George Sand

Les Maîtres sonneurs
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--Je vous ferai n'importe quel autre don vous souhaiterez de moi,
répondit Thérence, et ce sera de grand coeur; mais celui-ci ne
m'appartient plus. Ce qui est donné est donné, et je ne pense pas
qu'Huriel me le veuille restituer.

--Je ferai, dit vivement Huriel, ce que Brulette voudra. Voyons, le
commandez-vous?

--Oui, dit Brulette, qui ne pouvait plus reculer, encore qu'elle
regrettât son idée en voyant l'air fâché du muletier. Il ouvrit aussitôt
son anneau d'oreille et en retira le gage qu'il remit à Brulette,
disant:--Soit fait comme il vous plaît. Je serais consolé de perdre le
gage de ma soeur, si je pensais que vous ne le donnerez, ni ne
l'échangerez.

--La preuve que je ne le ferai point, dit Brulette en l'attachant au
collier de Thérence, c'est que je le lui donne en garde. Et quant à
vous, dont voici l'oreille déchargée de ce poids, vous n'avez plus
besoin d'aucun signe pour vous faire reconnaître quand vous reviendrez
en mon pays.

--C'est bien honnête de votre part, répondit le muletier; mais comme
j'ai fait mon devoir envers Joseph, et que vous savez, à présent, ce que
vous aviez besoin de savoir pour le rendre heureux, je n'ai plus à me
mêler de ses affaires. Je pense que vous l'emmènerez et que je n'aurai
plus jamais occasion de retourner en votre pays. Adieu donc, belle
Brulette, je vous augure tous les biens que vous méritez, et vous laisse
en ma famille, qui, mieux que moi, vous servira ici et vous reconduira
chez vous quand vous le souhaiterez.

Là-dessus, il s'en alla chantant:

    Un mulet, deux mulets, trois mulets
    Sur la montagne, voyez-les;
    Au diable c'est la bande.

Mais il me parut que sa voix n'était point aussi assurée qu'elle
s'efforçait de le paraître; et Brulette, qui se sentait mal à l'aise,
voulant échapper à l'attention de Thérence, revint avec elle et moi
auprès de Joseph.




Quatorzième veillée.


Je ne vous ferai point le récit de chaque jour que nous passâmes en la
forêt. Ils furent d'abord peu différents les uns des autres. Joseph
allait de mieux en mieux, et Thérence voulait qu'on le maintînt dans ses
espérances, s'associant toutefois à la résolution que Brulette avait
prise de ne point l'encourager à expliquer ses sentiments. La chose
n'était guère malaisée à obtenir, car Joseph s'était juré à lui-même de
ne rien dire avant le moment où il se croirait digne d'attention, et il
eût fallu que Brulette fût provocante avec lui, pour lui arracher un mot
d'amourette.

Pour surplus de précaution, elle s'arrangea de manière à n'être jamais
seule avec lui. Elle retint si bien Thérence à son côté, que Thérence en
vint bientôt à comprendre qu'on ne la trompait point et qu'on souhaitait
même lui laisser gouverner la santé et l'esprit du malade en toutes
choses.

Ces trois jeunes gens ne s'ennuyaient pas ensemble. Thérence cousait
toujours pour Joseph, et Brulette, m'ayant fait acheter un mouchoir de
mousseline blanche, se mit à le festonner et à le broder, pour en faire
offre à Thérence; car elle y était adroite, et c'était merveille de voir
une fille de campagne faire des ouvrages si fins et si beaux, comme elle
les faisait. Elle affichait même devant Joseph de n'aimer plus la
couture et le soin des nippes, afin de se dispenser de travailler pour
lui, et de le forcer à remercier Thérence, qui s'y employait si bien;
mais, voyez un peu comme on est ingrat quand on s'est laissé déranger
l'esprit par une femelle! Joseph ne regardait quasiment point les doigts
de Thérence, usés à son service; il avait toujours les yeux sur les
mains douces de Brulette, et on eût dit qu'à la voir tirer son aiguille,
il comptait chaque point comme un moment de son bonheur.

Je m'étonnais comment l'amour pouvait ainsi remplir son esprit et
occuper tout son temps, sans qu'il songeât seulement à faire quelque
ouvrage de ses mains. Quant à moi, j'eus beau essayer de peler de
l'osier et de faire des paniers, ou, avec des pailles de seigle, des
tresses pour les chapeaux, je ne fus point là deux fois vingt-quatre
heures sans avoir un si gros ennui, que j'en étais malade. Le dimanche
est un beau jour, parce qu'il vous repose de six jours de fatigue; mais
sept dimanches par semaine, c'est trop pour un homme habitué à faire
service de ses membres. Je ne m'en serais point aperçu, si l'une de ces
belles eût voulu faire attention à moi; mêmement, la blanche Thérence,
avec ses grands yeux, un peu enfoncés, et son signe noir auprès de la
bouche, m'aurait bien lapé sur la tête, si elle l'eût souhaité; mais
elle n'était point d'une humeur à se laisser détourner de son idée. Elle
causait peu, riait encore moins, et si l'on essayait le moindre
badinage, elle vous regardait d'un air si étonné qu'elle vous ôtait la
hardiesse de lui en donner explication.

Si bien qu'après avoir passé deux jours à fafioter avec ces trois
personnes tranquilles, autour des loges, ou à m'asseoir avec elle de
place en place dans la forêt, m'étant bien assuré que Brulette était
aussi en sûreté en ce pays que dans le nôtre, je commençai à chercher de
l'occupation, et j'offris au grand bûcheux de l'aider à sa tâche. Il m'y
reçut bien, et je commençais à me divertir en sa compagnie; mais quand
je lui eus dit que je ne voulais point être payé et que je bûchais à
seules fins de me désennuyer en travaillant, il ne fut plus retenu par
son bon coeur qui lui aurait fait excuser mes fautes, et commença de me
montrer qu'il n'y avait point d'homme plus malpatient que lui, en fait
d'ouvrage. Comme je n'étais point là dans mon métier et ne savais pas
bien me servir des outils, je le fâchais par la moindre maladresse, et
je vis bien qu'il se faisait tant de violence pour ne me point traiter
d'imbécile et de lourdaud, que les yeux lui en sortaient de la tête et
que la sueur lui en découlait du front.

Ne voulant point avoir des mots avec un homme si bon et si agréable en
toutes autres choses, je m'employai avec les scieurs de long, et je m'en
acquittai à leur contentement; mais là, je connus bien que l'ouvrage est
triste et lourd quand ce n'est qu'un exercice de notre corps et qu'il ne
s'y joint pas l'idée d'un profit pour soi-même ou pour les siens.

