George Sand

Les Maîtres sonneurs
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Je me réveillai alors de ma fantaisie, et m'assurai que la clochette
n'était point un rêve; que Joseph s'était interrompu de flûter, qu'il se
tenait debout, d'un air tout estomaqué, et que Brulette le regardait,
non moins étonnée que moi.

Alors toute ma peur me revint.--Joset, que je lui dis sur un ton de
reproche, il y en a plus que tu n'en confesses! Ce n'est pas tout seul
que tu as appris ce que tu sais, et voilà dehors un compagnon qui te
répond malgré toi. Or çà, donne-lui congé vitement, car je ne serais pas
content de l'avoir en ma maison; je t'y ai invité, et non point du tout
lui, ni aucun de sa séquelle. Qu'il s'en aille, ou je vas lui chanter
une antienne qui le fâchera bien.

Et disant cela, je pris à la cheminée un vieux fusil à mon père, que je
savais chargé de trois balles bénites, car la grand'bête a toujours eu
coutume de s'ébattre aux alentours de la font de Fond, et encore que je
ne l'eusse jamais vue, j'étais toujours prêt à la recevoir, sachant que
mes parents la redoutaient grandement, et en avaient été maintes fois
molestés.

Joset se prit à rire au lieu de me répondre, et appelant son chien,
s'en alla ouvrir la porte. Mon chien, à moi, avait suivi mes parents au
pèlerinage; si bien que je ne pouvais pas m'assurer si c'était du vrai
monde ou du mauvais qui clochetait au dehors; car vous savez que les
animaux et particulièrement les chiens ont grande connaissance là-dessus
et jappent d'une façon qui le fait assavoir aux humains.

Il est bien vrai que Parpluche, le chien à Joset, au lieu de
s'enmalicer, avait couru le premier vers la porte, et qu'il sauta dehors
bien gaiement quand il la vit ouverte; mais cette bête pouvait être
charmée aussi, et, dans tout cela, je ne voyais rien de bon.

Joset sortit, et le vent, qui était redevenu fort, repoussa sitôt la
porte entre lui et nous. Brulette, qui s'était levée aussi, fit mine de
la rouvrir pour voir ce que c'était; mais je l'en empêchai vitement, lui
remontrant qu'il y avait là-dessous quelque mauvais secret, si bien
qu'elle commença aussi d'être épeurée et de regretter d'être venue là.

--N'ayez crainte, Brulette, que je lui dis; je crois aux méchants
esprits, mais ne les redoute point. Ils ne font de mal qu'à ceux qui les
recherchent, et tout ce qu'ils peuvent sur les vrais chrétiens, c'est de
leur donner frayeur; mais cette frayeur-là, on peut et on doit la
combattre. Tenez, dites une prière; moi, je garderai la porte, et je
vous assure que rien de nuisible n'entrera céans.

--Mais ce pauvre gars, répondit Brulette, s'il s'est mis dans un mauvais
chemin, ne faudrait-il pas tâcher de l'en retirer?

Je lui fis signe d'avoir à se taire, et, planté derrière la porte, avec
mon fusil tout armé, j'écoutai de toutes mes oreilles. Le vent soufflait
fort, et la clochette ne s'entendait plus que par moments et en
paraissant s'éloigner. Brulette se tenait au fond de la maison, moitié
riant, moitié tremblant, car c'était une fille sans grand souci, qui
volontiers se moquait du diable, et qui, pourtant, n'aurait point
souhaité d'en faire la connaissance.

Tout à coup j'entendis, non loin de la porte, Joset qui revenait,
disant:--Oui, oui! sitôt la Saint-Jean qui vient! Merci à vous et au
bon Dieu! Il sera fait comme vous souhaitez, et vous en avez ma parole.

Comme il parlait du bon Dieu, je repris confiance, et, ouvrant la porte
un petit, j'avisai dehors, où je reconnus, au moyen de la clarté qui
sortait de la maison, Joset à côté d'un homme bien vilain à voir, car il
était noir de la tête aux pieds, mêmement sa figure et ses mains, et il
avait, derrière lui, deux grands chiens noirs comme lui, qui
batifolaient avec celui de Joset. Et alors, il répondit avec une voix si
forte que Brulette l'entendit et en trembla: «_Adieu, petit, et à
revoir. Ici, Clairin!_»

Il n'eut pas plutôt dit cela, que la clochette sauta et ressauta, et que
je vis arriver sur lui un petit cheval maigre, tout hérissonné, qui
avait des yeux comme des charbons ardents, et, au cou, une sonnette
reluisante comme de l'or. «_Va rappeler ton monde!_» reprit le grand
homme noir. Le petit cheval s'en fut galopant, suivi des deux chiens, et
le maître, donnant une poignée de main à Joseph, s'en fut aussi. Joset
rentra et referma la porte, me disant d'un air moqueur:

--Qu'est-ce que tu fais donc là, Tiennet?

--Et toi, Joset, qu'est-ce que tu tiens là? que je répondis, voyant
qu'il avait sous le bras un paquet emmaillotté d'une toile noire.

--Ça? dit-il. C'est le bon Dieu qui me l'envoie à l'heure dite! Viens,
mon Tiennet, viens, ma Brulette; voyez, voyez le beau présent du bon
Dieu!

--Le bon Dieu n'a pas des anges si noirs, et ne donne rien aux mauvaises
pratiques.

--Tais-toi donc, fit Brulette; laissons-le s'expliquer.

Mais elle n'avait pas fini de dire ces trois mots, qu'il se fit, sur le
grand chemin herbu de la font de Fond, comme qui eût dit à vingt pas de
la maison, qui n'en était séparée que par son jardin et sa chènevière,
un sabbat enragé, comme si deux cents bêtes folles galopaient à la fois.
Et la clochette clochait, les chiens jappaient, et la grosse voix de
l'homme noir criait:--Tôt! tôt! ci, ci! à moi, Clairin, encore, encore!
Il m'en faut encore trois! À toi, Louveteau, à toi, Satan!... vite,
vite, en route!

Pour le coup, Brulette eut si belle, peur, qu'elle se recula de Joseph
et vint se mettre à côté de moi, ce qui me bailla grand courage; et
reprenant mon fusil:--Je n'entends pas, dis-je à Joseph, que ton monde
vienne se réjouir à nuitée autour d'ici. Voilà Brulette qui en a assez,
et qui souhaiterait bien d'être rendue chez elle. Or ça, finis ton
charme, ou je vas donner la chasse à ton sabbat.

Joset m'arrêta comme je sortais.--Reste là, me dit-il, et ne te mêle pas
de ce qui ne te regarde point. Faire se pourrait que tu en eusses regret
plus tard. Tiens-toi tranquille et regarde ce que j'apporte; tu sauras
ensuite ce qui en est.

