GEORGE SAND
LES MAÎTRES SONNEURS
PARIS
LIBRAIRIE NOUVELLE
BOULEVARD DES ITALIENS, 15, EN FACE DE LA MAISON DORÉE
Paris.--IMP. DE LA LIBRAIRIE NOUVELLE.--A. Delcambre, 15, rue Breda.
La traduction et la reproduction sont réservées
1857
* * * * *
À MONSIEUR EUGÈNE LAMBERT.
Mon cher enfant, puisque tu aimes à m'entendre raconter ce que
racontaient les paysans à la veillée, dans ma jeunesse, quand j'avais le
temps de les écouter, je vais tâcher de me rappeler l'histoire d'Etienne
Depardieu et d'en recoudre les fragments épars dans ma mémoire. Elle me
fut dite par lui-même, en plusieurs soirées de _breyage_; c'est ainsi,
tu le sais, qu'on appelle les heures assez avancées de la nuit où l'on
broie le chanvre, et où chacun alors apportait sa chronique. Il y a déjà
longtemps que le père Depardieu dort du sommeil des justes, et il était
assez vieux quand il me fit le récit des naïves aventures de sa
jeunesse. C'est pourquoi je le ferai parler lui-même, en imitant sa
manière autant qu'il me sera possible. Tu ne me reprocheras pas d'y
mettre de l'obstination, toi qui sais, par expérience de tes oreilles,
que les pensées et les émotions d'un paysan ne peuvent être traduites
dans notre style, sans s'y dénaturer entièrement et sans y prendre un
air d'affectation choquante. Tu sais aussi, par expérience de ton
esprit, que les paysans devinent ou comprennent beaucoup plus qu'on ne
les en croit capables, et tu as été souvent frappé de leurs aperçus
soudains qui, même dans les choses d'art, ressemblaient à des
révélations. Si je fusse venue te dire, dans ma langue et dans la
tienne, certaines choses que tu as entendues et comprises dans la leur,
tu les aurais trouvées si invraisemblables de leur part, que tu m'aurais
accusée d'y mettre du mien à mon insu, et de leur prêter des réflexions
et des sentiments qu'ils ne pouvaient avoir. En effet, il suffit
d'introduire, dans l'expression de leurs idées, un mot qui ne soit pas
de leur vocabulaire, pour qu'on se sente porté à révoquer en doute
l'idée même émise par eux; mais, si on les écoute parler, on reconnaît
que s'ils n'ont pas, comme nous, un choix de mots appropriés à toutes
les nuances de la pensée, ils en ont encore assez pour formuler ce
qu'ils pensent et décrire ce qui frappe leurs sens. Ce n'est donc pas,
comme on me l'a reproché, pour le plaisir puéril de chercher une forme
inusitée en littérature, encore moins pour ressusciter d'anciens tours
de langage et des expressions vieillies que tout le monde entend et
connaît de reste, que je vais m'astreindre au petit travail de conserver
au récit d'Etienne Depardieu la couleur qui lui est propre. C'est parce
qu'il m'est impossible de le faire parler comme nous, sans dénaturer les
opérations auxquelles se livrait son esprit, en s'expliquant sur des
points qui ne lui étaient pas familiers, mais où il portait évidemment
un grand désir de comprendre et d'être compris.
Si, malgré l'attention et la conscience que j'y mettrai, tu trouves
encore quelquefois que mon narrateur voit trop clair ou trop trouble
dans les sujets qu'il aborde, ne t'en prends qu'à l'impuissance de ma
traduction. Forcée de choisir dans les termes usités de chez nous, ceux
qui peuvent être entendus de tout le monde, je me prive volontairement
des plus originaux et des plus expressifs; mais, au moins, j'essayerai
de n'en point introduire qui eussent été inconnus au paysan que je fais
parler, lequel, bien supérieur à ceux d'aujourd'hui, ne se piquait pas
d'employer des mots inintelligibles pour ses auditeurs et pour
lui-même.
Je te dédie ce roman, non pour te donner une marque d'amitié maternelle,
dont tu n'as pas besoin pour te sentir de ma famille, mais pour te
laisser, après moi, un point de repère dans tes souvenirs de ce Berry
qui est presque devenu ton pays d'adoption. Tu te rappelleras qu'à
l'époque où je l'écrivais, tu disais: «À propos, je suis venu ici, il y
a bientôt dix ans, pour y passer un mois. Il faut pourtant que je songe
à m'en aller.» Et comme je n'en voyais pas la raison, tu m'as représenté
que tu étais peintre, que tu avais travaillé dix ans chez nous pour
rendre ce que tu voyais et sentais dans la nature, et qu'il te devenait
nécessaire d'aller chercher à Paris le contrôle de la pensée et de
l'expérience des autres. Je t'ai laissé partir, mais à la condition que
lu reviendrais passer ici tous les étés. Dès à présent, n'oublie pas
cela non plus. Je t'envoie ce roman comme un son lointain de nos
cornemuses, pour te rappeler que les feuilles poussent, que les
rossignols sont arrivés, et que la grande fête printanière de la nature
va commencer aux champs.
GEORGE SAND.
Nohant, le 17 avril 1853.
* * * * *
LES MAÎTRES SONNEURS
Première veillée.
