George Sand

Les Maîtres sonneurs
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--Si vous voulez me souffrir en votre compagnie pour le voyage, dit
Huriel, je vous conduirai bien au juste, d'un soleil à l'autre, au pays
où se trouve Joseph, et mêmement en une seule journée si vous ne
craignez pas trop les mauvais chemins.

--Nous causerons de ça à table, répondit mon oncle; et quant à votre
compagnie, je la souhaite et la réclame, car vous avez très-bien parlé,
et je ne suis pas sans savoir à quelle famille d'honnêtes gens vous
appartenez.

--Connaissez-vous donc mon père? dit Huriel. En nous entendant nommer
Brulette, il nous a dit, à Joseph et à moi, que son père avait eu un ami
de jeunesse qui s'appelait Brulet.

--C'était moi, dit mon oncle. J'ai bûché longtemps, il y a une trentaine
d'années, dans le pays de Saint-Amand avec votre grand-père, et j'ai
connu votre père tout jeune, travaillant avec nous et sonnant déjà par
merveille. C'était un garçon bien aimable, qui ne doit pas être encore
trop chagriné par l'âge. Quand vous vous êtes fait connaître tout à
l'heure, je n'ai pas voulu vous couper la parole, et si je vous ai un
peu tancé sur les coutumes de votre état, c'était à seules fins de vous
éprouver. Or donc, asseyez-vous, et n'épargnez rien de ce qui est ici à
votre service.

Pendant le souper, Huriel se montra aussi raisonnable dans ses discours
et aussi gentil dans son sérieux, que nous l'avions trouvé divertissant
et agréable dans la nuit de la Saint-Jean. Brulette l'écoutait beaucoup
et paraissait s'accoutumer à sa figure de charbonnier; mais quand on
parla du chemin à faire et de la manière de voyager, elle s'inquiéta
pour son grand-père de la fatigue et du dérangement; et comme Huriel ne
pouvait pas répondre que la chose ne fût bien pénible pour un homme
d'âge, je m'offris à accompagner Brulette à la place de mon oncle.

--Voilà la meilleure des idées, dit Huriel. Si nous ne sommes que nous
trois, nous prendrons la traverse, et, partant demain matin, arriverons
demain soir. J'ai une soeur, très-sage et très-bonne, qui recevra
Brulette en sa propre cabiole, car je ne vous cache pas que là où nous
sommes, vous ne trouverez ni maisons, ni couchée selon vos habitudes.

--Il est vrai, reprit mon oncle, que je suis bien vieux pour dormir sur
la fougère, et malgré que je ne sois pas bien complaisant à mon corps,
si je venais à tomber malade là-bas, je vous serais d'un grand embarras,
mes chers enfants. Or donc, si Tiennet y va, je le connais assez pour
lui confier sa cousine. Je compte qu'il ne la quittera d'une semelle
dans toute rencontre où il y aurait danger pour une jeunesse, et je
compte sur vous aussi, Huriel, pour ne l'exposer à aucun accident en
route.

Je fus bien content de cette résolution et me fis un plaisir de conduire
Brulette, de même qu'un honneur de la défendre au besoin. Nous nous
départîmes à la nuit, et avant la levée du jour, nous nous retrouvâmes à
la porte du même logis; Brulette déjà prête et tenant son petit paquet,
Huriel conduisant son clairin et trois mules, sur l'une desquelles il y
avait une bâtine très-douce et très-propre où il assit Brulette; puis il
enfourcha le cheval, et moi l'autre mule, un peu étonné de me voir
là-dessus. La troisième, chargée de grandes bannes neuves, suivait
d'elle-même, et Satan fermait la marche. Personne n'était encore levé
dans le village, et c'était mon regret, car j'aurais souhaiter donner un
peu de jalousie à tant de galants de Brulette, qui m'avaient fait
enrager maintes fois; mais Huriel paraissait pressé de quitter le pays
sans être examiné de près et critiqué, aux oreilles de Brulette, pour sa
figure noire.

Nous n'allâmes pas loin sans qu'il me fît sentir qu'il ne me laisserait
pas gouverner toutes choses à mon gré. Nous étions au bois de Maritet
sur le midi, et avions fait quasi la moitié du voyage. Il y avait par là
un petit endroit qu'on appelle _la Ronde_, où j'aurais été content
d'entrer et de nous payer un bon déjeuner; mais Huriel se moqua de mon
goût pour le couvert, et, se voyant soutenu par Brulette, qui était
disposée à prendre tout en gaieté, il nous fit descendre un petit ravin
où coule une mince rivière qui a nom _la Portefeuille_, parce que, de ce
temps-là, du moins, elle était toute couverte des grandes nappes du
plateau blanc[2], et aussi ombragée du feuillage de la forêt, laquelle
descendait, de chaque côté, jusqu'à ses rives. Il lâcha les bêtes dans
les joncs, nous choisit une belle place toute rafraîchie d'herbes
sauvages, ouvrit les paniers, déboucha le baril, et nous servit un aussi
bon goûter que nous l'eussions pu faire chez nous, bien proprement, et
avec tant d'égards pour Brulette qu'elle ne se put empêcher d'en marquer
son plaisir.

[Note 2: _Nymphea_ ou nénufar.]

Et comme elle vit qu'avant de toucher au pain pour le couper, et à la
serviette blanche qui roulait les provisions, il se lavait avec grand
soin les mains dans la rivière, jusqu'au-dessus des coudes, elle lui dit
en riant et avec son petit air de commandement gracieux:--Pendant que
vous y êtes, vous pourriez bien aussi vous laver la figure, afin qu'on
voie si c'est bien vous le beau cornemuseux de la Saint-Jean.

--Non, mignonne, répondit-il. Il faut vous habituer à l'envers de la
monnaie. Je ne prétends rien sur votre coeur qu'un peu d'amitié et
d'estime, malgré que je sois un païen de muletier; je n'ai donc pas
besoin de vous plaire par mon visage, et ce n'est pas pour vous que je
le blanchirai.

Elle fut mortifiée, mais ne resta point court:

--On ne doit point faire peur à ses amis, dit-elle, et tel que vous
voilà, vous risquez que la frayeur m'ôte l'appétit.

--En ce cas-là, j'irai donc manger à l'écart, pour ne vous point
écoeurer.

Il le fit comme il le disait, s'assit sur une petite roche qui avançait
dans l'eau, en arrière de l'endroit où nous étions assis, et se mit à
manger seul, tandis que je profitais du plaisir de servir Brulette.

Elle en rit d'abord, croyant l'avoir fâché et y prenant gré comme toutes
les coquettes; mais quand elle se lassa du jeu et le voulut ramener,
elle eut beau l'exciter en paroles, il tint bon, et, chaque fois qu'elle
tournait la tête devers lui, il lui tournait le dos en se cachant d'elle
et en lui répondant, bien à propos, mille badineries, sans montrer aucun
dépit, ce qui, pour elle, était peut-être bien le pire de la chose.

