George Sand

Les Maîtres sonneurs
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Brulette, qui avait eu gros sur le coeur le mauvais emportement envers
elle des muletiers dans le bois de la Roche, fut si sensible à l'estime
et aux compliments du grand bûcheux, qu'elle en eut des larmes prêtes à
couler, et que, se jetant à son cou, elle ne sut lui répondre qu'en le
baisant comme si ce fût son propre père.

--Voilà la meilleure réponse, dit-il, et j'en suis content. Or çà, mes
enfants, l'heure du repos est passée pour moi, et je dois reprendre ma
tâche. Si vous avez faim, voilà mon bissac et mes petites provisions.
Huriel s'en ira tout à l'heure avertir sa soeur pour qu'elle vienne vous
faire compagnie; et vous autres, mes Berrichons, vous deviserez avec
Joseph, car vous en avez long à lui dire, j'imagine; mais vous ne vous
écarterez point, sans lui, de mon _han_ et du bruit de ma cognée, car
vous ne connaissez point la forêt et pourriez vous y égarer.

Là-dessus, il se mit à débiter ses arbres, après avoir pendu sa musette
à un de ceux qui étaient encore debout. Huriel mangea un morceau avec
nous, et questionné sur sa soeur par Brulette:--Ma soeur Thérence, nous
dit-il, est une bonne et gentille enfant d'environ votre âge. Je ne
dirai pas, comme mon père, qu'elle peut soutenir la comparaison avec
vous, mais, telle qu'elle est, elle se laisse regarder, et son humeur
n'est pas des plus sottes. Elle a coutume de suivre mon père dans toutes
ses stations, afin qu'il n'y manque de rien, car la vie d'un bûcheux,
comme celle d'un muletier, est bien dure et bien triste quand il n'a pas
de compagnie pour son coeur.

--Et où donc est-elle en ce moment-ci? demanda Brulette: ne
pourrions-nous l'aller trouver?

--Elle est je ne sais pas où, répondit Huriel, et je m'étonne qu'elle ne
nous ait point entendus venir, car elle n'a pas coutume de s'éloigner
des loges. L'as-tu vue aujourd'hui, Joseph?

--Oui, dit-il, mais pas depuis le matin. Elle était un peu abattue et se
plaignait du mal de tête.

--Elle n'est pourtant pas sujette à se plaindre de quelque chose! reprit
Huriel. Or donc, excusez-moi, Brulette; je m'en vas vous la chercher au
plus vite.




Douzième veillée.


Quand Huriel nous eut quittés, nous fîmes promenade et conversation avec
Joseph; mais, pensant qu'il était content de m'avoir vu, et le serait
encore plus de se trouver seul avec Brulette, je les laissai ensemble,
sans faire semblant de rien, et m'en allai rejoindre le père Bastien
pour m'occuper à le voir travailler.

C'était une chose plus réjouissante que vous ne sauriez croire, car, de
ma vie, je n'ai vu travail de main d'homme dépêché d'une si rude et si
gaillarde façon. Je pense bien qu'il eût pu faire, sans se gêner,
l'oeuvre de quatre des plus forts chrétiens en sa journée, et cela,
toujours riant et causant quand il avait compagnie, ou chantant et
sifflant quand il était seul. Il était d'un sang si chaud et si
grouillant qu'il me donnait envie de l'aider, et que je regrettais de
n'avoir rien à faire pour mon compte. Il m'apprit que, généralement, les
fendeux et bûcheux étaient habitants voisins des bois où ils
travaillaient, et que, quand leurs demeures en étaient tout proche, ils
y venaient à la journée. D'autres, demeurant un peu plus loin, y
venaient à la semaine, partant de chez eux le lundi avant le jour, pour
y retourner à la nuit le samedi ensuivant. Quant à ceux qui descendaient
comme lui du haut pays, ils s'engageaient pour trois mois, et leurs
cabanes étaient plus grandes, mieux construites et mieux approvisionnées
que celle des bûcheux à la semaine.

Il en était à peu près de même des charbonniers, et par là on entend non
pas ceux qui achètent du charbon pour en revendre, mais ceux qui le
fabriquent sur place, au compte des propriétaires des bois et forêts. Il
y en avait aussi qui achetaient le droit de l'exploiter, de même qu'il y
avait des muletiers qui en faisaient commerce pour leur compte; mais,
généralement, ce dernier métier consistait à faire seulement des
transports.

Dans les temps d'aujourd'hui, l'industrie des muletiers est en baisse et
va à se perdre. Les forêts sont mieux percées, et il n'y a plus tant de
ces endroits abominables pour les chevaux et les voitures, où le service
des mulets est le seul possible. Le nombre des forges et usines qui
consomment encore du charbon de bois est bien mandré, et on ne voit que
peu de ces ouvriers-là dans nos pays. Il y en a cependant encore qui
vont dans les grands bois de Cheure en Berry, ainsi que des fendeux et
bûcheux du Bourbonnais; mais, au temps dont je vous parle, et où les
bois couvraient encore au moins la moitié de nos provinces, tous ces
états étaient grandement recherchés et avantageux. Si bien qu'en une
forêt, au temps de son exploitation, on trouvait toute une population
de ces différents ordres, tant de l'endroit même que des endroits
éloignés, qui avaient chacun leurs coutumes, leurs confréries, et,
autant que possible, vivaient en bon accord les uns vis-à-vis des
autres.

Le père Bastien me raconta, et je le vis plus tard moi-même, que tous
les hommes adonnés au travail des bois s'habituaient si bien à cette vie
changeante et difficile, qu'ils avaient comme le mal du pays quand il
leur fallait vivre en la plaine. Et tant qu'à lui, il aimait les bois
comme s'il eût été loup ou renard, encore qu'il fût le meilleur chrétien
et le plus divertissant compagnon qui se pût trouver.

Cependant il ne se moqua point, comme avait fait Huriel, de ma
préférence pour mon pays.--Tous les pays sont beaux, disait-il, du
moment qu'ils sont nôtres, et il est bon que chacun fasse estime
particulière de celui qui le nourrit. C'est une grâce du bon Dieu sans
laquelle les endroits tristes et pauvres seraient laissés à l'abandon.
J'ai ouï dire à des gens qui ont voyagé au loin, qu'il y avait des
terres sous le ciel que la neige ou la glace couvraient quasiment toute
l'année, et d'autres où le feu sortait des montagnes et ravageait tout.
Et cependant, toujours on bâtissait de belles maisons sur ces montagnes
endiablées, toujours on creusait des trous pour vivre sous ces glaces.
On y aime, on s'y marie, on y danse, on y chante, on y dort, on y élève
des enfants tout comme chez nous. Ne méprisons donc la famille et le
logement de personne. La taupe aime sa noire caverne, comme l'oiseau
aime son nid dans la feuillée, et la fourmi vous rirait au nez, si vous
vouliez lui faire entendre qu'il y a des rois mieux logés qu'elle en
leurs palais.

