien donner une bonne
correction aux gens assez mauvais pour y contraindre un pauvre prochain.
Malheureusement...

--Allons, allons, lui dis-je, je vois que vous vous êtes laissé épeurer.
Qu'est-ce qu'il y a encore? Dites le tout, afin qu'on s'en moque ou
qu'on s'en gare.

--Il y a, dit un des garçons, voyant que Léonard avait honte de tout
confesser, que nous n'avons jamais vu la personne du diable, et qu'aucun
de nous ne souhaite faire sa connaissance.

--Oh! oh! leur dis-je, voyant que tous étaient soulagés par cet aveu et
allaient dire comme lui, c'est donc du propre Lucifer qu'il retourne?
Eh bien, à la bonne heure! Je suis trop bon chrétien pour le redouter;
je donne mon âme à Dieu, et je vous réponds de prendre aux crins, à moi
tout seul, l'ennemi du genre humain, aussi résolument que je prendrais
un bouc à la barbe. Il y a assez longtemps qu'il porte dommage à ceux
qui le craignent: m'est avis qu'un bon gars qui l'écornerait lui ôterait
la moitié de sa malice, et ça serait toujours autant de gagné.

--Ma foi, dit Léonard, honteux de sa crainte, si tu le prends comme ça,
je n'y reculerai pas, et si tu lui casses les cornes, je veux, à tout le
moins, tenter de lui arracher la queue. On dit qu'elle est bonne, et
nous verrons bien si elle est d'or ou de chanvre.

Il n'y a si bon remède contre la peur que la plaisanterie, et je ne
vous cache pas qu'en mettant la chose sur ce ton-là, je n'étais point du
tout curieux de me mesurer avec _Georgeon_, comme chez nous on
l'appelle. Je ne me sentais peut-être pas plus rassuré que les autres;
mais, pour Thérence, je me serais jeté en la propre gueule du diable. Je
l'avais promis; le bon Dieu lui-même ne m'eût point détourné de mon
dessein.

Mais c'est mal parler. Le bon Dieu, tout au contraire, me donnait force
et confiance, et, tant plus je me sentis angoissé dans cette nuit-là,
tant plus je pensai à lui, et requis son aide.

Quand les autres camarades nous virent décidés, Léonard et moi, ils nous
suivirent. Pour rendre la chose plus sûre, je retournai au cabaret,
comptant y trouver d'autres amis qui, sans savoir de quoi il s'agissait,
nous suivraient comme en partie de plaisir, et nous soutiendraient à
l'occasion; mais l'heure était avancée, et il n'y avait plus au _Boeuf
couronné_ que Benoît qui soupait avec le carme, la Mariton qui faisait
des prières, et Joseph qui s'était jeté sur un lit et dormait, je dois
le dire, avec une tranquillité qui nous fit honte de nos hésitations.

--Je n'ai qu'une espérance, nous dit la Mariton en se relevant de sa
prière, c'est qu'il laissera passer l'heure et ne se réveillera que
demain matin.

--Voilà les femmes! répondit Benoît en riant; elles croient qu'il fait
bon vivre au prix de la honte. Mais moi, j'ai donné à son garçon parole
de le réveiller avant minuit, et je n'y manquerai point.

--Ah! vous ne l'aimez pas! s'écria la mère. Nous verrons si vous
pousserez notre Charlot dans le danger, quand son tour viendra.

--Vous ne savez ce que vous dites, ma femme, répondit l'aubergiste.
Allez dormir avec mon garçon; moi, je vous réponds de ne pas trop
laisser dormir le vôtre. Je ne veux point qu'il me reproche de l'avoir
déshonoré.

--Et d'ailleurs, dit le carme, quel danger voulez-vous, donc voir dans
les sottises qu'ils vont faire? Je vous dis que vous rêvez, ma bonne
femme. Le diable ne mange personne; Dieu ne le souffrirait point, et
vous n'avez pas si mal élevé votre fils, que vous craigniez qu'il se
veuille damner pour la musique? Je vous répète que les vilaines
pratiques des sonneurs ne sont, après tout, que de l'eau claire, des
badinages impies, dont les gens d'esprit savent fort bien se défendre,
et il suffira à Joseph de se moquer des démons dont on lui va parler
pour les mettre tous en fuite. Il ne faut pas d'autre exorcisme, et je
vous réponds que je ne voudrais pas perdre une goutte d'eau bénite avec
le diable qu'on lui montrera cette nuit.

Les paroles du carme mirent le coeur au ventre de mes camarades.

--Si c'est une farce, me dirent-ils, nous tomberons dessus et battrons
en grange sur le mauvais esprit; mais ne ferons-nous point part à Benoît
de notre dessein? Il nous aiderait peut-être?

--À vous dire vrai, répondis-je, je n'en sais rien. Il passe pour un
très brave homme; mais on ne tient jamais le fin mot des ménages,
surtout quand il y a des enfants d'un premier lit. Les beaux-pères ne
les voient pas toujours d'un bon oeil, et Joseph n'a pas été bien
aimable, ce soir, avec le sien. Partons sans rien dire, ce sera le
mieux, et l'heure n'est pas loin où il faut que nous soyons prêts.

Prenant alors le chemin de l'église, sans bruit et passant un à un, nous
allâmes nous poster dans la rouette aux Anglais. La lune était si basse,
que nous pouvions, en nous couchant le long du talus, n'être pas vus,
quand même on eût passé tout près de nous. Mes camarades, étant
étrangers au pays, n'avaient point pour cet endroit les répugnances que
j'avais senties d'abord, et je pus les y laisser pour m'avancer et me
cacher dans le cimetière; assez près de la porte pour voir ce qui
entrerait, et assez près d'eux aussi: pour les prévenir au besoin.




Trentième veillée.


J'attendis assez longtemps, d'autant plus que les heures ne paraissent
jamais courtes dans la triste compagnie des trépassés. Enfin minuit
sonna à l'église, et je vis la tête d'un homme dépasser en dehors le
petit mur du cimetière, tout auprès de la porte. Un bon quart d'heure se
traîna encore sans que je visse ou entendisse autre chose que cet homme,
ennuyé d'attendre, qui se mit à siffler un air bourbonnais, à quoi je
reconnus que c'était Joseph, qui trompait sans doute l'espérance de ses
ennemis en ne ressentant aucune frayeur du voisinage des morts.

