George Sand

Les Maîtres sonneurs
Go to page: 123456789101112131415
Dix-huitième veillée.


Je ne suis pas beaucoup choquable, et cependant je me trouvai choqué
d'être si mal reçu, et m'en fus chez nous remiser ma carriole et
m'informer de ma famille. Et puis, la journée étant trop avancée pour se
mettre au travail, je dévallai par le bourg pour voir si chaque chose
était en sa place, et n'y trouvai aucun changement, sinon qu'un des
arbres couchés sur le communal, devant la porte du sabotier, avait été
débité en sabots, et que le père Godard avait ébranché son peuplier et
mis de la tuile neuve sur son courtil.

J'avais cru que mon voyage dans le Bourbonnais aurait fait plus de
bruit, et je m'attendais à tant de questions que j'aurais fort à faire
d'y répondre; mais le monde de chez nous est très-indifférent, et, pour
la première fois, je m'avisai qu'il était même endormi à toutes choses,
car je fus obligé d'apprendre à plusieurs que j'arrivais de loin. Ils ne
savaient seulement point que je me fusse absenté.

Vers le soir, comme je retournais à mon logis, je rencontrai le carme
qui s'en allait à la Châtre, et qui me dit, de la part du père Brulet,
qu'il me voulait avoir à souper.

Qui fut bien étonné, en entrant chez Brulette? ce fut moi, d'y trouver
le grand-père, assis d'un côté et la belle de l'autre, regardant sur la
table, entre eux deux, la corbeille du moine, ouverte, et remplie d'un
gros gars d'environ un an, assis sur un coussin et s'essayant à manger
des guignes noires, dont il s'embarbouillait tout le museau!

Brulette me sembla d'abord très-pensive et même triste; mais quand elle
vit mon étonnement, elle ne se put retenir de rire; après quoi elle
s'essuya les yeux et me parut avoir versé quelques larmes, plutôt de
chagrin ou de dépit, que de gaieté.

--Allons, dit-elle enfin, ferme la porte et nous écoute. Voilà mon père
qui veut te mettre au fait du beau cadeau que le moine nous a apporté.

--Vous saurez, mon neveu, dit le père Brulet, qui jamais ne riait
d'aucune chose plaisante, non plus qu'il ne se troublait d'aucun souci,
que voilà un enfant orphelin dont nous nous sommes arrangés avec le
carme, pour prendre soin, moyennant pension. Nous ne connaissons à cet
enfant ni père, ni mère, ni pays, ni rien. Il s'appelle Charlot, voilà
tout ce que nous en savons. La pension est bonne, et le carme nous a
donné la préférence, pour ce qu'il avait rencontré ma fille en
Bourbonnais; et, comme il lui avait été dit d'où elle était, et que
c'était une personne bien comme il faut, n'ayant pas grand bien, mais
n'étant chargée d'aucune misère et pouvant disposer de son temps, il a
pensé à lui faire plaisir et à lui rendre service en lui donnant la
garde et le profit de ce marmot.

Encore que la chose fût assez étonnante, je ne m'en étonnai pas dans le
premier moment, et demandai seulement si ce carme était anciennement
connu du père Brulet, pour qu'il eût fiance en ses paroles, au sujet de
la pension.

--Je ne l'avais jamais vu, dit-il; mais je sais qu'il est venu plusieurs
fois dans les environs, et qu'il est connu de gens dont je suis sûr, et
qui m'avaient déjà annoncé de sa part, il y a deux ou trois jours,
l'affaire dont il me voulait parler. D'ailleurs, une année de la pension
est payée par avance, et quand l'argent manquera, il sera temps de s'en
tourmenter.

--À la bonne heure, mon oncle; vous savez ce que vous avez à faire; mais
je ne me serais pas attendu à voir ma cousine, qui aime tant sa
liberté, s'embarrasser d'un marmot qui ne lui est de rien, et qui, sans
vous offenser par conséquent, n'est pas bien gentil dans son apparence.

--Voilà ce qui me fâche, dit Brulette, et ce que j'étais en train de
dire à mon père quand tu es entré céans.--Et elle ajouta, en frottant le
bec du petit avec son mouchoir:--J'ai beau l'essuyer, il n'en a pas la
bouche mieux fendue, et j'aurais pourtant souhaité faire mon
apprentissage avec un enfant agréable à caresser. Celui-ci paraît de
mauvaise humeur et ne répond à aucune risée. Il ne regarde que la
mangeaille.

--Bah! dit le père Brulet, il n'est pas plus vilain qu'un autre enfant
de son âge, et quant à devenir mignon, c'est ton affaire. Il est fatigué
d'avoir voyagé et ne sait point où il en est, ni ce qu'on lui veut.

Le père Brulet étant sorti pour aller chercher son couteau, qu'il avait
laissé chez la voisine, je commençai à m'étonner davantage en me
trouvant seul avec Brulette. Elle paraissait contrariée par moments, et
même peinée pour tout de bon.

--Ce qui me tourmente, dit-elle, c'est que je ne sais point soigner un
enfant. Je ne voudrais pas laisser souffrir une pauvre créature qui ne
se peut aider en rien; mais je m'y trouve si maladroite, que j'ai regret
d'avoir été jusqu'à cette heure, peu portée à m'occuper de ce petit
monde-là.

--En effet, lui dis-je; tu ne me parais point née à ce métier, et je ne
comprends pas que ton grand-père, lequel je n'ai jamais connu intéressé,
te donne une pareille charge pour quelques écus de plus au bout de
l'année.

--Tu parles comme un riche, reprit-elle. Songe que je n'ai rien en dot,
et que la peur de la misère est ce qui m'a toujours détournée du
mariage.

--Voilà une mauvaise raison, Brulette; car tu as été et tu seras encore
recherchée par de plus riches que toi, qui t'aiment pour tes beaux yeux
et ton joli ramage.

--Mes beaux yeux passeront, et mon joli ramage ne me servira de rien
quand la beauté s'en ira. Je ne veux pas qu'on me reproche, au bout de
quelques années, d'avoir dépensé ma dot d'agréments et de n'en avoir
pas apporté une plus solide dans le ménage.

--C'est donc que tu penses pour de bon à te marier, depuis que nous
sommes revenus du Bourbonnais? Voici la première fois que je t'entends
faire des projets d'épargne.

--Je n'y pense pas plus que je n'y pensais, répondit-elle d'un ton moins
assuré qu'à l'ordinaire; mais je n'ai jamais dit que je voulusse rester
fille.

--Si fait, si fait, tu penses à t'établir, lui dis-je en riant. Tu n'as
pas besoin de t'en cacher avec moi, je ne te demande plus rien, et ce
que tu fais en te chargeant de ce petit malheureux riche que voilà,
lequel a des écus et point de mère, me marque bien que tu veux faire ton
meuriot[5]. Sans cela, ton grand-père, que tu as toujours gouverné comme
s'il était ton petit-fils, ne t'aurait pas forcé la main pour prendre un
pareil gars en sevrage.