Comme le vacarme s'en allait se perdant, je consentis à regarder,
d'autant que Brulette était affolée de savoir ce qu'était ce paquet, et
Joseph le défaisant, nous fit voir une musette si grande, si grosse, si
belle, que c'était, de vrai, une chose merveilleuse et telle que je n'en
avais jamais vue.

Elle avait double bourdon, l'un desquels, ajusté de bout en bout, était
long de cinq pieds, et tout le bois de l'instrument, qui était de
cerisier noir, crevait les yeux par la quantité d'enjolivures de plomb,
luisant comme de l'argent fin, qui s'incrustaient sur toutes les
jointures. Le sac à vent était d'une belle peau, chaussée d'une taie
d'indienne rayée bleu et blanc; et tout le travail était agencé d'une
mode si savante, qu'il ne fallait que bouffer bien petitement pour
enfler le tout et envoyer un son pareil à un tonnerre.

--Le sort en est donc jeté? dit Brulette, que Joseph n'écoutait guère,
tant il trouvait d'aise à démonter et à remonter toutes les pièces de sa
musette; tu vas donc te faire cornemuseux, Joset, sans égard pour les
empêchements qui s'y rencontrent, et pour le souci que ta mère en prend?

--Je serai cornemuseux, dit-il, quand je saurai cornemuser. D'ici-là, il
poussera du blé sur la terre et il tombera des feuilles dans les bois.
Ne nous inquiétons point de ce qui sera, enfants! mais sachez ce qui
est, et ne m'accusez plus de faire marché avec le diable.

Celui qui vient de m'apporter cela n'est ni sorcier, ni démon. C'est un
homme un peu rude à l'occasion, son métier l'y oblige, et comme il s'en
va passer la nuit pas loin d'ici, je te conseille et te prie, mon ami
Tiennet, de n'aller point du côté où il est. Excuse-moi de ne te point
dire comme il se nomme et quel est son métier; et mêmement, promets-moi
de ne pas dire que tu l'as vu et qu'il a passé par ici. Ça pourrait lui
amener des ennuis, ainsi qu'à nous autres. Sache seulement que cet
homme-là est de bon conseil et de bon jugement. C'est lui que tu as
entendu dans la fougeraie de la forêt de Saint-Chartier, jouant d'une
musette pareille à celle-ci; car, encore qu'il ne soit pas cornemuseux
de son état, il en sait long et m'a fait entendre des airs qui sont plus
beaux que tous les nôtres. C'est lui qui, voyant que, pour n'avoir pas
l'argent suffisant, j'étais empêché d'acheter pareil instrument, s'est
contenté d'une petite avance, et m'a fait celle du reste, me promettant
de me rapporter l'instrument vers le temps où nous voici, et consentant
à attendre ma commodité pour m'acquitter. Car cette chose-là coûte huit
bonnes pistoles, voyez-vous, et c'est quasiment une année de ma peine.
Or, je n'avais que le tiers de la somme, et il m'a dit: «Si tu te fies à
moi, donne, et je me fierai à toi pareillement.» Voilà comme la chose
s'est faite; je ne le connaissais mie, et nous n'avions pas de témoins,
il m'eût trompé s'il eût voulu; et si j'eusse pris conseil de vous pour
cela, convenez que vous m'en eussiez détourné. Vous voyez pourtant que
c'est un homme bien fidèle, car il m'avait dit: «Je passerai du côté de
ton endroit à la Noël qui vient, et je te ferai réponse.» À la Noël, je
l'ai attendu à l'orme Râteau, et il a passé, et il m'a dit: «La chose
n'est point terminée, on y travaille; entre le premier et le dixième
jour de mai, je passerai encore, et je te l'apporterai.» Et voilà que
nous sommes le huit de mai. Il a passé, et, comme il se détournait un
peu de son chemin pour aller me chercher au bourg, étant ici près, il a
entendu l'air que je flûtais et qu'il sait bien n'être connu que de moi
au pays d'ici; tandis que moi, j'ai bien entendu et reconnu son
_clairin_. C'est comme cela que, sans que le diable y ait eu part, nous
nous sommes donné le bonsoir, en nous promettant de nous revoir à la
Saint-Jean.

--S'il en est ainsi, répondis-je, pourquoi ne lui as-tu point dit
d'entrer chez nous, où il se serait reposé et rafraîchi d'un bon coup de
vin? Je lui aurais fait bonne fête pour t'avoir si honnêtement tenu
parole.

--Oh! pour ce qui est de ça, dit Joseph, c'est un homme qui ne se
comporte pas toujours comme les autres. Il a ses coutumes, ses idées et
ses raisons. Ne m'en demande pas plus que je ne peux t'en dire.

--C'est donc qu'il se cache des honnêtes gens? fit Brulette. Ça me
paraît pire que d'être sorcier. C'est quelqu'un qui a fait du mal,
puisqu'il ne roule que de nuit, et que tu ne peux point le nommer à tes
amis.

--Je vous dirai ça demain, répondit Joseph en souriant de nos craintes.
Pour ce soir, pensez comme vous voudrez, je ne vous dirai rien de plus.
Allons, Brulette, voilà que le coucou marque minuit. Je vas te
reconduire, et je mettrai chez toi ma cornemuse en garde et en cache;
car ce n'est point dans tout le pays d'alentour que je peux m'y essayer,
et le temps de me faire connaître n'est point encore venu.

Brulette me fit son adieu bien gentiment, en mettant sa main dans la
mienne. Mais quand je vis qu'elle mettait tout son bras sous celui de
Joseph, pour s'en aller, la jalousie me galopant encore une fois, je les
laissai partir par le chemin, et, coupant droit par le côté de la
chènevière, je traversai le petit pré et me postai sous la haie pour les
voir passer ensemble. Le temps s'était éclairci un peu, et, comme il
avait tombé de l'eau, je vis Brulette quitter le bras de Joseph pour
relever sa robe plus commodément, en lui disant:--Tiens, ça n'est pas
aisé de marcher deux de front. Passe devant moi.

À la place de Joset, j'eusse offert de la porter dans le mauvais chemin,
ou, si je n'eusse point osé la prendre dans mes bras, à tout le moins
j'aurais resté derrière elle pour regarder tout mon soûl sa jolie jambe.
Mais Joset n'en fit rien; il ne s'embarrassait d'aucune chose au monde
que de sa musette, et, en le voyant la plier avec soin et la regarder
avec amour, je connus bien qu'il n'avait point d'autre amoureuse pour le
moment.

Je rentrai chez moi plus tranquille de toutes façons, et me mis au lit,
un peu fatigué de mon corps et de mon esprit.

Mais je n'y fus pas un quart d'heure sans être éveillé par monsieur
Parpluche, qui, s'étant amusé avec les chiens de l'homme étranger,
revenait chercher son maître, et qui grattait à ma porte. Je me levai
pour le faire entrer, et m'avisai alors d'un bruit dans mon avoine,
laquelle poussait verte et drue derrière la maison, et qui me semblait
tondue à belles dents et labourée à quatre pieds par quelque bête à qui
je n'avais point vendu mon grain en herbe.

