--Où donc est cette fille à présent? demanda Brulette, qui me parut
saisie de ce que je disais; et comment est-ce qu'on la nomme?
Elle fut bien étonnée d'apprendre que je ne savais ni son nom ni son
pays, et que dans ma souvenance, je ne la pouvais désigner qu'en
l'appelant la _fille des bois_. Je lui racontai simplement la petite
aventure de la charrette embourbée, et elle en prit occasion de me faire
plus de questions que je n'en pouvais contenter; car il y avait déjà de
la confusion dans mes remembrances, et je ne faisais point tant d'état
d'une si chétive affaire que Brulette en voulait supposer. Sa tête
travaillait pour comprendre chaque mot qu'elle m'arrachait, et on eût
dit qu'elle se questionnait elle-même, avec un peu de dépit, pour savoir
si elle était assez jolie pour avoir tant d'exigences, et si le moyen de
plaire aux garçons était la franchise ou le déguisement.
Peut-être qu'elle fut tentée un petit moment de me faire oublier, par
des coquetteries, cette petite revenante que j'avais dans la tête, et
qui, plus que de raison, lui portait ombrage; mais après deux ou trois
mots de badinage, elle répondit à mes reproches:--Non, Tiennet, je ne
te ferai pas un tort d'avoir eu des yeux pour une jolie fille, quand la
chose est innocente et naturelle comme tu me la racontes; mais cette
bêtise-là, dont nous venons d'amuser nos esprits, a tourné le mien, je
ne sais comment, à des réflexions sérieuses sur toi et sur moi. Je suis
coquette, mon bon cousin; je sens cette fièvre-là jusque dans la racine
de mes cheveux; je ne sais point si j'en guérirai; mais, telle que me
voilà, je ne songe à l'amour et au mariage que comme à la fin de toute
aise et de toute fête. J'ai dix-huit ans, et c'est déjà l'âge de
réfléchir: eh bien, la réflexion ne me vient encore que comme un coup de
poing dans l'estomac; tandis que toi, dès l'âge de quinze ou seize ans,
tu t'es déjà questionné sur la manière d'être heureux en ménage. Et
là-dessus, ton coeur simple t'a fait une réponse juste: c'est qu'il te
fallait une bonne amie simple et juste comme toi-même, et sans malice,
fierté ni folie. Or je te tromperais vilainement si je te disais que je
suis ton fait. Que ce soit caprice ou défiance, je ne me sens portée
pour aucun de ceux que je peux choisir, et je ne voudrais pas répondre
de changer bientôt. Plus je vas, plus ma liberté et ma gaieté me
plaisent. Sois donc mon ami, mon camarade et mon parent; je t'aimerai
comme j'aime Joseph, et mieux encore si tu es plus fidèle à mon amitié;
mais ne songe plus à m'épouser. Je sais que tes parents y seraient
contraires, et moi-même je le serais malgré moi, et avec le regret de te
mécontenter. Voyons, voilà qu'on nous observe et qu'on court après nous
pour déranger le discours trop long que nous faisons ensemble. Veux-tu
ne me point bouder, prendre ton parti, et me rester frère? Si tu dis
oui, nous ferons la _jaunée_ de Saint-Jean en arrivant au bourg, et nous
ouvrirons gaiement la danse tous les deux.
--Allons, Brulette! lui dis-je en soupirant, c'est comme tu voudras; je
ferai mon possible pour ne plus t'aimer que comme tu me le commandes,
et, dans tous les cas, je te resterai bon parent et bon ami, comme c'est
mon devoir.
Elle me prit la main, et s'amusant à faire galoper ses amoureux, elle
courut avec moi jusque sur la place du bourg, où déjà les vieux de
l'endroit avaient dressé les fagots et la paille de la jaunée. Brulette
fut requise, comme étant arrivée la première, d'y mettre le feu, et
bientôt la flamme s'éleva jusqu'au-dessus du porche de l'église.
Mais nous n'avions point de musique pour danser, lorsque le garçon à
Carnat, qui s'appelait François, arriva avec sa musette et ne se fit
point prier pour nous venir en aide, car lui aussi en tenait sa bonne
part pour Brulette, comme les autres.
On se mit donc à baller bien joyeusement; mais, au bout de peu de
minutes, chacun s'écria que cette musique coupait les jambes. François
Carnat y était encore trop novice, et il avait beau faire de son mieux,
on ne pouvait pas se mettre en train. Il s'en laissa plaisanter, et
continua, bien content d'avoir occasion de s'exercer, car c'était, je le
crois, la première fois qu'il faisait danser le monde.
Ça ne faisait l'affaire de personne, et quand on vit que cette danse, au
lieu d'adoucir les jambes déjà lasses, ne faisait que les achever, on
parla de se dire bonsoir, ou d'aller finir la journée entre hommes au
cabaret. Brulette et les autres fillettes se récrièrent, nous traitant
de beuveraches et de malplaisants garçons; et cela fit un débat, au
milieu duquel un grand beau sujet se montra tout d'un coup, avant qu'on
eût pu voir d'où il sortait.
--Oui-dà, enfants! cria-t-il d'une voix si forte qu'elle couvrit tout
notre vacarme et se fit écouter d'un chacun: vous voulez danser encore?
qu'à cela ne tienne! Voilà un cornemuseux de rencontre qui vous en
baillera tant que vous en voudrez, et qui, mêmement, ne vous prendra
rien pour sa peine. Donnez-moi ça, dit-il à François Carnat, et
m'écoutez: ça vous pourra servir, car, encore que je ne fasse point mon
état de musiquer, j'en sais un peu plus long que vous.
Et, sans attendre le consentement de François, il enfla sa musette et se
mit à en jouer, aux cris de joie des filles et au grand remercîment des
garçons.
J'avais, dès les premiers mots, reconnu la voix et l'accent bourbonnais
du muletier; mais je ne pouvais en croire mes yeux, tant je le voyais
changé à son profit.
Au lieu de son sarrau encharbonné, de ses vieilles guêtres de cuir, de
son chapeau cabossé et de sa figure noire, il avait un habillement neuf,
tout en fin droguet blanc jaspé de bleu, du beau linge, un chapeau de
paille enrubané de trente-six couleurs, la barbe faite, la face bien
lavée et rose comme une pêche: enfin, c'était le plus bel homme que
j'aie vu de ma vie: grand comme un chêne, bien pris de tout son corps,
la jambe sèche et nerveuse, les dents comme un chapelet de graines
d'ivoire, les yeux comme deux lames de couteau, et l'air avenant d'un
bon seigneur. Il reluquait toutes nos filles, souriant aux belles, riant
jusqu'aux oreilles devant celles qui n'avaient pas bonne grâce, mais se
montrant joyeux et bon compère à tout le monde, encourageant et animant
la danse de l'oeil, du pied et de la voix; car il ne soufflait que peu
dans la musette, tant il était habile à gouverner son vent, et disait,
entre chaque bouffée, mille drôleries et sornettes qui mettaient tous
les esprits en joie et folie.