La journée s'avança sans que je visse revenir Huriel avec sa soeur
Thérence. Le père Bastien s'en étonnait un peu, mais ne s'en inquiétait
point. Plusieurs fois, je me rapprochai de Brulette et de Joset, qui ne
se tenaient pas loin de là; mais, les voyant causer toujours et ne point
donner attention à mon approche, je m'en allai seul de mon côté, ne
sachant trop comment avaler le temps. J'étais, avant toutes choses, moi
aussi, le vrai ami de cette chère fille. Dix fois par jour, je m'en
sentais amoureux, dix fois par jour je m'en sentais guéri, et, le plus
souvent, je n'y prétendais plus assez pour m'en chagriner. Je n'avais
jamais été bien jaloux de Joseph, avant le moment où le muletier nous
avait appris le grand feu qui consumait ce jeune homme; et, depuis ce
moment-là, chose étrange! je ne l'étais plus du tout. Plus Brulette
marquait de compassion pour lui, plus il me semblait reconnaître qu'elle
s'y portait par devoir d'amitié seulement. Et cela me chagrinait au lieu
de me réjouir. N'ayant point d'espérance pour moi, je souhaitais au
moins conserver le voisinage et la compagnie d'une personne qui mettait
tout en aise autour d'elle, et je me disais aussi que si quelqu'un
méritait sa préférence, c'était ce jeune gars qui l'avait toujours
aimée, et qui, sans doute, ne saurait jamais se faire aimer d'aucune
autre.

Je m'étonnais même que ce ne fût pas là l'idée cachée de Brulette,
surtout voyant comme Joset, au milieu de sa maladie, était devenu
gentil, savant et parleur agréable. Certainement il devait son
changement à la compagnie du grand bûcheux et de son fils, mais il y
avait mis un grand vouloir, et elle devait lui en savoir gré. Pourtant
Brulette ne paraissait pas voir ce changement, et il me semblait qu'en
voyage, elle avait bien plus pris garde au muletier Huriel qu'elle
n'avait encore fait à personne autre. Voilà l'idée qui m'angoissait à
chaque moment davantage; car si sa fantaisie se tournait sur cet
étranger, deux grosses peines m'attendaient: la première, c'est que
notre pauvre Joset en mourrait de chagrin; la seconde, que notre belle
Brulette quitterait le pays de chez nous, et que je n'aurais plus ni sa
vue, ni sa causerie.

J'en étais là de mon raisonnement, quand je vis revenir Huriel, menant
avec lui une fille si belle que Brulette n'en approchait point. Elle
était grande, mince, large d'épaules et dégagée, comme son frère, dans
tous ses mouvements. Naturellement brune, mais vivant toujours à l'ombre
des bois, elle était plutôt pâle que blanche; mais cette sorte de
blancheur-là charmait les yeux, en même temps qu'elle les étonnait, et
tous les traits de sa figure étaient sans défaut. Je fus bien un peu
choqué de son petit chapeau de paille retroussé en arrière comme la
queue d'un bateau; mais il en sortait un chignon de cheveux si
merveilleux de noirceur et quantité, qu'on s'accoutumait bientôt à le
regarder. Ce que je remarquai dès le premier moment, c'est qu'elle
n'était pas souriante et gracieuse comme Brulette. Elle ne cherchait
point à se rendre plus jolie qu'elle ne l'était, et son apparence était
d'un caractère plus décidé, plus chaud dans la volonté, et plus froid
dans les manières.

Comme je me trouvais assis contre une corde de bois coupé, ils ne me
voyaient point, et, au moment qu'ils s'arrêtèrent près de moi à la
fourche d'une sente, ils se parlèrent comme gens qui sont seuls.

--Je n'irai point, disait la belle Thérence d'une voix affermie. Je vas
aux cabanes tout préparer pour leur souper et leur couchée; c'est tout
ce que je veux faire pour le moment.

--Et tu ne leur parleras point? Tu vas leur montrer ta mauvaise humeur?
disait Huriel qui paraissait surpris.

--Je n'ai point de mauvaise humeur, répondit la jeune fille; et
d'ailleurs, si j'en ai, je ne suis pas forcée de la montrer.

--Tu la montres pourtant, puisque tu ne veux point aller prévenir cette
jeunesse qui doit commencer à s'ennuyer de la compagnie des hommes, et
qui serait aise, je le parie, de se trouver avec une autre jeune fille.

--Elle ne doit point s'ennuyer, reprit Thérence, à moins qu'elle n'ait
un mauvais coeur: mais je ne suis point chargée de l'amuser; je la
servirai et l'assisterai, voilà tout ce qui est de mon devoir.

--Mais elle t'attend; qu'est-ce que je vas lui dire?

--Dis-lui ce que tu voudras: je n'ai pas à lui rendre compte de moi.

Là-dessus la fille du bûcheux s'enfonça dans la sente, et Huriel resta
un moment songeur, comme un homme qui cherche à deviner quelque chose.

Il passa son chemin, mais moi, je restai là où j'étais, planté comme une
pierre. Il s'était fait en moi comme un rêve surprenant à la première
vue de Thérence; je m'étais dit: Voilà une figure qui m'est connue; à
qui est-ce qu'elle ressemble donc?

Et puis, à mesure que je l'avais regardée, tandis qu'elle parlait,
j'avais trouvé qu'elle me rappelait la petite fille de la charrette
embourbée qui m'avait fait rêvasser tout un soir et qui pouvait bien
être cause que Brulette, me trouvant trop simple dans mon goût, avait
détourné de moi son idée. Enfin, lorsqu'elle passa tout près de moi en
s'en allant, encore que son air de dépit fût bien contraire à la figure
douce et tranquille dont j'avais gardé souvenance, j'observai le signe
noir qu'elle avait au coin de la bouche, et m'assurai par là que c'était
bien la fille des bois que j'avais portée à mon cou, et qui m'avait
embrassé d'aussi bon coeur en ce temps-là qu'elle paraissait mal
disposée maintenant à me recevoir.

Je demeurai longtemps dans les réflexions qui me venaient sur une
pareille rencontre; mais enfin la musette du grand bûcheux, qui sonnait
une manière de fanfare, me fit observer que le soleil était tout
justement couché.

Je n'eus point de peine à retrouver le chemin des loges, car c'est comme
cela qu'on appelle les cabioles des ouvriers forestiers.

Celle des Huriel était la plus grande et la mieux construite, formant
deux chambres, dont une pour Thérence. Au-devant régnait une façon de
hangar, tuile en verts balais, qui servait à l'abriter beaucoup du vent
et de la pluie; des planches de sciage, posées sur des souches,
formaient une table dressée à l'occasion.

