--Voilà une bonne raison, Brulette. Si c'est la Mariton que tu aimes
dans son fils, à la bonne heure; mais, alors, je souhaiterais d'avoir la
Mariton pour ma mère: ça me vaudrait encore mieux que d'être ton cousin.
--Laisse donc dire des sottises comme ça à mes autres galants, répondit
Brulette en rougissant un peu; car aucun compliment ne l'avait jamais
fâchée, encore qu'elle se donnât l'air d'en rire.
Et, comme nous sortions du champ, vis-à-vis de ma maison, elle y entra
avec moi pour dire bonjour à ma soeur.
Mais ma soeur était sortie et, à cause de ses moutons qui étaient sur le
chemin, Brulette ne la voulut pas attendre. Pour la retenir un peu,
j'inventai de lui retirer ses sabots pour en ôter les galoches de neige
et les embraiser; et, la tenant ainsi par les pattes, puisqu'elle fut
obligée de s'asseoir en m'attendant, j'essayai de lui dire, mieux que je
n'avais encore osé le faire, l'ennui que l'amour d'elle m'avait amassé
sur le coeur.
Mais voyez le diable! jamais je ne pus trouver le fin mot de ce
discours-là. J'aurais bien lâché le second et le troisième, mais le
premier ne put sortir. J'en avais la sueur au front. La fillette aurait
bien pu m'aider, si elle l'eût voulu, car elle connaissait l'air de ma
chanson; d'autres le lui avaient déjà seriné; mais, avec elle, il
fallait de la patience et du ménagement, et encore que je ne fusse point
tout à fait nouveau dans les discours de galanterie, ce que j'en avais
échangé avec d'autres moins difficiles que Brulette, à seules fins de
m'enhardir, ne m'avait rien enseigné de bon à dire à une jeunesse de
grand prix comme était ma cousine.
Tout ce que je sus faire fut de revenir sur la critique de son favori
Joset. Elle en rit d'abord, et peu à peu, voyant que j'en voulais faire
un blâme sérieux, elle prit un air plus sérieux encore.--Laissons ce
pauvre malheureux tranquille, dit-elle: il est assez à plaindre.
--Mais en quoi, et pourquoi? Est-il poitrinaire ou enragé, que tu crains
qu'on y touche?
--Il est pis que ça, répondit Brulette, il est égoïste.
Égoïste était un mot de monsieur le curé, que Brulette avait retenu et
qui n'était point usité chez nous de mon temps. Comme Brulette avait une
grande mémoire, elle disait comme cela quelquefois des paroles que
j'aurais pu retenir aussi, mais que je ne retenais point, et parlant,
n'entendais point.
J'eus la mauvaise honte de ne pas oser lui en demander l'explication et
d'avoir l'air de m'en payer. Je m'imaginai d'ailleurs que c'était une
maladie mortelle que Joseph avait, et qu'une si grande disgrâce
condamnait toutes mes injustices. Je demandai pardon à Brulette de
l'avoir tourmentée, ajoutant:
--Si j'avais su plus tôt ce que tu me dis, je n'aurais eu ni fiel ni
rancune contre ce pauvre garçon.
--Comment ne t'en es-tu jamais aperçu? reprit-elle. Ne vois-tu pas comme
il se laisse prévenir et obliger, sans avoir jamais l'idée d'en faire un
remercîment; comme le moindre oubli l'offense, comme la moindre
plaisanterie le choque, comme il boude et souffre à toute chose qui ne
serait point remarquée d'un autre, et comme il faut toujours mettre du
sien dans l'amitié qu'on a pour lui, sans qu'il comprenne que ce n'est
point son dû, mais le rendu qu'on fait à Dieu, pour l'amour du prochain?
--C'est donc l'effet de sa maladie? dis-je, un peu intrigué des
explications de Brulette.
--N'est-ce point la pire qu'on puisse avoir dans le coeur?
répondit-elle.
--Et sa mère sait-elle qu'il a comme ça dans le coeur une maladie sans
remède?
--Elle s'en doute bien, mais tu comprends que je ne lui en parle point,
de crainte de l'affliger.
--Et n'a-t-on point tenté quelque chose pour sa guérison?
--J'y ai fait et j'y ferai encore mon possible, répondit elle,
continuant un propos où l'on ne s'entendait pas du tout; mais je crois
que mes ménagements augmentent son mal.
--Il est bien vrai, ajoutai-je, après avoir réfléchi, que ce garçon a
toujours eu, dans son air, quelque chose de singulier. Ma grand'mère,
qui est morte, et tu sais qu'elle se piquait de connaissances sur
l'avenir, disait qu'il avait le malheur écrit sur la figure, et qu'il
était condamné à vivre dans les peines, ou à mourir dans la fleur de ses
ans, à cause d'une ligne qu'il avait dans le front; et, depuis ce
temps-là, je te confesse que quand Joset se chagrine, je crois voir
cette ligne de disgrâce, encore que je ne sache point où ma grand'mère
la voyait. Alors, j'ai comme peur de lui, ou plutôt de son destin, et je
me sens porté à lui épargner tout reproche et tout malaise, comme à
quelqu'un qui n'a pas longtemps à jouir de la vie.
--Bah! répondit Brulette en riant, voilà les rêveries de ma grand'tante;
je me les rappelle bien. Ne t'a-t-elle point dit aussi que les yeux
clairs, comme sont ceux de Joseph, voient les esprits et toutes choses
cachées? Mais moi, je n'en crois rien, non plus qu'au danger de mort
pour lui. On vit longtemps avec l'esprit fait comme il l'a; on se
soulage en tourmentant les autres, et on peut bien les enterrer tous, en
les menaçant à toute heure de se laisser mourir.
Je n'y comprenais plus rien, et j'allais questionner encore, quand
Brulette me redemanda ses chaussures où elle fourra lestement ses pieds,
bien que les sabots fussent si petits que je n'avais pas pu y fourrer ma
main. Alors, rappelant son chien et retroussant sa jupe, elle me laissa
tout soucieux et tout ébahi de ce qu'elle m'avait conté, et aussi peu
avancé avec elle que le premier jour.
Le dimanche ensuivant, comme elle partait pour la messe de
Saint-Chartier, où elle allait plus volontiers qu'à celle de notre
paroisse, à cause que l'on dansait sur la place entre la messe et les
vêpres, je lui demandai de l'accompagner.
--Non, me dit-elle, j'y vas avec mon grand-père, et il n'aime pas à me
voir suivie sur les chemins par un tas de galants.
--Je ne suis point un tas de galants, lui dis-je, je suis ton cousin,
et jamais mon oncle ne m'a ôté de son chemin.
--Eh bien, reprit-elle, ôte-toi du mien, pour aujourd'hui seulement; mon
père et moi nous voulons causer avec Joset, qui est là dans la maison et
qui doit nous suivre à la messe.