[Note 5: Provision de fruits qu'on fait mûrir après la cueillette.]

Brulette prit alors l'enfant pour l'ôter de dessus la table et mettre le
couvert, et, en le portant sur le lit de son grand-père, elle le regarda
d'un air fort triste.

--Pauvre Charlot! dit-elle, je ferai bien pour toi mon possible, car tu
es à plaindre d'être venu au monde, et m'est avis qu'on ne t'y avait
point souhaité.

Mais sa gaieté fut vite revenue, et mêmement elle eut de grandes risées
à souper, en faisant manger Charlot, qui avait l'appétit d'un petit loup
et répondait à toutes ses prévenances en lui voulant griffer la figure.

Sur les huit heures du soir, Joseph entra et fut bien accueilli du père
Brulet; mais j'observai que Brulette, qui venait de remettre Charlot sur
le lit, tira vitement la courtine comme pour le cacher, et parut
tourmentée tout le temps que Joseph demeura. J'observai aussi qu'il ne
lui fut pas dit un mot de cette singulière trouvaille, ni par le vieux
ni par Brulette, et je pensai devoir m'en taire pareillement pour leur
complaire.

Joseph était chagrin et répondait le moins possible aux questions de
mon oncle. Brulette lui demanda s'il avait trouvé sa mère en bonne
santé, et si elle avait été bien surprise et bien contente de le voir.
Et, comme il disait oui tout court à chaque chose, elle lui demanda
encore s'il ne s'était pas trop fatigué en allant à Saint-Chartier, de
son pied, et en revenant le soir même.

--Je ne voulais point passer la journée, dit-il, sans rendre mes devoirs
à votre grand-père, et, à présent, je me sens fatigué pour de vrai et
m'en irai passer la nuit chez Tiennet, si je ne le dérange point.

Je lui répondis qu'il me ferait plaisir, et l'emmenai à la maison, où,
quand nous fûmes couchés, il me dit:

--Tiennet, me voilà autant sur mon départ comme sur mon arrivée. Je ne
suis venu au pays que pour quitter le bois de l'Alleu, qui m'était
tourné en déplaisance.

--Et c'est le tort que tu as, Joseph; tu étais là chez des amis qui
remplaçaient ceux que tu avais quittés...

--- Enfin, c'est mon idée, dit-il un peu sèchement; mais, prenant un ton
plus doux, il ajouta:--Tiennet! Tiennet! il y a des choses qu'on peut
dire, et il y en a aussi qu'on doit taire. Tu m'as fait du mal
aujourd'hui, en me donnant à entendre que je ne serais peut-être jamais
agréé de Brulette.

--Joseph, je ne t'ai rien dit de pareil, par la raison que je ne sais
point si tu songes à ce que tu dis là.

--Tu le sais, reprit-il, et mon tort est de n'en avoir jamais ouvert mon
coeur avec toi. Mais que veux-tu? je ne suis point de ceux qui se
confessent aisément, et les choses qui me tracassent le plus sont celles
dont je m'explique le moins volontiers. C'est mon malheur, et je crois
que je n'ai point d'autre maladie qu'une idée toujours tendue aux mêmes
fins, et toujours rentrée au moment qu'elle me vient sur les lèvres.
Écoute-moi donc, pendant que je peux causer, car Dieu sait pour combien
de temps je vas redevenir muet. J'aime, et je vois que je ne suis point
aimé. Il y a si longues années qu'il en est ainsi (car j'aimais déjà
Brulette alors qu'elle était une enfant), que je suis accoutumé à ma
peine. Je ne me suis jamais flatté de lui plaire, et j'ai vécu avec la
croyance qu'elle ne ferait jamais attention à moi. À présent, j'ai vu
par sa venue en Bourbonnais que j'étais quelque chose pour elle, et
c'est ce qui m'a rendu la force et la volonté de ne point mourir. Mais
je sais très-bien qu'elle a vu là-bas quelqu'un qui lui conviendrait
mieux que moi.

--Je n'en sais rien, répondis-je; mais si cela était, ce quelqu'un-là ne
t'aurait pas donné sujet de plainte ou de reproche.

--C'est vrai, reprit Joseph, mon dépit est injuste; d'autant plus
qu'Huriel, connaissant Brulette pour une honnête fille, et n'étant pas
en position de se marier avec elle, tant qu'il sera de la confrérie des
muletiers, a, de lui-même, fait ce qu'il devait faire en s'éloignant
d'elle pour longtemps. Je peux donc avoir espérance de me revenir
présenter à Brulette, un peu plus méritant que je ne le suis. À cette
heure, je ne me puis souffrir ici, car je sens que je n'y apporte rien
de plus que par le passé. Il a quelque chose dans l'air et dans les
paroles de chacun qui me dit:

«Tu es malade, tu es maigre, tu es laid, tu es faible, et tu ne sais
rien de bon ni de neuf pour nous intéresser à toi!» Oui, Tiennet, ce que
je te dis est certain: ma mère a eu comme peur de ma figure en me voyant
paraître, et elle a versé tant de larmes en m'embrassant, que la peine y
était pour plus que la joie. Ce soir encore, Brulette a eu l'air
embarrassé en me voyant chez elle, et son grand-père, tout brave homme
et bon ami qu'il est pour moi, a paru inquiet si j'allongerais ou non sa
veillée. Ne dis pas que je me suis imaginé tout cela. Comme tous ceux
qui parlent peu, je vois beaucoup. Mon temps n'est donc pas venu: il
faut que je parte, et le plus tôt sera le mieux.

--Je crois, lui dis-je, qu'il faudrait au moins prendre quelques
journées pour te reposer; car m'est avis que tu veux t'éloigner beaucoup
d'ici, et je ne trouve pas de bonne amitié, que tu nous mettes sur ton
compte dans des inquiétudes que tu nous pourrais épargner.

--Sois tranquille, Tiennet, répondit-il. J'ai la force qu'il faut, et ne
serai plus malade. Je sais une chose, à présent, c'est que les corps
chétifs, à qui Dieu n'a pas donné grands ressorts, sont pourvus d'un
vouloir qui les mène mieux que la grosse santé des autres. Je n'ai rien
inventé quand je vous ai dit là-bas que j'avais été comme renouvelé en
voyant Huriel se battre si hardiment; et que, tout éveillé, dans la
nuit, j'avais ouï sa voix me dire: «Sus! sus! je suis un homme, et tant
que tu n'en seras pas un, tu ne compteras pour rien.» Je me veux donc
départir de ma pauvre nature, et revenir ici aussi bon à voir et
meilleur à entendre que tous les galants de Brulette.