Et de plus, au lieu de compter les reprises et carrements comme font les
ménétriers de profession, qui s'arrêtent tout juste, quand ils ont gagné
leurs deux sous par chaque couple, il se mit à cornemuser d'affilée un
bon quart d'heure durant, changeant ses airs on ne sait comment, car il
passait de l'un à l'autre sans qu'on en vît la couture; et c'était les
plus belles bourrées du monde, toutes inconnues chez nous, mais si
enlevantes et d'un mouvement si dansable, qu'il nous semblait voler en
l'air plutôt que gigotter sur le gazon.
Je crois qu'il aurait cornemusé et que nous aurions dansé toute la nuit
sans nous lasser, ni lui ni nous autres, s'il n'eût été dérangé par le
père Carnat, lequel du cabaret de la Biaude, entendant si bien mener sa
musette, était arrivé, bien étonné et bien fier du savoir de son garçon.
Mais quand il vit l'instrument dans les mains d'un étranger, et François
qui prenait sa part de la danse sans songer à mal, la colère le gagna,
et, poussant le muletier par surprise, il le fit sauter, de la pierre où
il était juché, tout au beau milieu de la danse.
Maître Huriel fut un peu étonné de l'aventure, et, se retournant, il vit
Carnat tout dépité, qui lui faisait semonce de lui rendre son
instrument.
Vous n'avez point connu Carnat le cornemuseux; c'était déjà un homme
d'âge en ce temps-là, mais encore solide, et malicieux comme un vieux
diable.
Le muletier commença de lui montrer les poings; mais, retenu par ses
cheveux blancs, il lui rendit doucement la musette, en lui
répondant:--Vous auriez pu m'avertir avec plus d'honnêteté, mon vieux;
mais s'il vous fâche que je prenne votre place, je vous la rends de bon
coeur; d'autant que je serai content de danser à mon tour, si la
jeunesse d'ici veut souffrir un étranger en sa compagnie.
--Oui, oui! dansez! vous l'avez bien gagné! cria le monde de la
paroisse, qui s'était tout rassemblé autour de sa belle musique, et qui
déjà s'était affolé de lui, les vieux comme les jeunes.
--Or donc, dit-il en prenant la main de Brulette, qu'il avait regardée
plus que toutes les autres, je demande, pour mon payement, de danser
avec cette jolie blonde, quand même elle serait déjà engagée.
--Elle est engagée avec moi, Huriel, dis-je au muletier; mais comme nous
sommes amis, je te cède mon droit pour cette bourrée.
--Merci! répondit-il, en me donnant une poignée de main; et il ajouta
dans mon oreille:--Je ne voulais point avoir l'air de te connaître; si
tu n'y vois pas d'inconvénient pour toi, à la bonne heure!
--Ne dites pas que vous êtes muletier, repris-je, et tout ira bien.
Tandis qu'un chacun me questionnait sur l'étranger, une autre question
s'élevait sur la pierre des ménétriers: le père Carnat ne voulait ni
jouer, ni faire jouer son garçon. Mêmement, il lui faisait grand
reproche de s'être laissé supplanter par un homme inconnu, et plus on
voulait arranger la chose en lui disant que cet étranger ne prenait pas
d'argent, plus il se fâchait rouge. Il en vint à ne se plus connaître
quand le père Maurice Viaud lui dit qu'il était un jaloux, et que cet
étranger en remontrerait à tous ceux de son état dans le pays.
Alors, il vint au milieu de nous, et, s'adressant à Huriel, lui demanda
s'il avait patente pour cornemuser, ce qui fit rire tout le monde, et le
muletier encore plus. Enfin, sommé de répondre à ce vieux enragé, Huriel
lui dit:--Je ne sais pas les coutumes de votre pays, mon vieux; mais
j'ai assez voyagé pour connaître la loi, et je sais que nulle part en
France les artistes ne payent patente.
--Les artistes? fit Carnat, étonné d'un mot que, pas plus que nous, il
n'avait jamais ouï employer. Qu'est-ce que vous entendez par là? Est-ce
une sottise que vous me voulez dire?
--Non point! reprit Huriel; je dirai les musiqueux, si vous voulez, et
je vous déclare que je suis libre de musiquer sans payer aucun droit au
roi de France.
--Bien, bien, je sais ça, répondit Carnat; mais ce que vous ne savez
pas, vous, c'est qu'au pays d'ici, les musiqueux payent un droit au
corps des ménétriers pour avoir licence d'exercer, et ils en reçoivent
lettres patentes, s'ils en sont agréés après les épreuves.
--Oui-da! Je connais cela, répondit Huriel, et sais très-bien quelle
monnaie il faut empocher ou débourser dans vos épreuves. Je ne vous
conseillerais pas de m'y essayer; mais, heureusement pour vous, je
n'exerce pas votre état et ne prétends rien chez vous; je joue gratis où
il me plaît, et cela, nul ne m'en peut empêcher, par la raison que je
suis reçu maître sonneur, tandis que vous ne l'êtes peut-être point,
vous qui parlez si haut.
Carnat s'apaisa un peu à cette parole, et ils se dirent tout bas
quelques mots que personne n'entendit, par lesquels ils se firent
connaître l'un à l'autre qu'ils étaient de la même corporation, sinon de
la même compagnie. Les deux Carnat, n'ayant plus rien à objecter, vu que
tout le monde rendait témoignage pour Huriel qu'il avait joué sans se
faire payer, se retirèrent tout grommelants, et en disant des
malhonnêtetés que personne ne voulut relever, afin d'en finir.
Dès qu'ils furent partis, on appela la Marie Guillard, qui était une
petite jeunesse très-subtile de sa langue, et on la fit chanter, pour
que l'étranger pût avoir son plaisir de la danse.
Il ne dansait pas de la même manière que nous autres, encore qu'il
s'accordât très-bien à nos carrements et à notre mesure; mais il avait
meilleure façon et donnait du jeu à tout son corps si librement, qu'il
paraissait encore plus beau et plus grand que de coutume. Brulette y fit
attention, car, au moment qu'il l'embrassa, comme c'est la manière de
chez nous au commencement de chaque bourrée, elle devint toute rouge et
confuse, contrairement à son habitude, qui était tranquille et
indifférente à ce baiser-là.
J'en augurai qu'elle m'avait un peu surfait son mépris pour l'amour;
mais je n'en témoignai rien, et j'avoue qu'en dépit de tout, je me
coiffais pour mon compte des grands talents et des belles façons du
muletier.