Brulette me dit le quatrième jour:--Tiennet, je vois que tu as de
l'ennui, et je ne te cache pas que j'en ai aussi ma bonne part; mais
c'est demain dimanche, et il nous faut inventer quelque réjouissance. Je
sais que les gens de la forêt se réunissent dans un bel endroit, où le
grand bûcheux les fait danser. Eh bien, il nous faut acheter du vin et
quelque victuaille pour leur donner un plus beau dimanche que de
coutume, et faire honneur à notre pays chez ces étrangers.

Je fis comme Brulette me commandait, et, le lendemain, nous étions sur
un bel herbage avec tous les ouvriers de la forêt et plusieurs filles et
femmes des environs, que Thérence avait invitées pour la danse. Le grand
bûcheux cornemusait. Sa fille, superbe en son attifage bourbonnais,
était grandement fêtée, sans se départir de son air sérieux. Joset, tout
enivré des grâces de Brulette, qui n'avait point oublié d'apporter de
chez nous un peu de toilette, et qui charmait tous les yeux par sa bonne
mine et ses jolis airs, la regardait danser. Je me démenais à régaler
tout le monde de mes rafraîchissements, et comme je tenais à bien faire
les choses, je n'y avais rien épargné. Il m'en coûta bien trois bons
écus de ma poche, mais je n'y ai jamais eu regret, tant on se montra
sensible à mes honnêtetés.

À l'heure de la vesprée, tout allait au mieux, et chacun disait que, de
mémoire d'homme, les gens des bois ne s'étaient si bien divertis entre
eux. Il y vint même un frère quêteur, qui était de passage, et qui, sous
prétexte de mendier pour son couvent, remplit fort bien son estomac, et
buvait aussi rude que bûcheux ou fendeux qu'il y eût; ce qui beaucoup me
divertissait, encore que ce fût à mes dépens; car c'était la première
fois que je voyais boire un carme, et j'avais toujours ouï dire que,
pour lever le coude, c'étaient les premiers hommes de la chrétienté.

J'étais en train de lui remplir sa tasse, m'ébahissant de ne le pouvoir
soûler de boire, quand il se fit dans la danse un grand dérangement et
un grand vacarme. Je sortis de la ramée que je m'étais bâtie et où je
recevais le monde altéré, pour regarder ce que c'était, et vis une bande
de trois cents, et peut-être quatre cents mulets qui suivaient un
clairin, lequel s'était mis en tête de traverser l'assemblée, et qui,
repoussé d'un chacun à beaux coups de pied et de trique, s'en allait,
épeuré, sautant de droite et de gauche; en sorte que les mulets, qui
sont animaux têtus et très-durs de leurs os, accoutumés de trancher où
le clairin tranchait, avaient pris leur passage emmi les danseurs,
s'embarrassant peu qu'on leur battît en grange sur les reins,
bousculant tout le monde, et allant devant eux comme ils eussent fait en
un champ de chardons.

Ces bêtes n'allaient pas assez vite, chargées qu'elles étaient, pour
qu'on n'eût point le temps de s'en gârer. Il n'y eut donc personne de
foulé ni de blessé; seulement, beaucoup de garçons, qui étaient
échauffés à la danse, impatientés d'être interrompus dans leur plaisir,
tapaient et juraient fort, au point que la chose était divertissante à
voir, et que le grand bûcheux s'arrêta de sonner pour se tenir le ventre
à force de rire.

Mais, connaissant l'air de musique qui rassemble les mules, et que je
connaissais aussi pour l'avoir ouï en la forêt de Saint-Chartier, le
père Bastien sonna en la propre manière qu'il fallait, et, tout
aussitôt, le clairin et ses suivants, accourant autour de la piotte où
il était monté, il se mit à rire de plus belle, d'avoir, au lieu d'une
brave compagnie endimanchée, une troupe de bêtes noires à faire danser.

Cependant Brulette, qui, au milieu de la confusion, s'était retirée à
côté de moi et de Joseph, paraissait angoissée et ne riait que du bout
des dents.--Qu'as-tu? lui dis-je; c'est peut-être notre ami Huriel qui
repasse par ici et qui va venir danser avec toi.

--Non, non, répondit-elle; Thérence, qui connaît bien les mules de son
frère, dit qu'il n'y en a pas une seule à lui dans cette bande; et
d'ailleurs, ce n'est point là son cheval, ni ses chiens. Or j'ai peur de
tous les muletiers, hormis Huriel, et j'ai envie que nous nous retirions
d'ici.

Et comme elle disait cela, nous vîmes une vingtaine de muletiers, qui
débouchaient du bois environnant et venaient pour écarter leurs bêtes et
regarder la danse.

Je rassurai Brulette; car, en plein jour et à la vue de tant de monde,
je ne craignais point d'embûche, et me sentais bon pour la défendre.
Seulement, je lui dis de ne point s'écarter de moi, et retournai à ma
ramée dont je voyais les muletiers s'approcher avec peu de façons.

Et comme ils criaient: «À boire! à boire!» comme gens qui se croient au
cabaret, je leur fis observer honnêtement que je ne vendais point le
vin, et que s'ils le voulaient honnêtement requérir, je serais content
de leur donner le coup de vespres.

--C'est donc une noce? dit le plus grand de tous, que je reconnus alors
à son poil rouge, pour le chef de ceux dont nous avions fait si mauvaise
rencontre au bois de la Roche.

--Noce ou non, lui dis-je, c'est moi qui régale, et c'est de bon coeur
envers qui me plaît; mais...

Il ne me laissa pas achever et répondit:--Nous n'avons pas droit ici, et
vous y êtes maître; merci pour vos bonnes intentions, mais vous ne nous
connaissez point, et devez garder votre vin pour vos amis.

Il dit quelques mots aux autres dans son patois et les emmena à l'écart,
où ils s'assirent par terre et firent leur souper très-sagement, tandis
que le grand bûcheux alla leur parler, et marqua beaucoup d'égards à
leur chef, le grand rouge, qui s'appelait, Archignat, et passait pour un
homme juste autant que peut l'être un muletier.

Comme, au reste, ces gens étaient aussi considérés que d'autres par ceux
de la forêt, nous nous gardâmes, Brulette et moi, de dire à personne
qu'ils nous répugnaient, et elle retourna à la danse sans plus de
crainte; car, sauf le chef, nous n'avions reconnu parmi eux aucun de
ceux qui avaient manqué de nous faire un si mauvais parti durant notre
voyage; et, en fin de compte, ce chef nous avait sauvés du méchant
vouloir de ses compagnons.

