George Sand

Les Maîtres sonneurs
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--C'est bon, c'est bon, frère Nicolas, dit Huriel en l'interrompant.
Vous prêchez un converti, et vous n'avez pas de pénitence à commander à
celui dont les mains sont restées pures. Adieu. Partez, je vous dis, il
est temps.

Le moine s'en alla en nous donnant la main, d'un grand air de franchise
et de bonté. Quand il fut loin, Huriel, me prenant le bras, me ramena
vers l'arbre où j'avais vu le carme en prières:

--Tiennet, me dit-il, je n'ai aucune méfiance de toi, et, si j'ai fait
semblant de rappeler ce bon frère au silence, c'est pour le rendre
prudent. Au reste, il n'y a guère de danger de son côté: il est le
propre oncle de notre chef Archignat, et c'est, en outre, un homme sûr,
toujours en bonnes relations avec les muletiers, qui l'aident souvent à
transporter les denrées de sa collecte d'un lieu à l'autre; mais si je
suis tranquille sur lui et sur toi, ce n'est pas une raison pour que je
te dise ce que tu n'as pas besoin de savoir, à moins que tu ne le
souhaites pour ne pas douter de mon amitié.

--Tu en feras ce que tu voudras, lui répondis-je. S'il est utile pour
toi que je sache les conséquences de ta batterie avec Malzac,
dis-les-moi, quand même j'aurais regret à les entendre; sinon, j'aime
autant ne pas trop savoir ce qu'il est devenu.

--Ce qu'il est devenu! répéta Huriel, dont la voix sembla étouffée par
un grand malaise; et il m'arrêta aux premières branches que le chêne
étendait vers nous, comme s'il eût craint de marcher sur un terrain où
je ne voyais pourtant nulle trace de ce que je commençais à deviner.
Puis il ajouta, en jetant devant lui un regard obscurci de tristesse, et
parlant de ce qu'il voulait taire, comme si quelque chose le poussait à
se trahir:--Tiennet, te souviens-tu des paroles glaçantes que cet homme
nous a dites au bois de la Roche? «Il ne manque pas de fosses dans les
bois pour enterrer les fous, et ni les pierres, ni les arbres n'ont de
langue pour raconter ce qu'ils ont vu!»

--Oui, répondis-je, sentant une sueur froide me passer par tout le
corps; il paraît que les mauvaises paroles tentent le mauvais sort, et
qu'elles portent malheur à ceux qui les disent.




Seizième veillée.


Huriel se signa en soupirant; je fis comme lui, et, nous détournant de
ce mauvais arbre, nous passâmes notre chemin.

J'aurais voulu lui dire, comme le carme, quelque bonne parole pour le
tranquilliser, car je voyais bien qu'il avait l'esprit en peine; mais,
outre que je n'étais pas assez savant pour le prêche, je me sentais
coupable aussi à ma manière. Je me disais, par exemple, que si je
n'eusse point raconté tout haut l'histoire du bois de la Roche, Huriel
ne se serait peut-être pas si bien souvenu du serment qu'il avait fait à
Brulette de la venger, et que si je ne me fusse point porté le premier
son défenseur devant les muletiers et les anciens de la forêt, Huriel ne
se serait pas tant pressé d'en avoir l'honneur avant moi vis-à-vis
d'elle.

Tourmenté de ces idées, je ne pus m'empêcher de les dire à Huriel et de
m'accuser devant lui, comme Brulette s'était accusée devant Thérence.

--Mon cher ami Tiennet, me répondit le muletier, tu es un bon coeur et
un brave garçon. Je ne veux point que tu gardes du trouble en ta
conscience, pour une chose que Dieu, au jour du jugement, n'attribuera
ni à toi ni peut-être à moi. Le frère Nicolas a raison, il est le seul
juge qui puisse rendre bonne justice, parce qu'il sait les choses comme
elles sont. Il n'a pas besoin d'appeler des témoins et de faire enquête
de la vérité. Il lit dans le fin fond des coeurs, et il sait bien que le
mien n'avait juré ni comploté mort d'homme, au moment où j'ai pris un
bâton pour corriger ce malheureux. Ces armes-là sont mauvaises; mais
elles sont les seules que nos coutumes nous permettent en pareil cas, et
ce n'est pas moi qui en ai inventé l'usage. Certes, mieux vaudrait la
seule force des bras et le seul office des poings, comme nous y avons eu
recours une nuit, dans ton pré, à propos de mon mulet et de ton avoine;
mais sache qu'un muletier doit être aussi brave et aussi jaloux de son
renom d'honneur que les plus grands messieurs portant l'épée. Si j'avais
avalé l'injure de Malzac sans en chercher réparation, j'aurais mérité
d'être chassé de ma confrérie. Il est bien vrai que je n'ai pas cherché
cela de sang-froid, comme on doit le faire. J'avais rencontré, hier
matin, ce Malzac seul à seul, dans ce même bois de la Roche, où je
travaillais tranquillement, sans plus songer à lui. Il m'avait encore
molesté de ses sottes paroles, prétendant que Brulette n'était qu'une
ramasseuse de bois mort; ce qui, chez les forestiers, s'entend d'un
fantôme qui court la nuit, et dont la croyance sert souvent aux filles
de mauvaise conduite pour n'être point reconnues, grâce à la peur que
les bonnes gens ont de cet esprit follet. Aussi, dans l'idée des
muletiers, qui ne sont point crédules, un pareil mot est une grande
injure.

»Pourtant, je fus aussi endurant que possible; mais, à la fin, poussé à
bout, je lui fis des menaces pour m'en débarrasser. Il me répondit alors
que j'étais un lâche, capable d'abuser de ma force en un endroit écarté,
mais que je n'oserais pas le défier au bâton, en franche bataille,
devant témoins; que chacun savait bien que je n'avais jamais eu occasion
de marquer ma hardiesse, et que là où il y avait compagnie, j'étais
toujours du goût de tout le monde, afin de n'avoir point à me mesurer en
partie égale.

»Là-dessus, il me quitta, disant qu'il y avait danse au bois de
Chambérat, que c'était Brulette qui régalait, et qu'elle en avait le
moyen, attendu qu'elle était maîtresse d'un gros bourgeois en son pays;
et que, pour sa part, il irait là se divertir et courtiser la demoiselle
à ma barbe, si j'avais le coeur de m'en venir assurer.

»Tu sais, Tiennet, que j'avais intention de ne plus revoir Brulette, et
cela pour des raisons que je te dirai peut-être plus tard.

--Je les sais, répondis-je, car je vois que tu as vu ta soeur cette
nuit, et voilà, à ton oreille, un gage qui dépasse ton mouchoir et qui
me prouve ce dont j'avais déjà une forte doutance.