--C'est donc qu'il vient vous demander en mariage, et que vous êtes bien
aise de l'écouter?
--Est-ce que tu es fou, Tiennet? Après ce que je t'ai dit de Joset?
--Tu m'as dit qu'il avait une maladie qui le ferait vivre plus longtemps
qu'un autre, et je ne vois pas en quoi ça peut me tranquilliser.
--Te tranquilliser de quoi? fit Brulette étonnée. Quelle maladie? Où
as-tu égaré tes esprits? Allons, je crois que tous les hommes sont fous!
Et, prenant le bras de son grand-père qui venait à elle avec Joseph,
elle partit légère comme un duvet et gaie comme une fauvette, tandis que
mon brave homme d'oncle, qui ne voyait rien au-dessus d'elle, souriait
aux passants et avait l'air de leur dire: «Ce n'est pas vous qui avez
une fille pareille à montrer!»
Je les suivis de loin pour voir si Joseph se familiariserait avec elle
en chemin, s'il lui prendrait le bras, si le vieux les laisserait aller
ensemble. Il n'en fut rien. Joseph marcha tout le temps à la gauche de
mon oncle, tandis que Brulette marchait à droite, et ils avaient l'air
de causer sérieusement.
À la sortie de la messe, je demandai à Brulette de danser avec moi.--Oh!
tu t'y prends bien tard, me dit-elle, j'ai promis au moins quinze
bourrées, et il faudra que tu reviennes vers l'heure de vêpres.
Ce n'était pas Joseph qui, dans cette affaire-là, pouvait me donner du
dépit, car il ne dansait jamais, et, pour m'ôter celui de voir Brulette
entourée de ses autres amoureux, je suivis Joseph à l'auberge du _Boeuf
couronné_, où il allait voir sa mère et où je voulais tuer le temps avec
quelques amis.
J'étais un peu fréquentier du cabaret, comme je vous ai dit: non à cause
de la bouteille, qui ne m'a jamais mis hors de sens, mais pour l'amour
de la compagnie, de la causette et de la chanson. J'y trouvai plusieurs
garçons et filles de connaissance avec lesquels je m'attablai, tandis
que Joseph s'assit dans un coin, ne buvant goutte, ne disant mot, et se
tenant là pour contenter sa mère, qui, tout en allant et venant, était
bien aise de le voir et de lui dire un mot par-ci, par-là. Je ne sais
point si Joseph eût pensé à l'aider dans la peine qu'elle avait à servir
tant de monde; mais Benoît n'eût point souffert qu'un garçon si distrait
tournât et virât dans ses écuelles et dans ses bouteilles.
Vous n'êtes pas sans avoir entendu parler de défunt Benoît. C'était un
gros homme de haute mine, un peu rude en paroles, mais bon vivant et
beau diseur dans l'occasion. Il était assez juste pour faire de la
Mariton l'estime qu'il devait, car c'était, à vrai dire, la reine des
servantes, et jamais sa maison n'avait été mieux achalandée que depuis
qu'elle y régnait.
La chose que le père Brulet avait annoncée à cette femme n'était
cependant point arrivée. Le danger de son état l'avait guérie de la
coquetterie, et elle faisait respecter sa personne aussi bien que la
propriété de son bourgeois. Pour le vrai, c'était, avant tout, pour son
fils qu'elle avait rangé son idée à un travail et à une prudence plus
sévères que son naturel ne s'y portait de lui-même. C'était une si bonne
mère en cela, qu'au lieu de perdre de l'estime, elle s'en était attirée
davantage depuis qu'elle était servante de cabaret; et c'est là une
chose qui ne se voit point souvent dans nos campagnes, ni ailleurs, que
j'aie ouï dire.
En voyant Joseph plus blême et plus soucieux encore que d'habitude, je
ne sais comment ce que ma grand'mère m'avait dit de lui, joint à la
maladie, singulière dans mon idée, que lui imputait Brulette, me frappa
l'esprit et me toucha le coeur. Sans doute il me gardait rancune de
quelque parole dure qui m'était échappée. Je souhaitai la lui faire
oublier, et, le forçant à venir s'asseoir à notre tablée, je m'imaginai
de le griser un peu par surprise, pensant, comme tous ceux de mon âge,
qu'une petite fumée de vin blanc dans les esprits est souveraine pour
dissiper la tristesse.
Joseph, qui était peu attentionné aux actions d'autour de lui, laissa
remplir son verre et pousser son coude si souvent, que tout autre en
aurait senti l'effet. Pour ceux qui l'incitaient à boire, et qui
payèrent d'exemple sans réflexion, il y en eut bien vite trop; et, pour
moi, qui voulais garder mes jambes pour la danse, je m'arrêtai d'abord
que je sentis qu'il y en avait assez. Joseph tomba dans une grande
contemplation, appuya ses deux coudes sur la table et ne parut pas plus
lourd ni plus léger qu'auparavant.
On ne faisait plus attention à lui; chacun riait ou jacassait pour son
compte, et l'on se mit à chanter, comme on chante quand on a bu, chacun
dans son ton et dans sa mesure, une tablée disant son refrain à côté
d'une autre tablée qui dit le sien, et tout ça ensemble, faisant un
sabbat de fous à casser la tête, le tout pour se porter à rire et à
crier d'autant plus qu'on ne s'entend pas.
Joseph resta là sans broncher, nous regardant, d'un air étonné, un bon
bout de temps. Puis il se leva et partit sans rien dire.
Je pensai qu'il était peut-être malade, et je le suivis. Mais il
marchait droit et vite, comme un homme que le vin n'a point entamé, et
il s'en alla si loin, si loin, en remontant la côte au-dessus de la
ville de Saint-Chartier, que je le perdis de vue et revins sur mes pas
afin de ne point manquer ma bourrée avec Brulette.
Elle dansait si joliment, ma Brulette, que tout un chacun la mangeait
des yeux. Elle était folle de la danse, de la toilette et des
compliments; mais elle n'encourageait personne à lui conter du sérieux,
et quand les vêpres furent sonnées, elle s'en alla, sage et fière, à
l'église, où elle priait bien un peu, mais où elle n'oubliait guère que
tous les regards étaient braqués sur elle.
Moi, je songeai que je n'avais point payé ma dépense au _Boeuf
couronné_, et j'y retournai pour compter avec la Mariton, laquelle en
prit occasion de me demander par où son garçon avait passé.
--Vous l'avez fait boire, dit-elle, et ce n'est point sa coutume. Vous
devriez bien au moins ne pas le laisser courir seul. Un malheur vient si
vite!
Troisième veillée.
Je remontai la côte et pris le chemin que j'avais vu prendre à Joseph.