Plusieurs de ceux qui étaient là savaient cornemuser, non pas comme le
grand bûcheux, qui n'avait pas son pareil dans le monde, et qui eut fait
sauter les pierres et batifoler les chênes de la forêt, s'il l'eût
souhaité, mais beaucoup mieux que Carnat et son garçon; si bien que la
musette changea de mains, et arriva en celles du muletier-chef que je
vous ai nommé Archignat, tandis que le grand bûcheux, qui avait le coeur
et le corps encore jeunes, prit le plaisir de faire danser sa fille,
dont, à bon droit, il était aussi fier que, chez nous, le père Brulet de
la sienne.

Mais comme il criait à Brulette de venir lui faire vis-à-vis, un vilain
diable, sortant je ne sais d'où, se présenta et la voulut prendre par
la main. Encore qu'il commençât de faire nuit, Brulette le reconnut tout
d'abord pour celui qui, au bois de la Roche, avait menacé le plus, et
même proposé d'assassiner ses deux défenseurs et de les enterrer sous
quelque arbre qui n'en dirait mot.

La peur et l'aversion lui firent refuser bien vite et se serrer contre
moi, qui, ayant épuisé mes provisions, me rendais à la danse avec elle.

--Cette fille m'a promis la danse, dis-je au muletier qui s'y entêtait.
Laissez-nous, et cherchez-en une autre.

--C'est bien, dit-il; mais quand elle aura ballé cette bourrée avec
vous, ce sera mon tour.

--Non, dit Brulette vivement. J'aimerais mieux ne baller de ma vie.

--C'est ce que nous verrons, fit-il; et il nous suivit à la danse, où il
se tint derrière nous, nous critiquant, je pense, en son langage, et
lâchant, à chaque fois que Brulette repassait devant lui, des paroles
que ses mauvais yeux me faisaient juger insolentes.

--Attends que j'aie fini, lui dis-je en le heurtant au passage; je te
baillerai ton compte en un langage que ton dos saura bien entendre.

Mais, quand la bourrée fut finie, j'eus beau le chercher, il s'était si
bien caché que je ne pus mettre la main dessus. Brulette, voyant comme
il était lâche, cessa de le craindre et dansa avec d'autres, qui, tous,
bien joliment, lui faisaient hommage; mais, en un moment où je n'avais
plus les yeux sur elle, ce coquin la vint prendre au milieu d'une bande
d'autres fillettes, l'attira de force au milieu du bal, et, profitant de
la nuit, qui empêchait de voir la résistance de Brulette, il la voulut
embrasser. En ce moment, j'accourais, ne voyant pas bien, et m'imaginant
d'entendre Brulette m'appeler; mais, je n'eus point le temps de lui
faire justice moi-même, car, devant que cette laide figure encharbonnée
eût touché la sienne, l'homme reçut au châgnon du cou une si jolie
empoignade, que les yeux durent lui en grossir comme ceux d'un rat pris
au pilon.

Brulette, croyant que ce secours lui venait de moi, se jeta vitement
aux bras de son défenseur, et bien étonnée fut de se trouver dans ceux
d'Huriel.

Je voulus profiter de ce que notre ami était embarrassé de ses mains
pour empoigner, à mon tour, le méchant coquin, et je lui aurais payé
tout ce que je lui devais, si le monde ne se fût mis entre nous. Et
comme cet homme nous accâgnait de sottises, nous traitant de lâches,
pour nous être mis deux contre lui, la musique s'arrêta: on se rassembla
sur le lieu de la querelle, et le grand bûcheux vint avec le grand
Archignat, l'un défendant aux muletiers, l'autre aux bûcheux et fendeux,
de prendre parti avant que l'affaire fût éclaircie.

Malzac, c'était le nom de notre ennemi (et il avait une langue aussi
mauvaise que celle d'un aspic), porta sa plainte le premier, prétendit
qu'il avait honnêtement invité la Berrichonne, qu'en l'embrassant il
n'avait fait qu'user du droit et de la coutume de la bourrée, et que
deux galants de cette fille, à savoir Huriel et moi, l'avions pris en
traître et mauvaisement frappé.

--Le fait est faux, répondis-je, et c'est à mon grand regret que je n'ai
point roué de coups celui qui vous parle; mais la vérité est que je suis
arrivé trop tard pour le prendre soit en franchise, soit en trahison, et
qu'on m'a retenu la main au moment que j'allais cogner. Je vous dis la
chose comme elle est; mais lâchez-moi, et je ne le ferai point mentir!

--Et quant à moi, dit Huriel, je l'ai pris au collet comme on prend un
lièvre, mais sans le frapper, et ce n'est pas ma faute si ses habits
n'ont pas garanti sa peau; mais je lui dois une meilleure leçon et ne
suis venu ici, ce soir, que pour en trouver l'occasion. Or donc, je
demande à maître Archignat, mon chef, ainsi qu'à maître Bastien, mon
père, d'être entendu sur l'heure ou après la fête, et de me faire
justice si mon droit est reconnu bon.

Là-dessus arriva le frère capucin, qui voulut prêcher la paix
chrétienne; mais il avait trop fêté le vin bourbonnais pour mener bien
subtilement sa langue, et il ne put se faire entendre dans le bruit.

--Silence! cria le grand bûcheux d'une voix qui eût couvert le tonnerre
du ciel. Écartez-vous tous, et laissez-nous régler nos affaires; vous
pouvez écouter, mais non point prendre voix à ce chapitre. Ici, tous les
muletiers, pour Malzac et Huriel. Ici moi et les anciens de la forêt,
servant de parrains et juges à ce garçon du Berry. Parle, Tiennet, et
porte ta plainte. Quelles raisons avais-tu d'en vouloir à ce muletier?
Si c'est pour avoir tenté d'embrasser ta payse, à la danse, je sais que
c'est la coutume en ton endroit comme chez nous. Ça ne suffirait donc
pas pour avoir eu même l'intention de frapper un homme. Dis-nous le
sujet de ton dépit contre lui; c'est par là qu'il faut commencer.

Je ne me fis point prier pour parler, et, malgré que l'assemblée des
muletiers et des anciens me causât un peu de trouble, je sus assez bien
dérouiller ma langue pour raconter, comme il faut, l'histoire du bois de
la Roche, et invoquer le témoignage du chef Archignat lui-même, à qui je
rendis justice, peut-être un peu meilleure qu'il ne la méritait; mais je
voyais bien que je ne devais point jeter de blâme sur lui, pour me
l'avoir favorable, et je lui montrai en cela que les Berrichons ne sont
pas plus sots que d'autres, ni plus aisés à mettre dans leur tort.

Tous les assistants qui, déjà, faisaient bonne estime de Brulette et de
moi, réprouvèrent la conduite de Malzac; mais le grand bûcheux réclama
encore le silence, et s'adressant à maître Archignat, lui demanda s'il y
avait du faux dans mon rapport.