Je ne suis point né d'hier, disait, en 1828, le père Étienne. Je suis
venu en ce monde, autant que je peux croire, l'année 54 ou 55 du siècle
passé. Mais, n'ayant pas grande souvenance de mes premiers ans, je ne
vous parlerai de moi qu'à partir du temps de ma première communion, qui
eut lieu en 70, à la paroisse de Saint-Chartier, pour lors desservie par
monsieur l'abbé Montpérou, lequel est aujourd'hui bien sourd et bien
cassé.
Ce n'est pas que notre paroisse de Nohant fût supprimée dans ce
temps-là; mais notre curé étant mort, il y eut, pour un bout de temps,
réunion des deux églises sous la conduite du prêtre de Saint-Chartier,
et nous allions tous les jours à son catéchisme, moi, ma petite cousine,
un gars appelé Joseph, qui demeurait en la même maison que mon oncle, et
une douzaine d'autres enfants de chez nous.
Je dis mon oncle pour abréger, car il était mon grand-oncle, frère de ma
grand'mère, et avait nom Brulet, d'où sa petite-fille, étant seule
héritière de son lignage, était appelée Brulette, sans qu'on fît jamais
mention de son nom de baptême, qui était Catherine.
Et pour vous dire tout de suite les choses comme elles étaient, je me
sentais déjà d'aimer Brulette plus que je n'y étais obligé comme cousin,
et j'étais jaloux de ce que Joseph demeurait avec elle dans un petit
logis distant d'une portée de fusil des dernières maisons du bourg, et
du mien d'un quart de lieue de pays: de manière qu'il la voyait à toute
heure, et qu'avant le temps qui nous rassembla au catéchisme, je ne la
voyais pas tous les jours.
Voici comment le grand-père à Brulette et la mère à Joseph demeuraient
sous même chaume. La maison appartenait au vieux, et il en avait loué la
plus petite moitié à cette femme veuve qui n'avait pas d'autre enfant.
Elle s'appelait Marie Picot, et était encore mariable, car elle n'avait
pas dépassé de grand'chose la trentaine, et se ressouvenait bien, dans
son visage et dans sa taille, d'avoir été une très-jolie femme. On la
traitait encore, par-ci, par-là, de la belle Mariton, ce qui ne lui
déplaisait point, car elle eût souhaité se rétablir en ménage; mais
n'ayant rien que son oeil vif et son parler clair, elle s'estimait
heureuse de ne pas payer gros pour sa locature, et d'avoir pour
propriétaire et pour voisin un vieux homme juste et secourable, qui ne
la tourmentait guère et l'assistait souvent.
Le père Brulet et la veuve Picot, dite Mariton, vivaient ainsi en bonne
estime l'un de l'autre depuis une douzaine d'années, c'est-à-dire depuis
le jour où, la mère à Brulette étant morte en la mettant au monde, cette
Mariton avait soigné et élevé l'enfant avec autant d'amour et d'égard
que le sien propre.
Joseph, qui avait trois ans de plus que Brulette, s'était vu bercer dans
la même crèche, et la pouponne avait été le premier fardeau qu'on eût
confié à ses petits bras. Plus tard, le père Brulet, voyant sa voisine
gênée d'avoir ces deux enfants déjà forts à surveiller, avait pris chez
lui le garçon, si bien que la petite dormait auprès de la veuve et le
petit auprès du vieux.
Tous quatre, d'ailleurs, mangeaient ensemble, la Mariton apprêtant les
repas, gardant la maison et rhabillant les nippes, tandis que le vieux,
qui était encore solide au travail, allait en journée, et fournissait
au plus gros de la dépense.
Ce n'est pas qu'il fût bien riche et que le vivre fût bien conséquent;
mais cette veuve aimable et de bon coeur lui faisait honnête compagnie,
et Brulette la regardait si bien comme sa mère, que mon oncle s'était
accoutumé à la regarder comme sa fille ou tout au moins comme sa bru.
Il n'y avait rien au monde de si gentil et de si mignon que la petite
fille ainsi élevée par Mariton. Comme cette femme aimait la propreté et
se tenait toujours aussi brave que son moyen le lui permettait, elle
avait, de bonne heure, accoutumé Brulette à se tenir de même, et, à
l'âge où les enfants se traînent et se roulent volontiers comme de
petits animaux, celle-ci était si sage, si ragoûtante et si coquette
dans toute son habitude, que chacun la voulait embrasser: mais déjà elle
se montrait chiche de ses caresses et ne se familiarisait qu'à bonnes
enseignes.
Quand elle eut douze ans, c'était déjà comme une petite femme, par
moments; et, si elle s'oubliait à gaminer au catéchisme, emportée par la
force de son jeune âge, elle se reprenait vitement, comme poussée au
respect d'elle-même encore plus que de la religion.
Je ne sais pas si nous aurions pu dire pourquoi, mais tous tant que nous
étions de gars assez diversieux au catéchisme, nous sentions la
différence qu'il y avait entre elle et les autres fillettes.
Parmi nous, il faut bien vous confesser qu'il y en avait d'un peu
grands: mêmement, Joseph avait quinze ans et j'en avais seize, ce qui
était une honte pour nous deux, au dire de monsieur le curé et de nos
parents. Ce retard provenait de ce que Joseph était trop paresseux pour
se mettre l'instruction dans la tête, et moi trop bandit pour y donner
attention; si bien que, depuis trois ans, nous étions renvoyés de
classe, et, sans l'abbé Montpérou, qui se montra moins exigeant que
notre vieux curé, je crois que nous y serions encore.