J'y courus, armé du premier bâton qui me tomba sous la main et en
sifflant Parpluche, qui ne m'obéit point et s'en fut chercher son
maître, après avoir flairé dans la maison.

Entrant donc dans mon petit champ, j'y vis quelque chose qui se roulait
sur le dos, les pattes en l'air, écrasant à droite et à gauche, se
relevant, sautant, broutant, et prenant du tout bien à son aise. Je fus
un moment sans oser courir dessus, ne connaissant pas quelle bête
c'était. Je n'en distinguais bien que les oreilles, qui étaient trop
longues pour appartenir à un cheval; mais le corps était trop noir et
trop gros pour être celui d'un âne. Je m'en approchai doucement; la bête
ne paraissait ni méchante, ni farouche, et je connus alors que c'était
un mulet, encore que je n'en eusse pas vu souvent, car on n'en élève
point dans nos pays, et les muletiers n'y passent guère. Je m'apprêtais
à le prendre et le tenais déjà aux crins, quand, levant de
l'arrière-train et lâchant une douzaine de ruades dont je n'eus que le
temps de me garer, il sauta comme un lièvre par-dessus le fossé et
s'ensauva si vite, qu'en un moment je l'eus perdu de vue.

Ne me souciant point d'avoir mon avoine gâtée par le retour de cette
bête, je renonçai à dormir avant d'en avoir le coeur net. Je rentrai à
la maison pour prendre ma veste et mes souliers, et, fermant bien les
portes, je descendis par les prés vers le côté où j'avais vu courir la
mule. J'avais bien une doutance que ça faisait partie de la bande à
l'homme noir, ami de Joseph; justement, Joseph m'avait conseillé de n'y
rien voir; mais depuis que j'avais touché une bête vivante, je ne me
sentais plus aucune crainte. On n'aime pas les fantômes; mais quand on
est sûr d'avoir affaire à du solide, c'est autre chose, et du moment que
l'homme noir était un homme, si fort fût-il et si barbouillé lui plût-il
de se montrer, je ne m'en embarrassais non plus que d'une belette.

Vous n'êtes pas sans avoir ouï dire que j'étais un des plus forts du
pays dans mon jeune temps, puisque, tel que me voilà, je ne crains
encore personne.

Avec ça, j'étais vif comme un gardon, et je savais qu'en un danger
au-dessus du pouvoir d'un seul, il aurait fallu être un oiseau ailé pour
m'attraper à la course. M'étant donc précautionné d'une corde, et armé
de mon fusil, à moi, qui n'avait point de balles bénites, mais qui
portait plus juste que celui de mon père, je me mis à la recherche.

Je n'avais pas fait deux cents pas, que je vis trois autres bêtes
pareilles, dans la marsèche à mon beau-frère, lesquelles s'y
comportaient aussi malhonnêtement que possible. Comme la première, elles
se laissèrent bien approcher, mais, tout aussitôt, prirent leur course
et se sauvèrent dans un autre héritage qui dépendait du domaine de
l'Aulnières, et où s'ébattait une troupe d'autres mules, toutes bien en
point, réveillées comme souris et gambillant à la lune levante en vraie
chasse à baudet, qui est, comme vous savez, la danse des bourriques du
diable, quand les follets et les fades galopent dessus à travers les
nuées.

Il n'y avait pourtant point là de magie, mais bien une grande fraude de
pâture et un ravage abominable. La récolte n'était pas mienne, et
j'aurais pu me dire que cela ne me regardait point; mais je me sentais
écoléré d'avoir couru pour rien après ces méchantes bêtes, et on ne peut
voir saccager du beau froment du bon Dieu sans y avoir regret.

Je m'avançai donc dans cette grande pièce de blé sans voir âme
chrétienne, mais voyant bien foisonner les mulets, et songeant d'en
attraper quelqu'un qui pût me servir de témoignage, quand je viendrais
à porter plainte du mal commis sur ma terre.

J'en avisai un qui me paraissait plus raisonnable que les autres, et
quand je fus auprès, je vis que ce n'était point le même gibier, mais
bien le petit cheval maigre qui avait une clochette au cou, laquelle
clochette, comme j'ai su plus tard, s'appelle clairin, en pays
bourbonnais, et donne le nom au cheval qui la porte. Ne sachant rien des
usances du monde où je me trouvais, ce fut par grand hasard que je pris
le bon moyen, qui fut de m'emparer du clairin et de l'emmener, sauf à
accrocher un mulet ou deux ensuite, si je pouvais y aboutir.

La petite bête, qui paraissait mignonne et bien privée, se laissa
caresser et emmener sans souci de rien; mais, dès qu'elle se mit à
marcher, son clairin se mettant à sonner, grande fut ma surprise de voir
accourir toutes les mules, éparses emmi les blés, lesquelles volèrent
après moi comme les abeilles après leur reine. Par là je vis qu'elles
étaient dressées à suivre le clairin, et qu'elles en connaissaient la
sonnerie comme bons moines connaissent la cloche de matines.




Sixième veillée.


Je ne me demandai pas longtemps ce que j'allais faire de cette bande
malfaisante. Je tirai droit sur le domaine de l'Aulnières, pensant, avec
raison, qu'il me serait aisé d'ouvrir la barrière de la cour, d'y faire
entrer tout mon monde, après quoi, j'éveillerais les métayers, lesquels,
avertis du dommage, agiraient comme bon leur semblerait.

J'approchais du domaine, lorsque, par aventure, il me parut voir, sur le
chemin, un homme qui accourait derrière moi. J'armai mon fusil, songeant
que si c'était le maître des mulets, j'aurais maille à partir avec lui.

Mais c'était Joseph, qui revenait de conduire Brulette au bourg, et qui
retournait à l'Aulnières.

--Que fais-tu là, Tiennet? me dit-il, en me rejoignant au plus vite
qu'il put courir; ne t'avais-je point averti de ne pas sortir de chez
toi? Tu te mets-là en danger de mort: lâche ce cheval et ne te soucie de
ces bêtes. Ce qu'on ne peut empêcher, il vaut mieux le souffrir que
chercher un pire mal.

--Merci, mon camarade, que je lui répondis: tu as des amis bien
aimables, qui viennent faire pâturer leur cavalerie dans mon bien, et je
ne soufflerai mot? C'est bon, c'est bon! passe ton chemin si tu as peur;
moi, j'irai jusqu'au bout, et me ferai raison par justice ou par force.

Comme je disais cela, m'étant arrêté avec les bêtes pour lui répondre,
nous entendîmes japper au loin, et Joset, prenant vivement la corde qui
me servait à mener le cheval, me dit:--Alerte, Tiennet! voilà les chiens
du muletier! si tu ne veux être dévoré, lâche le clairin; aussi bien, le
voilà qui reconnaît la voix de ses gardiens et tu n'en aurais pas bon
marché maintenant.