Enfin, un autre homme, qui était collé contre la porte, en dedans, et
que je n'avais pu voir à cause d'un gros buis qui me le masquait, passa
vivement sa tête par-dessus le petit mur comme pour surprendre Joseph,
qui ne bougea point et qui lui dit en riant:--Eh bien, père Carnat, vous
êtes en retard, et, pour un peu, je me serais endormi à vous attendre.
M'ouvrirez-vous la porte, ou dois-je entrer dans le _jardin aux orties_,
par la brèche?

--Non, dit le vieux Carnat. Cela fâcherait le curé, et il ne faut point
braver ouvertement les gens d'église. Je vais à toi.

Il enjamba par-dessus le mur, et dit à Joseph qu'il se fallait laisser
couvrir la tête et les bras d'un sac très-épais, et marcher sans
résistance.

--Faites, dit Joseph, d'un ton de moquerie et quasi de mépris.

Je les suivis de l'oeil par-dessus le muret et les vis rentrer dans la
rouette aux Anglais. Je coupai droit jusqu'au talus où étaient cachés
mes jeunes gens; mais je n'en trouvai plus que quatre. Le plus jeune
avait déguerpi tout doucement sans rien dire, et je n'étais pas sans
crainte que les autres n'en fissent autant, car ils avaient trouvé le
temps long, et ils me dirent avoir entendu, en ce lieu, des bruits
singuliers qui leur semblaient venir de dessous terre.

Nous vîmes bientôt arriver Joseph, marchant sans y voir, et conduit par
Carnat. Ils venaient sur nous, mais quittèrent le sentier à une
vingtaine de pas. Carnat fit descendre Joseph jusqu'au bord du fossé, et
nous pensâmes qu'il l'y voulait faire noyer. Aussi étions-nous déjà sur
nos jambes, et prêts à empêcher cette traîtrise, lorsque nous vîmes que
tous deux entraient dans l'eau, qui n'était point creuse en cet endroit,
et gagnaient une arcade basse, au pied de la grande muraille du château,
qui baignait dans le fossé. Ils y entrèrent, et ceci m'expliqua par où
les autres avaient disparu quand je les avais si bien cherchés.

Il s'agissait de faire comme eux, et ça ne me paraissait guère malaisé;
mais j'eus bien de la peine à y décider mes compagnons. Ils avaient ouï
dire que les souterrains du château s'étendaient sous la campagne
jusqu'à Déols, qui est à environ neuf lieues, et qu'une personne qui
n'en connaîtrait pas les détours ne s'y pourrait jamais retrouver.

Je fus obligé de leur dire que je les connaissais très-bien, encore que
je n'y eusse jamais mis le pied, et que je n'eusse aucune idée si
c'était des celliers pour le vin, ou une ville sous terre, comme aucuns
le prétendaient.

Je marchais le premier, sans voir seulement où je posais mes pieds,
tâtant les murs qui faisaient un passage très-étroit et où il ne fallait
guère lever la tête pour rencontrer la voûte.

Nous avancions comme cela depuis un bon moment, quand il se fit,
au-dessous de nous, un vacarme comme si c'était quarante tonnerres
roulant dans les cavernes du diable. Cela était si singulier et si
épouvantable, que je m'arrêtai pour tâcher d'y comprendre quelque chose,
et puis j'avançai vitement, ne voulant pas me laisser refroidir par
l'imagination de quelque diablerie, et disant à mes camarades de me
suivre; mais le bruit était trop fort pour qu'ils m'entendissent parler,
et moi, pensant qu'ils étaient sur mes talons, j'avançai encore plus,
jusqu'à ce que, n'entendant plus rien, et me retournant pour leur
demander s'ils étaient là, je n'en reçus aucune réponse.

Comme je ne voulais point parler haut, je fis quatre ou cinq pas en
retour de ceux que j'avais faits en avant. J'allongeai les mains,
j'appelai avec précaution; adieu la compagnie, ils m'avaient laissé tout
seul.

Je pensai que n'étant pas bien loin de l'entrée, je les rattraperais
dedans ou dehors; je marchai donc plus vite et avec plus d'assurance, et
repassai l'arcade par où j'étais entré, pour regarder et chercher tout
le long de la rouette aux Anglais; mais il était arrivé de mes camarades
comme des sonneurs, il semblait que la terre les eût dévorés.

J'eus comme un moment de malefièvre en songeant qu'il me fallait tout
abandonner, ou rentrer dans ces maudites cavernes et m'y trouver tout
seul aux prises avec les embûches et les frayeurs qui y attendaient
Joseph. Mais je me demandai si, dans le cas où il ne s'agirait que de
lui, je me retirerais tranquillement de son danger. Mon âme de chrétien
m'ayant répondu que non, je demandai à mon coeur si l'amour de Thérence
n'était pas aussi solide en lui que l'amour du prochain dans ma
conscience, et la réponse que j'en reçus me fit repasser l'arcade noire
et vaseuse bien résolûment et courir dans le souterrain, non pas aussi
gai, mais aussi prompt que si c'eût été à ma propre noce.

Comme je tâtais toujours en marchant, je trouvai, sur ma droite,
l'entrance d'une autre galerie que je n'avais point sentie la première
fois en tâtant sur ma gauche, et je me dis que mes camarades, en se
retirant, avaient dû la rencontrer et s'y engager, croyant aller à la
sortie. Je m'y engageai pareillement, car rien ne me disait que mon
premier chemin fût celui qui me rapprochait des sonneurs.

Je n'y retrouvai point mes camarades, mais quant aux sonneurs, je n'eus
pas fait vingt-cinq pas que j'entendis leur vacarme de beaucoup plus
près que je n'avais fait la première fois, et bientôt une clarté trouble
me fit voir que je débouchais dans un grand caveau rond qui avait trois
ou quatre sorties noires comme la gueule de l'enfer.

Je m'étonnai de voir clair ou peu s'en faut dans un endroit voûté où ne
se trouvait aucun luminaire, et, me baissant, je reconnus que cette
lueur venait du dessous et perçait le sol où je marchais. J'observai
aussi que ce sol se renflait en voûte sous mes pieds, et, craignant
qu'il ne fût point solide, je ne m'aventurai point au mitant, mais,
suivant le mur, je m'avisai de plusieurs crevasses où, en me couchant
par terre, je collai ma vue bien commodément et vis tout ce qui se
passait dans un autre caveau rond, placé juste au-dessous de celui où
j'étais.