De sorte qu'elle en eut regret, et, à un mot un peu vif qu'il lâcha sur
les bégueules, et qu'elle crut dit à son intention, deux larmes lui
tombèrent des yeux, encore qu'elle eût bien voulu les retenir en ma
présence. Huriel ne les vit point, et je n'eus garde de paraître les
avoir vues.

Quand nous fûmes assez repus pour une fois, Huriel me dit de serrer le
restant de nos vivres, et ajouta:--Si vous êtes las, mes enfants, vous
pouvez faire un somme ici, car nos bêtes ont besoin qu'on laisse passer
la grande chaleur du jour. C'est l'heure où la mouche est enragée, et,
dans ces taillis, elles se peuvent frotter et secouer à leur guise. Je
compte, Tiennet, que tu feras bonne garde à notre princesse. Moi, je vas
monter un peu dans la forêt pour voir comment s'y gouverne l'oeuvre du
bon Dieu.

Et d'un pas léger, ne sentant pas plus le chaud que si nous étions au
mois d'avril, encore que ce fût en plein juillet, il grimpa la côte et
se perdit sous les grands arbres.




Dixième veillée.


Brulette fit de son mieux pour me cacher son ennui de le voir partir,
mais, ne se sentant point le coeur à la causette, elle fit mine de
s'endormir sur le sable fin de la rive, la tête appuyée sur les paniers
qu'on avait retirés au mulet pour le soulager, et le visage garanti des
mouches par son mouchoir blanc. Je ne sais si elle dormit; je lui parlai
deux ou trois fois sans avoir réponse, et comme elle m'avait laissé
mettre ma figure sur le bout de son tablier, je me tins coi aussi, mais
sans dormir d'abord, car je me sentais bien encore un peu agité par son
voisinage.

Enfin la fatigue me gagna et je perdis ma connaissance pour un bout de
temps. Quand elle me revint, j'entendis causer, et connus, à la voix,
que le muletier était revenu et s'entretenait avec Brulette. Je ne
voulus point déranger le tablier afin de pouvoir les entendre parler
librement, mais je le tenais bien serré dans mes mains, et la fillette
n'aurait pas pu s'éloigner d'un pas, encore qu'elle l'eût voulu.

--Mais enfin, j'ai le droit, disait Huriel, de vous demander quelle
conduite vous avez résolu de tenir avec ce pauvre enfant. Je suis son
ami plus qu'il ne m'est permis d'être le vôtre, et je me reprocherais de
vous avoir amenée auprès de lui, si votre idée était de le tromper.

--Qui vous parle de le tromper? répondit Brulette. Pourquoi
critiquez-vous mon intention sans la connaître?

--Je ne la critique pas, Brulette; je vous questionne en homme qui aime
beaucoup Joseph, et qui vous porte assez d'estime pour croire que vous
irez franchement avec lui.

--Cela ne regarde que moi, maître Huriel; vous n'êtes pas juge de mes
sentiments, et je n'en dois confidence à personne. Je ne vous demande
pas, moi, si vous êtes franc et fidèle envers votre femme!

--Ma femme? fit Huriel, comme étonné.

--Eh oui, reprit Brulette, n'êtes-vous point marié?

--Vous ai-je dit cela?

--Je croyais que vous l'aviez dit chez nous hier soir, quand mon
grand-père, s'imaginant que vous veniez me parler mariage, s'est dépêché
de vous refuser.

--Je n'ai rien dit du tout, Brulette, si ce n'est que je ne demandais
pas le mariage. Avant d'avoir la personne, il faut avoir le coeur, et je
n'ai pas droit au vôtre.

--Je vois au moins, dit Brulette, que vous êtes plus raisonnable et
moins hardi avec moi que l'an passé.

--Oh! reprit Huriel, si je vous ai dit, à la fête de votre village, des
paroles un peu vives, c'est qu'elles me sont venues comme ça en vous
voyant; mais le temps a passé là-dessus, et vous devriez avoir oublié
l'offense.

--Qui vous dit que je m'en souvienne? Est-ce que je vous en fais
reproche?

--Vous me la reprochez en vous-même, ou tout au moins vous en gardez
souvenance, puisque vous ne me voulez point parler clairement au sujet
de Joseph.

--J'ai cru, dit Brulette, dont la voix marquait un peu d'impatience, que
je m'étais expliquée là-dessus bien clairement hier au soir; mais quel
accord voulez-vous donc faire entre ces deux choses-là? Plus je vous
aurai oublié, moins je dois être pressée de vous confesser mes
sentiments pour n'importe qui.

--Tenez, mignonne, dit le muletier, qui ne paraissait donner dans aucune
des petites réserves de Brulette, vous avez très-bien parlé sur le passé
hier au soir; mais vous n'avez guère appuyé sur l'avenir, et je ne sais
pas encore ce que vous comptez dire de bon à Joseph pour le raccommoder
avec la vie. Pourquoi refusez-vous de me le faire savoir franchement?

--Et qu'est-ce que cela vous fait, je vous le demande? Si vous êtes
marié, ou seulement engagé de parole, vous ne devez point tant regarder
à travers le coeur des filles.

--Brulette, vous voulez absolument me faire dire que je suis libre de
vous faire la cour. Et vous, vous ne me direz rien de votre position? Je
ne dois pas savoir si vous devez un jour favoriser Joseph, ou si vous
n'avez pas donné parole à quelque autre, ne fût-ce qu'à ce grand
garçon-là qui dort sur votre tablier?

--Vous êtes trop curieux! dit Brulette en se levant et en se hâtant de
me retirer le tablier que je fus bien forcé de lâcher, en faisant celui
qui s'éveille.

--Partons, dit Huriel, que la mauvaise humeur de Brulette ne paraissait
point entamer et qui montrait toujours le rire sur ses dents blanches et
dans ses grands yeux, les seuls endroits de sa figure qui ne fussent
point en deuil.

Nous reprîmes le chemin du Bourbonnais. Le soleil s'était caché sous une
grosse nuée qui montait, et il commençait à tonner dans les bas du ciel.

--Cet orage-là n'est rien, dit le muletier; il s'en va sur notre gauche.
Si nous n'en rencontrons pas un autre en tirant sur les affluents de la
Joyeuse, nous arriverons sans peine; mais le temps est si lourd qu'il
faut s'apprêter à tout.

Il déplia alors son manteau, qui était lié derrière lui avec une belle
capiche de femme, toute neuve, dont Brulette s'émerveilla.--Vous ne
direz pas, fit-elle en rougissant, que vous n'êtes pas marié? À moins
que ce ne soit un cadeau de noces que vous avez acheté en chemin?

--C'est possible, dit Huriel du même air; mais s'il vient à pleuvoir,
vous l'étrennerez et ne le trouverez pas de trop, car votre cape est
légère.