Il disait vrai; le clairin avait dressé les oreilles en avant pour
écouter, puis, les couchant en arrière, ce qui est une grande marque de
dépit, il se mit à hennir, à se cabrer, à ruer, ce qui mit toutes les
mules en danse autour de nous, si bien que nous n'eûmes que le temps de
nous en retirer, laissant partir le tout, bride avalée, du côté des
chiens.

Je n'étais guère content de céder, et comme les chiens, après avoir
rassemblé leur troupeau enragé, faisaient mine de venir sur nous pour
nous demander nos comptes, je fis celle d'abattre d'un coup de fusil le
premier des deux qui me porterait la parole.

Mais Joset alla au-devant de lui et s'en fit reconnaître.--Ah! Satan,
lui dit-il, vous êtes en faute. Vous vous êtes amusé à courir quelque
lièvre dans les blés, au lieu de garder vos bêtes, et quand votre maître
se réveillera, vous serez corrigé si vous n'êtes pas à votre poste, avec
Louveteau et le clairin.

Le chien Satan, connaissant qu'on lui faisait reproche de sa conduite,
obéit à Joset, qui l'appela vers une grande friche, où les mules
pouvaient pâturer sans faire de dommage, et où Joseph me dit qu'il
resterait à les garder jusqu'au retour de leur maître.

--C'est égal, Joset, lui dis-je, ça ne se passera pas si tranquillement
que tu crois, et si tu ne veux me dire où est caché le maître de ces
mulets, je resterai là à l'attendre aussi, pour lui dire son fait, et
demander réparation du tort qu'il m'a causé.

--Je vois bien, reprit Joseph, que tu ne sais pas la vie des muletiers,
puisque tu crois si commode d'en avoir raison; et, de vrai, c'est, je
crois, la première fois qu'il en passe par ici. Ce n'est point leur
chemin, puisque, d'ordinaire, ils descendent des bois du Bourbonnais par
ceux de Meillant et de l'Épinasse, pour passer dans ceux de Cheurre.
C'est par aventure que je me suis trouvé en rencontrer dans la forêt de
Saint-Chartier, où ils faisaient halte, pour gagner Saint-Août, et du
nombre était celui-ci, qui s'appelle Huriel, et qui est demandé, à
présent, aux forges d'Ardentes, pour porter du charbon et du minerai. Il
a bien voulu se détemcer d'une couple d'heures pour m'obliger. Il s'en
suit qu'ayant quitté ses compagnons et les pays de brandes, qui se
trouvent sur le chemin fréquenté de ceux de son état, et où les mules
peuvent pâturer sans nuire à personne, il a peut-être cru pouvoir se
donner même licence dans nos pays de grain; et encore qu'il ait grand
tort, il serait mal commode de lui faire entendre qu'il n'y a pas droit.

--Et si, faudra-t-il bien qu'il l'entende de moi, répondis-je, car je
sais maintenant de quoi il retourne. Oh! oh! des muletiers! on sait ce
que c'est, et tu me donnes souvenance de ce que j'en ai ouï raconter à
mon parrain Gervais, le forestier. Ce sont gens sauvages, méchants et
mal appris, qui vous tuent un homme dans un bois, avec aussi peu de
conscience qu'un lapin; qui se prétendent le droit de ne nourrir leurs
bêtes qu'aux dépens du paysan, et qui, si on le trouve malséant, et
qu'ils ne soient pas les plus forts pour résister, reviennent plus tard
ou envoient leurs compagnons faire périr vos boeufs par maléfice, brûler
vos bâtiments, ou pis encore; car ils se soutiennent comme larrons en
foire.

--Puisque tu as ouï parler de ces choses, dit Joseph, tu vois que nous
aurions tort, pour un petit dommage, d'en attirer un plus grand aux
métayers mes maîtres, et à ta famille. Je suis loin de trouver bon ce
qui s'est passé, et quand maître Huriel m'a dit qu'il allait faire
pâturer par ici, et faire sa couchée à la belle étoile, comme ils font
en tout temps et en tout lieu, je lui avais enseigné cette chaume, et
recommandé de ne pas laisser promener ses mulets dans les terres
ensemencées. Il me l'avait promis, car il n'est pas méchant; mais il a
les sens bien vifs et ne reculerait pas devant une bande de monde qui
lui tomberait sur le corps. Sans doute, il pourrait bien demeurer sur la
place; mais je te demande, Tiennet, si un dommage de dix ou douze
boisseaux de grain (je mets tout au pis), mérite mort d'homme et tout ce
qui s'ensuit pour ceux qui auraient fait ce mauvais coup. Retourne donc
à ton bien, vire les mauvaises bêtes, mais ne cherche querelle à
personne; si on te questionne demain, dis que tu n'as rien vu, car de
témoigner en justice contre un muletier, c'est quasiment aussi mauvais
que de témoigner contre un seigneur.

Joseph avait raison; je m'y rendis, et repris le chemin de chez nous;
mais je n'en étais pas plus content pour ça, car de reculer devant la
crainte d'un défi, c'est sagesse pour les vieux et dépit pour les
jeunes.

J'approchais de ma maison, bien décidé à ne me point coucher, quand il
me parut y voir de la clarté. Je redoublai des jambes, et, trouvant
grande ouverte la porte que j'avais laissée fermée au loquetoir,
j'avançai sans froidir, et vis un homme dans ma cheminée, allumant sa
pipe à une flambée qu'il s'était faite. Il se retourna pour me regarder,
aussi tranquillement que si j'entrais chez lui, et je reconnus l'homme
encharbonné que Joseph nommait Huriel.

Alors la colère me revint, et, fermant la porte derrière moi:--C'est
bien! que je fis en m'avançant sur lui; je suis content que vous veniez
dans la gueule du loup. Nous allons nous dire deux mots, à cette heure.

--Trois, si vous voulez, fit-il en s'asseyant sur ses talons et en
tirant le feu de sa pipe, dont le tabac était humide et ne prenait pas.
Et il ajouta, comme en se moquant:--Il n'y a pas seulement chez vous une
mauvaise pincette pour prendre la braise!

--Non, que je répondis; mais il y a une bonne trique pour rabattre vos
coutures.

--Pourquoi donc ça, s'il vous plaît? fit-il encore sans perdre une
miette de son assurance. Vous êtes fâché que j'entre chez vous sans
permission? Pourquoi n'y étiez-vous point? J'ai frappé à la porte, j'ai
demandé du feu, ça ne se refuse jamais. Qui ne répond consent, j'ai
poussé le loquet. Pourquoi n'avez-vous point de serrure, si vous
craignez les voleurs? J'ai regardé vers les lits, j'ai trouvé maison
vide; j'ai allumé ma pipe, et me voilà. Qu'est-ce que vous avez à dire?