C'était, comme j'ai su après, un ancien cachot, attenant à celui de la
grande oubliette dont la bouche se voyait encore, il n'y a pas trente
ans, dans les salles hautes du château. Je m'en doutai bien, à voir les
débris d'ossements qu'on y avait dressés en manière d'épouvantail, avec
des cierges de résine plantés dans des crânes au fond de l'enceinte.
Joseph était là tout seul, les yeux débandés, les bras croisés, aussi
tranquille que je l'étais peu, et paraissant écouter avec mépris le
tintamarre des dix-huit musettes qui braillaient toutes ensemble,
prolongeant la même note en manière de rugissement. Cette musique
d'enragés venait de quelque cave voisine, où les sonneurs se tenaient
cachés, et où, sans doute, ils savaient qu'un écho singulier trentuplait
la résonnance; moi, qui n'en savais rien et qui ne m'en avisai que par
réflexion, je pensai d'abord qu'il y avait là tous les cornemuseux du
Berry, de l'Auvergne et du Bourbonnais rassemblés.

Quand ils se furent soûlés de faire ronfler leurs instruments, ils se
mirent à pousser des cris et des miaulements qui, répétés par ces échos,
paraissaient être ceux d'une grande foule mêlée d'animaux furieux de
toute espèce; mais à tout cela, Joseph, qui était véritablement un homme
comme j'en ai peu vu dans les paysans de chez nous, se contentait, de
lever les épaules et de bâiller, comme ennuyé d'un jeu d'imbéciles.

Son courage passait en moi, et je commençais à vouloir rire de la
comédie, quand un petit bruit me fît tourner la tête, et je vis, juste
derrière moi, à l'entrée de la galerie par où j'étais venu, une figure
qui me glaça les sens.

C'était comme un seigneur des temps passés, portant une cuirasse de fer,
une pique bien affilée et des habits de cuir d'une mode qu'on ne voit
plus. Mais le plus affreux de sa personne était sa figure, qui offrait
la véritable ressemblance d'une tête de mort.

Je me remis un peu, me disant que c'était un déguisement pris par un de
la bande pour éprouver Joseph; mais, en y pensant mieux, je vis que le
danger était pour moi, puisque dans ce cas, me trouvant aux écoutes, il
allait me faire un mauvais parti.

Mais, encore qu'il pût me voir comme je le voyais, il ne bougea point et
resta planté à la manière d'un fantôme, moitié dans l'ombre, moitié dans
la clarté qui venait d'en bas; et comme cette clarté allait et venait
selon qu'on l'agitait, il y avait des moments où, ne le distinguant
plus, je croyais l'avoir eu seulement dans ma tête; mais tout d'un coup,
il reparaissait clairement, sauf ses jambes qui restaient toujours dans
l'obscur, derrière une espèce de marche, de telle sorte que je
m'imaginais le voir flotter comme une figure de nuages.

Je ne sais combien de minutes je passai à me tourmenter de cette vision,
ne pensant plus du tout à épier Joseph, et craignant de devenir fou pour
avoir tenté plus qu'il n'était en moi d'affronter. Je me souvenais
d'avoir vu, dans les salles du château, une vieille peinture qu'on
disait être le portrait d'un ancien guerrier bien mal commode, que le
seigneur du lieu, lequel était son propre frère, avait fait jeter en
l'oubliette. Le revêtissement de fer et de cuir que j'avais là devant
moi, sur une figure de mort desséchée, était si ressemblant à celui de
l'image peinte, que l'idée me venait bien naturellement d'une âme en
colère et en peine, qui venait épier la profanation de son sépulcre, et
qui, peut-être bien, en marquerait son déplaisir d'une manière ou de
l'autre.

Ce qui me rendit mon calcul assez raisonnable, c'est que cette âme ne me
disait rien et ne s'occupait point de moi, connaissant peut-être que je
n'étais point là à mauvaises intentions contre sa pauvre carcasse.

Un bruit différent des autres arracha pourtant mes yeux du charme qui
les retenait. Je regardai dans le caveau où était Joseph, et j'y vis une
autre chose bien laide et bien étrange.

Joseph était toujours debout et assuré, en face d'un être abominable,
tout habillé de peau de chien, portant des cornes dans une tête
chevelue, avec une figure rouge, des griffes, une queue, et faisant
toutes les sauteries et grimaces d'un possédé. C'était fort vilain à
voir, et cependant je n'en fus pas longtemps la dupe, car il avait beau
changer sa voix, il me semblait reconnaître celle de Doré-Fratin, le
cornemuseux de Pouligny, un des hommes les plus forts et les plus
batailleurs de nos alentours.

--Tu as beau répondre, disait-il à Joseph, que tu te ris de moi et que
tu n'as aucune peur de l'enfer, je suis le roi des musiqueux et, sans ma
permission, tu n'exerceras point que tu ne m'aies vendu ton âme.

Joseph lui répondit:--Qu'est-ce qu'un diable aussi sot que vous ferait
de l'âme d'un musicien? Il ne s'en pourrait point servir.

--Fais attention à tes paroles, dit l'autre. Ne sais-tu point qu'il faut
ici se donner au diable, ou être plus fort que lui?

--Oui, oui, répliqua Joseph. Je sais la sentence: il faut tuer le
diable, ou que le diable vous tue.

Sur ce mot-là, je vis Huriel et son père sortir d'une voûte de côté et
s'approcher du diable comme pour, lui parler; mais ils furent retenus
par les autres sonneurs qui se montrèrent autour de lui; et Carnat le
père, s'adressant à Joseph:

--On voit, lui dit-il, que tu ne redoutes pas les sortiléges et on t'en
tiendra quitte, si tu te veux conformer à l'usage, qui est de battre le
diable, en marque de refus que tu fais chrétiennement de te soumettre à
lui.

--Si le diable veut être bien étrillé, répliqua Joseph, donnez-m'en la
permission vitement, et il verra si sa peau est plus dure que la mienne.
Quelles sont les armes?

--Aucune autre que les poings, répondit Carnat.

--C'est en franc jeu, j'espère? dit le grand bûcheux. Joseph ne prit pas
le temps de s'en assurer, et encolèré du jeu qu'on faisait de lui, il
sauta sur le diable, lui arracha sa coiffure et le prit au corps si
résolument qu'il le jeta par terre et tomba dessus.

Mais il se releva aussitôt, et il me sembla qu'il poussait un cri de
surprise et de souffrance; mais toutes les musettes se mirent à jouer,
sauf celles d'Huriel et de son père, lesquels faisaient semblant, et
regardaient le combat d'un air de doute et d'inquiétude.