Ce grand compère rouge était un homme fin et prudent. Il avait la figure
aussi blanche qu'un linge, et, quelque dépit qu'on lui pût causer, il ne
paraissait pas avoir une goutte de sang de plus ou de moins dans le
corps. Ses yeux vairons étaient assez doux et n'annonçaient point la
fausseté; mais sa bouche, qui était à moitié cachée sous sa barbe de
renard, souriait de temps en temps d'un air sot qui cachait mal un bon
fonds de malice. Il n'aimait point Huriel, mais il faisait tout comme,
et il passait pour se conduire en homme juste. Au fond, c'était le plus
grand pillard qu'il y eût, et sa conscience mettait les intérêts de sa
confrérie au-dessus de tout. On l'avait pris pour chef à cause de la
froideur de son sang, qui lui permettait d'opérer par la ruse, et par là
d'éviter à sa bande les querelles, voire les procédures, où il passait
pour être aussi clerc qu'un procureur.

Il ne répondit rien à la question du grand bûcheux, et on n'eût su dire
si c'était bêtise ou prudence, car tant plus il avait l'esprit éveillé,
tant plus il se donnait l'air d'un homme endormi, qui rêvasse en
lui-même et n'entend point ce qu'on lui demande.

Il se contenta de faire un signe à Huriel, comme pour lui demander si le
témoignage qu'il allait faire serait conforme au sien; mais Huriel qui,
sans être sournois, était aussi bien avisé que lui, répondit:--Maître,
vous avez été invoqué comme témoin par ce garçon. S'il vous plaît de lui
donner raison, je n'ai pas à vous confirmer dans la vérité de vos
paroles, et s'il vous convient de lui donner tort, les coutumes de ma
confrérie me défendent de vous porter un démenti. Personne, ici, n'a
rien à voir dans nos affaires, et si Malzac a été blâmable, je sais
d'avance que vous l'aurez blâmé. Mais il s'agit pour moi d'une autre
affaire. Dans la question que nous avons eue ensemble devant vous au
bois de la Roche, et dont je ne suis point appelé à dire le motif,
Malzac m'a, par trois fois, dit que je mentais, et menacé
personnellement. Je ne sais si vous y avez fait attention, mais je le
déclare par serment; et comme je m'en trouve offensé et déshonoré, je
réclame le droit de bataille, selon la coutume de notre ordre.

Archignat consulta tout bas les autres muletiers, et il paraît que tous
approuvèrent Huriel, car ils se formèrent en rond, et le chef dit un
seul mot: «Allez!» Sur quoi Malzac et Huriel se mirent en présence.

Je voulais m'y opposer, disant que c'était à moi de venger ma cousine,
et que la plainte que j'avais portée était d'une plus grande conséquence
que celle d'Huriel; mais Archignat me repoussa, en disant:--Si Huriel
est battu, tu te présenteras après lui; mais si c'est Malzac qui a le
dessous, il faudra bien que tu te contentes de ce que tu auras vu
faire.

--Que les femmes se retirent! cria le grand bûcheux; elles sont de trop
ici.

Et en disant cela, il était pâle; mais il ne reculait point devant le
danger que son fils pouvait courir.

--Qu'elles se retirent si elles veulent, dit Thérence, qui était aussi
pâle, mais aussi ferme que lui; moi, je dois être là pour mon frère,
s'il y a du sang à arrêter.

Brulette, plus morte que vive, suppliait Huriel et moi de ne pas donner
suite à la querelle; mais il était trop tard pour l'écouter. Je la
confiai à Joseph, qui l'emmena à distance, et, posant ma veste, je me
tins prêt à venger Huriel, s'il avait le dessous.

Je ne savais point quel serait le combat et je regardai bien, pour
n'être pas pris au dépourvu quand mon tour viendrait. On avait allumé
deux torchères de résine et mesuré, avec des pas, la place dont les deux
combattants ne devaient point sortir. On leur donna à chacun un bâton de
courza[3] noueux et court, et le grand bûcheux assista maître Archignat
dans toutes ces préparations, avec une tranquillité qu'il n'avait guère
dans le coeur et qui faisait de la peine à voir.

[Note 3: Houx]

Malzac, petit et maigre, n'était pas aussi fort qu'Huriel, mais il était
plus vif de ses mouvements et connaissait mieux la bataille; car Huriel,
encore qu'adroit au bâton, était d'un naturel si bon, qu'il avait eu
bien peu souvent l'occasion de s'en servir.

Voilà ce qu'il me fut dit pendant qu'ils commençaient à se tâter, et
j'avoue que le coeur me battait fort, autant de crainte pour Huriel que
de colère contre son ennemi.

Pendant deux ou trois minutes, qui me parurent des heures d'horloge,
aucun coup ne porta, étant bien paré de part et d'autre; enfin, on
commença à entendre que le bois ne frappait plus toujours le bois, et le
bruit sourd que faisaient ces bâtons sur les corps qu'ils rencontraient
me donnait, chaque fois, comme une sueur froide. Dans notre pays, on ne
se bat jamais comme cela, dans les règles, avec d'autres armes que les
poignets, et je confesse que je n'avais pas l'esprit endurci à l'idée
des têtes fendues et des mâchoires brisées. Jamais temps ne m'a paru
plus long et souffrance pire que dans cette occasion-là. Avoir Malzac si
adroit, je tremblais de peur pour moi aussi peut-être; mais, en même
temps, j'avais tant de rage de ne pouvoir m'en mêler, que, si on ne
m'eût retenu, je me serais jeté au milieu.

La chose me faisait dégoût, malice et pitié, et pourtant, j'ouvrais la
bouche et les yeux pour n'en rien perdre, car le vent secouait les
torches, et, par moments, on ne voyait quasi plus rien qu'un moulinet
blanchâtre autour des batailleurs; mais, voilà que l'un des deux fit
entendre un soupir comme celui d'un arbre cassé en deux par un coup de
vent, et roula dans la poussière.

Lequel était-ce? Je ne voyais plus, j'avais des orblutes dans les yeux;
mais j'entendis la voix de Thérence qui disait:--Dieu soit béni, mon
frère a gagné!

Je recommençai à voir clair. Huriel était debout et attendait, en franc
compagnon, que l'autre se relevât, sans pourtant l'approcher, dans la
crainte d'une trahison dont il le savait bien capable.

Mais Malzac ne se releva point, et Archignat, faisant défense à personne
de bouger, l'appela par trois fois. Il n'en eut point de réponse et
s'avança jusqu'à lui, disant:--Malzac, c'est moi, ne touchez point!

Malzac ne parut pas en avoir grande envie, car il ne se mut non plus
qu'une pierre; et le chef, se penchant sur lui, le toucha le regarda,
et, appelant, par leurs noms, deux muletiers, leur dit:--C'est partie
perdue pour lui; faites ce qui est à faire.