La danse finie, il vint à moi, tenant Brulette par le bras et me disant:
--C'est à ton tour, mon camarade, et je ne peux pas te faire plus grand
remercîment que de te rendre cette jolie danseuse. C'est une vraie
beauté de mon pays, et, à cause d'elle, je fais réparation à la race
berrichonne; mais pourquoi finir sitôt la fête? Est-ce qu'il n'y a pas,
dans votre bourg, une autre musette que celle de ce vieux chagriné?
--Si fait, dit vivement Brulette à qui l'envie de danser encore fit
échapper le secret qu'elle eût voulu garder; mais, tout aussitôt, elle
se reprit en rougissant, et ajouta. Du moins, il y a des pipeaux et des
porchers qui en savent jouer tant bien que mal.
--Fi! des pipeaux! dit le muletier; si on vient à rire, on les avale, et
ça fait tousser. J'ai la bouche trop grande; pour ces instruments-là, et
c'est pourtant moi qui veux vous faire danser, gentille Brulette; car
c'est votre nom, je l'ai entendu, dit-il encore en s'éloignant un peu
avec elle et moi; et je sais qu'il y a chez vous une musette belle et
bonne, venant du Bourbonnais, et appartenant à un certain Joseph Picot,
votre ami d'enfance, votre camarade de première communion.
--Oh! oh! d'où savez-vous cela? dit Brulette bien confondue. Vous
connaissez donc notre Joseph? Et peut-être pourriez-vous nous dire où il
a passé?
--En êtes-vous en peine? dit Huriel en l'observant.
--Si fort en peine que je vous remercierais, d'un grand coeur, de m'en
donner nouvelles.
--Eh bien, je vous en donnerai, mignonne; mais pas avant que vous m'ayez
remis sa musette, que je suis chargé de lui porter au pays où il est
maintenant.
--Quoi? dit Brulette, il est donc déjà bien éloigné?
--Assez pour ne pas avoir envie de revenir.
--Vrai, il ne reviendra pas? Il s'en va pour tout à fait? Voilà qui
m'ôte l'envie de rire et de danser.
--Oh! ma belle enfant, fit Huriel, vous êtes donc la fiancée de ce petit
Joseph? Il ne m'avait pas dit cela!
--Je ne suis la fiancée de personne, répondit Brulette en se redressant.
--Et pourtant, reprit le muletier, voilà un gage qu'on m'a dit de vous
montrer, dans le cas où vous douteriez que je suis chargé d'emporter la
musette.
--Où donc? quel gage? fis-je a mon tour.
--Regardez à mon oreille, dit le muletier, en relevant une poignée de
ses cheveux noirs tout crépus, et en nous montrant un tout petit coeur
en argent, passé par son anneau à une grande boucle en or fin qui lui
traversait l'oreille à la manière des bourgeois de ce temps-là.
Je crois bien que ces oreilles percées commencèrent à donner dans la vue
de Brulette, car elle lui dit:--Vous n'êtes pas ce que vous paraissez,
et je vois bien que vous n'êtes pas un homme à vouloir tromper de
pauvres gens. D'ailleurs, c'est bien à moi, le gage que vous portez là;
ou plutôt c'est à Joset, car c'est un cadeau que sa mère m'a fait le
jour de notre première communion, et que je lui ai donné en souvenance
de moi, le lendemain, quand il a quitté la maison pour entrer dans un
service. Or donc, Tiennet, me dit-elle, va-t'en à mon logis, chercher la
musette, et l'apporte là, sous le porche de l'église où il fait noir,
sans qu'on voie où tu l'as prise, car le père Carnat est un homme
méchant qui ferait des peines à mon grand-père s'il savait que nous nous
sommes prêtés à une pareille chose.
Septième veillée.
Je fis ce qui m'était commandé, laissant, à contre-coeur, Brulette seule
avec le muletier, dans un endroit de la place déjà bien embruni par la
nuit tombante. Quand je revins, portant la musette pliée et démontée
sous ma blouse, je les retrouvai au même coin, devisant avec beaucoup
d'action, et Brulette me dit:--Tiennet, je te prends à témoin que je ne
suis point consentante à donner à cet homme-là le gage qu'il a pendu à
son oreille. Il prétend ne me le point rendre, parce que, de fait, c'est
propriété pour Joset; mais il dit que Joset ne le lui reprendra pas, et
encore que ce soit une petite chose qui n'a pas la conséquence de dix
sous vaillant, il ne me plaît pas d'en faire don à un étranger. Je
n'avais pas plus de douze ans quand je l'ai baillé à Joset, et il
faudrait être fin pour y entendre malice; mais puisqu'on veut qu'il y en
ait, ce m'est une raison de plus pour le refuser à un autre.
Il me sembla que Brulette se donnait trop de mal pour enseigner au
muletier qu'elle n'était point l'amoureuse de Joset, et que, pour sa
part, le muletier était content de lui trouver le coeur libre
d'engagements. En tout cas, il ne se gêna guère pour continuer à la
courtiser devant moi.
--Mignonne, lui dit-il, vous avez tort de vous défier. Je ne veux faire
montre de vos dons à personne, encore qu'il y eût de quoi être glorieux
s'ils étaient miens; mais je reconnais ici, devant Tiennet, que vous ne
m'encouragez point à vous aimer. Dire que cela m'en empêchera, je n'en
réponds pas; mais, à tout le moins, vous êtes forcée de souffrir que je
me souvienne de vous, et que j'estime ce gage de dix sous vaillant à mon
oreille, plus qu'aucune autre chose que j'aie jamais convoitée. Joseph
est mon ami, et je sais qu'il vous aime; mais l'amitié de ce garçon-là
est si tranquille, qu'il ne songera pas seulement à me redemander son
gage. Or donc, si nous nous revoyons dans un an, ou dans dix, vous le
retrouverez là, à moins que l'oreille n'y soit plus.
Et disant ainsi, il prit et embrassa la main de Brulette, et se mit en
devoir de rajuster et d'enfler la cornemuse.
--Que faites-vous là? lui dit-elle. Quant à moi, je vous l'ai dit,
puisque Joset quitte sa mère et ses amis pour longtemps, j'ai de la
peine et ne veux plus me divertir; et tant qu'à vous, vous vous mettez
en danger d'une bataille, si d'autres cornemuseux du pays viennent à
passer.
--Bah! bah! répondit Huriel, c'est ce qu'on verra; ne vous inquiétez pas
de moi; et quant à vous, Brulette, vous danserez, ou je croirai que vous
êtes amoureuse d'un ingrat qui vous quitte.
Soit que Brulette eût trop de fierté pour laisser prendre cette idée-là,
soit que le diable de la danse fut plus fort qu'elle, sitôt que la
musette, dressée et enflée, commença de sonner, elle n'y put tenir et se
laissa emmener par moi à la bourrée.