Cependant Joseph roulait le diable et paraissait le plus fort; mais je
trouvais en lui une rage qui ne me paraissait point naturelle et qui me
faisait craindre que, par trop de violence, il ne se mît dans son tort.
Les sonneurs semblaient l'y aider, car, au lieu de secourir leur
camarade, trois fois renversé, ils tournaient autour de la lutte,
sonnant toujours et frappant des pieds pour l'exciter à tenir bon.

Tout d'un coup, le grand bûcheux sépara les combattants en allongeant un
coup de bâton sur les pattes du diable, et menaçant de faire mieux la
seconde fois, si on ne l'écoutait parler. Huriel accourut à son côté, le
bâton levé aussi, et tous les autres s'arrêtant de tourner et de sonner,
il se fit un repos et un silence.

Je vis alors que Joseph, vaincu par la douleur, essuyait ses mains
déchirées et sa figure couverte de sang, et que si Huriel ne l'eût
retenu dans ses bras, il serait tombé sans connaissance, tandis que
Doré-Fratin jetait son attirail, soufflait de chaud, et n'essuyait en
ricanant que la sueur d'un peu de fatigue.

--Qu'est-ce à dire? s'écria Carnat, venant d'un air de menace contre le
grand bûcheux. Êtes-vous un faux frère? De quel droit mettez-vous
empêchement aux épreuves?

--J'y mets empêchement à mes risques et à votre honte, répliqua le grand
bûcheux. Je ne suis pas un faux frère, et vous êtes de méchants maîtres,
aussi traîtres que dénaturés. Je m'en doutais bien, que vous nous
trompiez, pour faire souffrir et peut-être blesser dangereusement ce
jeune homme! Vous le haïssez, parce que vous sentez qu'il vous serait
préféré, et que là où il se ferait entendre, on ne voudrait plus vous
écouter. Vous n'avez pas osé lui refuser la maîtrise, parce que tout le
monde vous l'eût reproché comme une injustice trop criante; mais, pour
le dégoûter de pratiquer dans les paroisses dont vous avez fait
usurpation, vous lui rendez les épreuves si dures et si dangereuses
qu'aucun de vous ne les aurait supportées si longtemps.

--Je ne sais pas ce que vous voulez dire, répondit le vieux doyen,
Pailloux de Verneuil, et les reproches que vous nous faites ici en
présence d'un aspirant sont d'une insolence sans pareille. Nous ne
savons pas comment on pratique la réception dans vos pays, mais ici,
nous sommes dans nos coutumes et ne souffrirons pas qu'on les blâme.

--Je les blâmerai, moi, dit Huriel, qui étanchait toujours le sang de
Joseph avec son mouchoir, et, l'ayant assis sur son genou, l'aidait à
revenir. Ne pouvant et ne voulant vous faire connaître hors d'ici, à
cause du serment qui me fait votre confrère, je vous dirai, au moins, en
face, que vous êtes des bourreaux. Dans nos pays, on se bat avec le
diable par pur amusement et en ayant soin de ne se faire aucun mal. Ici,
vous choisissez le plus fort d'entre vous et vous lui laissez des armes
cachées dont il cherche à crever les yeux et percer les veines. Voyez!
ce jeune homme est abîmé, et, dans la colère où l'avait mis votre
méchanceté, il s'y serait fait tuer, si nous ne l'eussions arrêté.
Qu'en auriez-vous fait alors? Vous l'eussiez donc jeté en cette caverne
d'oubli, où ont péri tant d'autres pauvres malheureux dont les ossements
devraient se redresser pour vous reprocher d'être aussi méchants que vos
anciens seigneurs?

Cette parole d'Huriel me rappela l'apparition que j'avais oubliée, et je
me retournai pour voir si son invocation l'attirerait à lui. Je ne la
vis plus, et pensai à trouver le chemin du caveau d'en bas, où, d'un
moment à l'autre, je sentais bien devoir être utile à mes amis.

Je trouvai tout de suite l'escalier et le descendis, jusqu'à l'entrée,
ou je ne songeai même pas à me tenir caché, tant il y avait là de
dispute et de confusion, qui ne permettaient pas de faire attention à
moi.

Le grand bûcheux avait ramassé la casaque de peau de bête, et montrait
comme quoi elle était garnie de pointes, comme une carde à étriller les
boeufs, et les mitaines que ce faux diable portait encore avaient, à la
paume des mains, de bons clous bien assujettis, la pointe en dehors. Les
autres étaient furieux de se voir blâmer devant Joseph.--Voilà bien du
bruit pour des égratignures, disait Carnat. N'est-il point dans l'ordre
que le diable ait des ongles! et cet innocent, qui l'a attaqué sans
prudence, ne savait-il point qu'on ne joue pas avec lui sans s'y faire
échaffrer un peu le museau? Allons, allons, ne le plaignez point tant,
ce n'est rien; et puisqu'il en a assez, qu'il se retire et confesse
qu'il n'est point de force à se divertir avec nous; partant, qu'il ne
saurait être de notre compagnie en aucune manière.

--J'en serai! dit Joseph, qui, en s'arrachant des bras d'Huriel, montra
qu'il avait la poitrine ensanglantée et sa chemise déchirée. J'en serai
malgré vous! J'entends que la bataille recommence, et il faudra que l'un
de nous reste ici.

--Et moi, je m'y oppose, dit le grand bûcheux, et j'ordonne que ce jeune
homme soit déclaré vainqueur, ou bien je jure d'amener dans ce pays une
bande de sonneurs, qui feront connaître la manière de se comporter, et
y rétabliront la justice.

--Vous? dit Fratin, en tirant une manière d'épieu de la ceinture. Vous
pourrez le faire, mais non pas sans porter de nos marques, à seules fins
qu'on puisse donner foi à vos rapports.

Le grand bûcheux et Huriel se mirent en défense. Joseph se jeta sur
Fratin pour lui arracher son épieu, et je ne fis qu'un saut pour les
joindre; mais, devant qu'on eût pu échanger des coups, la figure qui
m'avait tant troublé se montra sur le seuil de l'oubliette; étendit sa
pique et s'avança d'un pas qui suffit pour donner la frayeur aux
malintentionnés. Et, comme on s'arrêtait, morfondu de crainte et
d'étonnement, on entendit une voix plaintive, qui récitait la prose des
morts dans le fond de l'oubliette.