Pour l'ordinaire, la famille Huriel ne vivait que de pain et de fromage,
avec quelques viandes salées, une fois le jour. Ce n'était point avarice
ni misère, mais habitude de simplicité, ces gens des bois trouvant
inutiles et ennuyeux notre besoin de manger chaud et d'employer les
femmes à cuisiner depuis le matin jusqu'au soir.

Cependant, comptant sur l'arrivée de la mère à Joseph, ou sur celle du
père Brulet, Thérence avait souhaité leur donner leurs aises, et, dès la
veille, s'était approvisionnée à Mesples. Elle venait d'allumer le feu
sur la clairière et avait convié ses voisines à l'aider. C'étaient deux
femmes de bûcheux, une vieille et une laide. Il n'y en avait pas plus
dans la forêt, ces gens n'ayant ni la coutume ni le moyen de se faire
suivre aux bois, de leurs familles.

Les loges voisines, au nombre de six, renfermaient une douzaine
d'hommes, qui commençaient à se rassembler sur un tas de fagots pour
souper en compagnie les uns des autres, de leur pauvre morceau de lard
et de leur pain de seigle; mais le grand bûcheux, allant à eux, devant
que de rentrer chez lui poser ses outils et son tablier, leur dit avec
son air de brave homme:--Mes frères, j'ai aujourd'hui compagnie
d'étrangers que je ne veux point faire pâtir de nos coutumes; mais il ne
sera pas dit qu'on mangera le rôti et boira le vin de Sancerre à la loge
du grand bûcheux sans que tous ses amis y aient part. Venez, je veux
vous mettre en bonne connaissance avec mes hôtes, et ceux de vous qui me
refuseront me feront de la peine.

Personne ne refusa, et nous nous trouvâmes rassemblés une vingtaine, je
ne peux pas dire autour de la table, puisque ce monde-là ne tient point
à ses aises, mais assis, qui sur une pierre, qui sur l'herbage, l'un
couché de son long sur des copeaux, l'autre juché sur un arbre tordu, et
tous plus ressemblants, sans comparaison du saint baptême, à un troupeau
de sangliers qu'à une compagnie de chrétiens.

Cependant la belle Thérence, allant et venant, ne paraissait pas encore
vouloir nous donner attention, lorsque son père, qui l'avait appelée
sans qu'elle eût fait mine d'entendre, l'accrocha au passage, et,
l'amenant malgré elle, nous la présenta.--Pardonnez-lui, mes amis, nous
dit-il; c'est une enfant sauvage, née et élevée au fond des bois. Elle a
honte, mais elle en reviendra, et je vous demande, Brulette, de
l'encourager, car elle gagne à être connue.

Là-dessus, Brulette, qui n'était embarrassée ni mal disposée, ouvrit ses
deux bras et les jeta au cou de Thérence, laquelle, n'osant se défendre,
mais ne sachant se livrer, resta ferme à la voir venir, et releva
seulement sa tête et son regard jusqu'alors fiché en terre. En cette
position, se voyant de près l'une l'autre, les yeux dans les yeux, et
quasi joue contre joue, elles me firent penser de deux jeunes taures,
l'une desquelles avance le front pour folâtrer, tandis que l'autre,
défiante et déjà malicieuse de son encornure, l'attend pour la heurter
traîtreusement.

Mais Thérence parut tout à coup gagnée par le regard doux de Brulette,
et, retirant sa figure, elle la laissa tomber sur l'épaule de cette
belle, pour cacher des pleurs qui lui remplirent les yeux.

--Ma foi, dit le père Bastien en raillant et caressant sa fille, voilà
ce qui s'appelle être farouche. Je n'aurais jamais cru que la honte des
fillettes pût aller jusqu'aux larmes. Mais, comprenez quelque chose aux
enfants, si vous pouvez! Allons, Brulette, vous me paraissez plus
raisonnable; suivez-la, et ne la lâchez qu'elle ne vous ait parlé: il
n'y a que le premier mot qui coûte.

--À la bonne heure, dit Brulette, je l'aiderai, et, au premier mot de
commandement qu'elle me voudra dire, je lui obéirai si bien, qu'elle me
pardonnera de lui avoir fait peur.

Et tandis qu'elles s'en allaient ensemble, le grand bûcheux me
dit:--Voyez un peu ce que c'est que les femmes! La moins coquette (et ma
Thérence est de celles-là) ne se peut trouver en face d'une rivale en
beauté, sans être, ou échauffée de dépit, ou glacée de peur. Les plus
belles étoiles font bon ménage côte à côte dans le ciel; mais, de deux
filles de la mère Ève, il y en a toujours une au moins qui est gênée par
la comparaison qu'on peut lui faire de l'autre.

--Je pense, mon père, dit Huriel, que vous ne rendez point justice à
Thérence pour le moment. Elle n'est ni honteuse ni envieuse. Et il
ajouta en baissant la voix:--Je crois que je sais ce qui la chagrine,
mais le mieux sera de n'y pas faire attention.

On apporta de la viande grillée, des champignons jaunes très-beaux, dont
je ne pus me décider à goûter, encore que je visse tout ce monde en
manger sans crainte; des oeufs fricassés avec diverses sortes d'herbes
fortes, des galetons de blé noir, et des fromages de Chambérat, renommés
en tout le pays. Tous les assistants firent bombance, mais d'une
manière bien différente de la nôtre. Au lieu de prendre leur temps et de
ruminer chaque morceau, ils avalaient quatre à quatre comme gens
affamés, ce qui, chez nous, n'eût point paru convenable, et ils
n'attendirent point d'être repus pour chanter et danser au beau milieu
du festin.

Ces gens, d'un sang moins rassis que le nôtre, semblaient ne pouvoir
tenir en place. Ils ne patientaient point le temps qu'on leur fît offre
de quelque plat. Ils apportaient leur pain pour recevoir le fricot
dessus, refusaient les assiettes, et retournaient se percher ou se
coucher; d'aucuns aussi mangeaient debout, d'autres en causant et
gesticulant, chacun racontant son histoire ou disant sa chansonnette.
C'était comme abeilles bourdonnant autour de la ruche: j'en étais
étourdi et ne me sentais pas festiner.

Malgré que le vin fût bon et que le grand bûcheux ne l'épargnât point,
personne n'en prit plus qu'il ne fallait, chacun étant à sa tâche et ne
voulant point se mettre à bas pour le travail du lendemain. Aussi la
fête dura peu; et, bien qu'au milieu elle parût vouloir être folle, elle
finit de bonne heure et tranquillement. Le bûcheux reçut grands
compliments pour ses honnêtetés, et l'on voyait bien qu'il avait
commandement naturel sur toute la bande, non point seulement par son
moyen, mais aussi par son bon coeur et sa bonne tête.