Aussitôt ils le prirent par les pieds et la tête, et s'en allèrent,
toujours courant, suivis des autres muletiers, qui s'enfoncèrent dans la
forêt, défendant à tout ce qui n'était pas de leur bande de s'enquérir
du résultat de l'affaire. Maître Archignat les suivit le dernier, après
avoir parlé dans l'oreille du grand bûcheux, qui lui répondit seulement:

--Ça suffit, adieu!

Thérence s'était attachée à son frère et lui essuyait la sueur de la
figure avec son mouchoir, lui demandant s'il était blessé, et le
voulant retenir pour l'examiner; mais il lui parla aussi dans l'oreille,
et au premier mot, elle lui répondit:

--Oui, oui... adieu!

Alors Huriel prit le bras de maître Archignat, et tous deux disparurent
aussitôt dans l'ombre, car, du pied, en se sauvant, ils renversèrent les
torches, et je me sentis comme, quand, d'un mauvais rêve tout plein de
bruits et de clartés, on s'éveille dans le silence et l'épaisseur de la
nuit.




Quinzième veillée.


Cependant ma vue s'éclaircit peu à peu, et mes pieds, que la souleur
tenait comme chevillés en terre, me permirent de suivre le grand bûcheux
qui m'entraînait du côté des loges. Je fus alors bien étonné de voir que
nous étions seuls avec sa fille, Joseph, Brulette et les trois ou quatre
anciens qui avaient assisté au combat. Tout le reste du monde s'était
ensauvé sitôt qu'on avait vu prendre les bâtons, afin de n'avoir point à
témoigner en justice si l'affaire tournait mal. Les gens des bois ne se
trahissent point les uns les autres, et pour n'avoir point à être
appelés et tourmentés par les hommes de loi, ils s'arrangent pour ne
rien savoir et n'avoir rien à dire. Le grand bûcheux parla aux anciens
dans leur langage, et je les vis retourner sur le lieu du combat, sans
pouvoir m'imaginer ce qu'ils y voulaient faire; je suivis Joseph et les
femmes, et nous revînmes aux loges sans nous dire un mot les uns aux
autres.

Quant à moi, j'avais été si secoué en moi-même, que je ne me sentais
point en train de causer. Quand nous fûmes rentrés en la loge, nous
étions tous si blêmes que nous nous fîmes quasiment peur. Le grand
bûcheux, qui nous avait rejoint, s'assit, l'air pensif et les yeux
fichés en terre. Brulette, qui avait fait un grand effort pour ne
questionner personne, fondit en larmes dans un coin; Joseph, comme
accablé de fatigue et de souci, s'étendit de son long sur le lit de
fougère. Thérence seule allait et venait pour préparer la couchée; mais
elle avait les dents serrées, et quand elle faisait effort pour parler,
il semblait qu'elle fût devenue bègue.

Mais, au bout de quelques moments donnés à la réflexion ou à
l'inquiétude, le grand bûcheux se leva, et nous regardant tous:--Eh
bien, mes enfants, nous dit-il, qu'est-ce qu'il y a donc? Une leçon a
été donnée, en toute justice, à un mauvais homme, connu dans tous ses
passages pour quelque méchante action, et qui avait abandonné sa femme,
laquelle en est morte de misère et de chagrin. Il y a longtemps que ce
Malzac déshonorait le corps des muletiers, et s'il fût mort, personne ne
l'eût pleuré. Faut-il que nous soyons tristes et tourmentés pour
quelques bons coups que mon fils Huriel lui a portés en franche
bataille? Pourquoi pleurez-vous, Brulette? Avez-vous le coeur si doux
que vous plaigniez le vaincu? et ne jugez-vous point que mon fils a bien
fait de venger votre honneur et le sien? Il m'avait tout raconté, et je
savais que, par prudence pour vous, il n'avait pas voulu punir sur
l'heure le méfait de son confrère. Il aurait même souhaité que Tiennet
n'en parlât point et n'y fût pour rien. Mais moi, qui ne voulais point
de manquement à la vérité, j'ai laissé parler Tiennet comme il a cru
devoir faire. Je suis content qu'il n'ait pas pu s'exposer dans une
bataille très-dangereuse pour celui qui n'en connaît point les feintes.
Je suis content aussi que la bonne chance ait été pour mon fils; car,
entre un homme juste et un mauvais chrétien, j'aurais pris parti dans
mon coeur pour le juste, encore qu'il n'eût point été le sang de mon
sang et la chair de ma chair. Par ainsi, remercions Dieu, qui a bien
jugé, et lui demandons d'être toujours pour nous, en ceci et en toutes
choses.

Et le grand bûcheux se mit à genoux, et fit avec nous la prière du soir,
dont chacun se sentit réconforté et tranquillisé; puis, on se sépara de
bonne amitié pour prendre du repos.

Je ne fus pas longtemps sans entendre que le grand bûcheux, dont je
partageais toujours la chambrette, dormait dur, malgré un peu d'angoisse
dans ses rêvasseries. Mais, dans la loge des filles, j'entendais
toujours pleurer Brulette, qui en était malade et ne se pouvait
remettre; et comme elle parlait avec Thérence, j'approchai mon oreille
tout près de la cloison, non point par curiosité, mais par souci de sa
peine.

--Allons, allons, rentrez vos pleurs et vous endormez, disait Thérence
d'un ton décidé. Les larmes ne servent de rien, et, je vous l'ai dit, il
faut que j'y aille; si vous réveillez mon père, qui ne le sait point
blessé, il voudra y aller, et ça peut le compromettre dans une mauvaise
affaire, au lieu que moi, je n'y risque rien.

--Vous me faites peur, Thérence; comment irez-vous toute seule trouver
ces muletiers? Tenez, ils m'effrayent toujours beaucoup, et pourtant j'y
veux aller avec vous. Je le dois, puisque c'est moi qui suis la cause de
la bataille. Nous appellerons Tiennet...

--Non pas! non pas! ni vous, ni lui! Les muletiers ne regretteront pas
Malzac s'il en meurt; bien au contraire: mais s'il avait été mis à mal
par quelqu'un qui ne fût pas de leur corps, et surtout par un étranger,
à l'heure qu'il est votre ami Tiennet serait en mauvaise passe.
Laissez-le donc dormir; c'est assez qu'il ait voulu s'en mêler, pour
qu'il fasse bien, à présent, de se tenir tranquille. Quant à vous,
Brulette, sachez bien que vous y seriez mal reçue, puisque vous n'avez
pas, comme moi, un intérêt de famille qui vous y attire, et où personne,
chez eux, ne s'avisera de me contrecarrer. Ils me connaissent tous, et
ne craignent pas que je sois de trop dans leurs secrets.