C'en fut assez pour démonter la confrérie, et l'un des sonneurs s'étant
écrié: «Les morts! les morts qui se lèvent!» tous prirent la fuite,
pêle-mêle, criant et se poussant, par toutes les issues, sauf celle de
l'oubliette, où apparaissait une autre figure couverte d'un suaire,
toujours psalmodiant de la manière la plus lamentable qui se puisse
imaginer. Si bien qu'en une minute, nous nous trouvâmes sans ennemis, le
guerrier ayant jeté son casque et son masque, et nous montrant la figure
réjouie de Benoît, tandis que le carme, déroulant son suaire, se tenait
les côtes à force de rire.

--Que le bon Dieu me pardonne la mascarade! disait-il; mais je l'ai
faite à bonne intention, et il me semble que ces coquins méritaient
qu'on leur donnât une bonne leçon, pour leur apprendre à se moquer du
diable, dont ils ont plus de peur que ceux à qui ils le font voir.

--J'en étais bien sûr, moi, disait Benoît, qu'en voyant notre comédie,
ils trembleraient au beau milieu de la leur.

Mais alors, avisant le sang et les blessures de Joseph, il s'inquiéta de
lui et lui montra tant d'intérêt, que cela, joint au secours qu'il lui
apportait, me prouva son amitié pour lui et son bon coeur, dont j'avais
douté.

Tandis que nous nous assurions que Joseph n'avait pas de mal trop
profond, le carme nous racontait comme quoi le sommelier du château lui
avait dit avoir coutume de permettre aux sonneurs et autres joyeuses
confréries de faire leurs cérémonies dans les souterrains. Ceux où nous
étions se trouvaient assez distants des bâtiments habités par la
demoiselle dame de Saint-Chartier, pour qu'elle n'entendît pas le bruit,
et, dans tous les cas, elle n'eût fait qu'en rire, car on n'imaginait
point qu'il s'y pût mêler de la méchanceté; mais Benoît, qui se doutait
de quelque mauvais dessein, avait demandé au même sommelier un
déguisement et les clefs des souterrains, et c'est ainsi qu'il se
trouvait là si à point pour écarter le danger.

--Eh bien, lui dit le grand bûcheux, merci pour votre assistance; mais
je regrette que l'idée vous en soit venue, car ces gens sont capables de
m'accuser de l'avoir réclamée, et, par là, d'avoir trahi les secrets de
mon métier. Si vous m'en croyez, nous partirons sans bruit, et leur
laisserons croire qu'ils ont vu des fantômes.

--D'autant plus, dit Benoît, que leur rancune pourrait me retirer leur
consommation, qui n'est pas peu de chose. Pourvu qu'ils n'aient point
reconnu Tiennet? Et comment diable, à propos, Tiennet se trouve-t-il là?

--Ne l'avez-vous pas amené? dit Huriel.

--Vraiment non, répondis-je. Je suis venu pour mon compte, à cause de
toutes les histoires qu'on faisait sur vos diableries. J'étais curieux
de les voir; mais je vous jure qu'ils avaient l'esprit trop égaré et la
vue trop trouble pour me reconnaître.

Nous allions partir, quand des bruits de voix écolérées et des tumultes
sourds, comme ceux d'une querelle, se firent entendre.

--Oui-dà! dit le carme, qu'y a-t-il encore? Je crois qu'ils reviennent
et que nous n'en avons pas uni avec eux. Et vile! reprenons nos
déguisements!

--Laissez faire, dit Benoît, prêtant l'oreille; je vois ce que c'est.
J'ai rencontré, en venant ici par les caves du château, quatre ou cinq
gaillards dont un m'est connu. C'est Léonard, votre ouvrier bourbonnais,
père Bastien. Ces jeunes gens venaient aussi par curiosité sans doute;
mais ils s'étaient égarés dans les caveaux et n'étaient pas bien
rassurés. Je leur ai donné ma lanterne en leur disant de m'attendre. Ils
auront été rencontrés par les sonneurs en déroute, et ils s'amusent à
leur donner la chasse.

--La chasse pourrait bien être pour eux, dit Huriel, s'ils ne sont pas
en nombre. Allons-y voir!

Nous nous y disposions, quand les pas et le bruit se rapprochant, nous
vîmes rentrer Carnat, Doré-Fratin et une bande de huit autres qui,
ayant, en effet, échangé quelques bonnes tapes avec mes camarades,
étaient revenus de leur poltronnerie et comprenaient qu'ils avaient
affaire à de bons vivants. Ils se retournèrent contre nous, accablant
les Huriel de reproches pour les avoir trahis et fait tomber dans une
embûche. Le grand bûcheux s'en défendit, et le carme voulut mettre la
paix en prenant tout sur son compte et en leur reprochant leurs torts;
mais ils se sentaient en force, parce qu'à tout moment il en arrivait
d'autres pour les soutenir, et quand ils se virent à peu près au
complet, ils élevèrent le ton et commencèrent à passer des insultes aux
menaces et des menaces aux coups. Sentant qu'il n'y avait pas moyen
d'éviter la rencontre, d'autant plus qu'ils avaient bu beaucoup
d'eau-de-vie pendant les épreuves et ne se connaissaient plus guère,
nous nous mîmes en défense, serrés les uns contre les autres, et faisant
face à l'ennemi de tous côtés, comme se tiennent les boeufs quand une
bande de loups les attaque au pâturage. Le carme y ayant perdu sa morale
et son latin, y perdit aussi sa patience, car, s'emparant du bourdon
d'une musette tombée dans la bagarre, il s'en servit aussi bien qu'homme
peut faire pour défendre sa peau.

Par malheur, Joseph était affaibli de la perte de son sang, et Huriel,
qui avait toujours dans le coeur la mort de Malzac, craignait plus de
faire du mal que d'en recevoir. Tout occupé de protéger son père, qui y
allait comme un lion, il se mettait en grand danger. Benoît s'escrimait
très-bien pour un homme qui sort de maladie; mais, en somme, nous
n'étions que six contre quinze ou seize, et, comme le sang commençait à
se montrer, la rage venait, et je vis qu'on ouvrait les couteaux. Je
n'eus que le temps de me jeter devant le grand bûcheux qui, répugnant
encore à tirer l'arme tranchante, était l'objet de la plus grosse
rancune. Je reçus un coup dans le bras, que je ne sentis quasiment
point, mais qui me gêna pourtant bien pour continuer, et je voyais la
partie perdue, quand, par bonheur, mes quatre camarades, se décidant à
venir au bruit, nous apportèrent un renfort suffisant, et mirent en
fuite, pour la seconde fois, et pour la dernière, nos ennemis épuisés,
pris par derrière, et ne sachant point si ce serait le tout.