Vous ne sauriez croire, mes amis, quels cris de contentement et
d'émerveillance il y eut sur la place, au bruit tonnant de cette musette
bourbonnaise et au retour du muletier, que l'on croyait déjà parti. On
ne dansait plus que d'un pied et on allait finir, quand il reparut sur
la pierre des ménétriers. Aussitôt ce devint comme une rage, on ne s'y
mit plus à quatre ni à huit, mais bien à seize ou à trente-deux, se
tenant par les mains, sautant, criant et riant, que le bon Dieu n'aurait
pu y placer un mot.
Et bientôt après, les vieux, les jeunes, les petits enfants qui ne
savaient pas encore mener leurs jambes, comme les grands-pères qui ne
tenaient quasi plus sur les leurs, les vieilles qui se trémoussaient à
l'ancienne mode, les gars maladroits qui n'avaient jamais pu mordre à la
mesure, tout se mit en branle, et, pour un peu, la cloche de la paroisse
s'y serait mise aussi d'elle-même. Jugez donc une musique, la plus
belle qu'on eût ouïe au pays, et qui ne coûtait rien! même elle
paraissait aidée du diable, puisque le cornemuseux ne demandait jamais
grâce, et faisait éreinter tout le monde sans se lasser.--J'en veux
avoir le dernier! s'écriait-il, à chaque fois qu'on lui conseillait de
se reposer; je prétends que la paroisse entière y crève et que nous
soyons encore tous ici au lever du soleil, moi debout et vaillant, vous
autres me demandant merci!--Et lui de cornemuser, et nous tous de
trépigner comme des fous.
La mère Biaude, voyant qu'il y avait là de l'ouvrage et du profit, avait
fait apporter des bancs, des tables, du boire et du manger, et comme, de
ce dernier article, elle n'était pas assez fournie pour tant de ventres
creusés par la danse, un chacun se mit en devoir de livrer aux amis et
parents qu'il avait là tout ce que son logis contenait de victuailles
pour la semaine. Qui apportait un fromage, qui un sac de noix, qui un
quartier de chèvre, ou un cochon de lait, lesquels furent rôtis ou
grillés à la cantine vitement dressée. C'était comme une noce où les
voisins se seraient invités les uns les autres. Les enfants ne se
couchèrent point, on n'eut pas le temps d'y songer, et ils dormirent en
tas de moutons sur le bois de travail toujours emmagasiné sur le commun,
au bruit enragé de la danse et de la musette qui ne s'arrêtait que le
temps d'entonner au cornemuseux une chopine du meilleur vin.
Et tant plus il buvait, tant plus il était gaillard et cornemusait en
manière admirable. Enfin, l'appétit venant aux plus solides, Huriel fut
forcé de finir, faute de danseurs à contenter; et, ayant gagné sa
gageure de nous enterrer tous, il consentit à souper. Chacun l'invitait
et se disputait l'honneur et le plaisir de le régaler; mais voyant que
Brulette venait à ma table, il accepta mon offre et s'assit à côté
d'elle, tout bouillant d'esprit et de belle humeur. Il y mangea vite et
bien; mais, au lieu d'être appesanti par la digestion, il fut le premier
à lever son verre pour chanter, et malgré qu'il eût bouffé six heures
durant comme un orage, il avait la voix aussi fraîche et aussi juste que
si de rien n'était. On essaya de lui tenir tête, mais les plus renommés
chanteurs y renoncèrent bientôt pour le plaisir de l'écouter, car rien
ne valait auprès de ses chansons, tant pour les airs que pour les
paroles, et on avait même grand'peine à lui donner le refrain; car il
n'y avait rien dans son sac qui ne fût tout neuf pour nos oreilles et
d'une qualité qui dépassait tout notre savoir.
On quitta toutes les tables pour l'entendre, et, au moment que le jour
levant commença de percer à travers la feuillée, il y avait autour de
nous une foule plus charmée et plus attentionnée qu'au plus beau prêche.
Alors il se leva, monta sur son banc et présenta son verre vide au
premier rayon du soleil qui passait au-dessus de sa tête, en disant,
d'un air qui nous fit trembler tous, sans qu'on sût ni pourquoi ni
comment:--Amis, voilà le flambeau du bon Dieu! Éteignez vos petites
chandelles, et saluez ce qu'il y a de plus clair et de plus beau dans le
monde!
--Et à présent, dit-il en se rasseyant et en posant son verre retourné
sur la table, assez causé, assez chanté pour une nuit. Que faites-vous
là, sacristain? Allez sonner l'Angélus, et qu'on voie ceux qui se
signeront chrétiennement! à cela on connaîtra celui qui s'est diverti
honnêtement, de celui qui s'est abruti comme un sot. Après que nous
aurons tous rendu gloire à Dieu, je vous quitterai, mes enfants, vous
remerciant de m'avoir fait si bonne fête et marqué tant de fiance. Je
vous devais une petite réparation pour un dommage que j'ai causé, sans
le vouloir, à quelques-uns d'entre vous, il n'y a pas longtemps. Devinez
si vous pouvez; moi, je ne suis pas ici à confesse; mais je pense avoir
fait de mon mieux pour vous divertir, et le plaisir valant mieux que le
profit, selon moi, je me crois quitte envers tous.
Et comme on voulait le faire expliquer:--Silence, cria-t-il, voilà
l'Angélus qui cloche!
Et il se mit à genoux, ce qui entraîna tout le monde à en faire autant,
et même avec un recueillement singulier, car cet homme-là semblait avoir
puissance sur les esprits.
Quand on eut fini la prière, on le chercha; il avait disparu, et si
bien, qu'il y eût des gens qui se frottèrent les yeux, pensant qu'ils
avaient rêvé cette nuit de liesse et de folie.
Huitième veillée.
Brulette était toute tremblante, et quand je lui demandai ce qu'elle
avait et ce qu'elle pensait, elle me répondit en portant à sa joue le
revers de sa main:--Cet homme-là est aimable, Tiennet; mais il est bien
hardi.
Comme j'étais allumé un peu plus que de coutume, je me trouvai assez
courageux pour lui dire:--Si la bouche d'un étranger vous a offensé la
peau, celle d'un ami peut enlever la tache. Mais elle me repoussa en
répondant:--Il est parti, et il y a sagesse à oublier ceux qui s'en
vont.
--Mêmement le pauvre Joset?
--Oh! celui-là, c'est différent, dit-elle.
--Pourquoi différent? Vous ne répondez point? Ah! Brulette, vous en
tenez pour...
--Pour qui? dit-elle vivement. Comment s'appelle-t-il? Dis donc, puisque
tu le connais?
--C'est, lui répondis-je en riant, l'homme noir pour qui Joset s'est
donné au diable, et qui vous a fait peur, un soir de ce printemps que
vous étiez en ma maison.
--Non, non, tu te moques! Dis-moi son nom, son état, son pays?