Et puis, il est juste de confesser aussi que les garçonnets sont
toujours plus jeunes en esprit que les fillettes: aussi, dans toute
bande d'apprentis chrétiens, on a vu de tout temps la différence des
deux espèces, les mâles étant tous grands et forts déjà, et les femelles
toutes petites et commençant à peine à porter coiffe.
Au reste, nous arrivions là aussi savants les uns comme les autres, ne
sachant point lire, écrire encore moins, et ne pouvant retenir que de la
manière dont les petits des oiseaux apprennent à chanter, sans connaître
ni plain-chant, ni latin, et à fine force d'écouter de leurs oreilles.
Tout de même, monsieur le curé connaissait bien, dans le troupeau, ceux
qui avaient l'entendement plus subtil, et qui mieux retenaient sa
parole. De ces cervelles fines, la plus fine était la petite Brulette,
emmi les filles, et des plus épaisses, la plus épaisse paraissait celle
de Joseph, emmi les garçons.
Encore qu'il ne raisonnât pas plus sottement qu'un autre, il était si
peu capable d'écouter et de se payer des choses qu'il n'entendait guère,
il marquait si peu de goût pour les enseignements, que je m'en étonnais,
moi qui y mordais assez franchement quand je venais à bout de tenir mon
corps tranquille et de rasseoir mes esprits grouillants.
Brulette l'en grondait quelquefois, mais n'en tirait rien que des larmes
de dépit:--Je n'en suis pas plus mécréant qu'un autre, disait-il, et je
ne songe point à offenser Dieu; mais les mots ne se mettent point en
ordre dans ma souvenance; je n'y peux rien.
--Si fait, disait la petite, qui, déjà, avait avec lui le ton et l'usage
du commandement: si tu voulais bien! Tu peux ce que tu veux; mais tu
laisses courir ton idée sur toute autre chose, et monsieur l'abbé a bien
raison de t'appeler Joseph le distrait.
--Qu'il m'appelle comme il voudra, répondait Joseph, c'est un mot que je
n'entends point.
Mais nous l'entendions bien, nous autres, et l'expliquions en notre
langage d'enfants, en l'appelant _Joset l'ébervigé_[1], d'où le nom lui
resta, à son grand déplaisir.
[Note 1: Littéralement _l'étonné_, celui qui écarquille les yeux.]
Joseph était un enfant triste, d'une chétive corporence et d'un
caractère tourné en dedans. Il ne quittait jamais Brulette et lui était
fort soumis: elle le disait, nonobstant, têtu comme un mouton et le
réprimandait à chaque moment. Mais encore qu'elle ne me fît pas grand
reproche de ma fainéantise, j'aurais souhaité qu'elle s'occupât de moi
aussi souvent que de lui.
Malgré cette jalousie qu'il me donnait, j'avais pour lui plus d'égards
que pour mes autres camarades, parce qu'il était des plus faibles et moi
des plus forts. D'ailleurs, si je ne l'avais soutenu, Brulette m'en
aurait beaucoup blâmé; et quand je lui disais qu'elle l'aimait plus que
moi qui étais son parent:
--Ce n'est point à cause de lui, disait-elle, c'est à cause de sa mère
que j'aime plus que vous deux. S'il prenait du mal, je n'oserais point
rentrer à la maison; et comme il ne pense jamais à ce qu'il fait, elle
m'a tant enchargée de penser pour deux, que je tâche de n'y point
manquer.
J'entends souvent dire aux bourgeois: J'ai fait mes études avec un tel;
c'est mon camarade de collége. Nous autres paysans, qui n'allions pas
même à l'école dans mon jeune temps, nous disons: J'ai été au catéchisme
avec un tel, c'est mon camarade de communion. C'est de là que commencent
les grandes amitiés de jeunesse, et quelquefois aussi des haïtions qui
durent toute la vie. Aux champs, au travail, dans les fêtes, on se voit,
on se parle, on se prend, on se quitte; mais, au catéchisme, qui dure un
an et souvent deux, faut se supporter ou s'entr'aider cinq ou six heures
par jour. Nous partions en bande, le matin, à travers les prés et les
pâtureaux, par les traquettes, par les échaliers, par les traînes, et
nous revenions, le soir, par où il plaisait à Dieu; car nous profitions
de la liberté pour courir de tous côtés comme des oiseaux folâtres. Ceux
qui se plaisaient ensemble ne se quittaient guère, ceux qui n'étaient
point gentils allaient seuls ou s'entendaient ensemble pour faire des
malices et des peurs aux autres.
Joseph avait sa manière, qui n'était ni terrible ni sournoise, mais qui
n'était pas non plus bien aimable. Je ne me souviens point de l'avoir
jamais vu bien réjoui, ni bien épeuré, ni bien content, ni bien fâché
d'aucune chose qui nous arrivait. Dans les batailles, il ne se mettait
point de côté et recevait les coups sans savoir les rendre, mais sans
faire aucune plainte. On eût dit qu'il ne les sentait pas.
Quand on s'arrêtait pour quelque amusette, il s'en allait seoir ou
coucher à trois ou quatre pas des autres, et ne disant mot, répondant
hors de propos, il avait l'air d'écouter ou de regarder quelque chose
que les autres ne saisissaient point: c'est pourquoi il passait pour
être de ceux qui _voient le vent_. Brulette, qui connaissait sa lubie et
qui ne voulait pas s'expliquer là-dessus, l'appelait quelquefois sans
qu'il lui répondît. Alors elle se mettait à chanter, et c'était la
manière certaine de le réveiller, comme quand on siffle pour dérouter
ceux qui ronflent.