Je vis que la victoire nous restait, qu'aucun de mes amis n'avait grand
mal, et m'apercevant tout d'un coup que j'en avais trop reçu pour un
homme tout seul, je tombai comme un sac, et ne connus ni ne sentis plus
aucune chose de ce monde.




Trente et unième veillée.


Quand je me réveillai, je me vis couché dans un même lit avec Joseph; et
il me fallut un peu de peine pour réclamer mes esprits. Enfin, je connus
que j'étais en la propre chambre de Benoît, que le lit était bon, les
draps bien blancs, et que j'avais au bras la ligature d'une saignée. Le
soleil brillait sur les courtines jaunes, et, sauf une grande faiblesse,
je ne sentais aucun mal. Je me tournai vers Joseph, qui avait bien des
marques, mais aucune dont il dût rester dévisagé, et qui me dit en
m'embrassant:--Eh bien, mon Tiennet, nous voilà comme autrefois, quand,
au retour du catéchisme, nous nous reposions dans un fossé, après nous
être battus avec les gars de Verneuil? Comme dans ce temps-là, tu m'as
défendu à ton dommage, et, comme dans ce temps-là, je ne sais point t'en
remercier comme tu le mérites; mais en tout temps, tu as deviné
peut-être que mon coeur n'est pas si chiche que ma langue.--Je l'ai
toujours pensé, mon camarade, lui répondis-je en l'embrassant aussi, et
si je t'ai encore une fois secouru, j'en suis content. Cependant, il
n'en faut pas prendre trop pour toi. J'avais une autre idée... Je
m'arrêtai, ne voulant point céder à la faiblesse de mes esprits, qui
m'aurait, pour un peu, laissé échapper le nom de Thérence; mais une main
blanche tira doucement la courtine, et je vis devant moi la propre image
de Thérence qui se penchait vers moi, tandis que la Mariton, passant
dans la ruelle, caressait et questionnait son fils.

Thérence se pencha sur moi, comme je vous dis, et moi, tout saisi,
croyant rêver, je me soulevais pour la remercier de sa visite et lui
dire que je n'étais point en danger, quand, sot comme un malade et
rougissant comme, une fille, je reçus d'elle le plus beau baiser qui ait
jamais fait revenir un mort.

--Qu'est-ce que vous faites, Thérence? m'écriai-je en lui empoignant les
mains que j'aurais quasi mangées; voulez-vous donc me rendre fou?

--Je veux vous remercier et aimer toute ma vie, répondit-elle, car vous
m'avez tenu parole; vous m'avez renvoyé mon père et mon frère sains et
saufs, dès ce matin, et je sais tout ce que vous avez fait, tout ce qui
vous est arrivé pour l'amour d'eux et de moi. Aussi me voilà pour ne
plus vous quitter tant que vous serez malade.

--À la bonne heure, Thérence, lui dis-je en soupirant: c'est plus que je
ne mérite. Fasse donc le bon Dieu que je ne guérisse point, car je ne
sais ce que je deviendrais après.

--Après? dit le grand bûcheux, qui venait d'entrer avec Huriel et
Brulette. Voyons, ma fille, que ferons-nous de lui après?

--Après? dit Thérence, rougissant en plein pour la première fois.

--Allons! allons! Thérence la sincère, reprit le grand bûcheux, parlez
comme il convient à la fille qui n'a jamais menti.

--Eh bien, mon père, dit Thérence, _après_, je ne le quitterai pas
davantage.

--Ôtez-vous de là! m'écriai-je, fermez les rideaux, je me veux habiller,
lever, et puis sauter, chanter et danser; je ne suis point malade, j'ai
le paradis dans l'âme... Mais, disant cela, je retombai en faiblesse, et
ne vis plus que dans une manière de rêve, Thérence, qui me soutenait
dans ses bras et me donnait des soins.

Le soir, je me sentis mieux; Joseph était déjà sur pied, et j'aurais pu
y être aussi, mais on ne le souffrit point, et force me fut de passer la
veillée au lit, tandis que mes amis causaient dans la chambre, et que ma
Thérence, assise à mon chevet, m'écoutait doucement et me laissait lui
répandre en paroles tout le baume dont j'avais le coeur rempli.

Le carme causait avec Benoît, tous deux arrosant la conversation de
quelques pichets de vin blanc, qu'ils avalaient en guise de tisane
rafraîchissante. Huriel causait avec Brulette en un coin; Joseph avec sa
mère et le grand bûcheux.

Or Huriel disait à Brulette:

--Je t'avais bien dit, le premier jour que je te vis, en te montrant ton
gage à mon anneau d'oreille: «Il y restera toujours, à moins que
l'oreille n'y soit plus.» Eh bien, l'oreille, quoique fendue dans la
bataille, y est encore, et l'anneau, quoique brisé, le voilà, avec le
gage un peu bosselé. L'oreille guérira, l'anneau sera ressoudé, et tout
reprendra sa place, par la grâce de Dieu.

La Mariton disait au grand bûcheux:

--Eh bien, qu'est-ce qui va résulter de cette bataille, à présent? Ils
sont capables de m'assassiner mon pauvre enfant, s'il essaye de
cornemuser dans le pays?

--Non, répondait le grand bûcheux; tout s'est passé pour le mieux, car
ils ont reçu une bonne leçon, et il s'y est trouvé assez de témoins
étrangers à la confrérie pour qu'ils n'osent plus rien tenter contre
Joseph et contre nous. Ils sont capables de faire le mal quand cela se
passe entre eux, et qu'ils ont, par force ou par amitié, arraché à un
aspirant le serment de se taire. Joseph n'a rien juré; il se taira parce
qu'il est généreux, Tiennet aussi, de même que mes jeunes bûcheux par
mon conseil et mon commandement. Mais vos sonneurs savent bien que s'ils
touchaient, à présent, à un cheveu de nos têtes, les langues seraient
déliées et l'affaire irait en justice.