--Si tu sais que j'aime Brulette et que je tiens à son gage, reprit
Huriel, tu en sais autant que moi; mais tu ne peux en savoir davantage,
car je ne suis sûr que de son amitié, et quant au reste... Mais il ne
s'agit pas de ça, et je te veux raconter comment le malheur m'a ramené
ici. Je ne voulais ni être vu de Brulette, ni lui parler, parce que
j'avais remarqué le tourment qui serrait le coeur de Joseph à mon
endroit; mais je savais que Joseph n'avait pas ses forces pour la
défendre, et que Malzac était assez sournois pour s'échapper aussi de
toi.

»Je suis donc venu ici au commencement de la fête, et je me suis tenu
caché aux alentours de la danse, me promettant de partir sans me faire
voir, si Malzac n'y venait point. Tu sais le reste jusqu'au moment où
nous avons pris le bâton. Dans ce moment-là, j'étais en colère, je le
confesse; mais pouvait-il en être autrement, à moins de valoir autant
qu'un saint du paradis? Cependant, je ne voulais que donner une
correction à mon ennemi, et ne pas laisser dire plus longtemps, surtout
dans un moment où Brulette était au pays, qu'à force d'être doux et
patient, j'étais un lièvre. Tu as vu que mon père, qui est las de
pareils propos, ne m'a pas empêché de prouver que je suis un homme; mais
il faut que je sois doué d'une mauvaise chance, puisque à mon premier
combat, et quasi de mon premier coup... Ah! Tiennet! on a beau avoir été
forcé, et sentir en soi-même qu'on est doux et humain, on ne se console
pas aisément, j'en ai peur, d'avoir eu la main si mauvaise! Un homme est
un homme, si mal appris et mal embouché qu'il soit: celui-là était peu
de chose de bon, mais il aurait eu le temps de s'amender, et voilà que
je l'ai envoyé rendre ses comptes avant qu'il les eût mis en ordre.
Aussi Tiennet, tu me vois, je t'assure, bien dégoûté de l'état de
muletier, et je reconnais, à présent, avec Brulette, qu'il est malaisé à
un homme juste et craignant Dieu de s'y maintenir en estime avec sa
conscience et l'opinion des autres. Je suis obligé d'y passer encore un
temps, à cause des engagements que j'ai pris; mais tu peux compter que
le plus tôt possible, je m'en retirerai et prendrai quelque autre métier
plus tranquille.

--C'est là, dis-je à Huriel, ce que je dois rapporter à Brulette, est-ce
pas?

--Non, répondit Huriel, avec une grande assurance; à moins que Joseph ne
soit si bien guéri de son amour et de sa maladie qu'il puisse renoncer à
elle. J'aime Joseph autant que vous l'aimez, mes bons enfants; et
d'ailleurs, il m'a fait ses confidences, il m'a pris pour son conseil et
son soutien; je ne le veux pas tromper, ni contrecarrer.

--Mais Brulette ne veut pas de lui pour amant et mari, et peut-être
vaudrait-il mieux qu'il le sût le plus tôt possible. Je me chargerais
bien de le raisonner, si les autres n'osaient, et il y a chez vous une
personne qui pourrait rendre Joseph heureux, tandis qu'il ne le sera
point par Brulette. Il aura beau attendre, plus il se flattera, plus le
coup lui paraîtra dur à porter: au lieu que, s'il ouvrait les yeux sur
la véritable attache qu'il peut trouver ailleurs...

--Laissons cela, répondit Huriel en fronçant un peu le sourcil, ce qui
lui fit faire la grimace d'un homme qui souffre d'un grand trou à la
tête, comme il l'avait justement tout frais sous son mouchoir rouge:
toutes choses sont en la main de Dieu; et, dans notre famille, personne
n'est pressé de faire son bonheur aux dépens de celui des autres. Il
faut, quant à moi, que je parte, car je répondrais trop mal aux gens qui
me demanderaient où a passé Malzac, et pourquoi on ne le voit plus au
pays. Écoute seulement encore un mot sur Brulette et sur Joseph. Il est
bien inutile de leur dire le malheur que j'ai fait. Excepté les
muletiers, il n'y a que mon père, ma soeur, le moine et toi qui sachiez
que quand l'homme est tombé, c'était pour ne plus se relever. Je n'ai eu
que le temps de dire à Thérence tout bas: «Il est mort; il faut que je
quitte le pays.» Maître Archignat en a dit autant à mon père; mais les
autres bûcheux n'en savaient rien et ne souhaitaient point le savoir. Le
moine lui-même n'y aurait vu que du feu, s'il ne nous eût suivis pour
porter secours aux blessés, et les muletiers étaient tentés de le
renvoyer sans lui rien dire; mais le chef a répondu de lui, et moi,
quand j'aurais dû y risquer mon cou, je ne voulais pas que cet homme fût
enterré comme un chien, sans prières chrétiennes.

»À présent, c'est à la garde de Dieu. Tu comprends donc, de reste, qu'un
homme menacé, comme je suis, d'une mauvaise affaire, ne peut pas, de
longtemps, songer à courtiser une fille aussi recherchée et aussi
précieuse que Brulette. Seulement, tu peux bien, pour l'amour de moi, ne
pas lui dire où j'en suis. Je veux bien qu'elle m'oublie, mais non
qu'elle me haïsse ou me craigne.

--Elle n'en aurait pas le droit, répondis-je, puisque c'est pour l'amour
d'elle...

--Ah! dit Huriel en soupirant et en passant sa main sur ses yeux, voilà
un amour qui me coûte cher!

--Allons, allons, lui dis-je, du courage! Elle ne saura rien, tu peux
compter sur ma parole; et tout ce que je pourrai faire pour qu'à
l'occasion elle reconnaisse ton mérite, je le ferai bien fidèlement.

--Doucement, doucement, Tiennet, reprit Huriel; je ne te demande pas de
te mettre de côté pour moi comme je m'y suis mis pour Joseph. Tu ne me
connais pas autant, tu ne me dois pas la même amitié, et je sais ce que
c'est que de pousser un autre en la place qu'on voudrait occuper. Tu en
tiens aussi pour Brulette, et il faudra que, sur trois prétendants que
nous sommes, deux soient justes et raisonnables quand le troisième sera
préféré. Encore ne savons-nous point si nous ne serons pas pillés par un
quatrième. Mais, quoi qu'il en advienne, j'espère que nous resterons
amis et frères tous les trois.

--Il faut me retirer de l'ordre des prétendants, répondis-je en souriant
sans dépit. J'ai toujours été le moins emporté, et, à présent, je suis
aussi tranquille que si je n'y avais jamais songé. Je sais le secret du
coeur de cette belle; je trouve qu'elle a fait le bon choix, et j'en
suis content. Adieu donc, mon Huriel, que le bon Dieu t'assiste et que
l'espérance t'aide à oublier cette mauvaise nuit!