On nous fit beaucoup d'avances d'amitié et d'offres de service, et je
dois reconnaître que ces gens étaient plus ouverts et plus prévenants
que ceux de chez nous. J'observai qu'Huriel les amenait, l'un après
l'autre, auprès de Brulette, les lui présentant par leurs noms, et leur
enjoignant de la regarder ni plus ni moins que comme sa soeur, d'où elle
reçut tant de révérences et de politesses, qu'elle n'avait jamais été si
bien fêtée dans notre village.

Quand l'heure de dormir fut venue, le grand bûcheux m'offrit de partager
sa chambre. Joset avait sa loge voisine de la nôtre, mais elle était
plus petite et nous aurions pu y être gênés. Je suivis donc mon hôte,
d'autant plus volontiers que j'étais enchargé de veiller de près sur
Brulette; mais je vis, en entrant dans la loge, qu'elle ne courait
aucun risque, car elle devait partager la couche de la belle Thérence,
et le muletier, fidèle à ses habitudes, s'était déjà couché dehors en
travers de la porte, si bien que ni loup ni voleur n'en eût pu
approcher.

En jetant un coup d'oeil sur la chambrette où les deux filles se
retiraient, je vis qu'il s'y trouvait un lit et quelques meubles
très-propres; Huriel, grâce à ses mulets, pouvait transporter facilement
et sans dépense, d'un lieu à l'autre, le petit ménage de sa soeur; mais
celui de son père ne devait pas lui donner grand embarras, car il se
composait d'un tas de fougères sèches avec une couverture. Encore le
grand bûcheux trouvait-il que c'était de trop et que, pour bien faire,
il eût dû coucher à l'étoilée comme son fils.

J'étais assez las pour me passer de mon lit, et je dormis d'un bon somme
jusqu'au jour. Je pensai que Brulette en avait fait autant, car je ne
l'entendis remuer non plus qu'une petite pierre, derrière la cloison de
planches qui nous séparait.

Quand je me levai, le bûcheux et son garçon étaient debout et se
consultaient ensemble.

--Nous parlions de toi, me dit le père, et comme il faut que nous
allions au travail, je désire que l'affaire dont nous causons soit
décidée. Brulette, à qui j'ai remontré que Joseph avait besoin de sa
compagnie pour quelque temps, et qui m'a dit avoir la volonté de lui en
donner le plus possible, s'est engagée pour la huitaine tout au moins;
mais elle n'a pu s'engager pour toi et nous a priés de t'y décider.
C'est ce que nous ferons, j'espère, en te disant que nous en serons
contents, que tu ne nous pèses point, et que nous te prions d'agir avec
nous comme nous ferions avec toi, si besoin était.

Cela dit d'un air de vérité et d'amitié me commandait de m'engager; et,
de fait, ne pouvant abandonner Brulette chez des étrangers, encore
qu'une huitaine me parût bien longue, j'étais obligé de me ranger à son
vouloir et à l'intérêt de Joseph.

--Je t'en remercie, mon bon Tiennet, me dit Brulette, sortant de la
chambre de Thérence, et j'en remercie les braves gens qui nous font si
bonne réception; mais si je reste, c'est à la condition qu'on ne fera
point ici de dépense pour nous, et que nous serons libres tous les deux
de vivre à nos frais comme nous l'entendrons.

--Il en sera ce que vous voudrez, dit Huriel, car si la crainte de nous
être à charge doit vous faire partir plus vite, nous aimons mieux
renoncer au plaisir de vous servir. Mais souvenez-vous seulement d'une
chose, c'est que mon père gagne de l'argent et moi aussi, et que nous ne
connaissons pas de plus grand contentement tous les deux que d'obliger
nos amis et de leur faire honneur.

Il me sembla qu'Huriel faisait en toute occasion sonner un peu ses écus,
comme pour dire: «Je suis un bon parti.» Cependant il agit tout aussitôt
comme un homme qui se met de côté, car il nous annonça qu'il allait nous
quitter.

Sur ce mot-là, Brulette eut un petit frisson que seul je vis, et qu'elle
surmonta aussitôt pour lui demander, sans trop paraître s'en soucier, où
il allait et pour combien de temps.

--Je m'en vas travailler au bois de la Roche, nous dit-il. Je serai
assez près de vous pour revenir vous voir si vous avez besoin de moi;
Tiennet sait le chemin. Je vas de ce pas, d'abord, dans la lande de la
Croze chercher mes bêtes et mes équipages, et, en repassant, je vous
dirai adieu.

Là-dessus il partit, et le grand bûcheux, enjoignant à sa fille d'avoir
grand soin et grand égard pour nous, s'en alla, de son côté, à son
ouvrage.

Nous voilà donc restés, Brulette et moi, en compagnie de la belle
Thérence, laquelle, tout en nous servant aussi activement que si elle
eût été à nos gages, ne paraissait pas vouloir nous faire grande fête,
et répondait par oui et par non à tout ce que nous inventions de lui
dire. Si bien que cette indifférence rebuta Brulette, qui me dit, dans
un moment où nous étions seuls:--Il me semble, Tiennet, que nous
déplaisons beaucoup à cette fille; elle m'a fait place dans son lit,
cette nuit, comme une personne qui serait forcée d'y recevoir un
hérisson. Elle s'est jetée dans la ruelle, le nez contre la cloison, et
sauf qu'elle m'a demandé si je voulais plus ou moins de couverture, elle
ne m'a pas voulu dire un mot. J'étais si lasse que j'aurais volontiers
dormi tout de suite, et même, voyant qu'elle en faisait semblant pour se
dispenser de me parler, j'ai fait semblant aussi; mais, de longtemps, je
n'ai pu fermer l'oeil, car j'entendais qu'elle s'étouffait de pleurer.
Si tu veux m'en croire, nous ne la gênerons pas plus longtemps, nous
chercherons quelques loges vacantes dans une autre partie de la forêt,
et, s'il n'y en a pas, je m'arrangerai avec la vieille femme que j'ai
vue hier par ici, pour qu'elle envoie son mari chez un voisin et partage
son logis avec moi. Si ce n'est qu'un lit d'herbages, je m'en
contenterai; c'est payer trop cher un matelas et un coussin que d'y être
reçu avec des larmes. Quant à nos repas, je compte que, dès aujourd'hui,
tu iras à Mesples acheter ce qu'il nous faut, et je me charge de notre
cuisine.