--Non pas, Brulette! Tu dis qu'il faut oublier les absents, et j'aime
autant ne pas te faire changer d'avis.
Le monde de la paroisse s'étonna bien de voir le cornemuseux parti comme
par miracle, sans qu'on eût songé à s'informer de lui. Quelques-uns
l'avaient bien questionné; mais à l'un il avait dit être Marchois et
s'appeler d'une façon, à l'autre il avait dit autrement, et nul ne
savait la vérité. Je leur jetai encore un nom différent pour les
dérouter, non pas qu'Huriel le gâteux de blés eût rien à craindre de
personne, après qu'Huriel le cornemuseux avait si bien monté la tête à
tout le monde, mais pour me divertir, et aussi pour faire enrager
Brulette. Puis, quand on me demanda d'où je le connaissais, je répondis,
en me moquant, que je ne le connaissais pas; qu'il lui avait pris
fantaisie, en arrivant, de m'accoster comme un ami, et que j'avais
répondu de même par manière de plaisanter.
Cependant, Brulette m'ayant questionné à fond, force me fut de lui dire
ce que j'en savais, et encore que ce ne fût pas grand'chose, elle
regretta de l'entendre, car elle avait, comme beaucoup de gens du pays,
un grand préjugé contre les étrangers, et contre les muletiers
principalement.
Je pensai que cette répugnance lui ferait vitement oublier Huriel, et si
elle y songea, elle ne le montra guère, car elle continua la joyeuse vie
qui lui plaisait, sans marquer de préférence à personne, disant que,
voulant être femme aussi fidèle qu'elle était fille insoucieuse, elle
avait le droit de prendre son temps et d'étudier son monde; et tant qu'à
moi, me répétant souvent qu'elle ne voulait que mon amitié fidèle et
tranquille, sans idée de mariage.
Mon naturel ne me portant point à la tristesse, je n'en fis point de
maladie. Je me sentais bien un peu comme Brulette à l'endroit de la
liberté. J'usais de la mienne comme un garçon, et je prenais le plaisir
où je le trouvais, sans la chaîne. Mais, ma fougue passée, je revenais
toujours auprès de ma belle cousine, comme en une compagnie douce,
honnête et réjouissante, dont je me serais trop privé en essayant de
bouder contre moi-même. Elle avait plus d'esprit que toutes les filles
et femmes de l'endroit. Et puis, son logis était agréable, toujours
propre et bien gouverné, ne sentant point la gêne, et se remplissant,
dans les veillées d'hiver comme dans tous les autres chômages de
l'année, de la plus gentille jeunesse de la paroisse. Les filles
suivaient volontiers la compagnie de cette belle, parce qu'il y pleuvait
des garçons à choisir, et que, de temps en temps, elles y accrochaient
un mari pour leur compte. Mêmement Brulette se servait de l'estime qu'on
faisait de son esprit juste et de ses jolies paroles, pour décider les
jeunes gens à donner leur attention à des filles qui les convoitaient,
et elle s'y montrait généreuse comme font les riches qui savent bien ne
devoir jamais manquer.
Le grand-père Brulet aimait cette jeune compagnie et la réjouissait par
ses vieilles chansons et par beaucoup de belles histoires qu'il savait.
Par des fois, la Mariton venait aussi pour un moment, à seules fins
d'avoir à parler de son garçon, et c'était une femme de grande causette,
encore très-fraîche et donnant aux jeunes filles la vraie manière de se
bien habiller, car elle était élégante pour complaire à son maître
Benoît, lequel voulait que, par sa bonne mine et sa braverie, elle fit
belle enseigne à sa maison.
Il n'était même point rare qu'au passage, les vielleux du pays, voyant
là de la jeunesse rassemblée, ne se missent en besogne de faire danser
devant la porte, si bien que la Brulette, en son petit logis, sans autre
avoir de conséquence que sa gentillesse et sa belle grâce, devint comme
une reine, que les filles laides et délaissées critiquaient tout bas,
mais que les autres trouvaient plus de profit que de dépit à reconnaître
et à fréquenter.
Il y avait approchant une année qu'on se divertissait ainsi, sans avoir
reçu d'autres nouvelles de Joseph que deux lettres par lesquelles il
faisait connaître à sa mère qu'il était en bonne santé et gagnait bien
sa vie dans le Bourbonnais. Il n'y disait, point l'endroit de sa
demeurance, et les deux lettres portaient la marque de deux endroits
différents. Mêmement la seconde n'était guère commode à comprendre,
encore que notre nouveau curé fût très-adroit à lire les écritures; mais
il paraissait que Joseph s'était fait enseigner l'instruction, et
s'était essayé, pour la première fois, à écrire de lui-même. Enfin, vint
une troisième lettre, adressée à Brulette, et monsieur le curé la lut
bien couramment et la trouva clairement tournée. Celle-là disait que
Joseph était un peu malade et s'en remettait à la main d'un ami pour
donner de ses nouvelles. Ce n'était qu'une fièvre de printemps, et l'on
ne s'en devait point tourmenter. On y disait encore qu'il était avec des
amis, lesquels, faisant coutume de voyager, se mettaient en route pour
le pays de Chambérat, d'où ils écriraient encore, si son état venait à
s'empirer malgré les grands soins qu'ils lui donnaient.
--Mon Dieu! dit Brulette, quand le curé lui eut fait entendre ce qu'il y
avait sur ce papier, j'ai grand'peur qu'il ne se soit fait muletier
aussi, et je n'oserais dire à sa mère ni sa maladie ni l'état qu'il a
pris. La pauvre âme a bien assez de peines comme ça.
Et puis, regardant la lettre, elle demanda ce que disait la signature.
Monsieur le curé, qui n'y avait pas fait grande attention, mit ses
lunettes et se prit à rire, disant qu'il n'avait jamais vu chose
pareille, et qu'il avait beau s'y reprendre, il n'y voyait, en guise de
nom, que la représentation d'un bout d'oreille avec un anneau et une
manière de coeur passé dedans.--C'est, dit-il; quelque signe de
compagnonnage. Toute confrérie a ses emblèmes, et personne n'y connaît
goutte. Mais Brulette comprit fort bien, se troubla un peu, emporta la
lettre et l'examina souvent, je peux croire, d'un oeil moins indifférent
qu'elle ne le prétendait: car il lui poussa en tête l'idée de savoir
lire, et bien secrètement elle s'y mit, avec l'aide d'une ancienne fille
de chambre de noble, qui était retirée mercière en notre bourg, et qui
venait souvent babiller en une maison si bien achalandée de monde, comme
était celle de ma cousine.