Comme il l'avait prédit, le temps s'éclaircit d'un côté et s'embrouilla
de l'autre, et, comme nous traversions une brande plate, entre
Saint-Saturnin et Sidiailles, il s'émaliça tout d'un coup et nous battit
d'un grand vent. Le pays devenait sauvage, et la tristesse me prit
malgré moi. Brulette aussi trouva l'endroit bien aride, et observa qu'il
n'y avait pas un seul arbre pour s'abriter. Huriel se moqua de
nous.--Voilà bien les gens des pays de blé! dit-il; aussitôt qu'ils
foulent la bruyère, ils se croient perdus.

Comme il nous conduisait en droite ligne, connaissant, comme son oeil,
toutes les sentes et coursières par où un mulet pouvait passer pour
abréger le chemin, il nous fit laisser Sidiailles sur la gauche et
descendre tout droit aux bords de la petite rivière de Joyeuse, un
pauvre rio qui n'avait pas la mine d'être bien méchant, et que pourtant
il se montra pressé de passer. Quand ce fut fait, la pluie commença de
tomber, et il fallait, ou nous mouiller, ou nous arrêter en un moulin
qu'on appelle le moulin des Paulmes. Brulette voulait passer outre, et
c'était aussi le conseil du muletier, qui pensait ne pas devoir attendre
que les chemins fussent gâtés; mais j'observai que la fille m'étant
confiée, je ne devais point l'exposer à attraper du mal, et Huriel se
rendit cette fois à mon vouloir.

Nous fûmes arrêtés là deux grandes heures, et quand il fut possible de
se risquer dehors, le soleil s'en allait grand train. La Joyeuse avait
si bien enflé que c'était une vraie rivière dont le guéage n'eût pas été
commode; heureusement, nous l'avions derrière nous; mais les chemins
étaient devenus abominables et nous avions encore une petite rivière à
traverser avant de nous trouver en Bourbonnais.

Tant que le jour dura, nous pûmes avancer; mais la nuit vint si noire,
que Brulette eut peur sans oser le dire. Huriel, qui s'en aperçut à son
silence, descendit de cheval, et, chassant devant lui cette bête qui
connaissait le chemin aussi bien que lui-même, il prit la bride du mulet
qui portait ma cousine et le conduisit bien adroitement pendant plus
d'une lieue, le soutenant pour qu'il ne bronchât, et se mettant dans
l'eau ou dans les sables jusqu'aux genoux, sans souci de rien pour son
compte, et riant chaque fois que Brulette le plaignait, ou le priait de
ne pas se tuer pour elle. Là, elle s'avisa bien qu'il était ami plus
fidèle et plus secourable qu'un simple galant, et qu'il savait aider
beaucoup sans se faire valoir.

Le pays me paraissait de plus en plus vilain. C'était toutes petites
côtes vertes coupassées de ruisseaux bordés de beaucoup d'herbes et de
fleurs qui sentaient bon, mais ne pouvaient en rien amender le fourrage.
Les arbres étaient beaux, et le muletier prétendait ce pays plus riche
et plus joli que le nôtre, à cause de ses pâturages et de ses fruits;
mais je n'y voyais pas de grandes moissons, et j'eusse souhaité être
chez nous, surtout voyant que je ne servais de rien à Brulette et que
j'avais assez à faire pour mon compte de me tirer des viviers et des
trous du chemin.

Enfin le temps s'éclaircit, la lune se montra, et nous nous trouvâmes
dans le bois de la Roche, au confluent de l'Arnon et d'une autre rivière
dont j'ai oublié le nom.

--Restez sur la hauteur, nous dit Huriel; vous pouvez même y mettre pied
à terre pour vous dégourdir les jambes. C'est sablonneux et la pluie n'a
guère percé les chênes. Moi, je vas voir si nous pouvons passer le gué.

Il descendit jusqu'à la rivière, et remontant bientôt:--Tous les fonds
sont noyés, nous dit-il, et il nous faudrait peut-être remonter jusqu'à
Saint-Pallais pour passer en Bourbonnais. Si nous ne nous étions pas
arrêtés au moulin de la Joyeuse, nous aurions devancé le débordement, et
nous serions rendus à cette heure; mais ce qui est fait est fait; voyons
ce qui nous reste à faire. L'eau tend à s'écouler. En restant ici, nous
pouvons passer dans quatre ou cinq heures, et nous arriverons à notre
destination au petit jour, sans fatigue et sans danger; car entre les
deux bras de l'Arnon, nous avons pays de plaine sèche: au lieu que si
nous remontons jusqu'à Saint-Pallais de Bourbonnais, nous risquons de
barboter toute la nuit pour ne pas arriver plus tôt.

--Eh bien, dit Brulette, restons ici. L'endroit est sec et le temps
clair; et encore que nous soyons en un bois un peu sauvage, je n'aurai
point peur avec vous deux.

--Voilà enfin une brave voyageuse! dit Huriel. Or çà, soupons, puisque
nous n'avons rien de mieux à faire. Tiennet, attache le clairin, car
nous avons beaucoup d'autres bois avoisinant celui-ci, et je ne
répondrais pas de la traîtrise de quelque loup. Déshabille les mules,
elles ne s'éloigneront pas de la clochette; et vous, mignonne, aidez-moi
à faire le feu, car l'air est encore humide, et je suis d'avis que vous
ne preniez pas de rhume en mangeant bien à votre aise.

Je me sentais le coeur très-découragé et attristé sans pouvoir me dire
pourquoi; soit que j'eusse honte de n'être bon à rien dans un pareil
voyage auprès de Brulette, soit que le muletier eût raison de me
plaisanter, j'étais déjà comme si j'avais eu le mal du pays.

--De quoi te plains-tu? me disait cependant Huriel, qui paraissait
toujours plus gai, à mesure que nous étions plus en détresse: n'es-tu
pas là comme un moine en son réfectoire? Ces rochers ne sont-ils pas
disposés comme pour nous servir de cheminée, de dressoirs et de siéges?
Ne voilà-t-il pas ton troisième repas aujourd'hui? Cette claire lune
d'argent n'éclaire-t-elle pas mieux que ta vieille lampe d'étain? Nos
vivres, bien couverts dans mes bannes, ont-ils souffert de la pluie? Ce
grand foyer ne sèche-t-il pas l'air autour de nous? Ces branches et ces
herbes mouillées n'ont elles pas meilleure senteur que vos provisions de
fromage et de beurre rance? Est-ce qu'on ne respire pas autrement sous
ces grandes voûtures de branches? Regarde-les, éclairées par la flamme
de notre campement! Ne dirait-on pas des centaines de grands bras
maigres qui s'entre-croisent pour nous abriter? Si, de temps en temps,
un petit vent nous secoue la feuillée humide sur la tête, n'en vois-tu
pas pleuvoir des diamants qui nous couronnent? Qu'est-ce que tu trouves
de si triste dans l'idée que nous sommes seuls dans un lieu inconnu pour
toi? Ne rassemble-t-il pas ce qu'il y a de plus consolant dans la vie?
Dieu d'abord, qui est partout, et ensuite une fille charmante et deux
bons amis prêts à s'entr'aider?