Je m'enquis de lui le long de la route et n'en eus point nouvelles,
sinon qu'on l'avait bien vu passer, mais non revenir. Ça me mena
jusqu'au droit de la forêt, où j'allai questionner le forestier, dont la
maison, qui est une pièce fort ancienne, surmonte un grand morceau de
brande couché en pente. C'est un endroit bien triste, malgré qu'on y
voie de loin, et où il ne pousse, à la lisière des taillis de chêne, que
de la fougère et des ajoncs.
Le garde forestier était, dans ce temps-là, Jarvois, mon parrain, natif
de Verneuil. Sitôt qu'il me vit, comme je n'allais pas souvent me
promener si loin, il me fit tant de fête et d'amitié qu'il n'y eût pas
moyen de s'en aller.
--Ton camarade Joseph est venu céans, il y a tantôt une heure, me
dit-il, pour nous demander si les charbonniers étaient dans la forêt;
sans doute que son maître lui aura commandé de s'en enquérir. Il n'était
ni dérangé en paroles, ni mal porté sur ses jambes, et il a monté
jusqu'au gros chêne. Tu n'as donc point à t'en inquiéter, et puisque te
voilà, il faut boire une bouteille avec moi et attendre que ma femme
revienne de querir ses vaches, car elle serait fâchée si tu partais sans
l'avoir vue.
N'ayant plus sujet de me tourmenter, je restai chez mon parrain jusque
vers le coucher du soleil. C'était environ la mi-février, et, voyant
venir la nuit, je fis mes adieux et pris le chemin d'en sus, afin de
gagner Verneuil et de m'en retourner tout droit chez nous par la route
aux Anglais, sans repasser par Saint-Chartier où je n'avais plus que
faire.
Mon parrain m'expliqua un peu mon chemin, car je n'avais traversé la
forêt qu'une ou deux fois en ma vie. Vous savez que, dans le pays
d'ici, nous ne courons guère au loin, surtout ceux de nous qui se
donnent au travail de la terre, et qui vivent autour des habitations
comme des poussins alentour de la mue.
Aussi, malgré que l'on m'avait bien averti, je donnai trop sur ma
gauche, et, au lieu de rencontrer la grande allée de chênes, je me
trouvai dans les bouleaux, à une bonne demi-lieue du point que j'aurais
dû gagner.
La nuit était tout à fait tombée et je n'y voyais plus goutte, car, en
ce temps, la forêt de Saint-Chartier était encore une belle forêt,
rapport non à son étendue, qui n'a jamais été de conséquence, mais à
l'âge des arbres, qui ne laissaient guère passer la clarté entre le ciel
et la terre.
Ce qu'elle y gagnait en verdeur et fierté, elle vous le faisait payer du
reste. Ce n'était que ronces et fretats, chemins défoncés et ravines
d'une bourbe noire et légère, où l'on ne tirait pas trop la semelle,
mais où l'on s'enfonçait jusqu'aux genoux quand on s'écartait un peu du
tracé. Si bien que, perdu sous la futaie, déchiré et embourbé dans les
éclaircies, je commençais à maugréer contre la mauvaise heure et le
mauvais endroit.
Après avoir pataugé assez longtemps pour en avoir chaud, malgré que la
soirée fût bien fraîche, je me trouvai dans des fougères sèches, si
hautes, que j'en avais jusqu'au menton, et en levant les yeux devant
moi, je vis, dans le gris de la nuit, comme une grosse masse noire au
milieu de la lande.
Je connus que ce devait être le chêne, et que j'étais arrivé au fin bout
de la forêt. Je n'avais jamais vu l'arbre, mais j'en avais ouï parler,
pour ce qu'il était renommé un des plus anciens du pays, et, par le dire
des autres, je savais comment il était fait. Vous n'êtes point sans
l'avoir vu. C'est un chêne bourru, étêté de jeunesse par quelque
accident, et qui a poussé en épaisseur; son feuillage, tout desséché par
l'hiver, tenait encore dru, et il paraissait monter dans le ciel comme
une roche.
J'allais tirer de ce côté-là, pensant que j'y trouverais la sente qui
coupait le bois en droite ligne, lorsque j'entendis le son d'une
musique, qui était approchant celui d'une cornemuse, mais qui menait si
grand bruit, qu'on eût dit d'un tonnerre.
Ne me demandez point comment une chose qui aurait dû me rassurer en me
marquant le voisinage d'une personne humaine, m'épeura comme un petit
enfant. Il faut bien vous dire que, malgré mes dix-neuf ans et une bonne
paire de poings que j'avais alors, du moment que je m'étais vu égaré
dans le bois, je m'étais senti mal tranquille. Ce n'est pas pour
quelques loups qui descendent, de temps on temps, des grands-bois de
Saint-Aoust dans cette forêt-là, que j'aurais manqué de coeur, ni pour
la rencontre de quelque chrétien malintentionné. J'étais enfroidi de
cette sorte de crainte qu'on ne peut pas s'expliquer à soi-même, parce
qu'on ne sait pas trop où en est la cause. La nuit, la brume d'hiver, un
tas de bruits qu'on entend dans les bois et qui sont autres que ceux de
la plaine, un tas de folles histoires qu'on a entendu raconter, et qui
vous reviennent dans la tête, enfin, l'idée qu'on est esseulé loin de
son endroit; il y a de quoi vous troubler l'esprit quand on est jeune,
voire quand on ne l'est plus.
Moquez-vous de moi si vous voulez. Cette musique, dans un lieu si peu
fréquenté, me parut endiablée. Elle chantait trop fort pour être
naturelle, et surtout elle chantait un air si triste et si singulier,
que ça ne ressemblait à aucun air connu sur la terre chrétienne. Je
doublai le pas, mais je m'arrêtai, étonné d'un autre bruit. Tandis que
la musique braillait d'un côté, une clochette sonnait de l'autre, et ces
deux résonnances venaient sur moi, comme pour m'empêcher d'avancer ou de
reculer.
Je me jetai de côté en me baissant dans les fougères; mais, au mouvement
qui s'ensuivit, quelque chose fit feu des quatre pieds tout auprès de
moi, et je vis un grand animal noir, que je ne pus envisager, bondir,
prendre sa course et disparaître.
Tout aussitôt, de tous les points de la fougeraie, sautèrent, coururent,
trépignèrent une quantité d'animaux pareils, qui me parurent gagner
tous vers la clochette et vers la musique, lesquelles s'entendaient
alors comme proches l'une de l'autre. Il y avait peut-être bien deux
cents de ces bêtes, mais j'en vis au moins trente mille, car la peur me
galopait rude, et je commençais à avoir des étincelles et des taches
blanches dans la vue, comme la frayeur en donne à ceux qui ne s'en
défendent point.
Je ne sais par quelles jambes je fus porté auprès du chêne; je ne
sentais plus les miennes. Je me trouvai là, tout étonné d'avoir fait ce
bout de chemin comme un tourbillon de vent, et, quand je repris mon
souffle, je n'entendis plus rien, au loin ni auprès; je ne vis plus
rien, ni sous l'arbre, ni sur la fougeraie; et je ne fus pas bien sûr de
n'avoir point rêvé un sabbat de musique folle et de mauvaises bêtes.