Et le carme disait à Benoît:

--Je ne saurais point rire avec vous de l'aventure, depuis que j'y ai eu
un accès de colère dont il me faudra faire confession et pénitence. Je
leur pardonne bien les coups qu'ils ont essayé de me porter, mais non
ceux qu'ils m'ont forcé de leur appliquer. Ah! le père prieur de mon
couvent a bien raison de me tancer quelquefois, et de me dire qu'il faut
combattre en moi non-seulement le vieil homme, mais encore le vieux
paysan, c'est-à-dire celui qui aime le vin et la bataille. Le vin,
continua le carme en soupirant et en remplissant son verre jusqu'aux
bords, j'en suis corrigé, Dieu merci! mais je me suis aperçu cette nuit
que j'avais encore le sang querelleur et qu'une tape me rendait furieux.

--N'étiez-vous point là en état et en droit de légitime défense? dit
Benoît. Allons donc! vous avez parlé aussi bien que vous deviez, et
n'avez levé le bras que quand vous y avez été forcé.

--Sans doute, sans doute, répondit le carme; mais mon malin diable de
père prieur me fera des questions. Il me tirera les vers du nez, et je
serai forcé de lui confesser qu'au lieu d'y aller avec réserve et à
regret, je me suis laissé emporter au plaisir de taper comme un sourd,
oubliant que j'avais le froc au dos, et m'imaginant être au temps où,
gardant les vaches avec vous, dans les prairies du Bourbonnais, j'allais
cherchant querelle aux autres pâtours pour la seule vanité mondaine de
montrer que j'étais le plus fort et le plus têtu.

Joseph ne disait rien, et sans doute il souffrait de voir deux couples
heureux qu'il n'avait plus le droit de bouder, ayant reçu d'Huriel et de
moi si bonne assistance.

Le grand bûcheux, qui avait pour lui, en plus, un faible de musicien,
l'entretenait dans ses idées de gloire. Il faisait donc de grand efforts
pour voir sans jalousie le contentement des autres, et nous étions
forcés de reconnaître qu'il y avait, dans ce garçon si fier et si froid,
une force d'esprit peu commune pour se vaincre.

Il resta caché, ainsi que moi, dans la maison de sa mère, jusqu'à ce que
les marques de la bataille fussent effacées; car le secret de l'affaire
fut gardé par mes camarades, avec menaces aux sonneurs toutefois, de la
part de Léonard, qui se conduisit très-sagement et très-hardiment avec
eux, de tout révéler aux juges du canton, s'ils ne se rangeaient à la
paix, une fois pour toutes.

Quand ils furent tous debout, car il y en avait eu plus d'un de bien
endommagé, et notamment le père Carnat, à qui il paraît que j'avais
démanché le poignet, les paroles furent échangées et les accords
conclus. Il fut décidé que Joseph aurait plusieurs paroisses, et il se
les fit adjuger, encore qu'il eût l'intention de n'en point jouir.

Je fus un peu plus malade que je ne croyais, non tant à cause de ma
blessure, qui n'était pas bien grande, ni des coups dont on m'avait
assommé le corps, que de la saignée trop forte que le carme m'avait
faite à bonne intention. Huriel et Brulette eurent l'amitié bien
charmante de vouloir retarder leur mariage, à seules fins d'attendre le
mien; et un mois après, les deux noces se firent ensemble, mêmement les
trois, car Benoît voulut rendre le sien public et en célébrer la fête
avec la nôtre. Ce brave homme, heureux d'avoir un héritier si bien élevé
par Brulette, essaya de lui faire accepter un don de conséquence; mais
elle le refusa obstinément, et se jetant aux bras de la Mariton:

--Ne vous souvient-il donc plus, s'écria-t-elle, que cette femme-là m'a
servi de mère pendant une douzaine d'années, et croyez-vous que je
puisse accepter de l'argent quand je ne suis pas encore quitte envers
elle?

--Oui, dit la Mariton; mais ton éducation a été tout honneur et tout
plaisir pour moi, tandis que celle de mon Charlot t'a causé des affronts
et des peines.

--Ma chère amie, répondit Brulette, ceci est la chose qui remet un peu
d'égalité dans nos comptes. J'aurais souhaité pouvoir faire le bonheur
de votre Joset en retour de vos bontés pour moi; mais cela n'a pas
dépendu de mon pauvre coeur, et dès lors, pour vous compenser de la
peine que je lui causais, je devais bien m'exposer à souffrir pour
l'amour de votre autre enfant.

--Voilà une fille!... s'écria Benoît, essuyant ses gros yeux ronds qui
n'étaient point sujets aux larmes. Oui, oui, voilà une fille!... Et il
n'en pouvait dire davantage.

Pour se venger des refus de Brulette, il voulut faire les frais de sa
noce, et celle de la mienne par-dessus le marché. Et comme il n'y
épargna rien et y invita au moins deux cents personnes, il y fut pour
une grosse somme, de laquelle il ne marqua jamais aucun regret.

Le carme nous avait fait trop bonne promesse pour y manquer, d'autant
plus que son père prieur l'ayant mis à l'eau pendant un mois pour sa
pénitence, le jour de nos noces fut celui où l'interdit était levé de
son gosier. Il n'en abusa point, et se comporta d'une manière si
aimable, que nous fîmes tous avec lui la même amitié qu'il y avait entre
lui, Huriel et Benoît.

Joseph alla bien courageusement jusqu'au jour des noces. Le matin, il
fut pâle et comme accablé de réflexions; mais, en sortant de l'église,
il prit la musette des mains de mon beau-père et joua une marche de
noces qu'il avait composée, la nuit même, à notre intention. C'était une
si belle chose de musique, et il y fut donné tant d'acclamation, que son
chagrin se dissipa, qu'il sonna triomphalement ses plus beaux airs de
danse et se perdit dans son délice tout le temps que dura la fête.

Il nous suivit ensuite au Chassin, et là, le grand bûcheux, ayant réglé
toutes nos affaires:--Mes enfants, vous voilà heureux et riches pour des
gens de campagne; je vous laisse l'affaire de cette futaie, qui est une
belle affaire, et tout ce que je possède d'ailleurs est à vous. Vous
allez passer ici quasiment le reste de l'année, et vous déciderez,
pendant ce temps-là, de vos plans de campagnes pour l'avenir. Vous êtes
de pays différents et vous avez des goûts et des habitudes divers.
Essayez-vous à la vie que chacun de vous doit procurer à sa femme pour
la rendre heureuse de tous points et ne lui pas faire regretter des
unions si bien commencées. Je reviendrai dans un an. Tâchez que j'aie
deux beaux petits enfants à caresser. Vous me direz alors ce que vous
aurez réglé. Prenez votre temps, telle chose paraît bonne aujourd'hui
qui paraît pire ou meilleure le lendemain.