Vous dire pourquoi je me pris d'attache pour un camarade si peu jovial,
je ne saurais, car j'étais tout son contraire. Je ne me pouvais point
passer de compagnie et j'allais toujours écoutant et observant les
autres, me plaisant à discourir et à questionner, m'ennuyant seul et
cherchant la gaieté et l'amitié. C'est peut-être à cause de ça que,
plaignant ce garçon sérieux et renfermé, je m'accoutumais à imiter
Brulette, qui toujours le secouait et; par là, lui rendait plus d'office
qu'elle n'en recevait, et supportait son humeur plus qu'elle ne la
gouvernait. En paroles, elle était bien la maîtresse avec lui, mais
comme il ne savait suivre aucun commandement, c'était elle, et c'était
moi par contre-coup, qui étions à sa suite et patientions avec lui.
Enfin, le jour de la première communion arriva, et, en revenant de la
messe, j'avais fait si ferme propos de ne me point laisser aller à mes
vacarmes, que je suivis Brulette chez son grand-père, comme le plus
raisonnable exemple qui me pût retenir.
Tandis qu'elle allait, par commandement de la Mariton, tirer le lait de
sa chèvre, nous étions restés, Joseph et moi, dans la chambre où mon
vieux oncle causait avec sa voisine.
Nous étions occupés à regarder les images de dévotion que le curé nous
avait données en souvenir du sacrement, ou, pour mieux dire, je les
regardais seul, car Joseph songeait d'autre chose, et les maniait sans
les voir. Or, on ne faisait plus attention à nous, et la Mariton disait
à son vieux voisin, à propos de notre première communion:
--Voilà une grande affaire gagnée, et, à cette heure, je pourrai louer
mon gars. C'est ce qui me décide à faire ce que je vous ai dit.
Et comme mon oncle secouait la tête tristement, elle reprit:
--Écoutez une chose, voisin. Mon Joset n'a point d'esprit. Oh ça, tant
pis, je le sais bien; il tient de défunt son pauvre cher homme de père,
qui n'avait pas deux idées par chaque semaine, et qui n'en a pas moins
été un homme de bien et de conduite. Mais c'est tout de même une
infirmité que d'avoir si peu de suite dans le raisonnement, et quand,
par malheur avec ça, on tombe dans le mariage avec une tête folle, tout
va au plus mal en peu de temps. C'est pourquoi je m'avise, à mesure que
mon garçon grandit par les jambes, que ce n'est point sa cervelle qui le
nourrira, et que, si je lui laissais quelques écus, je mourrais plus
tranquille. Vous savez le bien que fait une petite épargne. Dans nos
pauvres ménages, ça sauve tout. Je n'ai jamais pu rien mettre de côté,
et il faut croire que je ne suis plus assez jeune pour plaire, puisque
je ne trouve point à me remarier. Eh bien, s'il en est ainsi, la volonté
de Dieu se fasse! Je suis toujours assez jeune pour travailler, et
puisque m'y voilà, apprenez, mon voisin, que l'aubergiste de
Saint-Chartier cherche une servante; il paye un bon gage, trente écus
par an! et il y a les profits, qui montent environ à la moitié. Avec ça,
forte et réveillée comme je me sens d'être, en dix années, j'aurai fait
fortune, je me serai donné de l'aise pour mes vieux jours, et j'en
pourrai laisser à mon pauvre enfant. Qu'est-ce que vous en dites?
Le père Brulet pensa un peu et répondit:
--Vous avez tort, ma voisine; vrai, vous avez tort!
La Mariton songea aussi un peu, et, comprenant bien l'idée du vieux:
--Sans doute, sans doute, dit-elle. Une femme, dans une auberge de
campagne, est exposée au blâme; et quand même elle se comporte sagement,
on n'y croit point. Pas vrai, voilà ce que vous dites? Eh bien, que
voulez-vous? Ça m'ôtera tout à fait la chance de me remarier; mais ce
qu'on souffre pour ses enfants, on ne le regrette point, et mêmement on
se réjouit quasiment des peines.
--C'est qu'il y a pis que des peines, dit mon oncle, il y a des hontes,
et ça retombe sur les enfants.
La Mariton soupira:
--Oui, dit-elle, on est journellement exposée à des affronts dans ces
maisons-là; il faut toujours se garer, se défendre... Si on se fâche
trop et que ça repousse la pratique, les maîtres ne sont point contents.
--Mêmement, dit le vieux, il y en a qui cherchent des femmes de bonne
mine et de belle humeur comme vous pour achalander leur cave, et il ne
faut quelquefois qu'une servante bien hardie pour qu'un aubergiste fasse
de meilleures affaires que son voisin.
--Savoir! reprit la voisine. On peut être gaie, accorte et preste à
servir le monde, sans se laisser offenser...
--On est toujours offensée en mauvaises paroles, dit le père Brulet, et
ça doit coûter gros à une honnête femme de s'habituer à ces manières-là.
Songez donc comme votre fils en sera mortifié, quand, par rencontre, il
entendra sur quel ton les rouliers et les colporteurs plaisanteront avec
sa mère!
--Par bonheur qu'il est si simple!... répondit la Mariton en regardant
Joseph.
Je le regardai aussi, et m'étonnai qu'il n'entendît rien du discours que
sa mère ne tenait point à voix si basse que je n'eusse ramassé le tout;
et j'en augurai qu'il écoutait gros, comme nous disions dans ce
temps-là, pour signifier une personne dure de ses oreilles.