--C'est très-bien, Brulette, lui répondis-je, et je ferai tout ce que
vous voudrez. Cherchons un logement pour vous, et ne vous inquiétez pas
de moi. Je ne suis pas plus de sel que ce muletier qui a dormi dehors
sous le travers de votre porte. Ainsi ferai-je pour vous de bon coeur,
sans craindre de fondre à la rosée. Cependant, écoutez-moi: si nous
quittons comme ça la loge et la table du grand bûcheux, il nous croira
fâchés, et comme il nous a trop bien traités pour avoir à se reprocher
quelque chose, il verra aisément que c'est sa fille qui nous rebute. Il
l'en grondera peut-être, et voyons si la chose sera méritée. Vous dites
que cette jeunesse a été très-honnête, voire soumise envers vous. Or
donc, si elle a quelque peine cachée, avons-nous le droit de blâmer sa
tristesse et son silence? Ne vaudrait-il pas mieux ne faire semblant de
rien, la laisser libre tout le jour d'aller voir ou de recevoir son
galant, si elle en a un, et, quant à nous, faire société avec Joset,
pour qui seul nous sommes venus ici? Ne craignez-vous point aussi qu'en
nous voyant chercher tous deux un autre logement, on ne se fourre dans
l'idée que nous avons quelque mauvais motif pour nous mettre à part?

--Tu as raison, Tiennet, me dit Brulette. Eh bien, je patienterai avec
cette grande rechigneuse et la verrai venir.




Treizième veillée.


La belle Thérence ayant tout préparé pour notre déjeuner, et voyant
monter le soleil, demanda à Brulette si elle avait songé à réveiller
Joseph. C'est l'heure, lui dit-elle, et il est fâché quand je le laisse
dormir trop tard, parce que la nuit d'après il a peine à se reprendre.

--Si c'est vous qui avez coutume de l'appeler, ma mignonne, répondit
Brulette, faites-le donc: je ne connais point son habitude.

--Non, non, reprit Thérence d'un ton sec: c'est votre affaire de le
soigner à présent, puisque vous êtes venue pour ça. Je peux, à cette
heure, m'en reposer et vous en laisser la charge.

--Pauvre Joset! ne put s'empêcher de dire notre Brulette. Je vois qu'il
est d'un grand embarras pour vous et qu'il ferait mieux de s'en revenir
avec nous dans son pays!

Thérence tourna le dos sans répondre, et je dis à Brulette:--Allons tous
deux l'appeler. Je gage qu'il sera content d'entendre ta voix la
première.

La loge de Joset touchait quasiment celle du grand bûcheux. Sitôt qu'il
entendit la voix de Brulette, il vint tout courant regarder à travers la
porte et lui dit:--Ah! je craignais de rêver, Brulette! c'est donc bien
vrai que tu es là?

Quand il fut assis sur les souches entre nous deux, il nous dit que,
pour la première fois depuis longtemps, il avait dormi tout d'une
lampée, et cela était connaissable à son visage, qui valait déjà dix
sous de plus que celui de la veille. Thérence lui apporta, dans une
écuelle, un bouillon de poule, et il voulait le donner à Brulette, qui
s'en défendit d'autant mieux que les yeux noirs de la fille des bois
semblaient remplis de colère, à cause de l'offre qui lui en était faite.

Brulette, qui était trop fine pour vouloir donner prise à son dépit,
refusa, disant qu'elle n'aimait point le bouillon et que ce serait grand
dommage d'en avoir laissé le mal à l'infirmière pour n'en retirer ni le
profit ni le plaisir; et même, elle ajouta avec douceur:--Je vois, mon
gars, que tu es soigné comme un gros bourgeois, et que ces braves gens
n'épargnent rien pour te réconforter le corps.

--Oui, dit Joset, prenant la main de Thérence et la joignant, dans les
siennes, à celle de Brulette; j'ai causé de la dépense à mon maître (il
appelait toujours comme ça le grand bûcheux à cause qu'il lui enseignait
à musiquer) et de la fatigue à cette pauvre soeur que vous voyez là.
Sache, Brulette, qu'après toi, j'ai trouvé un ange sur la terre. Comme
tu m'as assisté l'esprit et consolé le coeur quand j'étais un enfant
ébervigé et quasi propre à rien, elle a soigné mon pauvre corps en
détresse quand je suis tombé ici en misère de fièvre. Les secours
qu'elle m'a donnés, jamais je ne pourrai l'en remercier comme je le
dois; mais je peux dire une chose: c'est qu'il n'y en a pas une
troisième comme vous deux, et qu'au jour des récompenses, le bon Dieu
gardera au ciel ses deux plus belles couronnes pour Catherine Brulet, la
rose du Berry, et pour Thérence Huriel, la blanche épine des bois.

Il sembla que ce doux parler de Joseph mît du baume dans le sang de
Thérence, car elle ne refusa plus de s'asseoir pour manger avec nous, et
Joseph était entre ces deux belles filles, tandis que moi, profitant du
sans-gêne que j'avais vu dans la manière du pays, je me dérangeais tout
en mangeant, pour être tantôt près de l'une et tantôt près de l'autre.

Je faisais de mon mieux pour contenter la fille des bois par mes
prévenances, et je tenais à honneur de lui montrer que les Berrichons ne
sont pas des ours. Elle répondait très-doucement à mes honnêtetés; mais
il ne me fut point possible de la faire sourire ni lever les yeux sur
moi en me répondant. Elle me paraissait avoir l'humeur bizarre, prompte
au dépit, et remplie de défiance. Et cependant, quand elle était
tranquille, elle avait quelque chose de si bon dans l'air et dans la
voix, qu'on ne pouvait prendre d'elle une mauvaise idée; mais ni dans
ses bons moments, ni dans les autres, je n'osai lui demander si elle se
ressouvenait que je l'eusse portée en mes bras et qu'elle m'en eût payé
d'une accolade. Je m'étais bien assuré que c'était elle, car son père, à
qui j'en avais déjà parlé, n'avait point oublié la chose et prétendait
avoir comme réconnu ma figure sans savoir pourquoi.

Tout en déjeunant, Brulette, comme elle m'en fît part ensuite,
commençait à avoir une autre doutance de la vérité. C'est pourquoi elle
se mit en tête d'observer et de feindre pour en savoir plus long.

--Or ça, dit-elle, vais-je rester tout ce jour les bras croisés? Sans
être une grosse ouvrière, je n'ai pas coutume de dire mon chapelet d'un
repas à l'autre, et je vous prie, Thérence, de me montrer quelque
ouvrage où je puisse vous aider. Si vous souhaitez courir, je garderai
la loge et y ferai ce que vous me commanderez; mais si vous restez, je
resterai aussi, à condition que vous m'occuperez pour votre service.

--Je n'ai besoin d'aucune aide, répondit Thérence, et vous, vous n'avez
besoin d'aucun ouvrage pour vous désennuyer.

--Pourquoi donc cela, ma mignonne?

--Parce que vous êtes avec votre ami, et, comme je pourrais être de trop
dans toutes les choses que vous avez à vous dire, je sortirai si vous
souhaitez rester, je resterai si vous souhaitez sortir.