Nous nous donnâmes l'accolade du départ, et je m'enquis du lieu où il se
rendait.

--Je m'en vas, dit-il, jusqu'aux montagnes du Forez. Fais-moi écrire au
bourg d'Huriel, qui est mon lieu de naissance et où nous avons des
parents établis. Ils me feront passer tes lettres.

--Mais pourras-tu voyager si loin avec cette plaie à la tête? N'est-elle
point dangereuse?

--Non, non, dit-il, ce n'est rien, et j'aurais souhaité que l'_autre_
eût la tête aussi dure que moi!

Quand je me trouvai seul, je m'étonnai de tout ce qui était advenu en la
forêt sans que j'en eusse ouï ou surpris la moindre chose. D'autant plus
que, repassant, au grand jour, sur la place de la danse, je vis que,
depuis le minuit, on était revenu faucher l'herbe et piocher la terre
pour enlever toute trace du malheur qui y était arrivé. Ainsi, d'une
part, on était venu, par deux fois, raccommoder les choses en cet
endroit; de l'autre, Thérence avait communiqué avec son frère, et, au
milieu de tout cela, on avait pu faire un enterrement, sans que, malgré
la nuit claire et le silence des bois, en les suivant dans toute leur
longueur et en prêtant grande attention, j'eusse été averti par la
moindre apparence et le moindre souffle. Cela me donna bien à penser
sur la différence des habitudes et partant des caractères, entre les
gens forestiers et les laboureurs des pays découverts. Dans les plaines,
le bien et le mal se voient trop pour qu'on n'apprenne pas, de bonne
heure, à se soumettre aux lois et à se conduire suivant la prudence.
Dans les forêts, on sent qu'on peut échapper aux regards des hommes, et
on ne s'en rapporte qu'au jugement de Dieu ou du diable, selon qu'on est
bien ou mal intentionné.

Quand je regagnai les loges, le soleil était levé; le grand bûcheux
était parti pour son ouvrage, Joseph dormait encore, Thérence et
Brulette causaient ensemble sous le hangar. Elles me demandèrent
pourquoi je m'étais levé si matin, et je vis que Thérence était inquiète
de ce que j'avais pu voir et apprendre. Je fis comme si je ne savais
rien, et comme si je n'avais pas quitté le bois de l'Alleu.

Joseph vint bientôt nous rejoindre, et j'observai qu'il avait beaucoup
meilleure mine qu'à notre arrivée.

--Je n'ai pourtant guère dormi, répondit-il, je me suis senti agité
jusqu'à l'approche du jour; mais je crois que c'est parce que la fièvre,
qui m'a tant accablé, m'a enfin quitté depuis hier soir, car je me sens
plus fort et plus dispos que je ne l'ai été depuis longtemps.

Thérence, qui se connaissait à la fièvre, lui questionna le pouls, et la
figure de cette belle, qui était bien fatiguée et abattue, s'éclaircit
tout d'un coup.

--Allons! dit-elle, le bon Dieu nous envoie au moins ce bonheur, que
voilà un malade en bon chemin pour guérir. La fièvre est partie et les
forces du sang reviennent déjà.

--S'il faut que je vous dise ce que j'ai senti, reprit Joseph, ne dites
pas que c'est une songerie; mais voici la chose. D'abord, apprenez-moi
si Huriel est parti sans blessure, et si l'autre n'en a pas plus qu'il
ne faut. Avez-vous reçu des nouvelles du bois de Chambérat?

--Oui, oui, répliqua vivement Thérence. Tous deux sont partis pour le
haut pays. Dites ce que vous alliez dire.

--Je ne sais pas trop si vous le comprendrez, vous deux, reprit Joseph,
s'adressant aux jeunes filles, mais voilà Tiennet qui l'entendra bien.
En voyant hier notre Huriel se battre si résolûment, les jambes m'ont
manqué, et, me sentant plus faible qu'une femme, j'aurais, pour un rien,
perdu ma connaissance; mais, en même temps que mon corps s'en allait
défaillant, mon coeur devenait chaud et mes yeux ne lâchaient point de
regarder le combat. Quand Huriel a abattu son homme et qu'il est resté
debout, il m'a passé un vertige, et, si je ne me fusse retenu, j'aurais
crié victoire, et mêmement chanté comme un fou ou comme un homme pris de
vin. J'aurais couru l'embrasser si j'avais pu; mais tout s'est dissipé,
et, en revenant ici, j'étais brisé dans tous mes os, comme si j'eusse
porté et reçu les coups.

--N'y pensez plus, dit Thérence, ce sont de vilaines choses à voir et se
remémorer. Je gage que vous en avez mal rêvé ce matin?

--Je n'en ai rêvé ni bien ni mal, dit Joseph; j'y ai songé, et me suis
senti peu à peu tout réveillé dans mes idées, et tout raccommodé dans
mon corps, comme si l'heure était venue pour moi d'emporter mon lit et
de marcher, à la manière de ce paralytique dont il est parlé aux
Évangiles. Je voyais Huriel devant moi, tout brillant de lumière, et me
reprochant ma maladie comme une lâcheté de mon esprit. Il avait l'air de
me dire: «Je suis un homme, et tu n'es qu'un enfant; tu trembles la
fièvre pendant que mon sang est en feu. Tu n'es bon à rien, et moi je
suis bon à tout pour les autres et pour moi-même! Allons, allons, écoute
cette musique...» Et j'entendais des airs qui grondaient comme l'orage,
et qui m'enlevaient sur mon lit, comme le vent enlève les feuilles
tombées. Tenez, Brulette, je crois que j'ai fini d'être lâche et malade,
et que je pourrais, à présent, aller au pays, embrasser ma mère et faire
mon paquet pour partir, car je veux voyager, apprendre, et me faire ce
que je dois être.

--Vous voulez voyager? dit Thérence, qui s'était allumée de contentement
comme un soleil, et qui redevint blanche et brouillée comme la lune
d'automne. Vous espérez trouver un meilleur maître que mon père, et de
meilleurs amis que les gens d'ici? Allez voir vos parents, vous ferez
bien, si vous en avez la force; mais, à moins que vous n'ayez envie de
mourir au loin...

Le chagrin ou le mécontentement lui coupèrent la parole. Joseph, qui
l'observait, changea tout de suite de mine et de langage.

--Ne faites pas attention à ce que je rêvais ce matin, Thérence, lui
dit-il; jamais je ne trouverai meilleur maître ni meilleurs amis. Vous
m'avez dit de vous raconter mes songes; je vous les raconte, voilà tout.
Quand je serai guéri, je vous demanderai conseil à vous trois, ainsi
qu'à votre père. Jusque-là, ne pensons point à ce qui peut me passer par
la tête, et réjouissons-nous, du temps que nous sommes ensemble.