»Et puis, croyez-vous que l'homme soit fait pour nicher toute l'année?
M'est avis, au contraire, que son destin est de courir, et qu'il serait
cent fois plus fort, plus gai, plus sain d'esprit et de corps, s'il
n'avait pas tant cherché ses aises, qui l'ont rendu mol, craintif et
sujet aux maladies. Plus vous fuyez le froid et le chaud, plus ils vous
blessent quand ils vous attrapent. Vous verrez mon père, qui, comme moi,
n'a peut-être pas dormi dans un lit dix fois en sa vie, s'il a des
courbatures et des rhumatismes, encore qu'il travaille en bras de
chemise en plein hiver!

»Et puis enfin, n'est-ce pas réjouissant de se sentir plus solide que le
vent et les tonnerres du ciel? Quand L'orage gronde, n'est-ce pas la
plus belle des musiques? Et les courants d'eau qui s'engouffrent dans
les ravines et qui s'en vont sautant d'une racine sur l'autre, emportant
les cailloux et laissant leur écume aux tiges des fougères, ne
chantent-ils pas aussi des chansons folles qui portent aux jolis rêves,
quand on s'endort dans les îlots qu'en une nuit ils découpent autour de
vous? Les bêtes s'attristent du mauvais temps, j'en conviens; les
oiseaux se taisent, les renards se terrent; mon chien lui-même cherche
un abri sous le ventre de mon cheval; mais ce qui distingue l'homme des
animaux, c'est de conserver son coeur tranquille et allègre au milieu
des batailles de l'air et du caprice des nuées. Lui seul, qui sait se
préserver, par son raisonnement, de la peur et du danger, a le pouvoir
et l'instinct de sentir ce qu'il y a de beau dans ce vacarme.»

Brulette écoutait le muletier avec un grand saisissement. Elle suivait
ses yeux et tous ses gestes, et goûtait chaque chose qu'il disait, sans
s'expliquer à elle-même comment des paroles et des idées si nouvelles
lui montaient la tête et lui échauffaient le coeur. Je m'en sentais bien
un peu touché aussi, encore que j'y fisse plus de résistance: car Huriel
avait une mine si aimable et si résolue sous son barbouillage, qu'on en
était gagné malgré soi, comme lorsqu'on se voit surpassé au mail par un
si beau joueur qu'on lui rend hommage tout en perdant son enjeu.

Nous n'étions pas pressés de finir notre souper, car, de vrai, nous
étions très-bien séchés, et quand notre feu ne fut plus qu'un tas de
cendres chaudes, le temps était devenu si doux et si clair que nous nous
trouvions très-dispos et tout à fait soutenus en courage et bien-être
par les joyeux propos et beaux devis du muletier. De temps en temps, il
se taisait pour écouter la rivière qui grondait toujours assez fort, et
comme les eaux, tombées dans les hauts, s'épanchaient vers son lit en
mille petits ruisseaux encore grouillants, il n'y avait point
d'apparence que nous pussions nous remettre en marche avant la tombée de
la nuit. Huriel ayant été encore s'en assurer, revint nous donner le
conseil de dormir. Il fit un lit à Brulette avec les bâtines des
animaux, et l'enveloppa bien de tout ce qu'il avait de vêtements de
rechange, toujours bien gaiement et sans lui conter davantage fleurette,
mais en lui marquant l'intérêt et la douceur qu'il aurait eus pour un
petit enfant.

Puis, il s'étendit, sans manteau ni coussins, sur la terre séchée aux
alentours du foyer, m'invitant à faire de même, et bientôt dormit comme
un loir, ou peu s'en faut.

J'étais bien tranquille, mais je ne dormais point, car je ne pouvais
goûter cette façon de dortoir, lorsque j'entendis au loin une sonnette,
comme si le clairin se fût détaché et écarté dans la forêt. Je me
soulevai et le vis bien tranquille au lieu où nous l'avions mis. C'était
donc un autre clairin qui nous annonçait l'approche ou le voisinage
d'autres muletiers.

Tout aussitôt je vis Huriel se soulever aussi, écouter, se lever tout à
fait et venir à moi:--J'ai le sommeil dur, me dit-il, et quand je n'ai
que mes mules à garder, je peux m'oublier quelquefois: mais comme j'ai
ici la garde d'une princesse fort précieuse, c'est autre chose, et je
n'ai dormi que d'un oeil. Ainsi as-tu fait, Tiennet, et c'est bien.
Parlons bas, et ne bougeons, car j'aime autant ne pas faire rencontre de
mes confrères; mais comme j'ai bien choisi la place où nous sommes, il y
a peu d'apparence qu'on nous y découvre.

Il n'avait pas fini de parler, qu'une figure noire glissa entre les
arbres et passa si près de Brulette que, pour un peu, elle l'eût heurtée
sans la voir. C'était un muletier qui, aussitôt, fit un grand cri en
manière de sifflement, auquel d'autres cris pareils furent répondus de
plusieurs endroits, et, en moins d'un instant, une demi-douzaine de ces
diables, tous plus affreux à voir les uns que les autres, furent autour
de nous. Nous avions été trahis par le chien d'Huriel, qui, sentant des
amis et des connaissances dans les chiens des muletiers, avait été à
leur rencontre et servi de guide à leurs maîtres pour trouver notre
gîte.

Huriel avait beau s'en cacher, il marquait de l'inquiétude, et malgré
que j'eusse averti doucement Brulette de ne bouger point, et que je me
fusse mis devant elle pour la cacher, il paraissait impossible,
entourés comme nous l'étions, de la sauver bien longtemps de leurs yeux.

J'avais une idée confuse du danger, et le devinais plus que je ne le
voyais, car Huriel n'avait pas eu le temps de m'expliquer le plus ou
moins de chrétienté des gens avec qui nous nous trouvions. Ils
s'entretenaient avec lui dans le patois quasi auvergnat du haut
Bourbonnais, que notre ami parlait aussi bien qu'eux, encore qu'il fût
né dans le bas pays. Je n'y comprenais qu'un mot de temps en temps, et
voyais bien qu'ils le traitaient de bonne amitié et lui demandaient ce
qu'il faisait là et qui j'étais. Je le voyais désireux de les éloigner,
et même il me dit, pour être entendu d'eux, qui comprenaient aussi
langage de chrétien:--Allons, mon camarade, nous allons souhaiter le
bonjour à ces amis et reprendre notre chemin.

Mais, au lieu de nous laisser à nos apprêts de départ, ils trouvèrent la
place bonne pour se réchauffer et se reposer, et se mirent en devoir de
déshabiller leurs mulets pour les laisser paître jusqu'au jour.--Je vas
crier au loup pour les éloigner un moment, me dit tout bas Huriel. Ne
bouge de là, ni _elle_ non plus, je reviens. Toi, habille nos montures
et nous partirons vite; car de rester ici, c'est le pire que nous
puissions faire.