--Cela ne ferait ni le compte de Joset ni le mien, dit Brulette avec un
peu de malice. Je n'ai point de secrets à lui dire, et tout ce que nous
avions à nous raconter, nous y avons donné la journée d'hier. À cette
heure, le contentement que nous avons d'être ensemble ne peut que
s'augmenter de votre compagnie, et nous vous la demandons, à moins que
vous n'en ayez une meilleure à nous préférer.

Thérence resta indécise, et la manière dont elle regarda Joseph fit voir
à Brulette que sa fierté souffrait de la crainte d'être importune. Sur
quoi, Brulette dit à Joseph:--Aide-moi donc à la retenir! Est-ce que tu
n'en seras pas content? Ne disais-tu pas, tout à l'heure, que nous
étions tes deux anges gardiens? Et ne veux-tu pas qu'ils travaillent
ensemble à ton salut?

--Tu as raison, Brulette, dit Joseph. Entre vos deux bons coeurs, je
dois guérir plus vite, et si vous vous mettez deux à vouloir bien
m'aimer, il me semble que chacune de vous m'en aimera davantage, comme
quand on se met à la tâche avec un bon compagnon, qui vous donne de sa
force pour redoubler la vôtre.

--Est-ce donc moi, dit Thérence, qui serai le bon compagnon dont votre
payse a besoin? Allons, soit! Je vas prendre mon ouvrage, et je
travaillerai ici.

Elle alla quérir du linge taillé en chemise, et se mit à le coudre.
Brulette voulut l'aider, et, comme elle s'y refusait:--Alors, dit-elle à
Joseph, donne-moi tes hardes à raccommoder; elles doivent avoir besoin
de moi, car il y a longtemps que je ne m'en suis pas mêlée.

Thérence la laissa examiner le trousseau de Joseph; mais il ne s'y
trouva pas un seul point à faire, ni seulement un bouton à coudre, tant
on y avait bien veillé; et Brulette parla d'acheter du linge à Mesples
le lendemain, pour lui faire des chemises neuves. Mais il se trouva que
celles que Thérence cousait en ce moment étaient destinées à Joseph, et
qu'elle voulait les finir seule, comme elle les avait commencées.

Les soupçons venant de plus en plus à Brulette, elle fit semblance
d'insister là-dessus, et Joseph même fut obligé d'y dire son mot, à
savoir que Brulette s'ennuyait à ne rien faire. Alors Thérence jeta son
ouvrage avec colère, disant à Brulette:--Finissez-les donc toute seule;
je ne m'en mêle plus! Et elle s'en alla bouder en la maison.

--Joset, dit alors Brulette, cette fille-la n'est ni capricieuse ni
folle, comme je me le suis imaginé; elle est amoureuse de toi!

Joseph eut un si grand saisissement, que Brulette vit bien qu'elle avait
parlé trop vite. Elle ne s'imaginait point encore combien un homme
malade dans son corps, par suite du mal de son esprit, est faible et
craintif devant la réflexion.

--Que me dis-tu là! s'écria-t-il, et quel nouveau malheur serait donc
tombé sur moi?

--Pourquoi serait-ce donc un malheur?

--Tu me le demandes, Brulette? Est-ce que tu crois qu'il dépendrait de
moi de lui rendre ses sentiments?

--Eh bien, dit Brulette, tâchant de l'apaiser, elle s'en guérirait!

--Je ne sais pas si on guérit de l'amour, répondit Joseph; mais moi, si
j'avais fait, par ignorance et par manque de précaution, le malheur de
la fille au grand bûcheux, de la soeur d'Huriel, de la vierge des bois,
qui a tant prié pour moi et veillé à ma vie, je serais si coupable, que
je ne pourrais me le pardonner.

--L'idée ne t'est donc jamais venue que son amitié pouvait se changer en
amour?

--Non, Brulette, jamais!

--C'est singulier, Joset!

--Pourquoi ça? N'étais-je point accoutumé, dès mon enfance, à être
plaint pour ma bêtise et secouru dans ma faiblesse? Est-ce que l'amitié
que tu m'as toujours marquée, Brulette, m'a jamais rendu vaniteux au
point de croire... Ici Joseph devint rouge comme le feu, et ne put dire
un mot de plus.

--Tu as raison, lui répondit Brulette, qui était prudente et avisée
autant que Thérence était prompte et sensible. On peut beaucoup se
tromper sur les sentiments qu'on donne ou qu'on reçoit. J'ai eu une
folle idée sur cette fille, et puisque tu ne la partages point, c'est
qu'elle n'est point fondée. Thérence doit être, comme je le suis encore,
ignorante de ce qu'on appelle la vraie amour, en attendant que le bon
Dieu lui commande de vivre pour celui qu'il lui aura choisi.

--N'importe, dit Joseph, je veux et je dois quitter ce pays.

--Nous sommes venus pour te ramener, lui dis-je, aussitôt que tu t'en
sentiras la force.

Contre mon attente, il rejeta vivement cette idée.--Non, non, dit-il, je
n'ai qu'une force, c'est ma volonté d'être grand musicien, pour retirer
ma mère avec moi et vivre honoré et recherché dans mon pays. Si je
quitte celui-ci, j'irai dans le haut Bourbonnais jusqu'à ce que je sois
reçu maître sonneur.

Nous n'osâmes point lui dire qu'il ne nous semblait pas devoir jouir
jamais de bons poumons.

Brulette lui parla d'autre chose, et moi, très-occupé de la découverte
qu'elle venait de me faire faire sur Thérence, porté, je ne sais
pourquoi, à m'inquiéter d'elle, que je venais de voir sortir de sa loge
et s'enfoncer dans le bois, je me mis à marcher du côté qu'elle avait
pris, allant comme à l'aventure, mais curieux et même envieux de la
rencontrer.

Je ne fus pas longtemps sans entendre des soupirs étouffés qui me firent
connaître où elle s'était retirée. Ne me sentant plus honteux avec elle,
du moment que je ne pouvais rien prétendre dans son chagrin, je
m'approchai et lui parlai résolument:

--Belle Thérence, lui dis-je, voyant qu'elle ne pleurait point et
seulement tremblait et suffoquait comme d'une colère rentrée, je pense
que nous sommes cause, ma cousine et moi, de l'ennui que vous avez. Nos
figures vous choquent, et surtout celle de Brulette, car je n'estime pas
la mienne mériter tant d'attention. Nous parlions de vous ce matin, et
justement je l'ai empêchée de s'en aller de votre loge, où elle pensait
bien vous être à charge. Or parlez-moi franchement, et nous nous
retirerons ailleurs; car si vous avez mauvaise opinion de nous, nous
n'en sommes pas moins bien intentionnés pour vous et craintifs de vous
occasionner du déplaisir.