En parlant comme je vous dis, il prit son fusil dans sa main comme pour
en examiner la batterie, mais c'était bien pour me dire:--Si vous êtes
armé, je le suis pareillement, et nous serons à deux de jeu.

J'eus l'idée de le coucher en joue pour le tenir en respect; mais, à
mesure que je regardais sa figure noircie, je lui trouvais un air si
ouvert et un oeil éveillé si bon enfant, que je sentais moins de colère
que de fierté; C'était un jeune homme de vingt-cinq ans tout au plus,
grand et fort, et qui, rasé et lavé, pouvait être joli garçon. Je posai
mon fusil au long du mur, et, m'approchant de lui sans crainte:

--Causons, lui dis-je en m'asseyant à son côté.

--À vos souhaits, fit-il, posant pareillement son arme.

--C'est vous qu'on nomme Huriel?

--Et vous Etienne Depardieu?

--D'où savez-vous mon nom?

--D'où vous savez le mien: de notre petit ami Joseph Picot.

--C'est donc à vous les mulets que je viens de prendre?

--Que vous venez de prendre? fit-il en se levant, à moitié,
d'étonnement. Puis, se mettant à rire:--Vous plaisantez! On ne prend pas
mes mulets comme ça.

--Si fait, lui répondis-je, on les prend en emmenant le clairin.

--Ah! vous connaissez la manière? dit-il d'un air de défiance; mais les
chiens?

--On ne craint pas les chiens quand on a un bon fusil dans la main.

--Auriez-vous tué mes chiens? fit-il encore en se levant tout à fait. Et
sa figure flamba de colère, d'où je vis que s'il était d'humeur joviale,
il pouvait aussi être terrible à son moment.

--J'aurais pu tuer vos chiens, répondis-je; j'aurais pu emmener vos
bêtes en fourrière dans une métairie où vous auriez trouvé une dizaine
de bon gars pour parlementer. Je ne l'ai pas fait, parce que Joseph m'a
remontré que vous étiez seul, et que, pour un dommage, c'était lâche de
mettre un homme seul dans le cas de se faire tuer. J'ai écouté cette
raison-là; mais nous voilà un contre un. Vos bêtes ont gâté mon champ et
celui de ma soeur; de plus, vous venez d'entrer chez moi en mon absence,
ce qui est malhonnête et insolent. Vous allez me faire excuse de votre
comportement, me proposer indemnité pour le dommage de mon grain, ou
bien...

--Ou bien quoi? dit-il en ricanant.

--Ou bien nous allons plaider selon les droits et coutumes du Berry, qui
sont, je pense, les mêmes que ceux du Bourbonnais, quand on prend les
poings pour avocats.

--C'est-à-dire au droit du plus fort? fit-il en retroussant ses manches.
Ça me va mieux que d'aller devant les procureurs, et si vous êtes seul,
si vous n'agissez pas en traître...

--Venez dehors, lui dis-je, vous verrez que je suis seul. Vous avez tort
de me faire injure; car, en entrant ici, je vous tenais au bout de mon
fusil. Mais les armes sont faites pour tuer les loups et les chiens
enragés. Je n'ai pas voulu vous traiter comme une bête, et, bien qu'à
présent vous soyez en mesure de me fusiller aussi, je trouve qu'entre
hommes c'est lâche de s'envoyer des balles, la force ayant été donnée
aux humains pour s'en servir. Vous ne me paraissez pas plus manchot que
moi, et si vous avez du coeur...

--Mon garçon, fit-il en me tirant auprès du feu pour me regarder, vous
avez peut-être tort: vous êtes plus jeune que moi, et, encore que vous
paraissiez sec et solide, je ne répondrais pas de votre peau. J'aimerais
mieux que vous me parliez gentiment pour me réclamer votre dû, et vous
en remettre à ma justice.

--En voilà assez, lui dis-je en lui faisant tomber son chapeau dans les
cendres pour le fâcher; c'est le mieux cogné de nous deux qui sera le
plus gentil tout à l'heure.

Il ramassa son chapeau tranquillement, le mit sur la table et
dit:--Quelles sont vos coutumes dans le pays d'ici?

--Entre jeunes gens, répondis-je, il n'y a ni malice ni traîtrise. On se
_toure_ à bras-le-corps, on tape où l'on peut, sauf la figure. Celui qui
prend un bâton ou une pierre est réputé coquin et assassin.

--C'est comme chez nous, fit-il. Marchons donc, j'ai intention de vous
ménager; mais si j'y vas plus fort que je ne veux, rendez-vous, car il y
a un moment, vous le savez, où on ne peut pas bien répondre de soi.

Quand nous fûmes dehors, à même l'herbe drue, nous mîmes habit bas pour
ne nous point gâter inutilement, et commençâmes à nous tourer, en nous
serrant les flancs et en nous enlevant l'un l'autre. J'avais avantage
sur lui, pour ce qu'il était plus grand de toute la tête et que son
grand abattage me donnait meilleure prise. D'ailleurs, il n'était pas
échauffé, et, croyant avoir trop vite raison de moi, il ne donnait pas
sa force; si bien que je le déracinai à la troisième suée, et l'étendis
sous moi: mais là il reprit son avoir, et devant que j'eusse le temps de
frapper, il se roula comme un serpent et m'enlaça si serré que j'en
perdais mon soupir.

Pourtant je trouvai moyen de me relever avant lui, et de lui revenir
sus. Quand il vit qu'il avait affaire à franche partie et attrapait du
bon dans l'estomac et sur les épaules, il m'en porta aussi de rudes, et
je dois dire que son poing pesait comme un marteau de forge. Mais j'y
serais mort plutôt que d'en rien sentir, et chaque fois qu'il me criait:
_Rends-toi!_ le courage et le moyen me revenaient pour le payer en même
argent.

Si bien, qu'un bon quart d'heure durant, la lutte sembla égale. Enfin,
je sentis que je m'épuisais, tandis qu'il ne faisait que de s'y mettre;
car s'il n'avait pas les ressorts meilleurs que moi, il avait pour lui
l'âge et le tempérament. Et, de fine force, je me trouvai dessous et
bien battu, sans me pouvoir dégager. Nonobstant, je ne voulus crier
merci, et quand il vit que je m'y ferais tuer, il se comporta en homme
généreux.--En voilà assez, fit-il en me lâchant le gosier; tu as la tête
plus dure que les os, je vois ça; et je te les casserais avant de la
faire céder. C'est bien! Puisque tu es un homme, soyons amis. Je te fais
excuse d'être entré en ta maison; et à cette heure, voyons les ravages
que t'ont fait mes mules. Me voilà prêt à te payer aussi franchement que
je t'ai battu. Après quoi, tu me donneras un verre de vin, afin que nous
nous quittions bons camarades.