--Mais, lui dis-je encore, si elle fait son choix avant ton retour? La
voilà qui prend dix-neuf ans, et pour une fille courtisée comme elle
l'est, il est temps qu'elle se décide.

--Elle ne se décidera que pour Huriel ou pour moi, répondit Joseph d'une
voix assurée. Il n'y a que lui ou moi qui soyons faits pour lui donner
de l'amour. Excuse-moi, Tiennet, je sais, ou, tout au moins, je crois
que tu y as songé...

--Oui, répondis-je, mais je n'y songe plus.

--Et bien tu fais, dit Joseph, car tu n'aurais point été heureux avec
elle. Elle a des goûts et des idées qui ne sont pas du terrain où elle a
fleuri, et il faut qu'un autre vent la secoue. Celui qui souffle ici
n'est pas assez subtil et ne pourrait que la dessécher. Elle le sent
bien, malgré qu'elle ne le sache point dire, et je te réponds que si
Huriel ne me trahit point, je la retrouverai libre dans un an et même
dans deux.

Là-dessus, Joseph, comme épuisé de s'être abandonné si longtemps, laissa
retomber sa tête sur l'oreiller et s'endormit. Il y avait bien une heure
que je me débattais pour ne pas lui en donner exemple, car j'étais las
tout mon soûl; mais quand, à la levée du jour, j'appelai Joseph, rien ne
me répondit. Je le cherchai; il était parti sans réveiller personne.

Brulette alla, dans le jour, voir la Mariton, disant que c'était pour
lui apprendre doucement la chose et savoir ce qui s'était passé entre
elle et son fils. Elle ne voulut point de ma compagnie pour cette
visite, et me dit, au retour, qu'elle n'avait pu beaucoup la faire
expliquer, parce que son maître Benoît était malade et même en danger
pour un coup de sang. J'augurai que cette femme, obligée de soigner son
bourgeois, n'avait pas pu, la veille, s'occuper de son garçon autant
qu'elle l'aurait souhaité, et que Joseph en avait pris de la jalousie,
comme son naturel annonçait de s'y porter en toutes choses.

--Cela est vrai, me dit Brulette; à mesure que Joset s'est déniaisé par
l'ambition, il est devenu exigeant, et je crois que je l'aimais mieux
simple et soumis comme il était d'abord.

Et comme je racontai à Brulette tout ce qu'il m'avait dit la veille,
avant de s'endormir:--S'il a un si beau vouloir, dit-elle, nous ne
ferions que le contrarier en nous tourmentant de lui plus qu'il ne
souhaite. Qu'il s'en aille donc à la garde de Dieu! Si j'étais une
coquette mauvaise comme tu me l'as quelquefois reproché dans le temps,
je serais fière d'être la cause que ce garçon en cherche si long pour
élever son esprit et son sort; mais cela n'est point, et je regrette
plutôt qu'il n'agisse pas seulement en vue de sa mère et de lui-même.

--Mais n'a-t-il pas raison pourtant, quand il dit que tu ne pourras
choisir qu'entre Huriel et lui?

--J'ai du temps pour penser à cela, dit-elle en riant des lèvres sans
que sa figure en fût égayée, puisque voilà les deux seuls galants que
Joseph me permette, s'enfuyant de moi de toutes leurs jambes.

Pendant une semaine, l'arrivée de l'enfant que le moine avait apporté
chez Brulette fit la nouvelle du bourg et le tourment des curieux. Il en
fut bâti tant d'histoires que, pour un peu, Charlot aurait été le fils
d'un prince, et chacun voulait emprunter de l'argent ou vendre des biens
au père Brulet, estimant que la pension qui avait pu décider sa fille à
un métier si contraire à ses goûts devait être le revenu d'une province,
à tout le moins. On s'étonna vite de voir que le vieux et la fillette ne
changeaient rien à leur pauvre vie, ne quittaient point leur petit logis
et n'y ajoutaient qu'un berceau pour coucher l'enfant, et une écuelle
pour lui faire sa soupe. Il en fallut donc rabattre; mais des commères,
qui n'en voulaient point avoir sitôt le démenti, commencèrent à
critiquer mon oncle sur son avarice, et même à le blâmer, prétendant
qu'on ne faisait pas, pour le soin de cet enfant, tout ce qui était dû
en rapport d'un si gros profit.

La jalousie des uns et le mécontentement des autres lui firent donc des
ennemis qu'il n'avait jamais eus, dont bien il s'étonna; car il était
homme simple et d'une si bonne religion, qu'il n'avait pas seulement
prévu qu'une telle chose ferait tant parler. Mais Brulette n'en fit que
rire, et lui persuada de n'y point donner attention.

Cependant les jours et les semaines se suivirent, sans qu'il nous vînt
aucune nouvelle de Joseph, d'Huriel, du grand bûcheux ni de Thérence.
Brulette envoya des lettres à Thérence, moi à Huriel, et il ne nous fut
fait aucune réponse. Brulette s'en affligea et en prit même du dépit; si
bien qu'elle me dit vouloir ne plus songer à des étrangers, qui
n'avaient pas seulement mémoire d'elle et ne lui retournaient pas
l'amitié qu'elle leur avait avancée.

Elle recommença donc à se faire belle et à se montrer aux danses, car
les galants se tourmentaient de son air triste et du mal de tête dont
elle se plaignait souvent depuis son voyage en Bourbonnais. Ce voyage
même avait bien été un peu critiqué, et on avait dit qu'elle avait par
là une amour cachée, soit pour Joseph, soit pour un autre. On souhaitait
qu'elle se montrât encore plus aimable que de coutume, pour lui
pardonner de s'être absentée sans consulter personne.

Brulette était trop fière pour s'en tirer par des câlineries; mais le
goût qu'elle avait pour le plaisir l'emportant de ce côté-là, elle
essaya de confier la garde de Charlot à sa voisine, la mère Lamouche, et
de se donner, comme par le passé, de l'étourdissement.

Or, un soir que je revenais avec elle du pélerinage de Vaudevant, qui
est une grande fête, nous ouïmes Charlot brailler, du plus loin que nous
pouvions accourir vers la maison.--Ce maudit gars, me dit Brulette, ne
décote pas d'être en malice, et je ne sais qui serait capable de le
gouverner.

--Es-tu sûre, lui dis-je, que la Lamouche en prend le soin qu'elle t'a
promis?

--Sans doute, sans doute. Elle n'a que ça à faire, et je l'en récompense
de manière à la contenter.

Mais Charlot braillait toujours, et la maison nous paraissait fermée
comme si tout le monde en fût sorti.

Brulette se mit de courir et eut beau cogner à la porte de la voisine,
personne ne répondit, sinon Charlot qui criait encore plus fort, soit de
peur, soit d'ennui ou de rage.