Il ne fallut pas grand temps à une tête si futée pour en savoir long,
et, un beau jour, je fus bien étonné de voir qu'elle écrivait des
chansons et des prières qui paraissaient moulées finement. Je ne pus
m'empêcher de lui demander si c'était pour correspondre avec Joseph ou
avec le beau muletier qu'elle s'apprenait des malices au-dessus de son
état.
--Il s'agit bien de ce faraud aux oreilles percées! fit-elle en riant.
Me crois-tu fille si peu réfléchie que d'envoyer des lettres à un garçon
étranger? Mais si Joseph nous revient savant, il aura bien fait de se
sortir de sa bêtise, et, tant qu'à moi, je ne suis point fâchée non plus
d'être un peu moins sotte que je n'étais.
--Brulette, Brulette, lui dis-je, vous mettez votre idée hors de votre
pays et de vos amis! Ça vous portera malheur, prenez-y garde! Je ne
suis pas plus tranquille pour Joseph là-bas que pour vous ici.
--Tu peux être tranquille sur mon compte, Tiennet; j'ai la tête froide,
malgré qu'on en dise. Tant qu'à notre pauvre gars, j'en suis bien en
peine; car nous voilà, depuis six mois bientôt, sans nouvelles de lui,
et ce beau muletier, qui avait si bien promis d'en donner, n'y a plus
songé. La Mariton se désole de l'oubli de Joset, car elle n'a point su
sa maladie, et peut-être qu'il est mort sans que personne s'en doute.
Je lui remontrai que, dans ce cas-là, nous en aurions reçu
avertissement, et que le manque de nouvelles signifiait toujours bonnes
nouvelles.
--Tu diras ce que tu voudras, répondit-elle; j'ai rêvé, il y a deux
nuits, que je voyais arriver ici le muletier, nous rapportant sa musette
et nous annonçant qu'il avait péri. Depuis ce rêve, je suis attristée
dans mon coeur et me fais reproche d'avoir laissé passer tant de temps
sans songer à mon pauvre ami de jeunesse, et sans m'essayer à lui
écrire; mais où lui aurais-je envoyé ma lettre, puisque je ne sais pas
seulement où il est?
Disant cela, Brulette, qui était auprès de la fenêtre et regardait par
hasard au dehors, poussa un cri et devint toute blanche de peur. Je
regardai aussi et vis Huriel tout encharbonné et noirci dans sa figure
et ses habillements, comme je l'avais vu la première fois. Il venait
vers nous, et les enfants se sauvaient de son passage en criant: «Le
diable! le diable!» tandis que les chiens jappaient après lui.
Saisi de ce que m'avait raconté Brulette, et voulant lui épargner
d'apprendre trop vite une mauvaise nouvelle, je courus au-devant du
muletier, et ma première parole fut pour lui dire au hasard et dans un
grand trouble:--Est-ce donc qu'il est mort?
--Qui? Joseph? répondit-il; non, Dieu merci! Mais vous savez donc qu'il
est encore malade?
--Est-il en danger?
--Oui et non. Mais c'est devant Brulette que je te veux parler de lui.
Est-ce là sa maison? Conduis-moi auprès d'elle.
--Oui, oui, viens! lui dis-je; et, courant en avant, je dis à ma cousine
de se tranquilliser et que les nouvelles n'étaient point si mauvaises
qu'elle s'y attendait.
Elle appela vitement son grand-père qui chapusait dans la chambre
voisine, et se mit en devoir de recevoir honnêtement le muletier; mais,
le voyant si différent de l'idée qu'elle en avait gardée, si mal
connaissable dans sa couleur et son habillement, elle perdit contenance
et en détourna ses yeux avec tristesse et confusion.
Huriel s'en aperçut bien, car il se prit à sourire, et, relevant ses
rudes cheveux noirs, comme par hasard, mais de manière à montrer que le
gage de Brulette était toujours à son oreille:--C'est bien moi, dit-il
et non point un autre. Je viens exprès de mon pays pour vous parler d'un
ami qui, grâce à Dieu, n'est ni mort ni mourant, mais dont cependant il
faut que je vous entretienne un peu à loisir. Avez-vous celui de
m'écouter?
--Fort bien oui, dit le père Brulet. Asseyez-vous, mon homme; on va vous
servir.
--Il ne me faut rien, dit Huriel, prenant une chaise. J'attendrai
l'heure de votre repas. Mais, avant tout, je me dois faire connaître des
personnes à qui je parle.
--Parlez, dit mon oncle, on vous entendra.
Neuvième veillée.
Alors le muletier:--Je m'appelle Jean Huriel, muletier de mon état, fils
de Sébastien Huriel, qui est dit Bastien le grand bûcheux, maître
sonneur très-renommé, et ouvrier très-estimé dans les bois du
Bourbonnais. Voilà mes noms et qualités, dont je peux faire preuve et
honneur. Je sais que pour gagner plus de confiance, j'aurais dû me
présenter à vous comme j'ai le moyen de paraître; mais ceux de mon état
ont une coutume...
--Votre coutume, dit le père Brulet, qui lui portait grande attention,
je la connais, mon garçon. Elle est bonne ou mauvaise, selon que vous
êtes bons ou mauvais vous-mêmes. Je n'ai pas vécu jusqu'à présent sans
savoir ce que c'est que les muletiers, et comme j'ai roulé autrefois
hors du pays, je sais vos usages et comportements. On dit vos confrères
sujets à beaucoup de méfaits; on en a vu enlever des filles, battre des
chrétiens, voire les faire périr dans de méchantes disputes, et leur
enlever leur argent.
--Je pense, dit Huriel en riant, qu'on a beaucoup surpassé le mal en le
racontant. Les choses dont vous parlez sont si anciennes qu'on n'en
pourrait retrouver les auteurs, et la peur qu'on en a eu dans vos pays
les a augmentées, si bien que, pendant longues années, les muletiers
n'ont osé sortir des forêts qu'en grandes bandes et avec grand danger.
La preuve qu'ils se sont bien amendés et qu'on n'a plus à les craindre,
c'est qu'ils ne craignent plus rien eux-mêmes, et que me voilà seul au
milieu de vous.
--Oui, dit le père Brulet, qui n'était point aisé à persuader, mais vous
avez le noir sur la figure, pas moins! Vous avez juré à votre confrérie
de suivre son commandement, qui est de passer déguisé en cette mode dans
les pays où vous êtes encore suspects, afin que si l'un de vous y fait
quelque mal, on ne puisse pas dire, en voyant les autres plus tard:
«C'est lui ou ce n'est pas lui.» Enfin, vous êtes tous responsables les
uns pour les autres. Ça a son bon côté, qui est de vous faire amis bien
fidèles, chacun à la dévotion de tous; mais ça laisse une grande
doutance pour le restant de votre religion, et je ne vous cache pas que
si un muletier, tant bon garçon et avancé d'argent fût-il, venait me
demander mon alliance, je lui offrirais bien de bon coeur mon vin et ma
soupe, mais je ne le semonderais point d'épouser ma fille.