Je commençais à me ravoir et à regarder en quel lieu j'étais; La
branchure du chêne couvre une grande place herbue, et il y faisait si
noir que je ne voyais point mes pieds; si bien que je me heurtai contre
une grosse racine et tombai les mains en avant, sur le corps d'un homme
qui était allongé là comme mort ou endormi. Je ne sais point ce que la
peur me fit dire ou crier, mais ma voix fut reconnue, et tout aussitôt
celle de Joset me répondit:--C'est donc toi, Tiennet? Et qu'est-ce que
tu viens faire ici à pareille heure?
--Et toi-même, qu'y fais-tu, mon vieux? lui dis-je, bien content et bien
consolé de le trouver là. Je t'ai cherché tout le tantôt; ta mère a été
en peine de toi, et je te croyais retourné vers elle depuis longtemps.
--J'avais affaire par ici, répondit-il, et, avant de m'en aller, je me
reposais là, voilà tout.
--Tu n'as donc pas peur de te trouver comme ça, de nuit, dans un endroit
si laid et si triste?
--Peur de quoi, et pourquoi, Tiennet? je ne t'entends point!
J'eus honte de lui confesser combien j'avais été sot. Cependant, je me
risquai à lui demander s'il n'avait pas vu du monde et des bêtes dans la
clairière.
--Oui, oui, répondit-il; j'ai vu beaucoup de bêtes, et du monde aussi,
mais tout ça n'est pas bien méchant, et nous pouvons nous en aller tous
deux sans que mal nous en arrive.
Je m'imaginai, à sa voix, qu'il se gaussait un peu de ma frayeur, et je
quittai le chêne avec lui; mais quand nous fûmes hors de son ombrage, il
me sembla que Joset n'avait ni sa taille ni sa figure des autres fois.
Il me paraissait plus grand, portant plus haut la tête, marchant d'un
pas plus vif, et parlant avec plus de hardiesse. Ça ne me rassura point,
car toutes sortes de folies me traversèrent la remembrance. Ce n'était,
point seulement par ma grand'mère que je m'étais laissé conter que les
gens qui ont la figure blanche, l'oeil vert, l'humeur triste et la
parole difficile à comprendre, sont portés à s'accointer avec les
mauvais esprits, et, en tout pays, les vieux arbres sont mal famés pour
la hantise des sorciers et _des autres_.
Je n'osai respirer tant que nous fûmes dans la fougeraie, je m'attendais
toujours à voir repasser ce qui m'était apparu en songe de l'âme ou en
vérité des sens. Tout resta tranquille, et il n'y eut d'autre bruit que
celui des branches sèches qui se cassaient à notre passage, ou d'un
restant de glace qui craquait sous nos pieds.
Joseph, marchant le premier, ne prit point la grande allée, mais coupa à
travers le fourré. On eût dit d'un lièvre au fait de tous les recoins,
et il me mena si vite au gué de l'Igneraie, sans traverser le bourg des
potiers, que je me crus arrivé par enchantement. Là, il me quitta sans
avoir desserré les dents, sinon pour me dire qu'il voulait se faire voir
à sa mère, puisqu'elle était en peine de lui, et il reprit le chemin de
Saint-Chartier, tandis que je tranchais droit sur ma demeurance par les
grands communaux.
Je ne me sentis pas plutôt dans le pays que je connaissais, que mon
angoisse me quitta et que j'eus grande honte de ne pas l'avoir
surmontée. Sans doute, Joseph m'aurait parlé des choses que je désirais
savoir, si je l'eusse questionné; car, pour la première fois, il avait
quitté son air endormi, et je lui avais, surpris, pour un moment, comme
un rire dans la voix et comme une intention d'assistance dans la
conduite.
Pourtant, après que j'eus dormi sur l'aventure, mes sens étant bien
calmés, je m'assurai de n'avoir point rêvé ce qui s'était passé dans la
fougeraie, et je trouvais, dans la quiétise de Joseph, quelque chose de
louche. Les bêtes que j'avais vues là, en si grosse quantité, n'étaient
point d'une présence ordinaire. Dans nos pays on n'a, par troupeaux, que
des ouailles, et ma vision était d'animaux d'une autre couleur et d'une
autre mesure. Ce n'était ni chevaux, ni boeufs, ni moutons, ni chèvres;
et on ne souffrait, d'ailleurs, aucun bétail paître dans la forêt.
À l'heure où je vous parle, je trouve que j'étais bien sot. Pourtant, il
y a bien de l'inconnu dans les affaires de ce monde où l'homme met le
nez; à meilleure enseigne, dans celles dont le bon Dieu s'est réservé le
secret.
Tant il y a que je n'osai point questionner Joseph, car si l'on peut
être curieux des bonnes idées, on ne doit point l'être des mauvaises, et
mêmement, on répugne toujours à se fourrer dans les affaires où l'on
peut trouver plus qu'on ne cherche.
Quatrième veillée
Une chose me donna encore plus à penser par la suite des jours. C'est
que l'on s'aperçut à l'Aulnières que Joset découchait de temps en temps.
On l'en plaisantait, s'imaginant qu'il avait une amourette: mais on eût
beau le suivre et l'observer, jamais on ne le vit s'approcher d'un lieu
habité, ni rencontrer une personne vivante. Il s'en allait à travers
champs et gagnait le large, si vite et si malignement, qu'il n'y avait
aucun moyen de surprendre son secret. Il revenait au petit jour et se
trouvait à son ouvrage comme les autres, et, au lieu de paraître las, il
paraissait plus léger et plus content qu'à son habitude.
Cela fut observé par trois fois dans le courant de l'hiver, qui eut
pourtant grande rigueur et longue durée cette année-là. Il n'y eût neige
ou bise capable d'empêcher Joset de courir de nuit, quand l'heure était
venue pour sa fantaisie. On s'imagina aussi qu'il était de ceux qui
marchent ou travaillent dans le sommeil; mais, de tout cela, il n'était
rien, comme vous verrez.
Mêmement, la nuit de Noël, comme Véret le sabotier s'en allait faire
réveillon chez ses parents à l'Ourouer, il vit sous l'orme Râteau, non
pas le géant qu'on dit s'y promener souvent avec son râteau sur
l'épaule, mais un grand homme noir qui n'avait pas bonne mine et qui
marmottait tout bas quelque chose avec un autre homme moins grand et
d'une figure un peu plus chrétienne. Véret n'eut pas absolument peur et
passa assez près d'eux pour pouvoir écouter ce qu'ils se disaient. Mais
dès que les deux autres l'eurent vu, ils se séparèrent; l'homme noir
dévalla on ne sait où, et son camarade, s'approchant de Véret, lui dit
d'une voix qui lui parut tout étranglée:
--Où vas-tu donc comme ça, Denis Véret?