Il se leva bientôt et s'en fut joindre Brulette en sa petite bergerie,
qui n'était qu'un pauvre hangar en planches rembourrées de paille, où
elle tenait un lot d'une douzaine de bêtes.
Il s'y jeta sur les bourrées, et comme je l'avais suivi, par crainte
d'être jugé curieux si je restais sans lui à la maison, je vis qu'il
pleurait en dedans, encore que ses yeux n'eussent point de larmes.
--Est-ce que tu dors, Joset, lui dit Brulette, que te voilà couché comme
une ouaille malade? Allons, donne-moi ces fagots où te voilà étendu, que
je fasse manger la feuille à mes moutons.
Et ce faisant, elle se prit à chanter; mais tout doucettement, car il ne
convient guère de brailler un jour de première communion.
Il me parut que son chant faisait sur Joseph l'effet accoutumé de le
retirer de ses songes; il se leva et s'en fut, et Brulette me dit:
--Qu'est-ce qu'il a? je le trouve plus sot que d'accoutumance.
--Je crois bien, lui répondis-je, qu'il a fini par entendre qu'il va
être loué et quitter sa mère.
--Il s'y attendait bien, reprit Brulette. N'est-ce pas dans l'ordre,
qu'il entre en condition, sitôt le sacrement reçu? Si je n'avais le
bonheur d'être seule enfant à mon grand-père, il me faudrait bien aussi
quitter la maison et gagner ma vie chez les autres.
Brulette ne me parut pas avoir grand regret de se séparer de Joseph;
mais quand je lui eus dit que la Mariton allait se louer aussi et
demeurer loin d'elle, elle se prit à sangloter et, courant la trouver,
elle lui dit en lui jetant ses bras au cou:--Est-ce vrai, ma mignonne,
que vous me voulez quitter?
--Qui t'a dit cela? répondit la Mariton: ce n'est point encore décidé.
--Si fait, s'écria Brulette, vous l'avez dit et me le voulez tenir
caché.
--Puisqu'il y a des gars curieux qui ne savent point retenir leur
langue, dit la voisine en me regardant, il faut donc que je te le
confesse. Oui, ma fille, il faut que tu t'y soumettes comme un enfant
courageux et raisonnable qui a donné aujourd'hui son âme au bon Dieu.
--Comment, mon papa, dit Brulette à son grand-père, vous êtes consentant
de la laisser partir? qui est-ce qui aura donc soin de vous?
--Toi, ma fille, répondit la Mariton. Te voilà assez grande pour suivre
ton devoir. Écoute-moi, et vous aussi, mon voisin, car voilà la chose
que je ne vous ai point dite...
Et, prenant la petite sur ses genoux, tandis que j'étais dans les jambes
de mon oncle (son air chagrin m'ayant attirée à lui), la Mariton
continua à raisonner pour l'un et pour l'autre.
--Il y a longtemps, dit-elle, que, sans l'amitié que je vous devais,
j'aurais eu tout profit à vous payer pension pour mon Joseph, que vous
m'auriez gardé, tandis que j'aurais amassé, en surplus, quelque chose au
service des autres. Mais je me suis sentie engagée à t'élever, jusqu'à
ce jour, ma Brulette, parce que tu étais la plus jeune, et parce qu'une
fille a besoin plus longtemps d'une mère qu'un garçon. Je n'aurais point
eu le coeur de te laisser avant le temps où tu te pouvais passer de moi.
Mais voilà que le temps est venu, et si quelque chose te doit reconsoler
de me perdre, c'est que tu vas te sentir utile à ton grand-père. Je t'ai
appris le ménagement d'une famille et tout ce qu'une bonne fille doit
savoir pour le service de ses parents et de sa maison. Tu t'y emploieras
pour l'amour de moi et pour faire honneur à l'instruction que je t'ai
donnée. Ce sera ma consolation et ma fierté d'entendre dire à tout le
monde que ma Brulette soigne dévotieusement son grand-père et gouverne
son avoir comme ferait une petite femme. Allons, prends courage et ne me
retire pas le peu qui m'en reste, car si tu as de la peine pour cette
départie, j'en ai encore plus que toi. Songe que je quitte aussi le père
Brulet, qui était pour moi le meilleur des amis, et mon pauvre Joset,
qui va trouver sa mère et votre maison bien à dire. Mais puisque c'est
par le commandement de mon devoir, tu ne m'en voudrais point détourner.
Brulette pleura encore jusqu'au soir, et fut hors d'état d'aider la
Mariton en quoi que ce soit; mais, quand elle la vit cacher ses larmes
tout en préparant le souper, elle se jeta encore, à son cou, lui jura
d'observer ses paroles, et se mit à travailler aussi d'un grand courage.
On m'envoya quérir Joseph qui oubliait, non pour la première fois ni
pour la dernière, l'heure de rentrer et de faire comme les autres.
Je le trouvai en un coin, songeant tout seul et regardant la terre,
comme si ses yeux y eussent voulu prendre racine. Contre sa coutume, il
se laissa arracher quelques paroles où je vis plus de mécontentement que
de regret. Il ne s'étonnait point d'entrer en service, sachant bien
qu'il était en âge et ne pouvait faire autrement; mais, sans marquer
qu'il eût entendu les desseins de sa mère, il se plaignit de n'être aimé
de personne, et de n'être estimé capable d'aucun bon travail.