Thérence s'apaisa; mais Brulette et moi, qui connaissions bien comme
Joseph était décidé et entêté sous son air doux; nous, qui nous
souvenions de la manière dont il nous avait quittés, sans rien
contredire et sans se laisser rien persuader, nous pensâmes que son
parti était pris, et que personne n'y pourrait rien changer.

Pendant les deux jours qui s'ensuivirent, je recommençai de m'ennuyer,
et Brulette pareillement, malgré qu'elle se dégageât beaucoup pour
achever la broderie dont elle voulait faire don à Thérence, et qu'elle
allât voir le grand bûcheux souvent, tant pour laisser Joseph aux soins
de la fille des bois, que pour parler d'Huriel avec son père et consoler
ce brave homme de la tristesse et de la crainte où l'avait mis la
bataille. Le grand bûcheux, touché de l'amitié qu'elle lui marquait, eut
la confiance de lui dire toute la vérité sur Malzac, et loin que
Brulette en voulût mal à Huriel, comme celui-ci l'avait redouté, elle ne
s'en attacha que mieux à lui, par l'intérêt qu'elle lui portait et la
reconnaissance qu'elle lui devait.

Le sixième jour, on parla de se séparer, car le terme approchait, et il
fallait s'occuper du départ. Joseph reprenait à vue d'oeil; il
travaillait un peu et faisait de tout son mieux pour vitement éprouver
et ramener ses forces. Il était décidé à nous reconduire et à passer un
ou deux jours au pays, disant qu'il reviendrait au bois de l'Alleu tout
de suite, ce qui ne nous paraissait pas bien certain, non plus qu'à
Thérence, qui commençait à s'inquiéter de sa santé quasi autant qu'elle
s'était inquiétée de sa maladie. Je ne sais si ce fut elle qui persuada
au grand bûcheux de nous reconduire jusqu'à mi-chemin, ou si l'idée lui
en vint de lui-même, mais il nous en fit l'offre, qui fut bien vite
acceptée de Brulette, et ne plut qu'à moitié à Joseph, encore qu'il n'en
fît rien voir.

Ce bout de voyage ne pouvait que donner au grand bûcheux une diversion à
son chagrin, et, en s'y préparant, la veille du départ, il reprit une
bonne partie de sa belle humeur. Les muletiers avaient quitté le pays
sans encombre, et il n'y était point question de Malzac, qui n'avait ni
parents ni amis pour le réclamer. Il pouvait donc bien se passer un an
ou deux avant que la justice se tourmentât de ce qu'il était devenu, et
encore, était-elle bien capable de ne s'en enquérir jamais; car, dans ce
temps-là, il n'y avait pas grand'police en France, et un homme de peu
pouvait disparaître sans qu'on y prît garde.

De plus, la famille du grand bûcheux devait quitter l'endroit à la fin
de la saison, et comme ni le père ni le fils ne se tenaient plus de six
mois au même lieu, il eût fallu être habile pour savoir où les réclamer.

Pour toutes ces raisons, le grand bûcheux, qui ne craignait que le
premier contre-coup de l'événement, voyant que le secret ne s'ébruitait
point, reprit confiance et nous rendit le courage.

Le matin du huitième jour, il nous fit tous monter dans une petite
charrette basse qu'il avait empruntée, ainsi qu'un cheval, à un sien ami
de la forêt, et, prenant les rênes, nous conduisit par le plus long,
mais par le plus sûr chemin, jusqu'à Sainte-Sevère, où nous devions
prendre congé de lui et de sa fille.

Brulette regrettait, en elle-même, de passer par un pays nouveau, où
elle ne revoyait aucun des endroits où elle avait cheminé en la
compagnie d'Huriel. Pour moi, j'étais content de voyager et de voir
Saint-Pallais en Bourbonnais, et Préveranges, qui sont petits bourgs
sur grandes hauteurs; puis, Saint-Prejet et Pérassay, qui sont autres
bourgs, en descendant le courant de l'Indre; et, comme nous suivions,
quasi depuis sa source, cette rivière qui passe chez nous, je ne me
trouvais plus si étrange et ne me sentais plus en un pays perdu.

Je me reconnus tout à fait à Sainte-Sevère, qui n'est plus qu'à six
lieues de chez nous, et où j'étais déjà venu une fois. Là, du temps que
mes compagnons de route parlaient d'adieux, je fus m'enquérir d'une
voiture à louer pour continuer notre voyage; mais je ne pus en trouver
une que pour le lendemain, aussi matin que je le souhaiterais.

Quand j'en revins dire la nouvelle, Joseph prit de l'humeur.--Quoi donc
faire d'une charrette? dit-il; ne pouvons-nous, de notre pied, nous en
aller chez nous à la fraîcheur et arriver sur la tardée du soir?
Brulette a fait souvent plus de chemin pour aller danser à quelque
assemblée, et je me sens tout capable d'en faire autant qu'elle.

Thérence observa qu'une si longue course lui ferait revenir la fièvre,
et il s'y obstina d'autant plus; mais Brulette, qui voyait bien le
chagrin de Thérence, coupa court en disant qu'elle se sentait lasse,
qu'elle serait aise de passer la nuit à l'auberge et de s'en aller
ensuite en voiture.

--Eh bien, dit le grand bûcheux, nous ferons de même. Nous laisserons
reposer notre cheval toute la nuit, et nous nous départirons de vous
autres au jour de demain. Et, si vous m'en croyez, au lieu de nous
restaurer en cette auberge pleine de mouches, nous emporterons notre
dîner sous quelque feuillade, ou au bord de l'eau, et y passerons la
soirée à deviser jusqu'à l'heure de dormir.

Ainsi fut fait. Je retins deux chambres, l'une pour les filles, l'autre
pour les hommes, et voulant régaler une bonne fois le père Bastien à mon
idée, m'étant aperçu qu'à l'occasion il était beau mangeur, je fis
remplir une grande corbeille de ce qu'il y avait de mieux en pâtés, pain
blanc, vin et brandevin, et l'emportai au dehors de la ville. Il est
heureux que la mode de boire le café et la bière ne régnât pas encore,
car je n'y aurais pas regardé et y eusse laissé le restant de ma poche.

Sainte-Sevère est un bel endroit coupé en ravins bien arrosés, et
réjouissant à la vue. Nous fîmes choix d'un tertre élevé, où l'air était
si vif que, du repas, il ne resta ni une croûte, ni une verrée de
boisson.