Il fit comme il disait, et les muletiers coururent du côté où il criait.
Par malheur, je manquai de patience et m'imaginai devoir profiter de
cette confusion pour me sauver avec Brulette. Il m'était possible de la
faire lever sans qu'on eût les yeux sur elle, jusque-là les manteaux qui
la couvraient l'ayant fait prendre pour un amas de hardes et
d'équipages. Elle m'observa bien qu'Huriel nous avait dit de l'attendre;
mais je me sentais pris de colère, de peur et de jalousie. Tout ce que
j'avais ouï dire de la communauté des muletiers me revenait en l'esprit;
j'avais des soupçons sur Huriel lui-même, si bien que je perdis la tête,
et, voyant un fourré très-voisin, je pris ma cousine résolument par la
main et l'y entraînai à la course.

Mais la lune était si claire, et les muletiers si près, que nous fûmes
vus et qu'il s'éleva un cri: «Ohé! Ohé! une femme!» Et tous ces coquins
se mettant à notre poursuite, je vis qu'il n'y avait plus d'autre moyen
que de s'y faire tuer. Alors, faisant tête comme un sanglier, et, levant
mon bâton, j'allais décharger sur la mâchoire du plus approché de moi un
coup qui ne l'aurait peut-être pas mis en paradis, sans Huriel, qui me
retint le bras, en se montrant à mon côté bien lestement.

Alors, il leur parla avec beaucoup d'action et de résolution, et il
s'ensuivit comme une dispute, où Brulette ni moi ne comprenions un mot
et qui ne paraissait guère rassurante, car Huriel, écouté par moments,
ne l'était plus dans d'autres, et, deux ou trois fois, l'un de ces
mécréants, qui paraissait le plus animé, mit sa griffe de diable sur le
bras de Brulette, comme pour l'emmener; et, sans moi, qui lui enfonçais
mes ongles dans sa peau de bouc, pour le faire lâcher prise, il l'aurait
arrachée de mes bras avec l'aide des autres; car ils étaient huit dans
ce moment-là, tous armés de bons épieux et paraissant coutumiers des
querelles et des injustices.

Huriel, qui gardait mieux son sang-froid, et qui se plaçait toujours
entre nous et l'ennemi, me retint de porter le premier coup, lequel,
comme je le compris ensuite, nous eût perdus. Il se contenta de parler,
tantôt sur un ton de remontrance, tantôt sur un air de menace, et finit,
en se retournant vers moi, par me dire en ma langue.--N'est ce pas,
Étienne, que voilà ta soeur, une honnête fille, laquelle m'est accordée,
et vient en Bourbonnais pour faire connaissance avec ma famille? Ces
gens-ci, qui sont mes confrères, et bons enfants vis-à-vis le droit et
la justice, ne me cherchent noise que par doutance de la vérité. Ils
s'imaginent que nous étions ici en causette avec la première venue, et
prétendent nous garder en leur compagnie. Mais je leur dis et je jure
Dieu qu'avant de faire affront, même d'une parole, à cette jeunesse, il
leur faudra nous tuer ici tous les deux, et avoir notre sang sur leurs
têtes et sur leurs âmes devant le ciel et devant les hommes.

--Eh bien, quand même? répondit en même langage français un de ces
forcenés, celui qui venait toujours sur moi et que je grillais d'étendre
par terre d'un coup de poing dans l'estomac. Si vous vous y faites tuer,
tant pis pour vous! Il ne manque pas de fosses par ici, pour enterrer
deux imbéciles: et qu'on vienne les chercher ensuite! Nous serons loin,
et les arbres ni les pierres n'ont de langue pour raconter ce qu'ils ont
vu!

Par bonheur, celui-là était le seul coquin de la bande. Il fut blâmé des
autres, et mêmement un grand rouge, qui paraissait se faire écouter, le
prit par un bras et le poussa loin de nous, en lui disant, dans son
charabiat, des reproches et des jurements à faire trembler toute la
forêt.

Et, de ce moment, le plus gros danger fut passé, l'idée du sang versé
ayant soulevé, à propos, la conscience de ces hommes sauvages. Ils
tournèrent la chose en riant, et plaisantèrent Huriel, qui leur répondit
de même, faisant contre fortune bon coeur. Mais ils ne paraissaient
point encore résolus à nous laisser partir. Ils souhaitaient voir le
visage de Brulette, qui se tenait cachée sous sa cape et qui, contre sa
coutume, eût bien souhaité se faire passer pour vieille et laide.

Mais, tout d'un coup, elle changea d'idée en devinant que les mauvaises
paroles dites à Huriel et à moi en baragouin d'Auvergne, s'adressaient à
elle en questions assez vilaines; emportée de colère et de fierté, elle
se dégagea de mon bras, et jetant sa cape de dessus sa tête:--Hommes
sans coeur, leur dit-elle d'un ton offensé et rempli de courage, j'ai le
bonheur de ne pas comprendre ce que vous me dites, mais je vois bien que
vous avez intention de me faire insulte dans vos pensées. Eh bien,
regardez-moi, et si jamais vous avez vu la figure d'une femme qui mérite
respect, connaissez que la mienne y a droit. Ayez honte de votre vilain
comportement, et laissez-moi continuer mon chemin sans vous plus
entendre.

L'action de Brulette, encore que hardie, fit comme un miracle. Le grand
rouge haussa les épaules, sifflota un petit moment, tandis que les
autres se consultaient, un peu interloqués; puis, tout d'un coup, il
tourna le dos, disant d'une voix forte:--Assez causé, en route! Vous
m'avez élu chef de bande, j'appliquerai punition à qui tourmentera
davantage Jean Huriel, bon compagnon et bien vu de toute la confrérie.

Ils s'éloignèrent, et Huriel, sans faire réflexion ni dire un mot,
rhabilla les mulets quatre à quatre, nous fit monter dessus, et, passant
devant, non sans se retourner à chaque pas, nous mena bon train au bord
de la rivière. Elle était encore bien grosse et bien grondeuse; mais il
ne barguigna point pour y entrer, et quand il fut au mitant:--Venez,
cria-t-il, n'ayez peur! Et, comme j'hésitais un peu à faire mouiller
Brulette, car elle y avait déjà les pieds, il revint vers nous comme en
colère, et frappa la mule pour la faire avancer au plus creux, jurant,
et disant qu'il valait mieux être morte qu'insultée.

--C'est bien ce que je pense! lui répondit Brulette sur le même ton; et,
frappant aussi, elle se jeta hardiment dans le courant qui écumait
jusqu'au-dessus du poitrail de la mule.




Onzième veillée.


Il y eut un moment où la bête parut perdre pied, mais Brulette était, en
ce moment-là, entre nous deux, et montrait beaucoup de courage. Quand
nous fûmes sur l'autre rive, Huriel, fouaillant toujours nos montures,
nous fit prendre le galop, et ce ne fut qu'en plaine, à la vue du ciel
et à la portée des habitations, qu'il nous laissa souffler.