Le sabotier commença de s'étonner, et, sachant qu'on ne doit point
répondre aux choses de la nuit, surtout à côté des mauvais arbres, il
passa son chemin en détournant la tête; mais il fut suivi de celui qu'il
jugeait être un esprit, et qui marchait derrière lui, mettant son pas
dans le sien.
Quand ils furent en haut de la plaine, le poursuivant tourna à main
gauche, disant:
--Bonsoir, Denis Véret!
Et ce ne fut que là que Véret reconnut Joseph et se moqua de lui-même,
mais toutefois sans pouvoir s'imaginer pour quel motif et en quelle
société il s'était trouvé à l'orme, entre une et deux heures du matin.
Quand cette dernière chose vint à ma connaissance, j'en eus du regret et
me fis reproche de n'avoir point détourné Joseph du mauvais chemin qu'il
paraissait vouloir prendre. Mais j'avais laissé passer tant de temps
là-dessus, que je n'osai y revenir. J'en parlai à Brulette, qui ne fit
que s'en moquer, d'où je commençai à croire qu'ils avaient une amour
cachée et que j'avais été pris pour dupe, ainsi que les gens qui
voulaient y voir de la magie et n'y voyaient que du feu.
J'en fus plus affligé que courroucé; Joseph si toqué et si mou à
l'ouvrage, me paraissait pour Brulette une triste compagnie et un pauvre
soutien. Je pouvais bien lui dire que, sans parler de moi, elle aurait
pu faire un meilleur tri; mais je ne m'en sentais point le courage,
craignant de la fâcher et de perdre son amitié, qui me paraissait encore
douce, même sans le restant de ses bonnes grâces.
Un soir, revenant à mon logis, je trouvai Joseph assis au bord de la
fontaine qu'on appelle la font de Fond. Ma maison, connue alors sous le
nom de la croix de Par-Dieu, parce qu'elle se trouvait bâtie auprès d'un
carroir de chemins dont on a retranché depuis la moitié, donnait sur
cette grande pelouse fine que vous avez vue vendre et dépecer, comme
bien communal et terre vague, il n'y a pas longtemps. C'est grand
dommage pour le petit monde qui y nourrissait ses bêtes et qui n'a pu y
rien acheter. C'était chemin et pâturage bien large, bien vert, et
arrosé, à l'aventure, des belles eaux de la source, qui n'étaient point
réglées et s'en allaient de ci et de là sur un herbage court, tondu à
toute heure par les troupeaux et réjouissant à voir par son étendue.
Je me contentais de dire bonsoir à Joseph, quand il se leva et se mit à
marcher à mon côté, cherchant à avoir conversation avec moi, et
paraissant si agité que j'en fus inquiet.--Qu'est-ce que tu as donc? lui
dis-je enfin, voyant qu'il parlait tout de travers et se tourmentait le
corps de soupirs et de contorsions comme s'il eût passé dans une
fourmilière.
--Tu me demandes ça? dit-il avec impatience. Ça ne te fait donc rien? Tu
es donc sourd?
--Qui? quoi? qu'est-ce que c'est? m'écriai-je, pensant qu'il avait
quelque vision, et ne me souciant pas d'en avoir ma part.
Puis j'écoutai, et saisis tout au loin le son d'une musette qui me parut
n'avoir rien que de naturel.
--Eh bien, lui dis-je, c'est quelque cornemuseux qui revient d'une noce
du côté de la Berthenoux? En quoi est-ce que ça te gêne?
Joseph répondit d'un air assuré:--C'est la musette à Carnat, mais ce
n'est point lui qui en joue... C'est quelqu'un qui est encore plus
maladroit que lui!
--Maladroit? Tu trouves Carnat maladroit sur la musette?
--Maladroit de ses mains, non pas! mais maladroit de son idée, Tiennet!
Oh, le pauvre homme! Il n'est pas digne d'avoir le moyen d'une musette!
Et celui qui s'en essaye, à cette heure, mériterait que le bon Dieu lui
retire son vent de la poitrine.
--Voilà des choses bien étranges que tu me dis, et je ne sais point où
tu les prends. Comment peux-tu connaître que cette musette-là est celle
à Carnat? Il me semble, à moi, que musette pour musette, ça braille
toujours de la même mode. J'entends bien que celle qui sonne là-bas
n'est pas soufflée comme il faut, et que l'air est estropié un si peu;
mais ça ne me gêne point, car je n'en saurais pas faire autant. Est-ce
que tu crois que tu ferais mieux?
--Je ne sais pas! mais, pour sûr, il y en a qui font mieux que ce
cornemuseux-là, et mieux que Carnat, son maître. Il y en a qui sont dans
la vérité de la chose.
--Où les as-tu trouvés? Où sont-ils, ces gens dont tu parles?
--Je ne sais pas; mais il y a quelque part une vérité, c'est le tout de
la rencontrer, puisqu'on n'a pas le temps et le moyen de la chercher.
--C'est donc, Joset, que tu aurais ton idée tournée à la musiquerie?
Voilà qui m'étonnerait bien. Je t'ai toujours connu muet comme une
tanche, ne retenant et ne ruminant aucune chanson; car, quand tu
t'essayais sur le chalumeau de paille, comme font beaucoup de pâtours,
tu changeais tous les airs que tu avais entendus, de telle manière qu'on
ne les reconnaissait plus. De ce côté-là, on te jugeait encore plus
innocent que tous les enfants innocents qui s'imaginent de cornemuser
sur les pipeaux; or, si tu dis que Carnat ne te contente pas, lui qui
fait danser si bien en mesure et qui mène ses doigts si subtilement, tu
me donnes encore plus à penser que tu n'as pas l'oreille bonne.
--Oui, oui, répondit Joseph, tu as raison de me reprendre, car je dis
des sottises, et je parle de ce que je ne sais pas. Or donc, bonne nuit,
Tiennet; oublie ce que je t'ai dit, car ça n'est pas ce que j'aurais
voulu dire; mais j'y penserai, pour tâcher de te le dire mieux une autre
fois.
Et il s'en alla vitement, comme regrettant d'avoir parlé; mais Brulette,
qui sortait de chez nous avec ma soeur, l'arrêta, le ramena vers moi, et
nous dit:--Il est temps que ces histoires-là finissent. Voilà ma cousine
qui s'en est tant laissé dire, qu'elle tient Joset pour un loup-garou,
et il faut s'expliquer, à la fin!
--Qu'il soit donc fait selon ton vouloir, répondit Joseph, car je suis
fatigué de passer pour sorcier, et j'aime encore mieux passer pour
imbécile.
--Non, tu n'es ni imbécile ni fou, reprit Brulette, mais tu es bien
obstiné, mon pauvre Joset! Sache donc, Tiennet, que ce gars-là n'a rien
de mauvais dans la tête, sinon une fantaisie de musique qui n'est pas si
déraisonnable que dangereuse.