Après quoi, le grand bûcheux se sentant tout gaillard, prit sa musette,
qui ne le quittait jamais, et dit à Joseph:

--Mon enfant, on ne sait qui vit ou qui meurt; nous nous quittons, selon
toi, pour deux ou trois jours; selon moi, tu as l'idée d'une plus longue
départie; mais peut-être que, selon Dieu, nous ne devons point nous
revoir. Voilà ce qu'il faut toujours se dire quand, au croisement d'un
chemin, chacun tire de son côté. J'espère que tu t'en vas content de moi
et de mes enfants, comme je suis content de toi et de tes amis qui sont
là; mais je n'oublie point que le principal a été de t'enseigner la
musique, et j'ai regret aux deux mois de maladie qui t'ont forcé de
t'arrêter. Je ne prétends pas que j'aurais pu faire de toi un grand
savant, je sais qu'il y en a dans les villes, messieurs et dames, qui
sonnent sur des instruments que nous ne connaissons pas, et qui lisent
des airs écrits comme on lit la parole écrite dans les livres. Sauf le
plain-chant, que j'ai appris dans ma jeunesse, je ne connais pas
beaucoup cette musique-là et t'en ai montré tout ce que je savais,
c'est-à-dire les clefs, les notes et la mesure. Quand tu auras envie
d'en connaître plus long, tu iras dans les grandes villes, où les
violoneurs t'apprendront le menuet et la contredanse; mais je ne sais
pas si ça te servira, à moins que tu ne veuilles quitter ton pays et ta
condition de paysan.

--Dieu m'en garde! répondit Joseph en regardant Brulette.

--Or donc, reprit le grand bûcheux, tu trouveras ailleurs l'instruction
qu'il te faut pour sonner la musette ou la vielle. Si tu veux revenir à
moi, je t'y aiderai; si tu crois trouver du nouveau dans le pays d'en
sus, il faut y aller. Tout ce que j'aurais souhaité, c'est de te mener
tout doucement, jusqu'au temps où ton souffle saura se donner sans
effort, et où tes doigts ne se tromperont plus; car pour l'idée, ça ne
se donne point, et tu as la tienne, que je sais être de bonne qualité.
Je ne t'ai pas épargné la provision que j'ai dans la tête, et ce que tu
auras retenu, tu t'en serviras s'il te plaît; mais, comme ton vouloir
est de composer, tu ne peux mieux faire que de voyager un jour ou
l'autre, pour tirer la comparaison de ton fonds avec celui d'autrui. Il
te faut donc monter jusqu'à l'Auvergne et au Forez, afin de voir, de
l'autre côté de nos vallons, comme le monde est grand et beau, et comme
le coeur s'élargit quand, du haut d'une vraie montagne, on regarde
rouler des eaux vives qui couvrent la voix des hommes et font verdir des
arbres qui ne déverdissent jamais. Ne descends pourtant guère dans les
plaines des autres pays. Tu y retrouverais ce que tu aurais laissé dans
les tiennes; car voici le moment de te donner un enseignement que tu ne
dois pas oublier. Écoute-le donc bien fidèlement.




Dix-septième veillée.


Le grand bûcheux, s'étant assuré que Joseph lui donnait bonne attention,
poursuivit ainsi son discours:

--La musique à deux modes que les savants, comme j'ai ouï dire,
appellent majeur et mineur, et que j'appelle, moi, mode clair et mode
trouble; ou, si tu veux, mode de ciel bleu et mode de ciel gris; ou
encore, mode de la force ou de ta joie, et mode de la tristesse ou de la
songerie. Tu peux chercher jusqu'à demain, tu ne trouveras pas la fin
des oppositions qu'il y a entre ces deux modes, non plus que tu n'en
trouveras un troisième; car tout, sur la terre, est ombre ou lumière,
repos ou action. Or, écoute bien toujours, Joseph! La plaine chante en
majeur et la montagne en mineur. Si tu étais resté en ton pays, tu
aurais toujours eu des idées dans le mode clair et tranquille, et, en y
retournant, tu verras le parti qu'un esprit comme le tien peut tirer de
ce mode; car l'un n'est ni plus ni moins que l'autre.

»Mais, comme tu te sentais musicien complet, tu étais tourmenté de ne
pas entendre sonner le mineur à ton oreille. Vos ménétriers et vos
chanteuses l'ont par acquit, parce que le chant est comme l'air qui
souffle partout et transporte le germe des plantes d'un horizon à
l'autre. Mais, de ce que la nature ne les a pas faits songeurs et
passionnés, les gens de ton pays se servent mal du ton triste et le
corrompent en y touchant. Voilà pourquoi il t'a semblé que vos
cornemuses jouaient faux.

»Donc, si tu veux connaître le mineur, va le chercher dans les endroits
tristes et sauvages, et sache qu'il faut quelquefois verser plus d'une
larme avant de se bien servir d'un mode qui a été donné à l'homme pour
se plaindre de ses peines, ou tout au moins pour soupirer ses amours.»

Joseph comprenait si bien le grand bûcheux, qu'il le pria de jouer le
dernier air qu'il avait inventé, pour nous donner échantillon de ce mode
gris et triste qu'il appelait le mineur.

--Oui-dà, mon garçon, dit le vieux, tu l'as donc guetté, l'air que je
m'essaye d'emmancher sur des paroles depuis une huitaine? Je pensais
bien l'avoir chanté pour moi seul; mais puisque tu étais aux écoutes, le
voilà tel que je compte le laisser.

Et, démanchant sa musette, il en sépara le hautbois, dont il joua
très-doux un air qui, sans être chagrinant, donnait à l'esprit souvenir
ou attente de toutes sortes de choses, à l'idée de chacun qui
l'écoutait.

Joseph ne se sentait pas d'aise pour la beauté de l'air, et Brulette,
qui l'entendit sans bouger, parut s'éveiller d'un songe, quand il fut
fini.

--Et les paroles, dit Thérence, sont-elles tristes aussi, mon père?

--Les paroles, répondit-il, sont comme l'air, un peu embrouillantes et
portant réflexion. C'est l'histoire du tintoin de trois galants autour
d'une fille.

Et il chanta une chanson, aujourd'hui répandue en notre pays, mais dont
on a dérangé beaucoup les paroles. La voilà telle que le grand bûcheux
la disait:

    Trois fendeux y avait,
    Au printemps, sur l'herbette;
    (J'entends le rossignolet),
    Trois fendeux y avait.
    Parlant à la fillette.

    Le plus jeune disait,
    (Celui qui tient la rose);
    (J'entends le rossignolet),
    Le plus jeune disait:
    J'aime bien, mais je n'ose.

    Le plus vieux s'écriait:
    (Celui qui tient la fende),
    (J'entends le rossignolet),
    Le plus vieux s'écriait:
    Quand j'aime je commande.

    Le troisième chantait,
    Portant la fleur d'amande,
    (J'entends le rossignolet),
    Le troisième chantait:
    Moi, j'aime et je demande.

    --Mon ami ne serez,
    Vous qui portez la rose
    (J'entends le rossignolet);
    Mon ami ne serez,
    Si vous n'osez, je n'ose.

    Mon maître ne serez,
    Vous qui tenez la fende,
    (J'entends le rossignolet),
    Mon maître ne serez,
    Amour ne se commande.