--Et où donc allez-vous, mon père? dit Thérence en l'entourant de ses
bras avec frayeur.

--Je vas musiquer un peu par les chemins avec Joseph, répondit-il, car
il a besoin de cela, et moi, il y a trente ans que j'en jeûne.

Ni larmes ni prières ne le purent retenir, et nous leur fîmes la
conduite jusqu'à moitié chemin de Sainte-Sevère. Là, tandis que nous
embrassions le grand bûcheux avec beaucoup de chagrin, Joseph nous
dit:--Ne vous désolez point. C'est à moi, je le sais, qu'il sacrifie la
vue de votre bonheur, car il a pour moi aussi le coeur d'un père, et il
sait que je suis le plus à plaindre de ses enfants; mais peut-être
n'aurai-je pas longtemps besoin de lui, et j'ai dans l'idée que vous le
reverrez plus tôt qu'il ne le croit lui-même.

Là-dessus, pliant les genoux devant ma femme et devant celle d'Huriel:

--Mes chères soeurs, dit-il, je vous ai offensées l'une et l'autre, et
j'en ai été assez puni par mes pensées. Ne me voulez-vous point
pardonner, afin que je me pardonne et m'en aille plus tranquille?

Toutes deux l'embrassèrent de grande affection, et il vint ensuite à
nous, nous disant, avec une surprenante abondance de coeur, les
meilleures et les plus douces paroles qu'il eût dites de sa vie, nous
priant aussi de lui pardonner ses fautes et de garder mémoire de lui.

Nous montâmes sur une hauteur pour les voir le plus longtemps possible.
Le grand bûcheux sonnait généreusement dans sa musette, et, de temps en
temps, se retournait pour agiter son bonnet et nous envoyer des baisers
avec la main.

Joseph ne se retourna point. Il marchait en silence et la tête baissée,
comme brisé ou recueilli. Je ne pus m'empêcher de dire à Huriel que je
lui avais trouvé sur la figure, au moment du départ, ce je ne sais quoi
que j'y avais remarqué souvent dans sa première jeunesse, et qui est,
chez nous, réputé la physionomie d'un homme frappé d'un mauvais destin.

Les larmes de la famille se séchèrent peu à peu dans le bonheur et
l'espérance. Ma belle chère femme y fit plus d'effort que les autres;
car, n'ayant jamais quitté son père, elle semblait perdre avec lui la
moitié de son âme, et je vis bien que, malgré son courage, son amitié
pour moi, et le bonheur que lui donna bientôt l'espoir d'être mère, il
lui manquait toujours quelque chose après quoi elle soupirait en secret.

Aussi, je songeais sans cesse à arranger ma vie de manière à nous réunir
avec le grand bûcheux, dussé-je vendre mon bien, quitter ma famille, et
suivre ma femme où il lui plairait d'aller.

Il en était de même de Brulette, qui se sentait résolue à ne consulter
que les goûts de son mari, surtout quand son grand-père, après une
courte maladie, se fut éteint bien tranquillement comme il avait vécu,
au milieu de nos soins et des caresses de sa chère enfant.

--Tiennet, me disait-elle souvent, il faudra, je le vois, que le Berry
soit vaincu en nous par le Bourbonnais. Huriel aime trop cette vie de
force et de changement d'air, pour que nos plaines dormantes lui
plaisent. Il me donne trop de bonheur pour que je lui souffre quelque
regret caché. Je n'ai plus de famille chez nous; tous mes amis, hormis
toi, m'y ont fait des peines, je ne vis plus que dans Huriel. Où il sera
bien, c'est la que je me sentirai le mieux.

L'hiver nous trouva encore au bois du Chassin. Nous avions bien gâté ce
bel endroit dont la futaie de chênes était le plus grand ornement. La
neige couvrait les cadavres de ces beaux arbres dépouillés par nous et
jetés tous, la tête en avant, dans la rivière, qui les retenait, encore
plus froids et plus morts, dans la glace. Nous goûtions, Huriel et moi,
auprès d'un feu de copeaux que nos femmes venaient d'allumer pour y
réchauffer nos soupes, et nous les regardions avec bonheur, car toutes
deux étaient en train de tenir la promesse qu'elles avaient faite au
grand bûcheux de lui donner de la survivance.

Tout d'un coup elles s'écrièrent, et Thérence, oubliant qu'elle n'était
plus aussi légère qu'au printemps, s'élança quasi au travers du feu pour
embrasser un homme que nous cachait la fumée épaisse des feuilles
humides. C'était son brave homme de père, qui bientôt n'eut plus assez
de bras et de bouche pour répondre à toutes nos caresses. Après la
première joie, nous lui demandâmes nouvelles de Joseph et vîmes sa
figure s'obscurcir et ses yeux se remplir de larmes.

--Il vous l'avait annoncé, répondit-il, que vous me reverriez plus tôt
que je ne pensais! Il sentait comme un avertissement de son sort, et
Dieu, qui amollissait l'écorce de son coeur en ce moment-là, lui
conseillait sans doute de réfléchir sur lui-même.

Nous n'osions plus faire de questions. Le grand bûcheux s'assit, ouvrit
sa besace et en tira les morceaux d'une musette brisée.

--Voilà tout ce que je vous rapporte de ce malheureux enfant, dit-il. Il
n'a pu échapper à son étoile. Je pensais avoir adouci son orgueil, mais,
pour tout ce qui tenait de la musique, il devenait chaque jour plus
hautain et plus farouche. C'est ma faute, peut-être! Je voulais le
consoler des peines d'amour en lui montrant son bonheur dans son talent.
Il a goûté au moins les douceurs de la louange; mais à mesure qu'il s'en
nourrissait, la soif lui en venait plus acre. Nous étions loin: nous
avions poussé jusque dans les montagnes du Morvan, où il y a beaucoup de
sonneurs encore plus jaloux que ceux d'ici, mais non pas tant pour
leurs intérêts que pour leur amour-propre. Joseph a manqué de prudence,
il les a offensés en paroles, dans un repas qu'ils lui avaient offert
très-honnêtement et à bonnes intentions d'abord. Par malheur, je ne l'y
avais point suivi, me trouvant un peu malade, et n'ayant pas sujet de me
méfier de la bonne intelligence qu'il y avait entre eux au départ.
                
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