--Alors, répondis-je, je comprends ce qu'il me disait tout à l'heure;
mais où diable a-t-il pris pareille idée?
--Un petit moment! reprit Brulette; ne le fâchons pas injustement; ne te
dépêche pas de dire qu'il est incapable de musiquer; car tu penses
peut-être, comme sa mère et comme mon grand-père, qu'il a l'esprit
bouché à cela, comme autrefois au catéchisme. Moi, je dirai que c'est
toi, et mon grand-père, et la bonne Mariton qui n'y connaissez rien.
Joseph ne peut chanter, non qu'il soit court d'haleine, mais parce qu'il
ne fait point de son gosier ce qu'il veut; et comme il ne se contente
point lui-même, il aime mieux ne jamais faire usage de sa voix, qui lui
est rétive. Alors, bien naturellement, il souhaite de musiquer sur un
instrument qui ait une voix en place de la sienne, et qui chante tout ce
qui vient dans son idée. C'est pour avoir toujours manqué de cette voix
d'emprunt, que notre gars a toujours été triste, ou songeur, ou comme
ravi en lui-même.
--C'est tout justement comme elle te le dit! m'observa Joseph, qui
paraissait soulagé d'entendre cette belle jeunesse le débarrasser de ses
pensées en les rendant compréhensibles pour moi. Mais ce qu'elle ne te
dit point, c'est qu'elle a une voix en ma place, et une voix si douce,
si claire, et qui dit si justement les choses entendues, que je prenais
déjà, étant petit enfant, mon plus grand plaisir à l'écouter.
--Mais, poursuivit Brulette, nous avions bien quelquefois maille à
partir ensemble à ce sujet-là; J'aimais à imiter toutes les petites
filles de campagne, qui ont pour coutume, en gardant leurs bêtes, de
crier leurs chansons à pleine tête, pour se faire entendre au loin; et
comme en criant comme ça, j'outrepassais ma force, je gâtais tout, et je
faisais mal aux oreilles de Joset. Et puis, quand je me suis rangée à
chanter raisonnablement, il s'est trouvé que j'avais si bonne mémoire
pour retenir toutes choses chantables, celles qui contentent notre gars
comme celles qui l'encolèrent, que plus d'une fois je l'ai vu me brûler
compagnie tout d'un coup et s'en aller sans rien me dire, encore qu'il
m'eût priée de chanter. Pour ce qui est de ça, il n'est pas toujours
bien honnête ni gracieux; mais comme c'est lui, j'en ris au lieu de m'en
fâcher. Je sais bien qu'il y reviendra, car il n'a pas la souvenance
certaine, et quand il a entendu quelque chansonnette qu'il ne juge point
trop laide, il accourt me la demander, et il est bien sûr de la trouver
dans ma tête.
J'observai à Brulette que Joseph n'ayant pas de souvenance, ne me
paraissait point né pour cornemuser.
--Oh dame! c'est là qu'il faut encore retourner ton jugement de l'envers
à l'endroit, répondit-elle. Vois-tu, mon pauvre Tiennet, ni toi ni moi
ne connaissons la _vérité de la chose_, comme dit ce gars-là. Mais, à
force de vivre avec ses songeries, j'ai fini par comprendre ce qu'il ne
sait pas ou n'ose pas dire. La vérité de la chose, c'est que Joset
prétend inventer lui-même sa musique, et qu'il l'invente, de vrai. Il a
réussi à se faire une flûte d'un roseau, et il chante là-dessus, je ne
sais comment, car il n'a jamais voulu se laisser ouïr de moi, ni de
personne de chez nous. Quand il veut flûter, il s'en va le dimanche, et
mêmement la nuit, dans des endroits non fréquentés où il flûte à sa
guise; et quand je lui demande de flûter pour moi, il me répond qu'il ne
sait pas encore ce qu'il veut savoir, et qu'il m'en régalera quand ça en
vaudra la peine. Voilà pourquoi, depuis qu'il a inventé ce flûteriot, il
s'absente tous les dimanches, et quelquefois sur la semaine, pendant la
nuit, quand sa musique le tient trop fort.
Tu vois, Tiennet, que toutes ces affaires-là sont bien innocentes; mais
c'est à présent qu'il faut nous expliquer tous les trois, mes amis; car
voilà Joset qui se met dans la volonté d'employer son premier gage
(ayant jusqu'à cette heure tout donné en garde à sa mère) à faire achat
d'une musette, et comme il dit qu'il est mince ouvrier, et que son coeur
voudrait retirer la Mariton de ses fatigues, il prétendrait se faire
cornemuseux de son état, parce que, de vrai, on y gagne gros.
--L'idée serait bonne, dit ma soeur, qui nous écoutait, si, pour de
vrai, Joseph avait le talent; mais, avant d'acheter la musette, m'est
avis qu'il faudrait s'assurer de la manière de s'en servir.
--Ça, c'est affaire de temps et de patience, dit Brulette; mais là n'est
point l'empêchement. Est-ce que vous ne savez pas que voilà, depuis un
tour de temps, le garçon à Carnat qui s'essaye aussi à cornemuser, à
seules fins de garder au pays la place de son père?
--Oui, oui, répondis-je, et je vois ce, qui en résulte. Carnat est
vieux, et on aurait pu avoir sa succession; mais son fils, qui la veut,
la gardera, parce qu'il est riche et bien appuyé dans le pays; tandis
que toi, Joset, tu n'as encore ni argent pour acheter ta musette, ni
maître pour t'enseigner, ni amis de ta musique pour te soutenir.
--C'est la vérité, répondit Joset tristement. Je n'ai encore que mon
idée, mon roseau et _elle_!
Ce disant, il désignait Brulette, qui lui prit la main bien amiteusement
en lui répondant:--Joset, je crois bien à ce qui est dans ta tête, mais
je ne peux pas être assurée de ce qui en sortira. Vouloir et pouvoir
sont deux; songer et flûter diffèrent grandement. Je sais que tu as dans
les oreilles, ou dans la cervelle, ou dans le coeur, une vraie musique
du bon Dieu, parce que j'ai vu ça dans tes yeux quand j'étais petite, et
que, plus d'une fois, me prenant sur tes genoux, tu me disais d'un air
charmé:--Écoute, ne fais pas de bruit, et tâche de te souvenir. Alors,
moi, j'écoutais bien fidèlement, et je n'entendais que le vent qui
causait dans les feuillages, ou l'eau qui grelottait au long des
cailloux; mais toi, tu entendais autre chose, et tu en étais si assuré,
que je l'étais par contre.