--Aussi, dit le muletier, l'oeil allumé et regardant hardiment Brulette
qui faisait semblant de penser à autre chose, n'ai-je point eu l'idée de
me présenter dans un pareil dessein; vous n'avez pas besoin de me
refuser, père Brulet, car vous ne savez pas si je suis marié ou garçon,
je ne vous en ai rien dit.
Brulette baissa les yeux tout a fait, sans laisser voir si elle était
contente ou fâchée du compliment: Puis elle reprit son courage, et dit
au muletier:--Il ne s'agit point de cela, mais de Joset, dont vous
deviez nous donner nouvelles, et dont la santé m'angoisse beaucoup le
coeur. Voilà mon grand-père qui a élevé ce garçon et qui lui porte de
l'intérêt: ne sauriez-vous nous parler de lui avant toutes choses?
Huriel regarda très-fixement Brulette, parut surmonter un moment de
chagrin et se raffermir en lui-même pour parler; puis il dit:
--Joseph est malade, assez malade pour que je me sois décidé à venir
dire à celle qui en est l'auteur: «Voulez-vous le guérir, et cela est-il
en votre pouvoir?».
--Qu'est-ce que vous chantez là? dit mon oncle ouvrant l'oreille, qu'il
commençait à avoir un peu dure. En quoi ma fille peut-elle guérir cet
enfant dont nous parlons?
--Si j'ai parlé de moi avant de parler de lui, répondit Huriel, c'est
que j'avais à en dire des choses délicates et que vous n'auriez point
souffertes du premier venu. À présent, si vous me jugez honnête homme,
permettez-moi d'exposer tout ce que je pense et tout ce que je sais.
--Expliquez-vous sans crainte, dit vivement Brulette; je ne m'embarrasse
d'aucune idée qu'on puisse avoir de moi.
--Je n'ai de vous qu'une bonne idée, belle Brulette, répartit le
muletier: ce n'est pas votre faute si Joseph vous aime; et si vous le
lui rendez dans le secret de votre coeur, personne n'a le droit de vous
en blâmer. On peut envier Joseph dans ce cas-là, mais non point le
trahir, ni vous faire de la peine. Sachez donc comment vont les choses
entre lui et moi depuis le jour où nous avons fait amitié ensemble, et
où je lui ai persuadé de venir apprendre, en mon pays, la musique dont
il se montrait si affolé.
--Je ne sais pas si vous lui avez rendu là un bien beau service, observa
mon oncle; m'est avis qu'il aurait pu l'apprendre ici tout aussi bien,
et sans chagriner ni inquiéter son monde.
--Il m'a dit, reprit Huriel, et je l'ai bien vu depuis, qu'il ne serait
pas souffert par les autres sonneurs. D'ailleurs, je lui devais la
vérité, puisqu'il me donnait sa confiance quasiment à la première vue.
La musique est une herbe sauvage qui ne pousse pas dans vos terres. Elle
se plaît mieux dans nos bruyères, je ne saurais vous-dire pourquoi; mais
c'est dans nos bois et dans nos ravines qu'elle s'entretient et se
renouvelle comme les fleurs de chaque printemps; c'est là qu'elle
s'invente et fait foisonner des idées pour les pays qui en manquent;
c'est de là que vous viennent les meilleures choses que vous entendez
dire à vos _sonneux_; mais comme ils sont paresseux ou avares, et que
vous vous contentez toujours du même régal, ils viennent chez nous une
fois en leur vie, et se nourrissent là-dessus tout le restant. À cette
heure même, ils font des élèves qui rabâchent nos vieux airs en les
corrompant, et qui se croient dispensés de venir consulter nos anciens.
Donc un jeune homme bien intentionné comme toi, disais-je à votre Joset,
qui s'en irait boire à la source, s'en reviendrait si frais et gras
nourri que personne ne pourrait se soutenir contre lui.
»C'est pourquoi Joset fit accord de partir à la Saint-Jean ensuivante,
et de s'en aller en Bourbonnais, ou il trouverait, à la fois, de
l'ouvrage pour vivre dans nos bois et des leçons du meilleur maître. Car
il faut vous dire que les plus fameux inventeurs sont dans le haut
Bourbonnais, vers les bois de pins, du côté où la Sioule descend emmi
les monts-dômes, et que mon père, natif du bourg nommé Huriel, d'où il a
pris son nom, a passé sa vie dans les meilleurs endroits et se tient
toujours en bonne haleine et provision de belle science. C'est un homme
qui n'aime pas à travailler deux ans de suite au même pays, et plus il
avance en âge, plus il est vif et changeant. Il était en la forêt de
Tronçay l'an dernier; il a été ensuite en celle de l'Épinasse, et il
est, à cette heure, en celle de l'Alleu, où Joset, toujours fendant,
bûchant et cornemusant avec lui, l'a suivi fidèlement, l'aimant comme
s'il était son fils et se louant d'en être pareillement aimé.
»Il s'y est trouvé aussi heureux que peut l'être un amant séparé de sa
maîtresse; mais la vie n'est pas si douce et si commode chez nous que
dans vos pays, et malgré que mon père, conseillé par son expérience, le
voulait retenir, Joseph, pressé de réussir, a un peu trop usé de son
souffle dans nos instruments, qui sont, comme vous avez pu voir, d'autre
taille que les vôtres, et qui fatiguent l'estomac, tant qu'on n'a pas
trouvé la vraie manière de les enfler: si bien que les fièvres l'ont
pris et qu'il a commencé de cracher du sang. Mon père connaissant le
mal, et sachant le gouverner, lui a retiré sa musette et lui a
recommandé le repos; mais si son corps y a gagné d'une façon, il s'y est
empiré de l'autre. Il s'est arrêté de tousser et de cracher du sang,
mais il est tombé dans un ennui et dans une faiblesse qui ont donné
frayeur pour sa vie; si bien qu'il y a huit jours, revenant d'un de mes
voyages, j'ai trouvé Joset si pâle que je ne le reconnaissais point, et
si lâche sur ses jambes qu'il ne se pouvait porter.
»Questionné par moi, il m'a dit bien tristement et versant des larmes:
«Je vois bien, mon Huriel, que je vas mourir au fond de ses bois, loin
de mon pays, de ma mère, de mes amis, et sans avoir été aimé de celle à
qui j'aurais tant voulu montrer mon savoir. L'ennui me mange la tête et
l'impatience me sèche le coeur. J'aurais mieux souhaité que ton père me
laissât m'achever en cornemusant. Je me serais éteint en envoyant de
loin à celle que j'aime toutes les douceurs que ma bouche n'a jamais su
lui dire, et en rêvant que j'étais à son côté. Sans doute le père
Bastien a eu bonne intention, car je sentais bien que je m'y tuais par
trop d'ardeur. Mais qu'est-ce que je gagne à mourir moins vite? Il n'en
faut pas moins que je renonce à la vie, puisque, d'une part, me voilà
sans pain et à votre charge, faute de pouvoir bûcher; et que, de
l'autre, je me vois trop chétif de ma poitrine pour cornemuser. Ainsi,
c'est fait de moi. Je ne serai jamais rien, et je m'en vas, sans avoir
tant seulement le plaisir de me remémorer un jour d'amour et de
bonheur.»