Je ne le pus faire expliquer davantage, et, durant la veillée, où je fus
retenu pour faire mes prières avec Brulette et lui, il parut bouder,
tandis que Brulette redoublait de soins et de caresses pour tout son
monde.
Joseph fut loué au domaine de l'Aulnières, chez le père Michel, en
office de bouaron.
La Mariton entra comme servante à l'auberge du _Boeuf couronné_, chez
Benoît, de Saint-Chartier.
Brulette resta auprès de son grand-père, et moi chez mes parents qui,
ayant un peu de bien, ne me trouvèrent pas de trop pour les aider à le
cultiver.
Mon jour de première communion m'avait beaucoup secoué les esprits. J'y
avais fait de gros efforts pour me ranger à la raison qui convenait à
mon âge, et le temps du catéchisme avec Brulette m'avait changé aussi.
Son idée se trouvait toujours mêlée, je ne sais: comment, avec celle que
je voulais donner au bon Dieu, et, tout en mûrissant à la sagesse dans
ma conduite, je sentais ma tête s'en aller en des folletés d'amour, qui
n'étaient point encore de l'âge de ma cousine, et qui, mêmement pour le
mien, devançaient un peu trop la bonne saison.
Dans ce temps-là, mon père m'emmena à la foire d'Orval, du côté de
Saint-Amand, pour vendre une jument poulinière, et, pour la première
fois de ma vie, je fus trois jours absent de la maison. Ma mère avait
observé que je n'avais pas tant de sommeil et d'appétit qu'il m'en
fallait pour soutenir mon croît, lequel était plus hâtif qu'il n'est
d'habitude en nos pays, et mon père pensait qu'un peu d'amusement me
serait bon. Mais je n'en pris pas tant, à voir du monde et des endroits
nouveaux, comme j'en aurais eu six mois auparavant. J'avais comme une
languition sotte qui me faisait regarder toutes les filles sans oser
leur dire un mot; et puis, je songeais à Brulette, que je m'imaginais
pouvoir épouser, par la seule raison que c'était la seule qui ne me fît
point peur, et je ruminais le compte de ses années et des miennes, ce
qui ne faisait pas marcher le temps plus vite que le bon Dieu ne l'avait
réglé à son horloge.
Comme je revenais en croupe derrière mon père, sur une autre jument que
nous avions achetée à la foire, nous fîmes rencontre, en un chemin
creux, d'un homme entre les deux âges qui conduisait une petite
charrette, très-chargée de mobilier, laquelle, n'étant traînée que d'un
âne, restait embourbée et ne pouvait faire un pas de plus. L'homme était
en train d'allégir le poids, en posant sur le chemin une partie de son
chargement, ce que voyant mon père:
--Descends, me dit-il, et secourons le prochain dans l'embarras.
L'homme nous remercia de notre offre, et comme parlant à sa charrette:
--Allons, petite, éveille-toi, dit-il; j'aime autant que tu ne risques
point de verser.
Alors, je vis se lever, de dessus un matelas, une jolie fille qui me
parut avoir quinze ou seize ans, à première vue, et qui demanda, en se
frottant les yeux, ce qu'il y avait de nouveau.
--Il y a que le chemin est mauvais, ma fille, dit le père en la prenant
dans ses bras; viens, et ne te mets point les pieds dans l'eau; car vous
saurez, dit-il à mon père, qu'elle est malade de fièvre pour avoir
poussé trop vite en hauteur; voyez quelle grande vigne folle, pour une
enfant d'onze ans et demi!
--Vrai Dieu, dit mon père, voilà un beau brin de fille, et jolie comme
un jour, encore que la fièvre l'ait blêmie. Mais ça passera, et avec un
peu de nourriture, ça ne sera pas d'une mauvaise défaite.
Mon père, parlant ainsi, avait la tête encore remplie du langage des
maquignons en foire. Mais, voyant que la jeune fille avait laissé ses
sabots sur la charrette, et qu'il n'était point aisé de les y retrouver,
il m'appela, disant:
--Tiens, toi! tu es bien assez fort pour tenir cette petite un moment.
Et, la mettant dans mes bras, il attela notre jument à la place de l'âne
bourdi, et sortit la charrette de ce mauvais pas. Mais il y en avait un
second, que mon père connaissait pour avoir suivi plusieurs fois le
chemin, et, me faisant appel de continuer, il marcha en avant avec
l'autre paysan qui tirait son âne par les oreilles.
Je portais donc cette grande fillette et la regardais avec étonnement,
car si elle avait la tête de plus que Brulette, on voyait bien, à sa
figure, qu'elle n'était pas plus vieille.
Elle était blanche et menue comme un flambeau de cire vierge, et ses
cheveux noirs, débordant d'un petit bonnet en mode étrangère, qui
s'était dérangé dans son sommeil, me tombaient sur la poitrine et me
pendaient quasiment jusqu'aux genoux. Je n'avais jamais rien vu de si
bien achevé que son visage pâle, ses yeux bleu-clair, bordés de soies
très-épaisses, son air doux et fatigué, et mêmement un signe tout à fait
noir qu'elle avait au coin de la bouche et qui rendait sa beauté
très-étrange et difficile à oublier.
Elle semblait si jeune que mon coeur ne me disait rien à côté du sien,
et ce n'était peut-être pas tant son manque d'années que la langueur de
sa maladie qui me la faisait paraître si enfant. Je ne lui parlais
point, et marchais toujours sans la trouver lourde, mais ayant du
plaisir à la regarder, comme on en sent devant toute chose belle, que ce
soit fille ou femme, fleur ou fruit.