Eh bien! mon garçon, conserve dans ton secret ces jolies musiques qui te
sont bonnes et douces; mais n'essaye point de faire le ménétrier, car il
arrivera ceci ou cela: ou tu ne pourras jamais faire dire à ta musette
ce que l'eau et le vent te racontent dans l'oreille; ou bien, si tu
deviens musiqueux fin, les autres petits musiqueux du pays te
chercheront noise et t'empêcheront de pratiquer. Ils te voudront mal et
te causeront des peines, comme ils ont coutume de faire, pour empêcher
qu'on n'ait part à leurs profits et à leur renom. Ils y mettent de
l'intérêt et de la gloriole aussi. Ils sont ici et aux alentours une
douzaine, qui ne s'accordent guère entre eux, mais qui s'entendent et se
soutiennent pour ne point laisser pousser de nouvelles graines sur leurs
terres. Ta mère, qui entend causer les cornemuseux le dimanche, car ils
sont tous gens très-asséchés de soif et coutumiers de boire bien avant
dans la nuit après les danses, est très-chagrinée de te voir penser à
entrer dans une pareille corporation. Ils sont rudes et méchants, et
toujours des premiers exposés dans les querelles et batteries.
L'habitude d'être en fête et chômage les rend ivrognes et dépensiers.
Enfin, c'est du monde qui ne te ressemble point, et où tu te gâterais,
selon elle. Selon moi, c'est du monde jaloux et porté à la vengeance,
qui t'écraserait l'esprit et peut-être le corps. Par ainsi, Joset, je te
prie de reculer au moins ton dessein et d'ajourner ton envie, et
mêmement d'y renoncer tout à fait, si ça n'est pas trop demander à ton
amitié pour moi, pour ta mère et pour Tiennet.
Comme je soutenais les raisons de Brulette, qui me paraissaient bonnes,
Joset fut bien désolé; mais il reprit courage et nous dit:
--Mes amis, je vous suis obligé de vos conseils, qui sont dans
l'intention de mes vrais intérêts, je le sais; mais je vous prie de me
donner encore liberté d'esprit pour un bout de temps. Quand j'en serai
venu où je crois arriver, je vous prierai de m'entendre flûter ou
cornemuser, s'il plaît à Dieu que je puisse acheter une musette. Alors,
si vous jugez que je suis bon à quelque chose, ma musique vaudra la
peine que je m'en serve, et que je soutienne la guerre pour l'amour
d'elle. Sinon, je continuerai à piocher la terre, et à me divertir le
dimanche avec mon flûtage, sans en tirer profit ni faire ombrage à
personne. Promettez-moi ça, et je patienterai.
Nous lui en fîmes promesse pour le tranquilliser, car il paraissait plus
choqué de nos craintes que touché de notre intérêt. Je le regardais dans
la nuit, qui était toute semée d'étoiles, et le voyais d'autant mieux
que la belle eau de la fontaine était devant nous comme un miroir qui
nous renvoyait à la figure la blancheur du ciel. J'observai ses yeux,
qui avaient la couleur de l'eau même et qui paraissaient toujours
regarder des choses que les autres ne voyaient point.
Un mois environ après ce jour-là, Joseph me vint trouver à la
maison.--Le temps est arrivé, me dit-il avec un regard net et une parole
sûre, où je veux que les deux seules personnes en qui j'ai confiance
connaissent mon flûter. Je veux donc que Brulette vienne ici demain
soir, parce que nous y serons tranquilles, tous, les trois. Je sais que
tes parents partent le matin pour aller en pèlerinage, rapport à la
fièvre de ton frère cadet; tu seras donc seul dans la maison, qui est si
bien éloignée dans la campagne que nous ne risquons pas d'être entendus.
J'ai averti Brulette, elle est consentante à sortir du bourg à la nuit;
je l'attendrai dans le petit chemin, et nous viendrons ici te trouver
sans que personne s'en avise. Brulette compte sur toi pour ne jamais
parler de ça, et son grand-père, qui veut tout ce qu'elle souhaite, y
est consentant aussi, moyennant ta parole, que j'ai donnée d'avance.
À l'heure dite, j'étais devant ma porte, ayant poussé toutes les
huisseries pour que les passants (s'il en passait) me crussent couché ou
absent, et j'attendais l'arrivée de Brulette et de Joseph. On était
alors au printemps, et, comme il avait tonné dans le jour, le ciel était
encore chargé de nuages très-épais. Il faisait de bons coups de vent
tiède qui apportaient toutes les jolies senteurs du mois de mai.
J'écoutais les rossignols qui se répondaient dans la campagne aussi loin
que l'ouïe pouvait s'étendre, et je me disais que Joseph aurait
grand'peine à flûter aussi finement. Je regardais au loin toutes les
petites clartés des maisons s'éteindre une à une dans le bourg; et
environ dix minutes après que la dernière fût soufflée, je vis arriver,
tout droit devant moi, le jeune couple que j'attendais. Ils avaient
marché si doucement sur les herbes nouvelles, et si bien côtoyé les
grands buissons du chemin, que je ne les avais vus ni entendus
approcher. Je les fis entrer chez nous, où j'avais allumé la lampe, et
quand je les vis tous deux, elle toujours si coquettement coiffée et si
quiètement fière, lui toujours si froid et si pensif, je me représentai
mal deux amoureux enflammés de tendresse.
Pendant que je causais un peu avec Brulette pour lui faire les honneurs
de ma demeurance, qui était assez gentille et dont j'aurais souhaité
qu'elle prît envie, Joseph, sans me rien dire, s'étais mis en devoir
d'accommoder sa flûte. Il trouva que le temps humide l'avait enrhumée,
et jeta une poignée de chènevottes dans l'âtre pour l'y réchauffer.
Quand les chènevottes s'enflammèrent, elles envoyèrent une grande clarté
à son visage penché vers le foyer, et je lui trouvai un air si étrange
que j'en fis tout bas l'observation à Brulette.
--Vous aurez beau penser lui dis-je, qu'il ne se cache le jour et ne
court la nuit que pour flûter tout son soûl, je sais, moi, qu'il y a en
lui et autour de lui quelque secret qu'il ne nous dit pas.
--Bah! fit-elle en riant, parce que Véret le sabotier s'imagine de
l'avoir vu avec un grand homme noir à l'orme Râteau?
--Possible qu'il ait rêvé ça, répondis-je; mais moi, je sais bien ce que
j'ai vu et entendu à la forêt.
--Qu'est-ce que tu as vu, Tiennet? dit tout d'un coup Joset, qui ne
perdait rien de notre discours, encore que nous eussions parlé bien bas.
Qu'est-ce que tu as entendu? Tu as vu celui qui est mon ami, et que je
ne peux te montrer: mais ce que tu as entendu, tu vas l'entendre encore,
si la chose te plaît.
Là-dessus, il souffla dans sa flûte, l'oeil tout en feu, et la figure
comme embrasée par une fièvre.