--À présent, dit-il en marchant entre moi et Brulette, je vous dois des
reproches à tous deux. Je ne suis pas un enfant pour vous mettre dans un
danger et vous y laisser. Pourquoi vous êtes-vous sauvés de l'endroit où
je vous avais recommandé de m'attendre?

--C'est vous qui nous faites reproche? dit Brulette un peu animée;
j'aurais cru que ce dût être le contraire.

--Commencez donc! dit Huriel devenu pensif. Je parlerai après. De quoi
me blâmez-vous?

--Je vous blâme, répondit-elle, de n'avoir pas eu la prévoyance de la
mauvaise rencontre que nous devions faire; je vous blâme surtout d'avoir
su donner fiance à mon père et à moi, pour me faire sortir de ma maison
et de mon pays, où je suis aimée et respectée, et pour m'amener dans des
bois sauvages, où vous ne pouvez qu'à grand'peine me sauver des offenses
de vos amis. Je ne sais pas quelles paroles grossières ils ont voulu me
dire; mais j'ai bien entendu que vous étiez forcé de répondre de moi
comme d'une honnête fille. C'est donc qu'on en doit douter en me
trouvant en votre compagnie? Ah! le malheureux voyage! Voici la première
fois de ma vie que je me vois insultée, et je ne croyais point que cela
me dût arriver jamais!

Là-dessus, de dépit et de chagrin, le coeur lui enfla et elle se prit à
pleurer de grosses larmes. Huriel ne répondit pas d'abord: il avait une
grande tristesse. Enfin, il prit courage et lui dit:

--Il est vrai, Brulette, que vous avez été méconnue. Vous en serez
vengée, je vous en réponds! Mais comme je n'ai pu en donner punition sur
l'heure, sans vous exposer davantage, ce que je souffre au dedans de
moi, de colère rentrée, je ne peux pas vous le dire, vous ne le
comprendriez jamais!

Et les larmes qu'il retenait lui coupèrent la parole.

--Je n'ai pas besoin d'être vengée, reprit Brulette, et je vous prie de
n'y plus songer; je tâcherai d'oublier de mon côté.

--Mais vous n'en maudirez pas moins le jour où vous vous êtes confiée à
moi? dit-il en serrant le poing comme si, pour un peu, il eût voulu s'en
assommer lui-même.

--Allons, allons, leur dis-je à mon tour, il ne se faut point quereller,
à présent que le mal et le danger sont passés. Je reconnais qu'il y a eu
de ma faute. Huriel emmenait les muletiers d'un côté et nous eût fait
sauver de l'autre. C'est moi qui ai jeté Brulette dans la gueule du loup
en croyant la sauver plus vite.

--Le danger n'y était d'aucune façon sans cela, dit Huriel.
Certainement, parmi les muletiers, comme parmi tous les hommes qui
vivent d'une manière sauvage, il y a des coquins. Il y en avait un dans
cette bande-là; mais vous avez vu qu'il a été blâmé. Il est vrai aussi
que beaucoup d'autres parmi nous sont mal appris et plaisantent mal à
propos; mais je ne sais point ce que vous entendez par notre communauté.
Si nous sommes associés d'argent et de plaisirs comme de pertes et de
dangers, nous respectons les femmes les uns des autres comme tous les
autres chrétiens, et vous avez bien vu que l'honnêteté était
pareillement respectée pour elle-même, puisqu'il vous a suffi de dire un
mot de fierté pour ranger ces hommes-là au devoir.

--Et pourtant, dit Brulette encore fâchée, vous étiez bien pressé de
nous faire partir, et il a fallu se sauver vitement, au risque de se
noyer dans la rivière. Vous voyez bien que vous n'êtes pas maître de ces
mauvais esprits, et que vous aviez grand'peur de les voir revenir à leur
méchante idée.

--Tout cela, parce qu'on vous avait vue fuir avec Tiennet, reprit le
muletier. On a cru que vous étiez là en faute. Sans votre peur et votre
défiance, vous n'auriez même pas été vue de mes compagnons; mais vous
avez eu mauvaise idée de moi tous les deux, confessez-le?

--Je n'avais pas mauvaise idée de vous, dit Brulette.

--Et moi, si fait, dans ce moment-là, répondis-je. Je m'en confesse, ne
voulant pas mentir.

--Ça vaut toujours mieux, reprit Huriel, et j'espère que tu en
reviendras sur mon compte.

--C'est fait, lui dis-je. J'ai vu comme tu étais décidé, et maître de ta
colère en même temps, et je reconnais qu'il vaut mieux savoir bien
parler en commençant, que de finir par là; les coups viennent toujours
assez tôt. Sans toi, je serais mort à cette heure, et toi aussi, pour me
soutenir, ce qui eût été un grand mal pour Brulette. Or donc, nous en
voilà dehors, grâce à toi, et je pense que nous devrions en être
meilleurs amis tous les trois.

--À la bonne heure! répondit Huriel en me serrant la main. Voilà le bon
côté du Berrichon: c'est son grand sens et son tranquille raisonnement.
Êtes-vous donc Bourbonnaise, Brulette, que vous voilà si vive et si
têtue?

Brulette consentit à mettre sa main dans la sienne, mais elle demeura
soucieuse; et comme je pensais qu'elle avait froid, pour s'être beaucoup
mouillée dans la rivière, nous la fîmes entrer dans une maison pour
changer et se ravigoter d'un doigt de vin chaud. Le jour était venu, et
les gens du pays paraissaient de bonne aide et de bon coeur.

Quand nous reprîmes notre voyage, le soleil était déjà chaud, et le
pays, un peu élevé entre deux rivières, réjouissait la vue par son
étendue, qui me rappelait nos plaines. Le dépit de Brulette était passé,
car, en causant avec elle auprès du feu de ces Bourbonnais, je lui avais
remontré qu'une honnête fille n'est point salie par des propos
d'ivrognes, et que nulle femme ne serait nette si ces propos-là
comptaient pour quelque chose. Le muletier nous avait quittés un moment,
et quand il revint pour mettre Brulette en selle, elle ne se put tenir
de crier d'étonnement. Il s'était lavé, rasé et habillé proprement, non
pas si brave qu'elle l'avait vu une fois, mais aussi gentil de sa mine
et assez bien couvert pour lui faire honneur.

Cependant, elle n'en fit ni compliment ni badinerie, et seulement le
regardait beaucoup, comme pour refaire connaissance avec lui, quand il
n'avait pas les yeux sur elle. Elle paraissait chagrinée de lui avoir
été un peu rêche, mais ne savait plus comment revenir là-dessus, car il
parlait d'autres sujets, nous donnant explication du pays Bourbonnais,
où, depuis le passage de la rivière, nous étions entrés, me faisant
connaître les cultures et usances, et raisonnant en homme qui n'est sot
sur aucune chose.