    Mon amant vous serez,
    Vous qui portez l'amande,
    (J'entends le rossignolet),
    mon amant vous serez,
    On donne à qui demande.

Je goûtai beaucoup plus l'air ajusté avec les paroles, que je n'avais
fait la première fois, et j'en fus si content, que je le demandai encore
sur la musette; mais le grand bûcheux, qui ne tirait pas vanité de ses
oeuvres, dit que ça n'en valait pas la peine, et nous joua d'autres
airs, tantôt sur un mode, tantôt sur l'autre, et mêmement en les
employant tous deux dans un même chant, enseignant à Joseph la manière
de passer, à propos, du majeur dans le mineur, et pareillement du second
dans le premier.

Si bien que les étoiles jetaient leur feu depuis longtemps, et que nous
ne sentions pas l'envie de nous retirer; mêmement les gens de la ville
et des environs s'assemblèrent au bas du ravin pour écouter, au grand
contentement de leurs oreilles. Et plusieurs disaient: «C'est un sonneur
du Bourbonnais, et, qui plus est, un maître sonneur. Cela se connaît à
la science, et pas un de chez nous n'y pourrait jouter.»

Tout en reprenant le chemin de l'auberge, le père Bastien continua de
démontrer Joseph, et celui-ci, qui ne s'en lassait point, resta un peu
en arrière de nous à l'écouter et à le questionner. Je marchais donc
devant avec Thérence, qui, toujours très-serviable et courageuse,
m'aidait à remporter les paniers. Brulette, entre les deux couples,
allait seule, rêvant à je ne sais quoi, comme elle en prenait le goût
depuis quelques jours, et Thérence se retournait souvent comme pour la
regarder, mais, dans le vrai, pour voir si Joseph nous suivait.

--Regardez-le donc bien, Thérence, lui dis-je en un moment où elle en
paraissait toute angoissée; car votre père l'a dit: Quand on se quitte
pour un jour, c'est peut-être pour toute la vie.

--Oui, répondit-elle; mais aussi quand on croit se quitter pour toute la
vie, il peut se faire que ça ne soit que pour un jour.

--Vous me rappelez, repris-je, qu'en vous voyant, une fois, vous envoler
comme une songerie de ma tête, je pensais bien ne vous retrouver jamais.

--Je sais ce que vous voulez dire, fit-elle. Mon père m'en a rafraîchi
la souvenance, hier, en me parlant de vous: car mon père vous aime
beaucoup, Tiennet, et fait de vous une estime très-grande.

--J'en suis content et honoré, Thérence; mais je ne sais guère en quoi
je la mérite, car je n'ai rien de ce qui annonce un homme tant si peu
différent des autres.

--Mon père ne se trompe pas dans ses jugements, et ce qu'il pense de
vous, je le crois; mais pourquoi, Tiennet, cela vous fait-il soupirer?

--Ai-je donc soupiré, Thérence? C'est malgré moi.

--Sans doute, c'est malgré vous; mais ce n'est point une raison pour me
cacher vos sentiments. Vous aimez Brulette, et vous craignez...

--J'aime beaucoup Brulette, c'est vrai; mais sans soupirs d'amour, et
sans regret ni souci de ce qu'elle pense à l'heure qu'il est. Je n'ai
point d'amour dans le coeur, puisque ça ne me servirait de rien.

--Ah! vous êtes bien heureux, Tiennet, s'écria-t-elle, de gouverner
comme ça votre idée par la raison!

--Je vaudrais mieux, Thérence, si, comme vous, je la gouvernais par le
coeur. Oui, oui, je vous devine et vous connais, allez! car je vous
regarde et je trouve bien le fin mot de votre conduite. Je vois, depuis
huit jours, comme vous savez vous mettre à l'écart pour la guérison de
Joseph, et comme vous le soignez secrètement, sans qu'il y voie paraître
le bout de vos mains. Vous le voulez heureux, et vous n'avez point menti
en nous disant, à Brulette et à moi, que pourvu qu'on fît du bien à ce
qu'on aime, on n'avait pas besoin d'y trouver son profit. C'est bien
comme ça que vous êtes, et malgré que la jalousie vous tourne
quelquefois un peu le sang, vous en revenez tout de suite, et si
saintement, que c'est merveille de voir la force et la bonté que vous
avez! Convenez donc que si l'un de nous doit faire estime de l'autre,
c'est moi de vous, et non pas vous de moi. Je suis un garçon assez
raisonnable, voilà tout, et vous êtes une fille d'un grand coeur et
d'une rude gouverne d'elle-même.

--Merci pour le bien que vous pensez de moi, répondit Thérence; mais
peut-être que je n'y ai pas tant de mérite que vous croyez, mon brave
garçon. Vous voulez me voir amoureuse de Joseph; cela n'est point! Aussi
vrai que Dieu est mon juge, je n'ai jamais pensé à être sa femme, et
l'attache que j'ai pour lui serait plutôt celle d'une soeur ou d'une
mère.

--Oh! pour cela, je ne suis pas bien sûr que vous ne vous trompiez pas
sur vous-même, Thérence! votre naturel est emporté!

--C'est pour ça, justement, que je ne me trompe point. J'aime vivement
et quasiment follement mon père et mon frère. Si j'avais des enfants, je
les défendrais comme une louve et les couverais comme une poule; mais ce
qu'on appelle l'amour, ce que, par exemple, mon frère sent pour
Brulette, l'envie de plaire, et un je ne sais quoi qui fait qu'on
s'ennuie seul et qu'on ne peut penser sans souffrance à ce qu'on aime...
je ne le sens point et ne m'en embarrasse point l'esprit. Que Joseph
nous quitte pour toujours s'il doit s'en trouver bien, j'en remercie
Dieu, et ne me désolerai que s'il doit s'en trouver mal.

La manière dont Thérence pensait me donnait bien à penser aussi. Je n'y
comprenais plus grand'chose, tant elle me paraissait au-dessus de tout
le monde et de moi-même. Je marchai encore un bout de chemin auprès
d'elle sans lui rien dire, et ne sachant guère où s'en allait mon
esprit; car il me prenait pour elle des bouffées d'amitié, comme si
j'allais l'embrasser d'un grand coeur et sans songer à mal. Puis, tout
d'un coup, je la voyais si jeune et si belle, qu'il me venait comme de
la honte et de la crainte. Quand nous fûmes arrivés à l'auberge, je lui
demandai, je ne sais à propos de quelle idée qui me vint, ce qu'au juste
son père lui avait dit de moi.

--Il a dit, répondit-elle, que vous étiez l'homme du plus grand bon sens
qu'il eût jamais connu.

--Autant vaut dire une bonne bête, pas vrai? repris-je en riant, un peu
mortifié.