Je fus obligé de monter sur le chaume de la maison et de descendre en la
chambre par la trappe du fenil. J'ouvris vitement la porte à Brulette,
et nous vîmes Charlot tout seul, se roulant dans les cendres, où, par
bonheur, il ne se trouvait plus de feu, et violet comme une bette à
force de hurler.

--Oui-dà! dit Brulette, est-ce ainsi qu'on garde ce pauvre petit
malheureux? Allons! qui prend enfant prend maître. J'aurais dû le
savoir, et ne me point charger de celui-ci ou renoncer à tout
divertissement.

Elle emporta Charlot en son logis, moitié apitoyée, moitié impatientée,
et, l'ayant lavé, repu et reconsolé de son mieux, elle le mit dormir et
s'assit bien soucieuse, la tête dans ses mains. J'essayai de lui
remontrer qu'il n'était pas malaisé, en faisant le sacrifice de l'argent
qu'elle empochait, de confier ce petit à quelque femme bien douce et
bien soigneuse.

--Non, fit-elle. Il faudra toujours le surveiller, puisque j'ai répondu
de lui, et tu vois ce que c'est que la surveillance. Pour un jour qu'on
croit pouvoir y manquer, c'est justement ce jour-là qu'il aurait fallu
n'y manquer point. D'ailleurs, cela ne se peut, ajouta-t-elle en
pleurant. Ce serait mal, et je me le reprocherais toute ma vie.

--Tu aurais tort, si l'enfant doit y gagner. Il n'est point heureux chez
toi; il pourrait l'être ailleurs.

--Comment! il n'est point heureux? J'espère que si, sauf les jours où je
m'absente. Eh bien, je ne m'absenterai plus.

--Je te dis qu'il n'est guère mieux les autres jours.

--Comment! comment! dit encore Brulette, frappant ses mains avec dépit,
où prends-tu cela? M'as-tu jamais vue le maltraiter ou seulement le
menacer? Puis-je l'empêcher d'être d'un naturel mal plaisant et
rechigneux? Il serait à moi que je n'en saurais faire davantage.

--Oh! je sais que tu ne lui fais aucun mal et ne le laisses souffrir de
rien, parce que tu es douce chrétienne; mais enfin, tu ne saurais
l'aimer, cela ne dépend pas de toi, et, sans le savoir, il le sent si
bien qu'il n'est porté à aimer et à caresser personne. Les animaux ont
bien la connaissance du bon vouloir ou de la répugnance qu'ils nous
occasionnent? Pourquoi les petits humains ne l'auraient-ils pas?




Dix-neuvième veillée.


Brulette rougit, bouda, pleura encore et ne répondit point; mais le
lendemain, je la trouvai menant ses bêtes aux champs et ayant avec elle,
contre son habitude, le gros Charlot sur ses bras. Elle s'assit au lieu
du pâturage, et l'enfant se roulant sur sa robe, elle me dit:

--Tiennet, tu avais raison hier. Tes reproches m'ont donné à penser, et
mon parti en est pris. Je ne promets pas d'aimer beaucoup ce Charlot,
mais au moins d'agir tout comme, et peut-être que Dieu m'en récompensera
un jour en me donnant des enfants plus mignons que celui-là.

--Eh! ma mie, lui répondis-je, je ne sais où tu prends ce que tu dis et
ce que tu penses. Je ne t'ai fait aucun reproche, et je n'en ai à te
faire que sur l'entêtement où te voilà d'élever toi-même ce vilain gars.
Voyons, veux-tu que je fasse écrire à ce carme, ou que je l'aille
trouver, pour qu'il lui cherche une autre famille? Je sais où est son
couvent, et j'aime mieux encore faire un voyage que de te voir condamnée
à de pareilles galères.

--Non, non, Tiennet, dit Brulette, il ne faut pas seulement penser à
changer ce qui est convenu. Mon père a promis pour moi, et j'ai dû
l'approuver. Si je pouvais le dire... mais je ne le peux pas. Sache
seulement une chose, c'est que l'argent n'est pour rien dans le marché,
et que, ni mon père ni moi, ne voudrions accepter un denier en payement
du devoir qui nous est commandé.

--Voilà que tu m'étonnes de plus en plus. À qui donc cet enfant? c'est
donc à des personnes de votre parenté? de la mienne, par conséquent?

--Ça se peut, dit-elle. Nous avons de la famille au loin d'ici. Mais
prends que je ne te dis rien, car je ne le peux ni ne le dois. Seulement
laisse croire que ce marmot nous est étranger et que nous en sommes
payés. Autrement les mauvaises langues accuseraient peut-être des
personnes qui ne le méritent point.

--Diantre! lui dis-je, tu me mets le marteau dans la tête! J'ai beau
chercher...

--Justement, il ne faut pas chercher. Je te le défends; quand même, je
suis sûre que tu ne trouverais rien.

--À la bonne heure; mais alors, tu vas donc te mettre en sevrage de
divertissements comme ce gars est en sevrage de nourrice? Le diable soit
de la parole de ton grand-père!

--Mon grand-père a bien agi, et si je l'avais contredit, j'aurais été
une sans coeur. Aussi, je te répète que je ne veux point m'y mettre à
moitié, quand j'y devrais périr d'ennui...

Brulette avait une tête. De ce jour-là, il se fit en elle un changement
tel, qu'on ne la reconnaissait point. Elle ne quittait plus la maison
que pour faire pâturer ses ouailles et sa chèvre, toujours en compagnie
de Charlot; et, quand elle l'avait couché le soir, elle prenait son
ouvrage et veillait au dedans. Elle n'alla plus à aucune danse et
n'acheta plus de belles nippes, n'ayant plus occasion de s'en attifer.

À ce dur métier-là, elle devint sérieuse et même triste, car elle se vit
bientôt délaissée. Il n'est si jolie fille qui, pour avoir de
l'entourage, ne soit forcée d'être aimable, et Brulette, ne montrant
plus aucun souci de plaire, fut jugée maussade pour avoir trop donné de
son esprit par le passé.

À mon sens, elle n'avait changé qu'en mieux, car n'ayant jamais fait la
coquette, mais seulement la princesse avec moi, elle me paraissait plus
douce en son parler, plus sensée et plus intéressante en sa conduite;
mais il n'en fut pas jugé ainsi. Elle avait laissé prendre assez
d'espérance à tous ses galants pour que chacun se trouvât offensé de son
abandon, comme s'il eût eu des droits; et, encore que sa coquetterie eût
été très-innocente, elle en fut punie comme d'un dommage qu'elle aurait
fait supporter aux autres; ce qui prouve, à mon idée, que les hommes ont
autant, sinon plus de vanité que les femmes, et ne trouvent pas qu'on en
fasse jamais assez pour contenter ou ménager l'estime qu'ils ont
d'eux-mêmes.