Comme nous approchions de la seconde gâne, où son père et le mien
recommençaient, l'un à tirer son cheval, l'autre a pousser sa roue, la
fillette me parla en un langage qui me fit rire, vu que je n'en
comprenais pas un mot. Elle s'étonna de mon étonnement, et, me parlant
alors comme nous parlons:
--Ne vous ruinez pas le corps à me porter, dit-elle, je marcherai bien
sans sabots: j'y suis aussi habituée que les autres.
--Oui, mais vous êtes malade, que je lui répondis, et j'en porterais
bien quatre comme vous. Mais de quel pays êtes-vous donc, que vous
parliez si drôlement tout à l'heure?
--De quel pays! dit-elle. Je ne suis pas d'un pays. Je suis des bois,
voilà tout. Et vous, de quel pays que vous êtes donc?
--Oh! ma fine, si vous êtes des bois, je suis des blés, que je lui
répondis en riant.
J'allais cependant la questionner davantage quand son père vint me la
reprendre.
--Allons, fit-il, après avoir donné une poignée de main à mon père, en
vous remerciant, mes braves gens. Et toi, petite, embrasse donc ce bon
garçon qui t'a portée comme une châsse.
La fillette ne se fit point prier; elle n'était pas encore dans l'âge de
la honte, et, n'y entendant pas malice, elle n'y faisait point de
façons. Elle m'embrassa sur les deux joues, en me disant:
--Merci à vous, mon beau serviteur. Et, passant aux bras de son père,
elle fut remise sur son matelas et parut pressée de reprendre son somme,
sans aucun souci des cahots et des aventures du chemin.
--Encore adieu! nous dit son père, qui me prit le genou pour me replacer
en croupe sur la jument. Un beau garçon! fit-il à mon père, en me
regardant, et aussi avancé dans l'âge que vous dites qu'il a, que ma
petite dans le sien.
--Il se sent bien aussi un peu d'en être malade, répondit mon père;
mais, le bon Dieu aidant, le travail guérira tout. Excusez-nous si nous
prenons les devants, nous allons loin et voulons arriver chez nous
devant la nuit.
Là-dessus, mon père talonna notre monture, qui prit le trot, et moi, me
retournant, je vis que l'homme à la charrette coupait sur la droite et
s'en allait à l'encontre de nous.
Je pensai bientôt à autre chose, mais Brulette m'étant revenue dans la
tête, je songeai aux francs baisers que m'avait donnés cette petite
fille étrangère, et me demandai pourquoi Brulette répondait par des
tapes à ceux que je lui voulais prendre; et, comme la route était longue
et que je m'étais levé avant jour, je m'endormais derrière mon père,
mêlant, je ne sais comment, les figures de ces deux fillettes dans ma
tête embrouillée de fatigue.
Mon père me pinçait pour me réveiller, car il me sentait lui peser sur
les épaules et craignait de me voir tomber. Je lui demandai qui étaient
ces gens que nous avions rencontrés.
--Qui? fit-il, en se moquant de mes esprits alourdis; nous avons
rencontré plus de cinq cents mondes depuis ce matin.
--Cet âne et cette charrette?
--Ah bon! dit-il. Ma foi, je n'en sais rien, je n'ai pas songé à m'en
enquérir. Ça doit être des Marchois ou des Champenois, car ça a un
accent étranger; mais j'étais si occupé de voir si cette jument a un bon
coup de collier, que je ne me suis point intéressé à autre chose. De
vrai, elle tire bien et n'est point rétive à la peine; je crois qu'elle
fera un bon service et que décidément je ne l'ai point surpayée.
Depuis ce temps-là (le voyage m'avait sans doute été bon), je pris le
dessus et commençai à avoir goût au travail; mon père m'ayant donné le
soin de la jument, et puis celui du jardin, enfin celui du pré, je
trouvai, petit à petit, de l'agrément à bêcher, planter et récolter.
Mon père était veuf depuis longtemps et se montrait désireux de me
mettre en jouissance de l'héritage que ma mère m'avait laissé. Il
m'intéressait donc à tous nos petits profits et ne souhaitait rien tant
que de me voir devenir bon cultivateur.
Il ne fut pas longtemps sans reconnaître que je mordais à belles dents
dans ce pain-là, car si la jeunesse a besoin d'un grand courage pour se
priver de plaisir au profit des autres, il ne lui en faut guère pour se
ranger à ses propres intérêts, surtout quand ils sont mis en commun
avec une bonne famille, bien honnête dans les partages et bien d'accord
dans le travail.
Je restai bien un peu curieux de causette et d'amusement le dimanche;
mais on ne me le reprochait point à la maison, parce que j'étais bon
ouvrier tout à fait le long de la semaine; et, à ce métier-là, je pris
belle santé et belle humeur, avec un peu plus de raison dans la tête que
je n'en avais annoncé au commencement. J'oubliai les fumées d'amour, car
rien ne rend si tranquille comme de suer sous la pioche, du lever au
coucher du soleil; et quand vient la nuit, ceux qui ont eu affaire à la
terre grasse et lourde de chez nous, qui est la plus rude maîtresse
qu'il y ait, ne s'amusent pas tant à penser qu'à dormir pour recommencer
le lendemain.