--Mais, croyez-vous donc les trouver encore dans la forêt? Votre père
n'a-t-il pas dit qu'ils s'en allaient dans le haut pays et ne
passeraient pas la nuit dans les environs?

--Il faut toujours qu'ils y restent le temps de panser les blessés; mais
si je ne les trouvais plus, je serais tranquille; car ce serait la
preuve que mon frère n'a que peu de mal, et qu'il aurait pu se mettre en
route avec eux tout de suite.

--Est-ce que vous l'avez vue, cette blessure? dites, ma chère Thérence,
ne me cachez rien!

--Je ne l'ai pas vue: on ne voyait rien; il disait n'avoir reçu aucun
mauvais coup et ne pensait point à lui-même: mais, regardez, Brulette,
et ne vous écriez pas; voilà le mouchoir dont je lui ai essuyé la figure
et que je croyais mouillé de sa sueur. J'ai vu, en arrivant ici, qu'il
était tout trempé de son sang, et il m'a fallu du courage pour retenir
mon saisissement devant mon père, qui était bien assez soucieux, et
devant Joseph, qui est bien assez malade.

Il se fit un silence, comme si Brulette, en regardant ou en prenant le
mouchoir, eût été suffoquée; puis, Thérence lui dit:

--Rendez-le-moi; il faut que je le lave dans le premier ruisseau que je
rencontrerai.

--Ah! dit Brulette, laissez-le-moi garder; je le tiendrai bien caché.

--Non, mon enfant, répondit Thérence; si les gens de justice avaient
l'éveil de quelque bataille, ils viendraient tout bousculer ici, et
mêmement fouiller les personnes. Ils sont devenus très-tracassiers
depuis quelque temps, et voudraient nous faire renoncer à nos coutumes,
qui se perdent bien assez d'elles-mêmes sans qu'ils y mettent la main.

--Hélas! dit Brulette, ne serait-il pas à souhaiter que la coutume de
batailles aussi dangereuses fût ôtée de votre pays?

--Oui, mais cela dépend de bien des choses auxquelles les juges du roi
ne peuvent ou ne veulent rien. Il faudrait qu'ils rendissent la justice,
et ils ne la rendent guère qu'à ceux qui ont le moyen de la payer. En
est-il autrement dans vos pays? Vous n'en savez rien, mais je gage bien
que c'est comme chez nous. Seulement, les Berrichons ont le sang
très-lourd et ils patientent avec le mal qu'on peut leur faire, sans
s'exposer à en chercher un pire. Ici, ce n'est point de même. L'homme
qui vit dans les forêts, s'il ne se défendait point des méchants comme
des loups et des autres mauvaises bêles, ne pourrait point exister.
Est-ce que, par hasard, vous blâmeriez mon frère d'avoir demandé justice
devant son monde, d'une injure et d'une menace qu'il avait été forcé
d'endurer devant vous? Il y a peut-être bien eu un peu de votre faute,
dans la rancune qu'il en avait gardée; songez à cela, Brulette, avant
de l'accuser. Si vous n'aviez pas marqué tant de chagrin et de dépit
pour les insultes de ce muletier, il les aurait peut-être oubliées pour
sa part, car il n'y a pas homme plus doux qu'Huriel et plus enclin à
pardonner; mais vous vous teniez pour offensée, il vous avait promis
réparation, il vous l'a baillée bonne. Ce n'est pas un reproche que je
vous fais, ni à lui non plus; j'aurais peut-être été aussi chatouilleuse
que vous, et, quant à lui, il a fait son devoir.

--Non, non, dit Brulette se remettant à pleurer, il ne me devait point
de s'exposer pour moi comme il l'a fait, et j'ai eu tort de lui montrer
ma fierté. Je ne me le pardonnerai jamais, et, s'il lui arrive malheur
d'une manière ou de l'autre, votre père et vous, qui avez été si bons
pour moi, ne pourrez non plus me faire grâce.

--Ne vous tourmentez pas de cela, répondit Thérence. Arrive ce que Dieu
voudra, vous n'aurez point de reproche de nous. Je vous connais à
présent, Brulette, et je sais que vous méritez l'estime. Allons, essuyez
vos larmes, et tâchez de vous reposer. J'espère que je n'aurai pas de
mauvaises nouvelles à vous rapporter, et je suis sûre que mon frère sera
consolé et guéri à moitié, si vous me permettez de lui dire le chagrin
que vous cause son mal.

--Je pense, dit Brulette, qu'il y sera moins sensible qu'à votre amitié,
et qu'il n'y a point de femme au monde qu'il puisse aimer autant qu'une
soeur si bonne et d'un si grand courage. C'est pourquoi, Thérence, je me
reproche de vous avoir demandé votre gage de première communion, et s'il
lui prenait envie de le ravoir, je pense que vous feriez bien de le lui
rendre, puisque vous l'avez à votre collier.

--À la bonne heure, Brulette, dit Thérence, et pour cette parole, je
vous embrasse. Dormez en paix, je pars!

--Je ne dormirai pas, répondit Brulette, je prierai Dieu de vous
assister jusqu'à ce que je vous voie de retour.

J'entendis Thérence sortir doucement de sa loge, et j'en fis autant, une
minute après. Je ne pouvais point m'accommoder la conscience de l'idée
que cette belle jeunesse allait ainsi s'exposer toute seule aux dangers
de la nuit, et que, par crainte pour moi-même, je ne ferais pas ce qui
était en moi pour lui porter assistance. Les gens qu'elle allait trouver
ne me paraissaient pas si commodes et si bons chrétiens qu'elle le
disait, et d'ailleurs, ils n'étaient peut-être pas les seuls à battre
les bois à cette heure. Notre danse avait attiré des gredots, et l'on
sait que tous ceux qui demandent la charité ne la font pas aux autres
quand l'occasion du mal leur est belle. Et puis, je ne sais pas pourquoi
la figure rouge et luisante du frère carme, qui avait si bien fêté mon
vin, me revenait en mémoire. Il m'avait semblé ne pas baisser souvent
les yeux quand il passait auprès des filles, et je ne savais point ce
qu'il était devenu dans la bagarre.

Mais comme Thérence avait témoigné à Brulette ne vouloir point de ma
compagnie pour aller trouver les muletiers, souhaitant ne pas lui
déplaire, je me déterminai de la suivre à portée de l'ouïe, sans me
montrer à elle, si elle n'avait pas occasion de crier à l'aide. À cette
fin, je lui laissai donc prendre environ une minute d'avance, mais pas
davantage, encore que j'eusse aimé à tranquilliser Brulette en lui
disant mon dessein; j'aurais craint de me retarder et de perdre la piste
de la belle des bois.