Ne pleurez pas, Brulette, continua le muletier en lui prenant la main
dont elle s'essuyait le visage; tout n'est pas encore perdu. Écoutez-moi
jusqu'à la fin.
»Voyant l'angoisse de ce pauvre enfant, je m'en allai querir un bon
médecin, lequel, l'ayant examiné, nous dit qu'il avait plus d'ennui que
de maladie, et qu'il répondait de le bien guérir, s'il pouvait se
retenir de sonner et se dispenser de bûcher encore un mois durant.
Quant au dernier point, c'était bien commode; mon père n'est pas
malheureux, ni moi non plus, Dieu merci, et nous n'avons pas grand
mérite à prendre soin d'un ami empêché dans son travail; mais l'ennui de
ne point musiquer et d'être là, loin de son monde, privé de voir sa
Brulette, sans profit pour son avancement, a fait mentir le médecin. Un
mois s'est quasiment passé, et Joset n'est pas mieux. Il ne voulait pas
vous le faire assavoir, mais je l'y ai décidé; et mêmement, je le
voulais amener ici avec moi. Je l'avais bien arrangé sur un de mes
mulets et vous le reconduisais déjà, lorsqu'au bout de deux lieues, il
est tombé en faiblesse, et j'ai été obligé de le reporter à mon père,
lequel m'a dit: «Va-t'en au pays de ce garçon et ramène ici sa mère ou
sa fiancée. Il n'est malade que de chagrin, et, en voyant l'une ou
l'autre, il reprendra courage et santé pour achever ici son
apprentissage ou pour s'en retourner chez lui.»
»Cela dit devant Joset l'a beaucoup secoué: «Ma mère, criait-il comme un
enfant; ma pauvre mère, qu'elle vienne au plus tôt!» Mais bien vite il
se reprenait: «Non, non! je ne veux pas qu'elle me voie mourir; son
chagrin m'achèverait trop malheureusement!--Et Brulette? lui disais-je
tout bas.--Oh! Brulette ne viendrait pas, faisait-il; Brulette est
bonne; mais il n'est point possible, qu'elle n'ait pas fait choix d'un
amoureux qui la retiendrait de me venir consoler.»
»Alors, j'ai fait jurer à Joset qu'il prendrait au moins patience
jusqu'à mon retour, et je suis venu. Père Brulet, décidez de ce qu'il
faut faire, et vous, Brulette, consultez votre coeur.
--Maître Huriel, dit Brulette en se levant, j'irai, encore que je ne
sois point la fiancée de Joseph, comme vous le dites, et que rien ne
m'oblige envers lui, sinon que sa mère m'a nourrie de son lait et portée
en ses bras. Mais pourquoi pensez-vous que ce jeune homme est épris de
moi, puisque, aussi vrai que voilà mon grand-père, il ne m'en a jamais
dit le premier mot?
--Il m'avait donc bien dit la vérité? s'écria Huriel, comme charmé de ce
qu'il entendait; mais, se raccoisant aussitôt: Il n'en est pas moins
vrai, dit-il, qu'il en peut mourir, d'autant plus que l'espoir ne le
soutient pas, et je dois ici plaider sa cause et dire ses sentiments.
--En êtes-vous chargé? dit Brulette avec fierté, et aussi avec un peu de
dépit contre le muletier.
--Il faut que je m'en charge, commandé ou non, répliqua Huriel. J'en
veux avoir le coeur net... à cause de lui qui m'a confié sa peine et
demandé mon secours. Voilà donc comme il me parlait: «J'ai voulu me
donner à la musique, autant par amour de la chose que par amour de ma
mie Brulette. Elle me considère comme son frère, elle a toujours eu pour
moi de grands soins et une bonne pitié; mais elle n'en a pas moins fait
attention à tout le monde, hormis à moi; et je ne l'en peux blâmer.
Cette jeunesse aime la braverie et tout ce qui rend glorieux. C'est son
droit d'être coquette et avantageuse. J'en ai le coeur fâché, mais c'est
la faute du peu que je vaux si elle donne ses amitiés à de plus
vaillants que moi. Tel que me voilà, ne sachant ni piocher rude, ni
parler doux, ni danser, ni plaisanter, ni même chanter, me sentant
honteux de moi et de mon sort, je mérite bien qu'elle me regarde comme
le dernier de ceux qui pourraient prétendre à elle. Eh bien, voyez-vous,
cette peine me fera mourir si elle dure, et j'y veux trouver un remède.
Je sens en dedans de moi quelque chose qui me dit que je peux musiquer
mieux que tous ceux qui s'en mêlent dans notre endroit; si j'y aboutais,
je ne serais plus un rien du tout. Je deviendrais plus que les autres,
et comme cette fille a du goût et de l'accent pour chanter, elle
comprendrait, par elle-même, ce que je vaux, outre que sa fierté serait
flattée de l'estime qu'on ferait de moi.»
--Vous parlez, dit Brulette en souriant, comme si je l'entendais
lui-même, encore qu'il ne m'ait jamais dit cela à propos de moi. Son
amour-propre a toujours été en souffrance, et je vois que c'est aussi
par l'amour-propre qu'il croirait pouvoir me persuader; mais puisque une
telle maladie le met en danger de mourir, je ferai, pour lui remonter le
courage, tout ce qui dépendra de la sorte d'amitié que j'ai pour lui.
J'irai le voir avec la Mariton, si toutefois c'est le conseil et la
volonté de mon grand-père.
--Avec la Mariton, dit le père Brulet, ça ne me paraît pas possible,
pour des raisons que je sais et que tu sauras bientôt, ma fille. Qu'il
te suffise, quant à présent, que je te dise qu'elle est empêchée de
quitter son maître, à cause d'embarras qu'il a dans ses affaires.
D'ailleurs, si la maladie de Joseph peut se dissiper, il est inutile de
tourmenter et de déranger cette femme. J'irai donc avec toi, parce que
j'ai la confiance, comme tu as toujours gouverné Joseph pour le mieux,
que tu auras encore crédit sur son esprit pour le ramener au courage et
à la raison. Je sais ce que tu penses de lui, et c'est ce que j'en pense
aussi: d'ailleurs, si nous le trouvions dans un état désespéré, nous
ferions vitement écrire pour que sa mère vienne lui fermer les yeux.