Le marché conclu, et quand j'eus empoché trois bons écus qu'il me donna
pour moi et mon beau-frère, j'allai tirer du vin et nous nous mîmes à
table. Trois pichets de deux pintes y passèrent, le temps de dire les
grâces, car nous étions bien altérés au jeu que nous avions joué, et
maître Huriel avait un coffre qui en tenait tant qu'on voulait. Il me
parut bon compagnon, beau causeur et aimable à vivre au possible; et
moi, ne voulant pas rester en arrière de paroles et d'actions, je
remplissais son verre à chaque minute et lui faisais des jurements
d'amitié à casser les vitres.

Il ne paraissait point se sentir de la bataille; si fait bien m'en
ressentais-je; mais, ne voulant pas le montrer, je lui fis offre d'une
chanson, et j'en tirai une, avec un peu d'effort, de mon gosier, encore
chaud de la pressurée de ses mains. Il n'en fit que rire.--Camarade, me
dit-il, ni toi ni les tiens ne savez ce que c'est que chanter. Vos airs
sont fades et votre souffle écourté, comme vos idées et vos plaisirs.
Vous êtes une race de colimaçons, humant toujours même vent, et suçant
même écorce; car vous pensez que le monde finit à ces collines bleues
qui cerclent votre ciel, et qui sont les forêts de mon pays. Moi, je te
dis, Tiennet, que c'est là que le monde commence, et que tu marcherais
de ton meilleur pas, bien des jours et des nuits, avant de sortir de
ces grands bois auprès desquels les vôtres sont des carrés de pois
rames. Et quand tu en aurais gagné le bout, tu trouverais des montagnes,
et encore des bois tels que tu n'en as jamais vus, car ce sont de grands
et beaux sapins d'Auvergne inconnus dans vos plaines grasses. Mais à
quoi bon te parler de ces endroits que tu ne verras jamais? Le
Berrichon, je le sais, est une pierre qui roule d'un sillon sur l'autre,
revenant toujours sur celui de droite quand la charrue l'a poussé pour
une saison sur celui de gauche. Il respire un air lourd, il aime ses
aises, il n'a point de curiosité; il chérit son argent, et ne le dépense
point; mais il ne sait pas l'augmenter, et n'a ni invention ni courage.
Je ne dis pas ça pour toi, Tiennet; tu sais te battre, mais c'est pour
défendre ton bien, et tu ne saurais pas en acquérir par industrie, comme
nous autres, esprits voyageurs, qui vivons partout comme chez nous, et
prenons par ruse ou par force ce qu'on ne nous donne pas de bon gré.

--Oui, j'en suis d'accord, répondis-je; mais ne faites-vous pas là un
métier de brigands? Voyons, ami Huriel, ne vaut-il pas mieux être moins
riche et n'avoir rien à se reprocher? car enfin, quand, sur vos vieux
jours, vous jouirez de votre fortune mal acquise, aurez-vous la
conscience bien nette?

--Mal acquise! Voyons ami Tiennet, dit-il en riant, vous qui avez, je
suppose, comme tous les petits propriétaires de ce pays, une vingtaine
de moutons, deux ou trois chèvres, et peut-être une pauvre bourrique à
nourrir sur le communal, quand, par inadvertance, vous les laissez peler
les arbres et manger le blé vert du voisin, courez-vous en offrir
réparation? Ne les ramenez-vous, pas au plus vite sans rien dire, quand
vous voyez paraître les gardes? Et s'ils vous font procédure, ne
pestez-vous contre eux et contre la loi? Et si vous pouviez, sans
danger, les tenir dans quelque bon coin, n'est-ce pas sur leurs épaules
que vous payeriez l'amende à beaux coups de trique? Tenez! c'est par
couardise ou par force que vous respectez la règle, et c'est parce que
nous y échappons que vous nous blâmez, par jalousie des franchises que
nous savons prendre!

--Je ne peux pas goûter votre morale étrangère, Huriel; mais nous voilà
bien loin de la musique. Pourquoi raillez-vous ma chanson? Est-ce que
vous prétendez en savoir de meilleures?

--Je ne prétends rien, Tiennet; mais je te dis que la chanson, la
liberté, les beaux pays sauvages, la vivacité des esprits, et, si tu
veux aussi, l'art de faire fortune sans devenir bête, tout ça se tient
comme les doigts de la main; je te dis que crier, n'est pas chanter, et
que vous avez beau beugler comme des sourds dans vos champs et dans vos
cabarets, ça ne fait pas de la musique. La musique est chez nous, elle
n'est pas chez vous. Ton ami Joset l'a bien senti, lui qui a les sens
plus légers que toi; car, pour toi, mon petit Tiennet, je vois bien que
je perdrais mon temps à t'en vouloir montrer la différence. Tu es un
franc Berrichon, comme un moineau franc est un moineau franc, et ce que
tu es à cette heure, tu le seras dans cinquante ans d'ici; ton crin aura
blanchi, mais ta cervelle n'aura pas pris un jour.

--Pourquoi me juges-tu si sot? repris-je un peu mortifié.

--Sot? Pas du tout, dit-il. Franc de ton coeur et fin de ton intérêt, tu
l'es et le seras; mais vivant de ton corps et léger de ton âme, tu ne
saurais jamais l'être.

Voici pourquoi, Tiennet, dit-il encore en me montrant les meubles qui
étaient dans la maison. Voilà de bons gros lits ventrus, où vous dormez
dans la plume jusque par-dessus les yeux. Vous êtes gens de bêche et de
pioche, et faiseurs de grandes tâches qui se voient au soleil; mais il
vous faut ensuite la couette de fin duvet pour vous reposer. Nous
autres, gens des forêts, nous serions malades s'il fallait nous
ensevelir vivants dans des draps et des couvertures. Une hutte de
branchage, un lit de fougère, voilà notre mobilier, et même ceux de nous
qui voyagent sans cesse et qui ne se soucient pas de payer dans les
auberges, ne supportent pas le toit d'une maison sur leurs têtes; au
coeur des hivers, ils dorment à la franche étoile sur la bâtine de
leurs mulets, et la neige leur sert de linge blanc.--Voilà des
dressoirs, des tables, des chaises, de la belle vaisselle, des tasses de
grès, du bon vin, une crémaillère, des pots à soupe, que sais-je? Il
vous faut tout cela pour être contents; vous mettez à chaque repas une
bonne heure pour vous lester; vous mâchonnez comme des boeufs qui
ruminent: aussi, quand il vous faut remettre sur vos jambes et retourner
à l'ouvrage, vous avez un crève-coeur qui revient tous les jours deux ou
trois fois. Vous êtes lourds et pas plus gaillards d'esprits que vos
bêtes de trait. Le dimanche, accoudés sur des tables, mangeant plus que
votre faim et buvant plus que votre soif, croyant vous divertir et vous
réconforter en vous indigérant, soupirant pour des filles qui s'ennuient
avec vous sans savoir pourquoi; dansant vos bourrées traînantes dans des
chambres ou dans des granges où l'on étouffe, vous faites, d'un jour de
liesse et de repos, une pesanteur de plus sur vos estomacs et sur vos
esprits; et la semaine entière vous en paraît plus triste, plus longue
et plus dure. Oui, Tiennet, voilà la vie que vous menez. Pour trop
chérir vos aises, vous vous faites trop de besoins, et pour trop bien
vivre, vous ne vivez pas.