Je la vis traverser la clairière et entrer dans le taillis qui
descendait vers le lit d'un ruisseau, non loin des loges. J'y entrai
après elle, par le même sentier, et, comme il s'y trouvait beaucoup de
crochets, je la perdis bien vite de vue; mais j'entendais le petit bruit
de son pas, qui, de temps en temps, cassait une branche morte par terre,
ou faisait rouler un petit caillou.

Il me sembla qu'elle marchait vite, et j'en fis autant pour ne me point
trop laisser dépasser. Deux ou trois fois, je me crus si près d'elle,
que je me détardai un peu pour ne pas me faire voir. J'arrivai ainsi à
l'une des routes tracées dans le bois; mais l'ombrage de la futaie y
régnait si dru, que j'eus beau regarder à ma droite et à ma gauche, je
pus rien voir qui me fît connaître quel côté elle avait pris.

J'écoutai, l'oreille penchée vers la terre, et j'entendis, dans la sente
qui continuait de l'autre côté du chemin, le même bruit de branches qui
m'avait déjà servi. Je me hâtai d'aller par là, jusqu'à un autre chemin
qui me conduisit au ruisseau, et là, je commençai à croire que je
n'étais plus sur la trace de Thérence, car le ruisseau était large et
vaseux, et quand je l'eus passé, en y enfonçant beaucoup, je ne trouvai
plus aucune trace frayée. Il n'y a rien qui trompe comme les sentiers
des bois: en des endroits, les arbres se trouvent plantés de manière
qu'on croit avoir trouvé une allée; ou bien les animaux, en allant boire
à quelque mare, ont battu un passage; mais tout à coup, on se trouve
pris dans des ronces si méchantes, ou enfoncé dans un terrain, si
mouvant, que rien ne sert de s'y obstiner. On n'y entrerait que pour s'y
égarer de plus en plus.

Cependant, je m'y entêtai, parce que j'entendais toujours du bruit
devant moi, et même ce bruit devint si certain que je me mis de courir,
me déchirant aux épines et m'enfonçant au plus épais: mais une manière
de grognement sauvage que j'entendis me fit connaître que ce que je
poursuivais était un sanglier, qui commençait à s'ennuyer de moi et à
m'avertir qu'il en avait assez.

N'ayant qu'un bâton pour défense, et ne connaissant d'ailleurs point la
manière d'avoir raison d'une pareille bête, je quittai la partie, et
revins sur mes pas, un peu inquiet que ce sanglier ne s'imaginât, par
honnêteté, de me vouloir faire la conduite.

Par bonheur, il n'y songea point, et je remontai jusqu'au premier
chemin, d'où, à tout hasard, je tirai du côté qui conduisait à l'entrée
du bois de Chambérat, où nous avions fait la fête.

Encore que dérouté, je ne voulus point renoncer à mon idée, car Thérence
pouvait aussi bien que moi faire rencontre d'une bête sauvage, et je ne
pense point qu'elle sût des paroles pour s'en faire écouter.

Je connaissais déjà assez la forêt pour ne m'y point perdre longtemps,
et je gagnai l'endroit de la danse. Il me fallut quelques moments pour
m'assurer que c'était bien la même clairière, car j'avais compté y
retrouver ma ramée que je n'avais pas pris le temps d'enlever, non plus
que les ustensiles dont je l'avais garnie, et j'en trouvai la place
aussi nette que si elle n'y eut jamais été.

Cependant, en y regardant bien, je reconnus l'endroit où j'avais enfoncé
les pieux, et celui où les pieds des danseurs avaient brûlé le gazon.

Je voulus me remettre en route vers le côté par où les muletiers avaient
emmené Huriel et emporté Malzac; mais j'eus beau chercher à m'en
souvenir, j'avais été si empêché de mes esprits dans ce moment-là, que
je ne pus m'en faire une idée. Force me fut d'aller à l'aventure, et je
marchai ainsi toute la nuit, bien las, comme vous pouvez croire,
m'arrêtant souvent pour écouter, et n'entendant que les chevêches qui
criaient dans les arbres, ou quelque pauvre lièvre qui avait plus peur
de moi que moi de lui.

Encore que le bois de Chambérat ne fît, dans ce temps-là, qu'un seul
bois avec celui de l'Alleu, je ne le connaissais pas, n'y ayant été
qu'une fois depuis que j'étais en ce pays. Je ne fus pas longtemps sans
m'y trouver perdu, chose qui ne me tourmenta guère, car je savais que ni
l'un ni l'autre de ces bois n'était d'une conséquence à me mener jusqu'à
Rome. D'ailleurs, le grand bûcheux m'avait déjà appris à m'orienter, non
par les étoiles, qui ne se voient pas toujours en une forêt, mais par la
direction des maîtresses branches, lesquelles, en nos pays du mitant,
sont souvent battues du vent de galerne et s'étendent plus volontiers
vers le levant du jour.

La nuit était très-claire, et si douce, que, si je n'eusse été galopé de
quelque souci d'esprit et fatigué de mon corps, j'aurais pris aise à la
promenade. Il ne faisait point clair de lune; mais les étoiles
brillaient dans le ciel, qui n'était embrouillé d'aucune nuée; et
mêmement, sous la feuillée, je voyais très-bien à me conduire. Je
m'étais fort amendé en courage depuis le temps où j'avais peur en la
petite forêt de Saint-Chartier; car, tout au rebours, je me sentais
aussi tranquille que dans nos traines, et voyant fuir les animaux à mon
approche, je ne m'en souciais plus du tout. Je commençais aussi à
reconnaître que ces endrois couverts, ces ruisseaux grouillants dans les
ravines, ces herbages fins, ces chemins de sable, et tous ces arbres
d'un beau croît et d'une grande fierté pouvaient faire aimer ce pays à
ceux qui en étaient. Il y avait de grandes fleurs dont je ne sais point
le nom, qui sont comme gueules blanches picotées de jaune, et dont
l'odeur est si vive et si bonne, que, par moments, je me serais cru en
un jardin[4].

[Note 4: Probablement la mélisse.]

En marchant toujours vers le couchant, je gagnai les brandes et suivis
longtemps la lisière, écoutant et regardant partout; mais je ne
rencontrai signe de monde en aucun lieu, et m'en revins sur la pique du
jour, sans avoir trouvé ni Thérence ni personne à qui parler.

Comme j'en avais assez et ne conservais plus espoir de m'utiliser, je
rentrai sous bois, et, coupant tout à travers, je vis enfin, dans un
endroit très-sauvage, sous un gros chêne, quelque chose qui me parut
être quelqu'un. Le petit jour grisonnait jusque sur les buissons, et je
m'avançai sans bruit jusqu'à portée de reconnaître le froc du frère
carme. Ce pauvre homme, que j'avais soupçonné dans mon esprit, était
bien sagement et dévotement agenouillé, et faisait ses prières sans
paraître penser à mal.