Ce qu'il y a de sûr, à tout le moins, c'est qu'il y a bien du monde
injuste, mêmement parmi ces jeunes gens qui paraissent si bons enfants
et serviteurs si réjouis, tant qu'ils sont amoureux. Plusieurs de
ceux-là tournèrent à l'aigre, et j'eus, plus d'une fois, des mots avec
eux pour défendre ma cousine du blâme qu'on lui donnait. Ils se
trouvèrent malheureusement soutenus par les commères et les intéressés
qui jalousaient la prétendue fortune du père Brulet; si bien que
Brulette, informée de ces malices, fut obligée de défendre sa porte à
des curieux mal intentionnés, ou à de lâches amis qui, par faiblesse,
répétaient ce qu'ils avaient ouï dire aux autres.

Ce fut de cette manière qu'en moins d'une année, la reine du bourg, la
rose de Nohant, fut abîmée des méchants et abandonnée des sots. On fit
d'elle des diffamations si noires, que je tremblais qu'elle n'en eût
connaissance, et que, moi-même, j'en étais par des fois tourmenté, et
embarrassé d'y répondre.

La plus forte des menteries, mais à laquelle le père Brulet aurait bien
dû s'attendre, c'est que Charlot n'était ni un pauvre champi abandonné,
ni un fils de prince élevé en secret, mais bien l'enfant de Brulette.
J'avais beau remontrer que cette jeunesse ayant toujours vécu
ouvertement sous les yeux du monde, et n'ayant jamais favorisé personne
en particulier, ne pouvait pas avoir commis une faute si difficile à
cacher. On me répondait par l'exemple d'une telle et d'une telle, qui
avaient bien gaillardement dissimulé leur état jusqu'au dernier jour, et
avaient reparu, quasi le lendemain, aussi tranquilles et réveillées que
si de rien n'était, et même avaient réussi à cacher les conséquences,
jusque après s'être mariées avec les auteurs ou les dupes de leur faute.
Cela était malheureusement arrivé plus d'une fois chez nous. Dans nos
petits bourgs de campagne, où les maisons sont toutes parsemées emmi les
jardins, et séparées les unes des autres par des chènevières, des
luzernières, voire des champs assez étendus, il n'est pas aisé de voir
et d'entendre à toute heure de nuit les uns chez les autres, et, de tout
temps, il s'est passé bien des choses dont le bon Dieu seul a fait le
jugement.

Une des plus enragées langues était celle de la mère Lamouche, depuis
que Brulette l'avait surprise dans son tort et lui avait retiré la garde
de l'enfant. Elle avait été si longtemps la servante volontaire et le
chien couchant de Brulette, qu'elle ne s'arrangeait plus de ne rien
gagner avec elle, et, pour s'en revancher, elle inventait tout ce qu'on
souhaitait lui faire dire. Elle racontait donc, à qui voulait
l'entendre, que Brulette s'était oubliée dans son honneur avec _ce
chétif gars Joset_, et qu'elle en avait eu tant de honte qu'elle lui
avait commandé de partir. Joset s'y était soumis moyennant la promesse
qu'elle ne se marierait avec aucun autre, et il avait été chercher
fortune au loin, à seules fins de l'épouser. L'enfant avait été, disait
encore Lamouche, emporté dans le Bourbonnais par des messagers tout
barbouillés de noir qu'on disait muletiers, et avec lesquels Joseph
s'était ménagé des accointances dans le temps, sous couleur d'acheter
une cornemuse; mais il n'y avait jamais eu d'autre cornemuse en jeu que
ce braillard de Charlot. Enfin, un an environ après sa délivrance,
Brulette avait été voir son amant et son petit, en ma compagnie et en
celle d'un muletier aussi laid que le diable. C'est là que nous avions
fait la connaissance du frère quêteur, lequel s'était prêté à rapporter
le petit avec nous, en conséquence de quoi nous avions, de concert,
fabriqué l'histoire d'un champi de riche, ce qui était d'autant plus
faux que ce champi-là n'avait pas fait entrer un sou de plus au logis de
mon oncle.

Lorsque la Lamouche eût inventé cette explication, où, comme vous voyez,
le mensonge se trouvait emmêlé avec la vérité, son dire prévalut sur
tous les autres, et la visite, si courte et quasiment cachée, que Joseph
était venu faire avec nous au pays acheva de persuader le monde.

Alors on en fit de grandes risées, et Brulette fut qualifiée de
_Josette_, en manière de sobriquet.

Malgré mon dépit contre toutes ces méchancetés, Brulette prenait si peu
de soin de s'en défendre et marquait, par ses soins pour l'enfant, tant
de mépris du qu'en dira-t-on, que je commençais à m'y embrouiller
moi-même. Qu'est-ce qu'il y avait d'absolument impossible, après tout, à
ce que j'eusse été pris pour dupe? Dans un temps, l'amitié de Brulette
pour Joseph m'avait donné de la jalousie. Quelque sage et retenue que
soit une fille, quelque honteux que soit un garçon, l'amour et
l'ignorance en ont surpris bien d'autres, et il y a des couples si
jeunes qu'ils ne connaissent le mal qu'après y être tombés. Pour avoir
été sotte une fois, Brulette aurait pu n'en être pas moins, par la
suite, une fille de tête, capable de bien cacher son malheur, trop fière
pour s'en confesser, et assez juste, nonobstant, pour ne vouloir tromper
personne. Était-ce par son commandement que Joseph voulait se rendre
digne d'être un beau mari et un bon père de famille? C'était d'un
vouloir sage et patient. M'étais-je trompé en supposant qu'elle avait du
goût pour Huriel? J'en étais bien capable, et quand même ce goût lui
serait venu malgré elle, comme elle n'y avait guère cédé, elle n'avait
pas grand tort envers Joseph. Enfin, était-ce par devoir de conscience
ou par durée d'amitié qu'elle avait marché au secours de ce pauvre
malade? C'était son droit dans les deux cas. Finalement, si elle était
mère, elle était bonne mère, encore que son naturel n'y fût peut-être
pas porté. Toutes les femmes peuvent avoir des enfants, toutes les
femmes ne sont pas curieuses d'enfants pour cela, et Brulette n'en
avait que plus de mérite à revenir au sien, en dépit de son goût pour la
compagnie et des doutes qu'elle laissait prendre sur la vérité.

Tout bien considéré, je ne voyais, en tout ce que je pouvais supposer de
pire, rien qui me fît rabattre de mon amitié pour ma cousine. Seulement,
je l'avais vue si diversieuse là-dessus dans ses paroles, que je me
trouvais gêné dans ma confiance. Elle savait trop bien user de ruse,
s'il était vrai qu'elle aimât Joseph; et si elle ne l'aimait point, elle
avait donné trop d'aise et d'oubli à ses esprits pour une personne
résolue à faire son devoir.