--Non, pas, répliqua Thérence; voilà les propres paroles de mon père:
«Celui qui voit le plus clair dans les choses de ce monde est celui qui
agit avec le plus de justice...» Or donc, le grand bon sens fait la
grande bonté, et je ne crois point que mon père se trompe.

--En ce cas, Thérence, m'écriai-je un peu secoué dans le fond du coeur,
ayez un peu d'amitié pour moi.

--J'en ai beaucoup, répondit-elle en me serrant la main que je lui
tendais; mais cela fut dit d'un air de franc camarade qui rabattait
toute fumée, et je dormis là-dessus sans plus d'imagination qu'il n'en
fallait avoir.

Le lendemain, quand vint l'heure des adieux, Brulette pleura en
embrassant le grand bûcheux, et lui fit promettre qu'il viendrait nous
voir chez nous avec Thérence. Et puis, ces deux belles filles se firent
si grandes caresses et assurances d'amitié, qu'elles ne se pouvaient
quitter. Joseph présenta ses remercîments à son maître pour tout le bien
et le profit qu'il en avait reçu, et quand ce fut au tour de Thérence,
il essaya de lui rendre les mêmes grâces; mais elle le regarda d'un air
de franchise qui le troubla, et, se serrant la main, ils ne dirent guère
mieux que: «À revoir, portez-vous bien.»

Ne me sentant pas trop honteux, je demandai à Thérence licence de
l'embrasser, pensant en donner le bon exemple à Joseph; mais il n'en
profita point et monta vitement sur la voiture pour couper court aux
accolades. Il était comme mécontent de lui et des autres. Brulette se
plaça tout au fond de la charrette, et tant qu'elle put voir nos amis du
Bourbonnais, elle les suivit des yeux, tandis que Thérence, debout sur
la porte, paraissait songer plutôt que se désoler.

Nous fîmes assez tristement quasi tout le reste du chemin. Joseph ne
disait mot. Il eût peut-être souhaité que Brulette s'occupât un peu de
lui; mais à mesure que Joseph avait repris ses forces, Brulette avait
repris sa liberté de penser à celui qui mieux lui plaisait; et,
reportant bonne part de ses amitiés sur le père et la soeur d'Huriel,
elle songeait à eux et en causait avec moi pour les louer et les
regretter. Et, comme si elle eût laissé tous ses esprits derrière elle,
elle regrettait aussi le pays que nous venions de quitter.--C'est chose
étrange, me disait-elle, comme je trouve, à mesure que nous approchons
de chez nous, que les arbres sont petits, les herbes jaunes, les eaux
endormies. Avant d'avoir jamais quitté nos plaines, je m'imaginais ne
pas pouvoir me supporter trois jours dans des bois; et, à cette heure,
il me semble que j'y passerais ma vie aussi bien que Thérence, si
j'avais mon vieux père avec moi.

--Je ne peux pas en dire autant, cousine, lui répondis-je. Pourtant,
s'il le fallait, je pense que je n'en mourrais point; mais que les
arbres soient tant grands, les herbes tant vertes et les eaux tant vives
qu'elles voudront, j'aime mieux une ortie en mon pays qu'un chêne en
pays d'étrangers. Le coeur me saute de joie à chaque pierre et à chaque
buisson que je reconnais, comme si j'étais absent depuis deux ou trois
ans, et quand je vas apercevoir le clocher de notre paroisse, je lui
veux, pour sûr, bailler un bon coup de chapeau.

--Et toi, Joset? dit Brulette, qui prit enfin garde à l'air ennuyé de
notre camarade. Toi qui es absent depuis plus d'une année, n'es-tu pas
content d'approcher de ton endroit?

--Excuse-moi, Brulette, répondit Joseph; je ne sais pas de quoi vous
parlez. J'avais dans la tête de me souvenir de la chanson du grand
bûcheux, et il y a, au milieu, une petite revirade que je ne peux pas
rattraper.

--Bah! dit Brulette, c'est quand la chanson dit: _J'entends le
rossignolet._

Et, le disant, elle le chanta tout au juste, ce dont Joseph, comme
réveillé, sauta de joie sur la charrette en frappant ses mains.

--Ah! Brulette, dit-il, que tu es donc heureuse de te souvenir comme ça!
Encore, encore _J'entends le rossignolet!_

--J'aime mieux dire toute la chanson, fit-elle, et elle nous la chanta
tout entière sans en omettre un mot; ce qui mit Joseph en si grande
joie, qu'il lui serra les mains en lui disant avec un courage dont je ne
l'aurais pas cru capable, qu'il n'y avait qu'un musicien pour être digne
de son amitié.

--Le fait est, dit Brulette, qui songeait à Huriel, que si j'avais un
bon ami, je le souhaiterais beau sonneur et beau chanteur.

--Il est rare d'être l'un et l'autre, reprit Joseph. La sonnerie casse
la voix, et sauf le grand bûcheux...

--Et son fils! dit Brulette, parlant à l'étourdie.

Je lui poussai le coude, et elle voulut parler d'autre chose; mais
Joseph, qui n'était pas sans être mordu de jalousie, revint sur la
chanson.

--Je crois, dit-il, que quand le père Bastien l'a mise en paroles, il a
songé à trois garçons de notre connaissance; car je me souviens d'une
causerie que nous avons eue avec lui à souper, le jour de votre arrivée
dans les bois.

--Je ne m'en souviens pas, dit Brulette en rougissant.

--Si fait moi, reprit Joseph. On parlait de l'amour des filles, et
Huriel disait que cela ne se gagnait point à croix ou pile. Tiennet
assurait, en riant, que la douceur et la soumission ne servaient de
rien, et que, pour être aimé, il fallait plutôt se faire craindre que
d'être trop bon. Huriel reprit pour contredire Tiennet, et moi j'écoutai
sans parler. Ne serait-ce pas moi, _celui qui porte la rose? le plus
jeune des trois? Il aime, mais il n'ose?_ Dites donc le dernier couplet,
Brulette, puisque vous le savez si bien! N'y a-t-il pas: _On donne à qui
demande?_

--Puisque tu le sais aussi bien que moi, dit Brulette un peu piquée,
retiens-le pour le chanter à la première bonne amie que tu auras. S'il
plaît au grand bûcheux de mettre en chansons les discours qu'il entend,
ce n'est pas à moi d'en tirer la conséquence. Je n'y entends encore rien
pour ma part. Mais j'ai les fourmis dans les pieds, et, pendant que le
cheval monte la côte, je veux me dégourdir un peu.

Et, sans attendre que j'eusse repris les rênes pour arrêter le cheval,
elle sauta sur le chemin et se mit à marcher en avant, aussi légère
qu'une bergeronnette.

J'allais descendre aussi; Joseph me retint par le bras, et, toujours
suivant son idée:--N'est-ce pas, dit-il, qu'on méprise également ceux
qui marquent trop leur vouloir, et ceux qui ne le marquent pas du tout?