Je m'approchai en toussant pour l'avertir et ne le point effrayer; mais
ce n'était pas de besoin, car ce moine était un compère, ne craignant
que Dieu, et pas du tout le diable ni les hommes.

Il leva la tête, me regarda sans étonnement, puis renfonçant sa figure
sous son capuchon, se remit à marmonner tout bas ses orémus, et je ne
voyais que le bout de sa barbe qui dansait à chaque parole, comme celle
d'une chèvre qui croque du sel.

Quand il me parut avoir fini, je lui souhaitai bonnes matines, espérant
avoir de lui quelque nouvelle; mais il me fit signe de me taire, se
leva, ramassa sa besace, regarda bien la place où il s'était agenouillé,
et avec son pied quasi nu, releva l'herbe et nivela le sable qu'il avait
foulés; puis, il m'emmena à une petite distance et me dit à voix
couverte:

--Puisque vous savez ce qui en est, je ne suis pas fâché de vous parler
avant que je reprenne ma tournée.

Le voyant en humeur de causer, je me gardai de le questionner, ce qui
l'eût rendu peut-être plus méfiant; mais, au moment qu'il ouvrait la
bouche, Huriel se montra devant nous et parut si surpris et même
contrarié de me voir là, que j'en fus embarrassé de mon côté, comme si
j'étais pris en faute.

Il faut dire aussi qu'Huriel m'eut peut-être effrayé si je l'eusse
rencontré seul à seul dans la brume du matin. Il était plus barbouillé
de noir que je ne l'avais encore vu, et un mouchoir, serré sur sa tête,
cachait si bien ses cheveux et son front, qu'on ne voyait guère de sa
figure que ses grands yeux, qui paraissaient creusés et qui avaient
perdu leur feu ordinaire. Il avait l'air d'être son propre esprit plutôt
que son propre corps, tant il glissait doucement sur les bruyères, comme
s'il eût craint d'éveiller même les grelets et les moucherons cachés
dans l'herbe.

Le moine prit le premier la parole, non pas comme un homme qui en
accoste un autre, mais comme celui qui reprend un entretien après un peu
de dérangement:--Puisque le voilà, dit-il en me montrant, il est utile
de lui faire des recommandations sérieuses, et j'étais en train de lui
dire.

--Puisque vous lui avez tout dit... reprit Huriel en lui coupant la
parole d'un air de reproche.

À mon tour, je coupai la parole à Huriel pour lui apprendre que je ne
savais encore rien, et qu'il était libre de me cacher ce qu'il avait sur
le bout de la langue.

--C'est bien à toi, répondit Huriel, de ne pas chercher à en savoir plus
long qu'il ne faut; mais si c'est ainsi, frère Nicolas, que vous gardez
un secret de cette conséquence, je regrette de m'être fié à vous.

--Ne craignez rien, dit le carme. Je croyais ce jeune homme aussi
compromis que vous!

--Il ne l'est pas du tout, dit Huriel, Dieu merci! C'est assez de moi!

--Tant mieux pour lui s'il n'a péché que par intention, reprit le moine.
Il est votre ami, et vous n'avez rien à en craindre; mais quant à moi,
je serais bien aise qu'il ne dît à personne que j'ai passé la nuit dans
ces bois.

--Qu'est-ce que ça peut vous faire? dit Huriel; un muletier a été blessé
par accident; vous lui avez donné des soins, et, grâce à vous, il sera
vite guéri: qui peut vous blâmer de cette charité?

--Oui, oui, dit le moine: gardez bien la fiole et usez-en deux fois par
jour. Lavez bien la plaie à l'eau courante, aussi souvent que faire se
pourra; ne laissez point les cheveux s'y coller, et tenez-la à couvert
de la poussière: c'est tout ce qu'il faut. Si vous veniez à prendre la
fièvre, faites-vous faire une bonne saignée par le premier frater que
vous rencontrerez.

--Merci! dit Huriel. J'ai assez perdu de sang comme cela, et ne crois
point qu'on en ait jamais trop. Grâces vous soient rendues, mon frère,
pour vos bons secours, dont je n'avais pas grand besoin, mais dont je ne
vous sais pas moins de gré; et, à présent, recevez nos adieux, car voilà
qu'il fait jour, et votre prière vous a retenu ici un peu trop.

--Sans doute, reprit le moine; mais me laisserez-vous partir sans me
faire un bout de confession? J'ai soigné votre peau, c'était le plus
pressé; mais votre conscience est-elle en meilleur état, et pensez-vous
n'avoir pas besoin de l'absolution, qui est pour l'âme ce que le baume
est pour le corps?

--J'en aurais grand besoin, mon père, dit Huriel; mais vous auriez tort
de me la donner; je n'en suis pas digne avant d'avoir fait pénitence: et
quant à ma confession, vous n'en avez que faire pour me prêcher, vous
qui m'avez vu pécher mortellement. Priez Dieu, pour moi, voilà ce que je
vous demande, et faites dire beaucoup de messes pour... les gens qui se
laissent trop emporter à la colère.

J'avais cru d'abord que le muletier plaisantait; mais je connus que non,
à la manière triste dont il parla, et à l'argent qu'il remit au carme en
finissant son discours.

--Comptez que vous en aurez selon votre générosité, dit le carme en
serrant l'argent dans son aumônière; et il ajouta d'un air qui ne
sentait point le cagot: «Maître Huriel, nous sommes tous pécheurs, et
il n'y a qu'un juge qui soit juste. Lui seul, qui n'a jamais fait le
mal, est en droit de condamner ou d'absoudre les fautes des hommes.
Recommandez-vous à lui, et comptez que tout ce qui est à votre décharge,
il vous en fera profiter dans sa miséricorde. Quant aux juges de la
terre, bien sot et bien lâche serait celui qui voudrait vous envoyer
devant eux, qui sont faibles ou endurcis comme des créatures fragiles.
Repentez-vous, vous aurez raison, mais ne vous trahissez pas, et quand
vous sentirez la grâce vous appeler au tribunal de pénitence, n'ayez
affaire qu'à un bon prêtre, voire à un pauvre carme déchaussé comme le
frère Nicolas.

Et vous, mon enfant, dit encore le bonhomme, qui se sentait en goût de
prêcher et qui voulut me donner aussi son coup de goupillon, apprenez à
modérer vos appétits et à surmonter vos passions. Évitez les occasions
de pécher; fuyez les querelles et les rixes sanglantes...
                
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