Si elle n'avait pas été si maltraitée, je me serais ralenti de la
fréquenter, tant ces doutes m'avaient ôté de mon assurance avec elle;
mais je me commandai, tout au contraire, de l'aller voir journellement
et de ne pas lui marquer la moindre méfiance de ses paroles. Cependant
j'étais toujours étonné de la peine qu'elle avait à se ranger à son
devoir de mère. Malgré le poids de chagrin que je lui sentais sur le
coeur, il lui venait, à tout moment, des retours de cette belle jeunesse
toujours fleurissante en toute sa personne. Si elle n'étalait plus ni
soie ni dentelle, elle n'en avait pas moins toujours ses cheveux lisses,
son bas blanc bien tiré, et ses pieds mignons grillaient de sauter quand
elle voyait une belle place verte ou entendait un son de musette.
Quelquefois, dans la maison, quand une bourrée bourbonnaise lui revenait
en mémoire, elle mettait Charlot sur les genoux du grand-père, et me
faisait danser avec elle, en chantant, riant et se carrant comme si
toute la paroissée eût été encore là pour la regarder; mais, au bout
d'un moment, Charlot criait et voulait aller au lit, ou être porté, ou
manger sans faim et boire sans soif. Elle le reprenait avec des larmes
dans les yeux, comme un chien à qui on remet son collier, et, en
soupirant, le berçait ou lui chantait une routine, ou le faisait se
pourlicher de quelque galette.

Voyant comme elle regrettait son beau temps, je tâchai de lui offrir ma
soeur pour garder son petit, tandis qu'elle irait aux danses de
Saint-Chartier. Il faut vous dire qu'en ce temps-là, il y avait, au
vieux château dont vous ne voyez plus que la carcasse, une demoiselle
vieille, qui était de belle humeur et donnait bal à tout le pays
environnant. Bourgeois ou nobles, paysans ou artisans, y allait qui
voulait; les salles du château étant si grandes qu'elles ne pouvaient
jamais être trop remplies. Et l'on y voyait aller messieurs et dames
montés sur leurs chevaux ou bourriques en plein hiver, par des chemins
abominables, en bas de soie, boucles d'argent et tignasses poudrées à
blanc comme l'étaient souvent de neige les arbres du chemin. On s'y
amusait tant, que rien n'arrêtait la compagnie riche et pauvre, qui s'y
voyait bien régalée de midi à six heures du soir.

La demoiselle dame de Saint-Chartier, qui avait remarqué Brulette dans
les danses sur la place, l'année d'auparavant, et qui était curieuse
d'amener de jolies filles à ses bals de jour, la fit demander, et, par
mon conseil, elle s'y rendit une fois. Je crus bien faire, car je
m'imaginais qu'elle se laissait, trop rabaisser, en ne voulant pas tenir
tête aux méchants esprits. Elle avait toujours si bon air et un langage
si à propos, qu'il ne me paraissait point possible qu'on n'en revînt pas
sur son compte, en la voyant si belle et si bien tenue.

Son entrée à mon bras fit d'abord chuchoter, sans qu'on osât davantage.
Je la fis danser le premier, et, comme elle avait une grâce dont
personne ne se pouvait défendre, d'autres vinrent l'inviter, qui
peut-être furent tentés de lui dire quelque joyeuseté, mais n'osèrent
point s'y risquer. Tout allait en douceur, quand des bourgeois
arrivèrent dans la salle où nous étions; car les paysans avaient leur
bal à part, et ne se confondaient avec les riches que sur la fin, quand
les dames, ennuyées d'être quittées de leurs danseurs, se décidaient à
se mélanger avec les filles de campagne, lesquelles attiraient mieux
gens de toutes sortes par leur franc ramage et leur fraîche santé.

Brulette fut d'abord guignée comme la plus fine pièce de l'étalage, et
les bas de soie lui firent tant de fête que les bas de laine n'en
pouvaient plus guère approcher; et, par esprit de contradiction, après
l'avoir bien déchirée pendant six mois, redevinrent tous jaloux en une
heure, c'est-à-dire plus amoureux qu'auparavant; si bien que ce fut
comme une rage à qui l'inviterait, et on se serait quasi battu pour lui
donner le baiser de l'entrée en danse.

Les dames et demoiselles en bisquèrent, et les femmes de chez nous
firent reproche à leurs paroissiens de ne savoir pas mieux garder leur
rancune; mais ce fut comme si elles chantaient _complies_, tant le
regard d'une belle a plus de baume que la langue d'une laide n'a de
venin.

--Eh bien, Brulette, lui dis-je en la ramenant chez nous, n'avais-je pas
raison de te secouer un peu de tes ennuis? Tu vois que la partie n'est
jamais perdue, quand on sait la jouer franchement.

--Je t'en remercie, cousin, me dit-elle. Tu es le meilleur de mes amis,
et mêmement, je pense, le seul fidèle et sûr que j'aie jamais eu. Je
suis contente d'avoir eu raison de mes ennemis, et, à présent, ne
m'ennuierai plus à la maison.

--Diantre! tu vas vite! Hier, c'était tout bouderie; aujourd'hui, c'est
tout liesse! Tu vas donc reprendre ton rang de reine du bourg?

--Non, dit-elle; tu ne m'entends pas. Voici la dernière fête où j'irai,
tant que j'aurai Charlot; car, si tu veux que je te le dise, je ne me
suis pas diverti une miette. J'ai fait bon visage pour te contenter, et
je suis aise, à présent, d'avoir soutenu l'épreuve; mais, tout le temps
que j'ai été là, je n'ai pensé qu'à mon pauvre gars. Je le voyais
toujours pleurant et rechignant, quelque amitié qu'on pût lui faire chez
toi, et il est si maladroit à se faire comprendre, qu'il se sera ennuyé
en ennuyant les autres.

Ces paroles de Brulette me retournèrent le sang. J'avais oublié Charlot
en la voyant rire et danser. L'amour dont elle ne se cachait plus pour
lui me remit en tête tout ce qui me semblait ses mensonges passés; et je
crus aussi pouvoir la regarder comme une affineuse sans pareille, qui se
lassait de se contraindre.

--Tu l'aimes donc de tes entrailles? lui dis-je, sans trop songer aux
paroles que j'employais.