Ce qu'il flûta ne me le demandez point. Je ne sais si le diable y eût
connu quelque chose; tant qu'à moi, je n'y connus rien, sinon qu'il me
parut bien que c'était le même air que j'avais ouï cornemuser dans la
fougeraie. Mais j'avais eu si belle peur dans ce moment-là, que je ne
m'étais point embarrassé d'écouter le tout; et, soit que la musique en
fût longue, soit que Joseph y mît du sien, il ne décota de flûter d'un
gros quart d'heure, menant ses doigts bien finement, ne désoufflant mie,
et tirant si grande sonnerie de son méchant roseau, que, dans des
moments, on eût dit trois cornemuses jouant ensemble. Par d'autres fois,
il faisait si doux qu'on entendait le grelet au dedans de la maison et
le rossignol au dehors; et quand Joset faisait doux, je confesse que j'y
prenais plaisir, bien que le tout ensemble fût si mal ressemblant à ce
que nous avons coutume d'entendre que ça me représentait un sabbat de
fous.
--Oh! oh! que je lui dis quand il eut fini, voilà bien la musique
enragée! Où diantre prends-tu tout ça? à quoi que ça peut servir, et
qu'est-ce que tu veux signifier par là?
Il ne me fit point réponse, et sembla même qu'il ne m'entendait point.
Il regardait Brulette qui s'était appuyée contre une chaise et qui avait
la figure tournée du côté du mur.
Comme elle ne disait mot, Joset fut pris d'une flambée de colère, soit
contre elle, soit contre lui-même, et je le vis faire comme s'il
voulait briser sa flûte entre ses mains; mais, au moment même, la belle
fille regarda de son côté, et je fus bien étonné de voir qu'elle avait
des grosses larmes au long des joues.
Alors Joseph courut auprès d'elle, et, lui prenant vivement les
mains:--Explique-toi, ma mignonne, dit-il, et fais-moi connaître si
c'est de compassion pour moi que tu pleures, ou si c'est de
contentement?
--Je ne sache point, répondit-elle, que le contentement d'une chose
comme ça puisse faire pleurer. Ne me demande donc point si c'est que
j'ai de l'aise ou du mal; ce que je sais, c'est que je ne m'en puis
empêcher, voilà tout.
--Mais à quoi est-ce que tu as pensé, pendant ma flûterie? dit Joseph en
la fixant beaucoup.
--À tant de choses, que je ne saurais point t'en rendre compte, répliqua
Brulette.
--Mais enfin, dis-en une, reprit-il sur un ton qui signifiait de
l'impatience et du commandement.
--Je n'ai pensé à rien, dit Brulette; mais j'ai eu mille ressouvenances
du temps passé. Il ne me semblait point te voir flûter, encore que je
t'ouïsse bien clairement; mais tu me paraissais comme dans l'âge où nous
demeurions ensemble, et je me sentais comme portée avec toi par un grand
vent qui nous promenait tantôt sur les blés mûrs, tantôt sur des herbes
folles, tantôt sur les eaux courantes; et je voyais des prés, des bois,
des fontaines, des pleins champs de fleurs et des pleins ciels d'oiseaux
qui passaient dans les nuées. J'ai vu aussi, dans ma songerie, ta mère
et mon grand-père assis devant le feu, et causant de choses que je
n'entendais point, tandis que je te voyais à genoux dans un coin, disant
ta prière, et que je me sentais comme endormie dans mon petit lit. J'ai
vu encore la terre couverte de neige, et des saulnées remplies
d'alouettes, et puis des nuits remplies d'étoiles filantes, et nous les
regardions, assis tous deux sur un tertre, pendant que nos bêtes
faisaient le petit bruit de tondre l'herbe; enfin, j'ai vu tant de rêves
que c'est déjà embrouillé dans ma tête; et si ça m'a donné l'envie de
pleurer, ce n'est point par chagrin, mais par une secousse de mes
esprits que je ne veux point t'expliquer du tout.
--C'est bien! dit Joset. Ce que j'ai songé, ce que j'ai vu en flûtant,
tu l'as vu aussi! Merci, Brulette! Par toi, je sais que je ne suis point
fou et qu'il y a une vérité dans ce qu'on entend comme dans ce qu'on
voit. Oui, oui! fit-il encore en se promenant dans la chambre à grandes
enjambées et en élevant sa flûte au-dessus de sa tête; ça parle, ce
méchant bout de roseau; ça dit ce qu'on pense; ça montre comme avec les
yeux; ça raconte comme avec les mots; ça aime comme avec le coeur; ça
vit, ça existe! Et à présent, Joset le fou, Joset l'innocent, Joset
l'ébervigé, tu peux bien retomber dans ton imbécillité; tu es aussi
fort, aussi savant, aussi heureux qu'un autre!
Disant cela, il s'assit, sans plus faire attention à aucune chose autour
de lui.
Cinquième veillée.
Nous le dévisagions, Brulette et moi, car il n'était plus le Joset que
nous connaissions. Pour moi, il y avait quelque chose dans tout cela qui
me rappelait les histoires qu'on fait chez nous sur les
sonneurs-cornemuseux, lesquels passent pour savoir endormir les plus
mauvaises bêtes, et mener, à nuitée, des bandes de loups par les
chemins, comme d'autres mèneraient des ouailles aux champs. Joset
n'était point dans une figure naturelle à ce moment-là, devant moi. De
chétif et pâlot, il paraissait grandi et amendé, comme je l'avais vu
dans la forêt. Il avait de la mine; ses yeux étaient dans sa tête comme
deux rayons d'étoile, et quelqu'un qui l'aurait jugé le plus beau garçon
du monde ne se serait point trompé sur le moment.
Il me paraissait aussi que Brulette en était charmée et ensorcelée,
puisqu'elle avait vu tant d'affaires dans cette flûterie où je n'avais
vu que du feu, et j'eus beau vouloir lui représenter que Joset ne ferait
jamais danser que le diable avec sa musique, elle ne m'écouta point, et
le pria de recommencer.
Il s'y porta bien volontiers, et reprit sur un air qui ressemblait au
premier, mais qui n'était pourtant pas le même; d'où je vis que ses
idées ne différaient pas les unes des autres pour le moment, et qu'il ne
voulait en rien se ranger à la mode du pays. En voyant comme Brulette
écoutait et paraissait goûter la chose, je fis un effort de ma tête pour
la goûter aussi, et il me parut que je m'accoutumais si bien à cette
nouvelle sorte de musique, que j'en étais mouvé aussi au dedans de moi;
car il se fit aussi en moi une songerie, et je crus voir Brulette
dansant toute seule au clair d'une belle lune, sous des buissons de
blanche épine fleurie, et secouant son tablier rose, comme prête à
s'envoler. Mais voilà que, tout d'un coup, il se fit, non loin de là,
comme une sonnerie de clochette, pareille à celle que j'avais ouïe sur
la fougeraie, et la flûterie de Joset s'arrêta comme coupée net au beau
mitant.