Au bout de deux heures, sans autre fatigue ni encombre, toujours
montant, nous étions arrivés à Mesples, qui est paroisse voisine de la
forêt où nous devions trouver Joseph. Nous ne fîmes que traverser
l'endroit, où Huriel fut beaucoup accosté de gens qui paraissaient lui
porter bonne estime, et de jeunesses qui le suivaient de l'oeil et
s'étonnaient de la compagnie qu'il menait avec lui.

Nous n'étions cependant pas encore arrivés. C'était au fin fond du
bois, ou, pour mieux dire, au plus haut, que nous devions gagner; car le
bois de l'Alleu, qui se joint avec celui de Chambérat, remplit un
plateau d'où descendent les sources de cinq ou six petites rivières ou
ruisseaux, et formait alors un pays sauvage, entouré de landes désertes,
ou peu s'en faut, d'où la vue s'étendait très au loin de tous les côtés;
et de tous ces côtés-là, c'étaient autres forêts ou bruyères sans fin.

Nous n'étions cependant encore que dans le bas Bourbonnais, qui touche
au plus haut du Berry, et il me fut dit par Huriel que le pays allait
toujours grimpant jusqu'à l'Auvergne. Les bois étaient beaux, tout en
futaies de chênes blancs, qui sont la plus belle espèce. Les ruisseaux,
dont ces bois étaient coupés et ravinés en mille endroits, formaient des
places plus humides, où poussaient des vergnes, des saules et des
trembles, tous arbres grands et forts, dont n'approchent point ceux de
notre pays. J'y vis aussi, pour la première fois, un arbre blanc de sa
tige et superbe de son feuillage, qui ne pousse point chez nous, et qui
s'appelle le hêtre. Je crois bien que c'est le roi des arbres après le
chêne, et s'il est moins beau, on peut dire quasiment qu'il est plus
joli. Ils étaient encore assez rares dans cette forêt, et Huriel me dit
qu'ils n'étaient foisonnants que dans le mitant du pays Bourbonnais.

Je regardais toutes choses avec grand étonnement, m'attendant toujours à
voir plus de raretés qu'il n'y en avait, et ne revenant pas de trouver
que les arbres n'avaient pas la tête en bas et les racines en l'air,
tant on s'inquiète de ce qui est éloigné et de ce qu'on n'a jamais vu.
Quant à Brulette, soit qu'elle eût du goût naturel pour les endroits
sauvages, soit qu'elle voulût consoler Huriel des reproches qui
l'avaient affligé, elle admirait tout plus que de raison et faisait
honneur et révérence aux moindres fleurettes du sentier.

Nous marchions depuis un bon bout de temps sans rencontrer âme qui vive,
quand Huriel nous dit en nous montrant une éclaircie et un grand
abatis:--Nous voilà aux coupes, et dans deux minutes, vous verrez notre
ville et le château de mon père.

Il disait cela en riant, et pourtant nous cherchions encore des yeux
quelque chose comme un bourg et des maisons, quand il ajouta, en nous
montrant des huttes de terre et de feuillage qui ressemblaient plus à
des terriers d'animaux qu'à des demeures d'humains:--Voilà nos palais
d'été, nos maisons de plaisance. Restez ici, je cours en avant pour
avertir Joseph.

Il partit au galop, regarda à l'entrée de toutes ces cabioles et revint
nous dire, un peu inquiet, mais le cachant de son mieux:--Il n'y a
personne, c'est bon signe; Joseph va bien; il aura accompagné mon père
au travail. Attendez-moi encore; reposez-vous dans notre cabane, qui est
la première ici devant vous; j'irai voir où est notre malade.

--Non, non, dit Brulette, nous irons avec vous!

--Avez-vous donc peur ici? Vous auriez tort; vous êtes sur le domaine
des bûcheux, et ce ne sont pas, comme les muletiers, des suppôts du
diable. Ce sont de braves gens de campagne comme ceux de chez vous, et
là où règne mon père, vous n'avez rien à craindre.

--Je n'ai pas peur de votre monde, reprit Brulette, mais bien de ce que
je ne vois pas Joset. Qui sait s'il n'est point mort et enseveli? Depuis
un moment, l'idée m'en est venue, et j'en ai le sang figé.

Huriel devint pâle, comme si la même idée le gagnait; mais il n'y voulut
pas donner attention.--Le bon Dieu ne l'aurait pas permis! dit-il;
descendez, laissez là vos montures qui ne passeraient pas dans le
fourré, et venez avec moi.

Il prit une petite sente qui menait à une autre coupe; mais là encore,
nous ne vîmes ni Joseph ni autre personne.

--Vous pensez que ces bois sont déserts, nous dit Huriel, et cependant
je vois, aux coupes fraîches, que les bûcheux y ont travaillé tout le
matin; mais c'est l'heure où ils font un petit somme, et ils pourraient
bien être couchés dans les bruyères sans que nous les vissions, à moins
de marcher dessus. Mais écoutez! voilà qui me réjouit le coeur! c'est
mon père qui cornemuse, je reconnais sa manière, et c'est signe que
Joset ne va pas plus mal, car l'air n'est point triste, et je sais que
mon père le serait si un malheur était arrivé.

Nous le suivîmes, et c'était véritablement une si belle musique, que
Brulette, encore que pressée d'arriver, ne se pouvait tenir de s'arrêter
par moments, comme charmée.

Et sans être aussi porté qu'elle à comprendre une pareille chose, je me
sentais secoué aussi dans mes cinq sens de nature. À mesure que
j'avançais, je croyais voir autrement, entendre autrement, respirer et
marcher d'une manière qui m'était nouvelle. Les arbres me paraissaient
plus beaux, aussi la terre et le ciel, et j'avais plein le coeur un
contentement dont je n'aurais su dire la cause.

Et voilà qu'enfin, sur des roches, au long desquelles marmonnait un
gentil ruisselet tout rempli de fleurs, nous vîmes Joset debout, d'un
air triste, auprès d'un homme assis qui cornemusait pour le plaisir de
ce pauvre malade. Le chien Parpluche était à côté d'eux et paraissait
écouter aussi, comme eût fait une personne douée de connaissance.

Comme on ne faisait pas encore attention à nous, Brulette nous retint
d'avancer, voulant bien regarder Joseph et prendre connaissance de son
état par son air, avant de lui parler.

Joseph était blanc comme un linge et sec comme un bois mort, à quoi nous
connûmes bien que le muletier ne nous avait point menti; mais ce qui
nous reconsola un peu fut de voir qu'il avait grandi quasiment de toute
la tête, ce que les gens qui le voyaient tous les jours pouvaient bien
n'avoir pas remarqué, et nous expliquait, à nous autres, sa maladie par
la fatigue de son croît. Et malgré qu'il avait les joues creusées et la
bouche pâle, il était devenu tout à fait joli homme, ayant, malgré sa
langueur, les yeux clairs et même vifs comme de l'eau courante, des
cheveux fins, qui se séparaient, sur sa figure blême, en manière de bon
Jésus, et toute une semblance d'ange du ciel, qui le différenciait d'un
paysan autant qu'une fleur d'amandier se différencie d'une amande dans
sa carcotte.