--Avec mes entrailles? dit-elle étonnée. Eh bien, peut-être qu'on aime
comme cela tous les enfants, quand on réfléchit à ce qu'on leur doit. Je
n'ai jamais fait semblant, comme bien des jeunesses que j'ai vues
griller pour le mariage, d'avoir l'instinct d'une bonne poule couveuse.
J'avais peut-être la tête un peu trop éventée pour mériter d'entrer en
famille de bonne heure. Il y en a qui ne peuvent gagner leurs seize ans
sans en perdre le dormir. Moi, je gagnerai la vingtaine sans trouver que
je suis en retard. Si c'est un tort, il n'y a pas de ma faute. Je suis
comme Dieu m'a faite et j'ai marché comme il m'a poussée. À dire vrai,
un petit enfant est un rude maître, injuste comme un mari qui serait
fol, obstiné comme une bête affamée. J'aime le raisonnement et la
justice, et me serais plue en une compagnie douce et sage. J'aime aussi
la propreté, et tu m'as souvent raillé de ce qu'un grain de poussière
sur le dressoir me tourmentait, et de ce qu'une mouche dans mon verre
m'ôtait la soif. Un petit enfant va toujours cherchant la malpropreté,
quoi qu'on fasse pour l'en dégoûter. Et puis, j'aime à penser, à songer,
à me ressouvenir; et le petit enfant veut qu'on ne songe qu'à lui, et
s'ennuie dès que vous ne le regardez plus. Mais tout cela ne fait rien,
Tiennet, quand le bon Dieu s'en mêle. Il a inventé une espèce de miracle
qui se fait dans nos entendements quand il le faut, et, à présent, je
sais une chose à laquelle je ne croyais pas, devant qu'elle m'advînt:
c'est que n'importe quel enfant, fût-il laid et méchant, peut bien être
mordu par une louve ou piétiné par une chèvre, mais jamais par une
femme, et qu'il viendra à la gouverner, à moins qu'elle ne soit faite
d'un autre bois que les autres.

Comme elle disait cela, nous entrions chez moi, où Charlot jouait avec
les enfants de ma soeur.--Oh! ma foi, vous faites bien d'arriver, dit ma
soeur à Brulette; vous avez là le gars le plus farouche qu'il y ait sur
terre. Il bat les miens, les mord, les enjure, et il faut avec lui
quarante charretées de patience, et de compassion.

Brulette s'approcha, en riant, de Charlot qui jamais ne lui faisait
aucune fête, et, le regardant jouer à sa manière; lui dit, comme s'il
eût pu l'entendre: J'en étais bien sûre, que tu ne te ferais point
aimer chez ces braves gens qui te supportent. Il n'y a donc que moi, mon
pauvre chat-huant, qui sois accoutumée à ton bec et à tes griffes!

Quoique Charlot n'eût guère en ce temps-là que dix-huit mois, il eût
l'air de comprendre ce que lui disait Brulette; car il se leva, après
l'avoir regardée un moment d'un air pensif, puis, sautant après elle, se
mit à lui manger les mains de baisers, comme s'il eût voulu la dévorer.

--Oh! oh! dit ma soeur, il a tout de même ses bons moments, à ce qu'il
paraît!

--Ma fine, dit Brulette, j'en suis aussi confondue que vous, car voilà
le premier que je lui vois. Et, embrassant Charlot sur ses gros yeux
ronds, elle se prit à pleurer de joie et de tendresse.

Je ne sais pourquoi je fus secoué de ce mouvement-là comme si c'était
chose merveilleuse. Et, au fait, si ce gars n'était point à elle,
Brulette, en ce moment-là, changeait bien devant mes yeux. Cette fille
si accrêtée, qu'elle n'eût point voulu traiter le roi de cousin, six
mois auparavant, et que, le matin même, toute la jeunesse de l'endroit,
bourgeois et paysans, aurait encore servie à genoux, avait mis tant de
pitié et de chrétienté dans son coeur qu'elle se trouvait récompensée de
toutes ses peines par les premières caresses d'un malplaisant petit
bavoux, sans gentillesse et quasi sans connaissance.

J'en eus une larme dans l'oeil, en songeant à ce que lui coûtaient ces
caresses-là, et, prenant Charlot sur mon épaule, je le reportai avec
elle à son logis.

J'eus vingt fois sur le bout de la langue de lui demander la vérité;
car, si elle était fautive de Charlot, j'étais tout prêt à lui en
remettre le péché, et si, au contraire, elle prenait le fardeau du péché
d'une autre, j'avais envie de lui baiser le bout des pieds, comme à la
plus douce et patiente gagneuse de paradis.

Mais je n'osais lui faire de questions, et quand je disais mes doutes à
ma soeur, laquelle n'a jamais été sotte, elle ne répondait:--Si tu
n'oses point lui en parler, c'est que tu la sens innocente au fond de
ton esprit. Et d'ailleurs, disait-elle encore, une si belle fille aurait
fabriqué un plus beau garçon. Il ne lui ressemble non plus qu'une pomme
de terre à une rose.




Vingtième veillée.


L'hiver passa et le printemps vint, sans que Brulette voulût retourner à
aucun divertissement. Elle n'y sentait même plus de regret, ayant
compris qu'il ne tiendrait qu'à elle de se rendre encore maîtresse des
coeurs, mais disant que tant d'amitiés d'hommes et de femmes l'avaient
trahie, qu'elle n'en estimait plus le nombre et se tiendrait dorénavant
à la qualité. La pauvre enfant ne savait pas encore tout le mal qu'on
lui avait fait. Tous l'avaient décriée; aucun n'avait eu le courage de
l'insulter. Quand on la regardait, on trouvait l'honnêteté écrite sur sa
figure; quand elle avait le dos tourné, on se vengeait, par des paroles,
de l'estime dont on n'avait pu se défendre, et on lui jappait de loin
aux jambes, comme font les chiens couards qui n'osent sauter à la
figure.

Le père Brulet se faisait vieux, devenait un peu sourd, et pensait plus
souvent en lui-même, comme font les personnes d'âge, qu'il ne
s'attentionnait aux paroles du monde. Le père et la fille n'avaient donc
pas tout le chagrin qu'on eût souhaité leur faire, et mon père, à moi,
ainsi que le restant de la famille, qui étaient chrétiennement sages, me
donnaient le conseil et l'exemple de ne point leur en tourmenter
l'esprit, disant que la vérité se ferait jour et qu'un temps viendrait
où les mauvaises langues seraient punies.

Le temps, qui est aussi un grand balayeur, commençait à emporter de
lui-même cette méchante poussière. Brulette eût méprisé d'en tirer
vengeance et n'en voulut jamais avoir d'autre que de recevoir
très-froidement les avances qui lui furent faites pour revenir en ses
bonnes grâces. Il se trouva, comme il arrive toujours, qu'elle eut des
amis parmi ceux qu'elle n'avait pas eu pour galants, et ces amis, sans
intérêt et sans dépit, la défendirent au moment qu'elle n'y comptait
pas. Je ne parle pas de la Mariton, qui lui était comme une mère, et
qui, dans son cabaret, faillit, plus d'une fois, jeter les pots à la
tête des buveurs, quand ils se permettaient de chanter la _Josette_,
mais de personnes qu'on ne pouvait accuser d'aller à l'aveugle et qui
firent honte aux affronteurs.