--Si c'est pour moi que tu dis ça...

--Je ne dis ça pour personne. Je reprends la causerie que nous avions
là-bas et qui s'est tournée en chanson contre tes paroles et contre mon
silence. Il paraît que c'est Huriel qui a gagné le procès auprès de la
fillette.

--Quelle fillette? dis-je, impatienté; car Joseph n'avait point mis sa
confiance en moi jusqu'à cette heure, et je ne lui savais point de gré
de me la donner par dépit.

--Quelle fillette? reprit-il d'un air de moquerie chagrine; celle de la
chanson!

--Eh bien, quel procès Huriel a-t-il gagné? Cette fillette-là demeure
donc bien loin, puisque le pauvre garçon est parti pour le Forez?

Joseph resta un moment à songer; puis il reprit:--Il n'en est pas moins
vrai qu'il avait raison, quand il disait qu'entre le commandement et le
silence, il y avait la prière. Ça revient toujours un peu à ton premier
dire, qui était que, pour être écouté, il ne faut point trop aimer.
Celui qui aime trop est craintif; il ne se peut arracher une parole du
ventre, et on le juge sot parce qu'il est transi de désir et de honte.

--Sans doute, répondis-je. J'ai passé par là en mainte occasion; mais il
m'est quelquefois arrivé de si mal parler, que j'aurais mieux fait de me
taire: j'aurais pu me flatter plus longtemps.

Le pauvre Joseph se mordit la langue et ne parla plus. J'eus regret de
l'avoir fâché, et, cependant, je ne me pouvais défendre de trouver sa
jalousie bien mal plantée sur le terrain d'Huriel, étant à ma
connaissance que ce garçon l'avait servi de son mieux à son propre
détriment, et je pris, de ce moment, la jalousie en si mauvaise estime,
que, depuis, je n'en ai plus jamais senti la piqûre, et ne l'aurais
sentie, je crois, qu'à bonnes enseignes.

J'allais cependant lui parler plus doucement, quand nous vîmes que
Brulette, qui marchait toujours devant, s'était arrêtée au bord du
chemin pour parler avec un moine qui me semblait gros et court comme
celui dont nous avions fait connaissance au bois de Chambérat. Je
fouaillai le cheval, et je m'assurai que c'était bien le même frère
Nicolas. Il avait demandé à Brulette s'il était loin de notre bourg, et,
comme il s'en fallait encore d'une petite lieue et qu'il se disait bien
fatigué, elle lui avait fait offre de monter sur notre voiture pour
gagner l'endroit.

Nous lui fîmes place, ainsi qu'à un grand corbillon couvert qu'il
portait, et qu'il posa, avec précaution, sur ses genoux. Aucun de nous
ne songea à lui demander ce que c'était, excepté moi peut-être, qui suis
d'un naturel un peu curieux; mais j'aurais craint de manquer à
l'honnêteté que je lui devais, car les frères quêteurs ramassaient dans
leurs courses toutes sortes de choses qu'ils se faisaient donner par la
dévotion des marchands et qu'ils revendaient ensuite au profit de leur
couvent. Tout leur était bon pour ce commerce, mêmement des affiquets de
femme, qu'on était quelquefois bien étonné de voir dans leurs mains, et
dont quelques-uns n'osaient pas trafiquer ouvertement.

Je repris le trot, et bientôt nous avisâmes le clocher, et puis les
vieux ormeaux de la place, et puis toutes les maisons grandes et petites
du bourg, qui ne me firent pas autant de plaisir que je m'en étais
promis, la rencontre de frère Nicolas m'ayant remis en mémoire des
choses tristes et qui me donnaient un restant d'inquiétude. Je vis
cependant qu'il était sur ses gardes aussi bien que moi, car il ne me
dit pas un mot devant Brulette et Joseph, qui pût faire croire que nous
nous étions vus ailleurs qu'à la fête, et que lui ou moi en savions plus
long que bien d'autres sur ce qui s'y était passé.

C'était un homme agréable et d'humeur joviale qui m'aurait pourtant
diverti dans un autre moment; mais j'étais pressé d'arriver et de me
trouver seul avec lui, pour lui demander s'il avait eu, de son côté,
quelque nouvelle de l'aventure. À l'entrée du bourg, Joseph sauta à
terre, et, quelque chose que Brulette pût lui dire pour le faire venir
se reposer chez son père, il prit le chemin de Saint-Chartier, disant
qu'il viendrait saluer le père Brulet quand il aurait vu et embrassé sa
mère.

Il me sembla que le carme l'y poussait comme à son premier devoir, mais
avec l'envie de le faire partir. Et puis, au lieu d'accepter l'offre que
je lui fis de venir souper et coucher en mon logis, il me dit qu'il
s'arrêterait seulement une heure en celui du père Brulet, à qui il avait
affaire.

--Vous serez le bienvenu, lui dit Brulette; mais connaissez-vous donc
mon grand-père? Je ne vous ai encore jamais vu chez nous?

--Je ne connais ni votre endroit, ni votre famille, répondit le moine;
mais je suis pourtant chargé d'une commission que je ne peux dire que
chez vous.

Je revins à mon idée qu'il avait, dans son panier, des dentelles ou des
rubans à vendre, et qu'ayant ouï dire, aux environs, que Brulette était
la plus pimpante de l'endroit, outre qu'il l'avait vue très-requinquée à
la fête de Chambérat, il souhaitait lui montrer sa marchandise, sans
s'exposer à la critique, qui, dans ce temps-là, n'épargnait guère ni
bons ni mauvais moines.

Je pensai que c'était aussi l'idée de Brulette, car, lorsqu'elle
descendit la première devant sa porte, elle tendit les deux mains pour
prendre la corbeille, lui disant:--Ne craignez rien, je me doute de ce
que c'est. Mais le carme refusa de s'en séparer, disant, de son côté,
que c'était de valeur et craignait la casse.

--Je vois, mon frère, lui dis-je tout bas, en le retenant un peu, que
vous voilà bien affairé. Je ne vous veux point déranger; c'est pourquoi
je vous prie de me dire vite s'il y a du nouveau pour l'affaire de
là-bas.

--Rien que je sache, me dit-il en parlant de même point de nouvelles,
bonnes nouvelles. Et, me secouant la main avec amitié, il entra en la
maison de Brulette, où déjà elle était pendue au cou de son grand-père.

Je pensais que ce vieux, qui d'ordinaire était fort honnête, me devait
quelque bon accueil et beau remercîment pour le grand soin que j'avais
eu d'elle; mais, au lieu de me retenir un moment, comme s'il eût été
encore plus pressé de l'arrivée du carme que de la nôtre, il le prit par
la main et le conduisit au fond de la maison, en me disant qu'il me
priait de l'excuser s'il avait besoin d'être seul avec sa fille pour des
affaires de conséquence.
                
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