La fière Thérence parut comme outrée de ma franchise, et, se levant de
l'endroit où je m'étais assis auprès d'elle:--Votre cousine veut s'en
aller? dit-elle d'un air de menace,-elle veut me faire honte? Non! elle
ne le fera point!... ou bien...

--Ou bien quoi? lui dis-je, déterminé de la confesser.

--Ou bien je quitterai les bois, et mon père, et ma famille, et je m'en
irai mourir seule en quelque désert!

Elle parlait comme dans la fièvre, avec l'oeil si sombre et la figure
si pâle, qu'elle me fit peur.--Thérence, lui dis-je en lui prenant
très-honnêtement la main et en la forçant à se rasseoir, ou vous êtes
née injuste, ou vous avez des raisons pour haïr Brulette. Eh bien,
dites-les-moi, en bonne chrétienne, car il est possible que je la
blanchisse du mal dont vous l'accusez.

--Non, vous ne la blanchirez pas, car je la connais! s'écria Thérence,
qui ne se pouvait surmonter davantage. Ne vous imaginez pas que je ne
sache rien d'elle! Je m'en suis assez tourmenté l'esprit, j'ai assez
questionné Joseph et mon frère pour juger, à sa conduite, qu'elle est un
coeur ingrat et un esprit trompeur. C'est une coquette, voilà ce qu'elle
est, votre Berrichonne, et toute personne franche a le droit de la
détester.

--Voilà un reproche bien dur, répondis-je sans me troubler. Sur quoi
vous fondez-vous?

--Et ne sait-elle point, s'écria Thérence, qu'il y a ici trois garçons
qui l'aiment et dont elle se joue? Joseph qui en meurt, mon frère qui
s'en défend, et vous qui tâchez d'en guérir? Prétendez-vous me faire
accroire qu'elle n'en sait rien et qu'elle a une préférence pour l'un
des trois? Non! elle n'en a pour personne; elle ne plaint pas Joseph,
elle n'estime pas mon frère, elle ne vous aime pas. Vos tourments
l'amusent, et, comme elle a, en son village, une cinquantaine d'autres
galants, elle prétend vivre pour tous et pour aucun. Eh bien, peu
m'importe quant à vous, Tiennet, puisque je ne vous connais point. Mais
quant à mon frère, qui est si souvent éloigné de nous par son état, et
qui nous quitte dans un moment où il pourrait rester... et quant à
Joseph qui en est malade et quasi hébété... Ah! tenez, votre Brulette
est bien coupable envers tous deux, et devrait rougir de ne pouvoir dire
une bonne parole ni à l'un ni à l'autre.

En ce moment, Brulette, qui nous écoutait, se montra, et, mal habituée à
être traitée de la sorte, mais contente cependant d'entendre expliquer
la conduite d'Huriel, elle s'assit auprès de Thérence et lui prit la
main d'un air sérieux, où il y avait de la compassion et du reproche en
même temps. Thérence en fut un peu apaisée et lui dit d'une manière
plus douce:

--Pardonnez-moi, Brulette, si je vous ai fait de la peine; mais,
véritablement, je ne me le reprocherai point, si je vous amène à de
meilleurs sentiments. Voyons, convenez que votre conduite a été fausse
et votre coeur dur. Je ne sais pas si c'est la coutume en vos pays de se
faire désirer avec l'intention de se refuser; mais moi, pauvre fille
sauvage, je trouve le mensonge criminel et ne comprends rien à ces
manéges-là. Or donc, ouvrez les yeux sur le mal que vous faites. Je ne
vous dirai pas que mon frère y succombera: c'est un homme trop fort et
trop courageux, il est aimé de trop de filles qui vous valent bien, pour
ne pas en prendre son parti: mais ayez pitié du pauvre Joset, Brulette!
Vous ne le connaissez point, encore que vous ayez été élevée avec lui;
vous l'avez jugé imbécile, et c'est au contraire un grand esprit. Vous
le croyez froid et indifférent, tandis qu'il est rongé d'une tristesse
qui prouve le contraire: mais son corps est trop faible et ne saura
tenir contre le chagrin, si vous l'abusez. Donnez-lui votre coeur comme
il le mérite, c'est moi qui vous en prie et qui vous maudirai si vous le
faites mourir!

--Est-ce que vous pensez ce que vous me dites là, ma pauvre Thérence?
répondit Brulette en la regardant à travers les yeux. Si vous voulez
savoir le fond de mon idée, je crois que vous aimez Joseph et que je
vous donne, malgré moi, une forte jalousie qui vous porte à me chercher
des torts. Eh bien, regardez-y mieux, mon enfant, je ne veux point
rendre ce garçon amoureux de moi, je n'y ai jamais songé, et je regrette
qu'il le soit. Je suis même toute portée à vous aider à l'en guérir, et
si j'avais su ce que vous me faites voir, je ne serais point venue ici,
encore que votre frère m'eût dit la chose être nécessaire.

--Brulette, dit Thérence, vous me croyez bien peu fière, si vous jugez
que j'aime Joseph comme vous l'entendez, et que je descends jusqu'à la
jalousie pour vos agréments. La manière dont je l'aime, je n'ai pas
sujet de m'en cacher ni d'en avoir honte devant personne. S'il en était
ainsi, j'aurais, à tout le moins, assez d'orgueil pour ne pas laisser
croire que je vous le dispute. Mais mon amitié pour lui est si franche
et si honnête que je me porterai courageusement à le défendre contre vos
piéges. Ainsi, aimez-le franchement comme moi, et, au lieu de vous en
vouloir, je vous aimerai et vous estimerai; je reconnaîtrai vos droits,
qui sont plus anciens que les miens, et je vous aiderai à l'emmener dans
son pays, à la condition qu'il y sera votre seul ami et votre mari.
Autrement, attendez-vous à trouver en moi une ennemie qui vous donnera
ouvertement condamnation. Il ne sera pas dit que j'aurai aimé cet enfant
et soigné ce malade, pour qu'une belle coquette de village le vienne
tuer sous mes yeux.

--C'est bien, dit Brulette qui avait repris toute sa fierté; je vois de
plus en plus que vous êtes amoureuse et jalouse, et j'en suis plus
tranquille pour m'en aller et le laisser à vos soins. Que votre attache
soit honnête et franche, je n'en doute pas; je n'ai pas, comme vous, des
raisons pour être colère et injuste. Pourtant, je m'étonne de ce que
vous voulez me faire rester et me paraître amie. C'est là où finit votre
sincérité, et je vous déclare que j'en veux savoir la raison, sans quoi
je ne m'y prêterai point.