Brulette s'était donc rangée, avec peine d'abord, mais peu à peu avec
contentement, à une vie plus tranquille que par le passé. Elle était
fréquentée de personnes plus raisonnables et venait souvent à la maison
avec son Charlot qui, l'hiver passé, perdit les rougeurs de sa mine
échauffée et prit une humeur plus avenante. L'enfant n'était pas tant
laid que bourru, et quand la douceur et l'amitié de Brulette l'eurent, à
fine force, apprivoisé, on s'aperçut que ses gros yeux noirs ne
manquaient pas d'esprit, et que, quand sa grande bouche voulait bien
rire, elle était plus drôle que vilaine. Il avait passé par une gourme
dont Brulette, autrefois si dégoûtée, l'avait pansé et soigné si
bravement, qu'il était devenu l'enfant le plus sain, le plus ragoûtant
et le plus proprement tenu qu'il y eût dans le bourg. Il avait bien
toujours la mâchoire trop large et le nez trop court pour être joli,
mais comme la santé est le principal chez un marmot, on ne se pouvait
défendre de s'écrier sur sa grosseur, sa force et son air décidé.

Mais ce qui rendait Brulette encore plus fière de son oeuvre, c'est que
Charlot devenait tous les jours plus mignon de ses paroles et plus franc
de son coeur. Quand elle l'avait pris en garde, les premiers mots qu'il
sût dire étaient des jurons à faire reculer un régiment; mais elle lui
avait fait oublier tout cela et lui avait appris de jolies prières et un
tas d'amusettes et de disettes gentilles qu'il arrangeait à sa mode et
qui réjouissaient tout le monde. Il n'était pas né câlin et ne caressait
pas volontiers le premier venu, mais il avait pour sa mignonne, comme il
appelait Brulette, une attache si violente, que quand il avait fait
quelque sottise, comme de couper son tablier pour se faire des cravates,
ou de mettre son sabot dans le pot à la soupe, il venait au-devant des
reproches et lui serrait le cou si fort pour l'embrasser qu'elle n'avait
pas le courage de lui faire la morale.

Au mois de mai, nous fûmes invités à la noce d'une cousine qui se
mariait au Chassin et qui envoya, dès la veille, une charrette pour nous
amener, faisant dire à Brulette que si elle ne venait avec Charlot, elle
lui enchagrinerait son jour de mariage.

Le Chassin est un joli endroit sur la rivière du Gourdon, à environ deux
lieues de chez nous. Le pays rappelle un si peu le Bourbonnais; et
Brulette, qui était petite mangeuse, quitta le bruit de la noce et s'en
alla promener au dehors pour désennuyer Charlot.--Mêmement, me dit-elle,
je voudrais le conduire en quelque ombrage tranquille, car c'est l'heure
où il fait son somme, et le bruit de la noce l'en empêche. S'il y
manque, il sera mal à son aise et greugnoux jusqu'au soir.

Comme il faisait grand chaud, je lui fis offre de la conduire dans un
petit bois anciennement cultivé en garenne, qui joute le château ruiné,
et qui, bien clos encore d'épines et de fossés, est un endroit bien
abrité et retiré.--Allons-y, dit-elle. Le petit dormira sur moi, et tu
retourneras te divertir.

Quand nous y fûmes, je la priai de me laisser avec elle.

--Je ne suis plus si curieux de noces que j'étais, lui dis-je, et je
m'amuserai autant, sinon mieux, à causer avec toi. On s'ennuie quand on
n'est pas dans son endroit et qu'on n'a rien à faire, et tu t'ennuierais
là; ou bien tu y serais peut-être accostée de quelque monde qui, ne te
connaissant point, te donnerait une autre sorte d'ennui.

--À la bonne heure, répondit-elle; mais je vois bien, mon pauvre cousin,
que je te suis toujours un embarras; et cependant, tu t'y donnes de si
grand'patience et de si bon coeur que je ne sais point m'en déshabituer.
Il faudra pourtant bien que ça vienne, car te voilà dans l'âge de
t'établir, et la femme que tu auras me verra peut-être d'un mauvais
oeil, comme font tant d'autres, et ne voudra point croire que je mérite
ton amitié et la sienne.

--C'est trop tôt pour t'en tourmenter, lui dis-je en arrangeant le gros
Charlot sur ma blouse que j'étendis sur le gazon, tandis qu'elle
s'asseyait à côté de lui pour lui virer les mouches: je ne songe point
au mariage, et s'il m'arrive de m'engager dans ce chemin-là, je te jure
que ma femme fera bon ménage avec toi, ou que je ferai mauvais ménage
avec elle. Il faudrait qu'elle eût le coeur planté de travers pour ne
point reconnaître que j'ai pour toi la plus honnête de toutes les
amitiés, et pour ne pas comprendre que, t'ayant suivie dans tes joies et
dans tes peines, je me suis accoutumé à ta compagnie comme si toi et moi
ne faisions qu'un. Mais toi, cousine, ne songes-tu pas au mariage et
as-tu donc fait la croix sur ce chapitre-là?

--Oh! quant à moi, Tiennet, je crois que oui, n'en déplaise à la volonté
du bon Dieu! me voilà bientôt fille majeure, et je crois qu'à attendre
l'envie du mariage, je l'ai laissée passer sans y prendre garde.

--C'est plutôt maintenant qu'elle commence peut-être, ma mignonne. Le
goût du divertissement te quitte, l'amour des enfants t'est venu, et je
te vois t'accommoder de la vie tranquille du ménage; mais il n'en est
pas moins vrai que tu es toujours dans ton printemps, comme voilà la
terre en fleurs. Tu sais que je ne t'en conte plus; ainsi tu peux me
croire quand je te dis que tu n'as jamais été si jolie, encore que tu
sois devenue un peu pâle, comme était la belle Thérence des bois.
Mêmement, tu as pris un petit air triste comme le sien, qui se marie
assez bien avec tes coiffes unies et tes robes grises. Enfin, je crois
que ton dedans a changé et que tu vas devenir dévote, si tu n'es
amoureuse.

--Ne me parle pas de cela, mon cher ami, s'écria Brulette. J'aurais pu
me tourner vers l'amour ou vers le ciel, il y a un an. Je me sentais,
comme tu dis, changée en dedans; mais me voilà attachée aux peines de ce
monde, sans y trouver ni la douceur de l'amour, ni la force de la
religion. Il me semble que je suis liée à un joug et que je pousse en
avant, de ma tête, sans savoir quelle charrue je traîne derrière moi. Tu
vois que je n'en suis pas plus triste et que je n'en veux pas mourir;
mais je confesse que j'ai regret à quelque chose dans ma vie, non point
à ce qui a été, mais à ce qui aurait pu être.
                
Go to page: 123456789101112131415
 
 
Хостинг от uCoz