--Et comment donc vivez-vous, vous autres muletiers? lui dis-je, un peu
ébranlé de sa critique. Voyons, je ne parle pas de ton pays bourbonnais,
que je ne connais point, mais de toi, muletier, que je vois là devant
moi, buvant rude, mettant les coudes sur la table, n'étant pas fâché de
trouver quelque part du feu pour ta pipe et un chrétien pour causer?
Es-tu donc fait autrement que les autres hommes? Et quand tu auras mené
cette dure vie que tu vantes, une vingtaine d'années, l'argent que tu
auras ménagé à te priver de tout, ne le dépenseras-tu pas à te procurer
une femme, une maison, une table, un bon lit, du bon vin et du repos?

--Voilà bien des questions à la fois, Tiennet, répondit mon hôte. Pour
un Berrichon, ça n'est pas mal raisonné. Je vas tâcher d'y répondre. Tu
me vois boire et causer, parce que j'aime le vin et que je suis un
homme. La table et la société me plaisent même beaucoup plus qu'à toi,
par la raison que je n'en ai pas besoin et n'en fais pas mon habitude.
Toujours sur pied, mangeant sur le pouce, buvant aux fontaines que je
rencontre, et dormant sous la feuillée du premier chêne venu, quand, par
hasard, je trouve bonne table et bon vin à discrétion, c'est fête pour
moi, ce n'est plus nécessité. Vivant souvent seul des semaines entières,
la société d'un ami m'est tout un dimanche, et dans une heure de
causette, je lui en dis plus que dans une journée de cabaret. Je jouis
donc de tout, plus-que vous autres, parce que je ne fais abus de rien.
Si une gentille fillette ou une femme déterminée me vient trouver dans
mon hallier; c'est pour me dire qu'elle m'aime ou qu'elle me veut. Elle
sait bien que je n'ai pas le temps d'aller me planter auprès d'elle
comme un nigaud pour attendre son heure, et j'avoue qu'en fait d'amour,
j'aime ce qui se trouve, plutôt que ce qu'il faut chercher et attendre.
Quant à l'avenir, Tiennet, je ne sais pas si j'aurai jamais une maison
et une famille: si cela m'arrive, j'en serai plus reconnaissant que toi
au bon Dieu, et j'en connaîtrai mieux la douceur; mais je jure que ma
ménagère ne sera point une de vos grosses rougeaudes, eût-elle vingt
mille écus en dot. L'homme amoureux de liberté et de bonheur vrai ne se
marie pas pour de l'argent. Je n'aimerai jamais qu'une fille blanche et
mince comme nos jeunes bouleaux, une de ces mignonnes alertes comme il
en pousse sous nos ombrages et qui chantent mieux que vos rossignols.

--Une fille comme Brulette, pensai-je. Par bonheur, elle n'est point
ici, car elle qui méprise tous ceux qu'elle connaît, se pourrait bien
coiffer de ce barbouillé, ne fût-ce que par caprice.

Le muletier continua.

--Adonc, Tiennet, je ne te blâme point de suivre le chemin qui est
devant toi; mais le mien va plus loin et me plaît davantage. Je suis
content de te connaître, et si tu as jamais besoin de moi, tu peux me
requérir. Je ne te demande pas la pareille; je sais qu'un habitant des
plaines, quand il s'agit de faire une douzaine de lieues pour aller
trouver un parent ou un ami, se confesse à son curé et dresse son
testament. Pour nous autres, ce n'est pas de même; nous volons comme les
hirondelles, et on nous rencontre quasiment partout. À revoir, une
poignée de main, et si tu t'ennuies jamais de ta vie de paysan, appelle
le corbeau noir du Bourbonnais à ton aide; il se souviendra qu'il a
cornemusé un air sur ton dos sans fâcherie, et qu'il t'a cédé par estime
de ton bon courage.




Septième veillée.


Là-dessus, Huriel alla rejoindre Joseph, et moi mon lit, en dépit de la
critique du muletier; car si j'avais, jusque-là, caché par amour-propre
et oublié par curiosité le mal que je me sentais dans les os, je n'en
étais pas moins vanné des pieds à la tête. Il paraît que maître Huriel
reprit sa marche bien allègrement sans se ressentir de rien; pour moi,
je fus forcé de rester couché environ une semaine, car je crachais le
sang et je me sentais l'estomac tout décroché. Joseph me vint visiter et
s'étonna de me voir ainsi; mais, par mauvaise honte, je ne lui voulus
point raconter mon aventure, voyant que maître Huriel, en lui parlant de
moi, ne lui avait pas mentionné de quelle manière nous nous étions
expliqués.

Il y eut grand étonnement au pays pour le dommage des blés de
l'Aulnières, et la piste des mulets sur nos chemins fut une chose
imaginante.

En remettant à mon beau-frère l'argent que j'avais si durement gagné
pour lui, je lui racontai le tout, mais sous le secret; et comme c'était
un bon gars bien prudent, il n'en fut rien ébruité.

Cependant Joseph avait caché sa musette au logis de Brulette, et n'en
pouvait faire usage, pour ce que, d'une part, la rentrée des foins ne
lui en laissa pas le temps, et que, de l'autre, Brulette craignant la
malice de Carnat, fit de son mieux pour qu'il renonçât à son idée.

Joseph feignit de se soumettre; mais il nous parut bientôt qu'il
manigançait un nouveau plan, et qu'il songeait de se louer dans une
autre paroisse où il espérait d'avoir ses coudées franches.

Aux approches de la Saint-Jean d'été, il ne s'en cacha plus et avertit
son maître de se procurer un autre laboureur; mais il ne fut jamais
possible de lui faire dire où il voulait aller; et, comme il avait
coutume de dire: _Je ne sais pas_, à tout ce qu'il voulait taire, nous
crûmes que véritablement il s'en allait à la loue comme les autres, sans
avoir rien d'arrêté dans son vouloir.

Comme la foire aux chrétiens est grand'fête à la ville, Brulette y alla
pour danser, et moi aussi. Nous pensions y trouver Joseph et savoir, à
la fin de la journée, pour quel maître et pour quel endroit il se serait
décidé; mais il ne parut ni au matin ni au soir sur la place. Personne
ne le vit dans la ville. Il avait laissé sa musette, mais emporté, la
veille, ceux de ses effets qu'il déposait d'ordinaire au logis du père
Brulet.