Mêmement ses mains étaient blanches comme celles d'une femme, pour ce
que, depuis un temps, il n'avait point travaillé, et l'habillement
bourbonnais, qu'il avait pris coutume de porter, le faisait ressortir
plus dégagé et mieux construit, qu'autrefois ses blaudes de toile de
chanvre et ses gros sabots.

Mais quand nous eûmes donné notre première attention à notre ami Joseph,
force nous fut de regarder aussi le père d'Huriel, un homme comme j'en
ai peu vu de pareils, croyez-moi, et qui, sans avoir étudié, avait une
grande connaissance et un esprit qui n'eût point gâté un plus riche et
mieux connu. Il était grand et fort homme, de belle prestance comme
Huriel, mais plus gros et large d'épaules; sa tête était pesante et
emmanchée de court comme celle d'un taureau. Sa figure n'était point
jolie du tout, pour ce qu'il avait le nez plat, la bouche épaisse et les
yeux ronds; mais ça n'en faisait pas moins une mine qu'on aimait à
regarder, et qui, tant plus on la regardait, tant plus vous saisissait
par un air de force, de commandement et de bonté. Ses gros yeux noirs
brillaient comme deux éclairs dans sa tête, et sa grande bouche, quand
elle riait, vous aurait fait revenir de la plus mauvaise mort.

Il avait, en ce moment-là, la tête couverte d'un mouchoir bleu, noué par
derrière, et ne portait guère autre vêtement que son haut de chausse et
sa chemise, avec un grand tablier de cuir, dont ses mains, usées au
travail, ne différaient point pour la couleur et la dureté. Mêmement ses
doigts écrasés ou entaillés par maints accidents où ils ne s'étaient
point épargnés, semblaient des racines de buis toutes contournées de
gros noeuds, et l'on eût dit qu'ils ne pouvaient plus faire service que
de marteaux à casser la pierre. Et nonobstant, il les menait aussi
subtilement sur le hautbois de sa musette que si ce fussent légers
fuseaux ou menues pattes d'oisillons.

À côté de lui étaient couchées les carcasses de grands chênes
fraîchement abattus et dépecés, emmi lesquels on voyait les instruments
de son travail, sa cognée brillante comme un rasoir, son sciton pliant
comme un jonc, et sa bouteille de terre, dont le vin entretenait ses
forces.

À un moment, Joset, qui l'écoutait sans souffler, tant il y trouvait
d'aise et de soulagement, vit son chien Parpluche venir vers nous pour
nous caresser; il leva les yeux et nous vit arrêtés à dix pas de lui.
De blême, il devint rouge comme le feu, mais ne bougea, car il crut
d'abord que c'était la vision des personnes auxquelles la musique le
faisait songer.

Brulette courut vers lui, les bras étendus: alors il fit entendre un cri
et tomba, comme suffoqué, sur ses deux genoux, ce qui me fit grand'peur,
car je n'avais point idée d'une amour si étrange, et je pensais que le
saisissement lui donnait le coup de la mort.

Mais il en revint au plus vite, et se mit à remercier Brulette, et moi,
ainsi qu'Huriel, dans des mots si amitieux et qui lui venaient si
aisément, qu'on pouvait bien dire que ce n'était plus le même Joset qui,
si longtemps, avait répondu _Je ne sais pas_, à toute chose qu'on lui
pût dire.

Le père Bastien, ou plutôt le grand bûcheux, car on l'appelait toujours
comme ça dans son pays, posa sa musette et, du temps que Brulette et
Joset se parlaient, secoua ma main comme s'il m'eût connu de naissance.

--Voilà ton ami Tiennet? dit-il à son garçon. Eh bien, sa figure me
revient et sa corporence aussi; car je gage que j'aurais peine à le
tourer, et j'ai toujours vu que les hommes les plus forts étaient les
plus doux. Je l'ai vu dans toi, mon Huriel, et dans moi-même qui me suis
toujours senti en bonne disposition d'aimer mon prochain plutôt que de
l'écraser. Or donc, Tiennet, sois le bienvenu dans nos forêts sauvages:
tu n'y trouveras point du beau pain de pur froment et des salades de
toutes sortes comme dans ton jardin; mais nous tâcherons de te régaler
de bonne causerie et de franche amitié. Je vois que tu as accompagné la
belle fille de Nohant, qui est comme la soeur et la petite mère à notre
Joset. C'est bien fait à vous, car le courage lui manquait pour guérir;
mais, à présent, je n'en serai plus en peine, et ce médecin-là me paraît
bon.

Il disait ainsi, en regardant Joset, qui s'était assis sur ses talons
aux pieds de Brulette et lui tenait la main en l'examinant de tous ses
yeux, et la questionnant sur sa mère, sur le père Brulet, sur les
voisins, les voisines et toute la paroissée.

Brulette, voyant que le grand bûcheux parlait d'elle, vint à lui, et
lui fit excuse de ne l'avoir point salué en premier; mais lui, sans plus
de façon, la prit par le corps et l'éleva sur la roche comme pour la
voir d'entier, ainsi qu'une bonne sainte ou toute autre chose précieuse;
et, la reposant à terre, il l'embrassa au front, disant à Joset qui
rougissait autant que Brulette:--Tu me disais bien! c'est joli de tout
en tout, et voilà, je pense, une pièce sans tache ni défaut. L'âme et le
corps sont de la meilleure qualité qu'il y ait: ça se voit à travers les
yeux. Et dis-moi donc, Huriel, je ne peux pas savoir, moi qui suis
aveuglé sur mes enfants, si elle est plus jolie que ta soeur; mais il me
semble qu'elle ne l'est pas moins, et que si elles étaient à moi toutes
les deux, je ne saurais de laquelle me dire le plus fier. Voyons,
Brulette, n'ayez point honte d'être belle, et n'en soyez pas vaine non
plus. L'ouvrier qui façonne si bien les créatures de ce monde ne vous a
pas consultée, et vous n'êtes pour rien dans son ouvrage; mais ce qu'il
fait pour nous, on peut le gâter par folie ou sottise, et je vois, à
votre air, que, loin de là, vous respectez ses dons en vous-même. Oui,
oui, vous êtes une belle jeunesse, saine de coeur et droite d'esprit; je
vous connais assez, puisque vous voilà ici, venant réconforter ce pauvre
enfant qui vous appelait comme la terre appelle la pluie. Bien d'autres
n'eussent pas fait comme vous, et, pour cela, je vous estime. Aussi, je
vous demande vos amitiés pour moi, qui vous serai ici un père, et pour
mes deux enfants, qui vous seront frère et soeur.
                
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