--La raison, vous la dites vous-même, répondit Thérence, quand vous vous
servez de vilains mots pour m'humilier. Vous venez de prononcer que
j'étais amoureuse et jalouse: si c'est comme cela que vous expliquez la
force et la bonté de mon sentiment pour Joseph, vous ne manquerez point
de le lui faire croire aussi, et ce jeune homme, qui me doit le respect
et la reconnaissance, se croira le droit de me mépriser et de se moquer
de moi en lui-même.

--Vous avez raison, Thérence, dit Brulette, qui avait le coeur et
l'esprit trop justes pour ne pas estimer la fierté de la fille des bois.
Je dois vous aider à garder votre secret, et je le ferai. Je ne vous dis
pas que je vous aiderai de tout mon pouvoir auprès de Joseph; votre
hauteur s'en offenserait, et je comprends que vous ne vouliez pas
recevoir son amitié de moi comme une grâce; mais je vous prie d'être
juste, de réfléchir, et même de me donner un conseil que, plus douce et
plus humble que vous, je vous demande pour la gouverne de ma conscience.

--Dites donc, je vous écoute, répondit Thérence, apaisée par la
soumission et la raison de Brulette.

--Sachez, avant tout, dit celle-ci, que je n'ai jamais eu d'amour pour
Joseph, et, si cela pouvait vous guérir, je vous en dirais la cause.

--Dites-la, je la veux savoir! s'écria Thérence.

--Eh bien, la cause, dit Brulette, c'est qu'il ne m'aime pas comme je
voudrais être aimée. J'ai connu Joseph dès ses premiers ans; il n'a
jamais été aimable avant de venir ici, et il vivait si retiré en
lui-même que je le jugeais égoïste. À présent, je veux croire qu'il ne
l'était pas d'une mauvaise façon; mais, d'après l'entretien que nous
avons eu hier ensemble, je suis toujours assurée que j'aurais, en son
coeur, une rivale dont je serais vilement écrasée, et cette maîtresse
qu'il préférera à sa propre femme, ne vous y trompez pas, Thérence,
c'est la musique.

--J'ai quelquefois songé à ce que vous dites là, répondit Thérence,
après avoir réfléchi un peu, et en montrant bien, par son air soulagé,
qu'elle aimait mieux avoir à se battre contre la musique, dans le coeur
de Joseph, que contre l'aimable Brulette. Joseph, dit-elle, est
très-souvent dans l'état où j'ai vu quelquefois mon père, c'est-à-dire
que le plaisir de musiquer est si grand pour eux, que rien ne compte
auprès de celui-là; mais mon père n'en est pas moins si aimant et si
aimable, que je ne suis point jalouse de son plaisir.

--Eh bien, Thérence, dit Brulette, espérons qu'il rendra Joseph tout
pareil à lui et par conséquent digne de vous.

--De moi? pourquoi de moi plus que de vous? Dieu m'est témoin que je ne
m'occupe pas de moi quand je travaille et prie pour Joseph. Mon sort me
tourmente bien peu, allez, Brulette, et je ne comprends guère qu'on se
souvienne de soi-même dans l'amitié qu'on a pour une personne.

--Alors, dit Brulette, vous êtes comme une manière de sainte, ma chère
Thérence, et je sens que je ne vous vaux point; car je me compte
toujours pour quelque chose, et même pour beaucoup, quand je me permets
de rêver le bonheur dans l'amour. Peut-être n'aimez-vous point Joseph
comme je me l'imaginais; mais quoi qu'il en soit, je vous prie de me
dire comment je dois me comporter avec lui. Je ne suis point du tout
sûre qu'en lui ôtant l'espérance, je lui porterais le coup de la mort:
autrement, vous ne me verriez pas si tranquille; mais il est malade,
c'est bien vrai, et je lui dois du ménagement. Voilà où mon amitié pour
lui est grande et sincère, et où je ne suis pas si coquette que vous
pensez; car s'il est vrai que j'aie cinquante galants en mon village, où
serait mon avantage et mon divertissement de venir relancer en ces bois
le plus humble et le moins recherché de tous? Il me semblait, au
contraire, que je méritais mieux de votre estime, puisqu'à l'occasion,
je savais lâcher sans regret ma joyeuse compagnie, pour venir porter
assistance à un pauvre camarade qui se réclamait de mon souvenir.

Thérence, comprenant enfin qu'elle avait tort, se jeta au cou de
Brulette, sans lui demander aucunement excuse, mais en lui marquant par
des caresses et par des larmes qu'elle s'en repentait franchement.

Elles en étaient là quand Huriel, suivi de ses mules, devancé par ses
chiens, et monté sur son petit cheval, parut au bout de l'allée où nous
étions.

Le muletier venait nous faire ses adieux; mais rien, dans son air, ne
marquait le chagrin d'un homme qui se veut guérir, par la fuite, d'un
amour nuisible. Il paraissait, au contraire, dispos et content, et
Brulette pensa que Thérence ne l'avait mis au rang de ses amoureux que
pour donner une raison de plus, bonne ou mauvaise, à son premier dépit.

Elle essaya même de lui faire dire le vrai motif de son départ, et,
comme il prétendait avoir de l'ouvrage qui pressait, Thérence, de son
côte, disant le contraire et s'efforçant à le retenir, Brulette, un peu
piquée du courage qu'il marquait, lui fit reproche de s'ennuyer en la
compagnie des Berrichons. Il se laissa plaisanter et ne voulut rien
changer à son dessein; ce qui finit par offenser Brulette et la porta à
lui dire:

--Puisque je ne vous verrai peut-être plus jamais, ne pensez-vous pas,
maître Huriel, qu'il serait temps de me rendre un gage qui ne vous
appartient pas, et qui vous pend toujours à l'oreille?

--Oui-dà, répondit-il, je crois qu'il m'appartient comme mon oreille
appartient à ma tête, puisque c'est ma soeur qui me l'a donné.

--Votre soeur n'a pu vous donner ce qui est à Joseph ou à moi.

--Ma soeur a fait sa première communion tout comme vous, Brulette, et
quand j'ai rendu votre joyau à Joset, elle m'a donné le sien.
Demandez-lui si ce n'est point la vérité.

Thérence rougit beaucoup, et Huriel riait en sa barbe. Brulette crut
comprendre que le plus trompé des trois était Joseph, qui portait, comme
une relique, à son cou, le petit coeur d'argent de Thérence, tandis que
le muletier portait toujours celui qui lui avait été confié d'abord.
Elle ne se voulut point prêter à cette fraude, et s'adressant à
Thérence:--Ma mignonne, lui dit-elle, je crois que le gage que garde
Joset lui portera bonheur, et m'est avis qu'il le doit conserver; mais
puisque celui-ci est à vous, je vous requiers le redemander à votre
frère, afin de m'en faire un don, qui me sera très-précieux venant de
vous.
                
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