Comme nous revenions le soir, Brulette et moi, avec tout son cortége
d'amoureux et d'autres jeunesses de notre paroisse, elle me prit le
bras, et, marchant avec moi sur le bas-côté herbu de la route, à part
des autres, elle me dit:

--Sais-tu, Tiennet, que me voilà en peine de notre Joset? Sa mère, que
j'ai vue tantôt à la ville, est en grand chagrin et ne se peut imaginer
où il aura passé. Il y a longtemps déjà qu'il lui a donné à entendre
l'intention qu'il avait de s'en aller un peu plus loin; mais de savoir
où, il n'y a pas eu moyen, et aujourd'hui cette pauvre femme se désole.

--Et vous, Brulette, lui dis-je, m'est avis que vous n'êtes point du
tout gaie, et que vous n'avez point dansé du même coeur qu'aux autres
fêtes?

--J'en conviens, répondit-elle. J'ai de l'amitié pour ce pauvre gars
lunatique. D'abord, c'est par devoir, à cause de sa mère; et puis, par
accoutumance; et enfin, c'est pour estime de son flûtage.

--Est-il possible que le flûtage te fasse tant d'effet?

--L'effet n'en a rien de blâmable, cousin. Qu'est-ce que tu y trouves à
reprendre?

--Rien; mais...

--Allons, explique-toi donc, fit-elle en riant, car il y a longtemps que
tu me chantes je ne sais quelle antienne là-dessus, et je voudrais
pouvoir te dire _amen_ pour qu'il n'en soit plus question.

--Eh bien, Brulette, lui dis-je, ne parlons plus de Joseph et parlons de
nous deux: ne veux-tu point comprendre que j'ai un grand amour pour toi,
et ne me veux-tu point dire si tu y répondras un jour ou l'autre?

--Oh! oh! parles-tu bien sérieusement, cette fois?

--Cette fois comme les autres. Ça a toujours été très sérieux de ma
part, mêmement quand la honte me faisait tourner la chose en badinage.

--Alors, dit Brulette en doublant le pas avec moi, pour n'être point
écoutée de ceux-qui nous suivaient, dis-moi comment et pourquoi tu
m'aimes: je te répondrai après.

Je vis qu'elle voulait des louanges et de jolies paroles, et je n'étais
pas des plus adroits à ce jeu-là. J'y fis de mon mieux et lui dis que
depuis que j'étais venu au monde, je n'avais eu qu'elle dans mon idée,
comme étant la plus aimable et la plus belle des filles; mêmement qu'à
l'âge où elle n'avait que douze ans, elle m'avait déjà ensorcelé.

Je ne lui apprenais rien de nouveau, et elle confessa s'en être
très-bien aperçue au catéchisme. Mais, me raillant:

--Explique-moi donc, me dit-elle, pourquoi tu n'en es point mort de
chagrin, puisque je te rembarrais si bien? et comment tu as fait pour
devenir un gars si fort et si bien portant, encore que l'amour te fît,
comme tu prétends, sécher sur pied?

--Ce n'est point là s'expliquer sérieusement comme tu me le promettais,
lui répondis-je.

--Si fait, répliqua-t-elle, c'est sérieux, car je n'aurai jamais de
préférence que pour celui qui pourra me jurer de n'avoir regardé, aimé
convoité que moi dans toute sa vie.

--Oh ça, c'est bien, Brulette! m'écriai-je, et, en ce cas, je ne crains
personne, sans exception de ton Joset, qui, j'en conviens, n'a jamais
regardé aucune fille, mais dont les yeux ne voient rien, pas même toi,
puisqu'il te quitte.

--Laissons Joset, c'est convenu, reprit Brulette un peu vivement, et,
puisque tu te vantes de voir si clair, confesse que, malgré ton goût
pour moi, tu as reluqué déjà plus d'une fille. Çà, ne mens pas, je hais
le mensonge. Qu'est-ce que tu contais si joyeusement, l'an passé, à la
Sylvaine? Et, il n'y a pas plus d'un mois ou deux, à la grand'Bonnine,
que tu fis danser, sous mon nez, deux dimanches de suite? Crois-tu que
je sois aveugle, et que l'on m'en donne à garder?

Je fus un peu mortifié d'abord, et puis, encouragé par l'idée qu'il y
avait un brin de jalousie chez Brulette, je lui répondis bien
franchement:

--Ce que je contais à ces filles-là, ma cousine, n'est pas assez joli
pour que je le répète à une personne que je respecte. Un garçon peut
faire des sottises pour se désennuyer, et le regret qu'il en a ensuite
prouve d'autant mieux que son coeur et son esprit n'étaient point de la
partie.

Brulette devint rouge; mais elle reprit aussitôt:

--Alors, Tiennet, tu me peux jurer que mon humeur et ma figure n'ont
jamais été rabaissées dans ton estime par la figure et la gentillesse
d'aucune autre fille, et cela, depuis que tu es au monde?

--J'en ferais serment, lui dis-je.

--Fais-le donc: mais donne ton attention et ta religion à ce que tu vas
dire. Jure-moi par ton père et ta mère, par le bon Dieu et par ta
conscience, qu'aucune ne t'a jamais semblé aussi belle que moi.

J'allais jurer, quand, je ne sais comment, un souvenir me fit trembler
la langue. Je fus bien simple, peut-être, d'y faire attention, car ça
n'en eût pas valu la peine pour un esprit plus dégourdi que le mien;
mais il ne me fut point possible de mentir, au moment où l'image me
revint si claire devant les yeux. Et pourtant, je l'avais oubliée
jusqu'à cette heure, et je n'y eusse peut-être jamais repensé, sans les
questions et commandements de Brulette.

--Tu n'y vas point vite, dit-elle; mais j'aime mieux ça: je t'estimerai
pour une vérité et te mépriserais pour un mensonge.

--Eh bien! Brulette, répondis-je, puisque tu veux que je sois juste,
sois-le aussi. Dans toute ma vie, j'ai vu deux filles, deux enfants,
l'on peut dire, à l'une desquelles j'aurais barguigné à donner la
préférence, si l'on m'eût dit dans ce temps-là, où je n'étais qu'un
enfant moi-même: «Voilà les deux mignonnes qui t'écouteront dans la
suite des temps; choisis celle que tu voudrais avoir pour femme.»
J'aurais sans doute dit: «C'est ma cousine,» parce que je te connaissais
aimable, et que, de l'autre, je ne savais rien de rien, l'ayant vue en
tout dix minutes. Et cependant, par réflexion, il est possible que
j'eusse senti quelque regret, non parce qu'elle était plus parfaite que
toi en beauté, je ne crois point la chose possible; mais parce qu'elle
me donna un baiser gros et bon sur chaque joue, lequel je n'avais et
n'ai encore jamais reçu de toi. D'où j'aurais pu conclure qu'elle était
fille à donner un jour son coeur bien franchement, tandis que la
discrétion du tien me tenait dès lors, et m'a toujours tenu depuis, en
peine et en crainte.
                
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