C'est de cette manière que j'attrapai tout doucement l'âge où il m'était
permis de songer, non plus aux petites filles, mais aux grandes; et, de
même qu'aux premiers éveils de mon goût, je retrouvai encore ma cousine
Brulette plantée dans mon inclination avant toutes les autres.
Restée seule avec son grand-père, Brulette avait fait de son mieux pour
devancer les années par sa raison et son courage. Mais il y a des
enfants qui naissent avec le don ou le destin d'être toujours gâtés.
Le logement de la Mariton avait été loué à la mère Lamouche, de
Vieilleville, qui n'était point à son aise et qui se dépêcha de servir
les Brulet comme si elle eût été à leurs gages, espérant par là être
écoutée quand elle remontrerait ne pouvoir payer les dix écus de sa
locature. C'est ce qui arriva, et Brulette, se voyant aidée, devancée et
flattée en toutes choses par cette voisine, prit le temps et l'aise de
pousser en esprit et en beauté, sans se trop fouler l'âme ni le corps.
Deuxième veillée.
La petite Brulette était donc devenue la belle Brulette, dont il était
déjà grandement parlé dans le pays, pour ce que, de mémoire d'homme, on
n'avait vu plus jolie fille, des yeux plus beaux, une plus fine taille,
des cheveux d'un or plus doux avec une joue plus rose; la main comme un
satin, et le pied mignon comme celui d'une demoiselle.
Tout ça vous dit assez que ma cousine ne travaillait pas beaucoup, ne
sortait guère par les mauvais temps, avait soin de s'ombrager du soleil,
ne lavait guère de lessives et ne faisait point oeuvre de ses quatre
membres pour la fatigue.
Vous croiriez peut-être qu'elle était paresseuse? Point. Elle faisait
toutes choses dont elle ne se pouvait dispenser, tout à fait vite et
tout à fait bien. Elle avait trop de raisonnement pour laisser perdre le
bon ordre et la propreté dans son logis et pour ne point prévenir et
soigner son grand-père comme elle le devait. D'ailleurs, elle aimait
trop la braverie pour n'avoir pas toujours quelque ouvrage dans les
mains: mais d'ouvrage fatigant, elle n'en avait jamais ouï parler.
L'occasion n'y était point, et on ne saurait dire qu'il y eût de sa
faute.
Il y a des familles où la peine vient toute seule avertir la jeunesse
qu'il n'est pas tant question de s'amuser en ce bas monde, que de gagner
son pain en compagnie de ses proches. Mais, dans le petit logis au père
Brulet, il n'y avait que peu à faire pour joindre les deux bouts. Le
vieux n'avait encore que la septantaine, et, bon ouvrier, très-adroit
pour travailler la pierre (ce qui, vous le savez, est une grande science
dans nos pays), fidèle à l'ouvrage et vivement requis d'un chacun, il
gagnait joliment sa vie, et, grâce à ce qu'il était veuf et sans autre
charge que sa petite-fille, il pouvait faire un peu d'épargne pour le
cas où il serait arrêté par quelque maladie ou accident. Son bonheur
voulut qu'il se maintînt en bonne santé, en sorte que, sans connaître la
richesse, il ne connaissait point la gêne.
Mon père disait pourtant que notre cousine Brulette aimait trop la
_bienaiseté_, voulant faire entendre par là qu'elle aurait peut-être à
en rabattre quand viendrait l'heure de s'établir. Il convenait avec moi
qu'elle était aussi aimable et gentille en son parler qu'en sa personne;
mais il ne m'encourageait point du tout à faire brigue de mariage
autour d'elle. Il la trouvait trop pauvre pour être si demoiselle, et
répétait souvent qu'il fallait, en ménage, ou une fille très-riche, ou
une fille très-courageuse. «J'aimerais autant l'une que l'autre à
première vue, disait-il, et peut-être qu'à la seconde vue, je me
déciderais pour le courage encore plus que pour l'argent. Mais Brulette
n'a pas assez de l'un ni de l'autre pour tenter un homme sage.»
Je voyais bien que mon père avait raison; mais les beaux yeux et les
douces paroles de ma cousine avaient encore plus raison que lui avec moi
et avec tous les autres jeunes gens qui la recherchaient: car vous
pensez bien que je n'étais pas le seul, et que, dès l'âge de quinze ans,
elle se vit entourée de marjolets de ma sorte, qu'elle savait retenir et
gouverner comme son esprit l'y avait portée de bonne heure. On peut dire
qu'elle était née fière et connaissait son prix, avant que les
compliments lui en eussent donné la mesure. Aussi aimait-elle la louange
et la soumission de tout le monde. Elle ne souffrait point qu'on fût
hardi avec elle, mais elle souffrait bien qu'on y fût craintif, et
j'étais, comme bien d'autres, attaché à elle par une forte envie de lui
plaire, en même temps que dépité de m'y trouver en trop grande
compagnie.
Nous étions deux, pourtant, qui avions permission de lui parler d'un peu
plus près, de lui donner du _toi_, et de la suivre jusqu'en sa maison
quand elle revenait avec nous de la messe ou de la danse. C'était Joseph
Picot et moi; mais nous n'en étions pas plus avancés pour ça, et
peut-être que, sans nous le dire, nous nous en prenions l'un à l'autre.
Joseph était toujours à la métairie de l'Aulnières, à une demi-lieue de
chez Brulet et moitié demi-lieue de chez moi.
Il avait passé laboureur, et sans être beau garçon, il pouvait le
paraître aux yeux qui ne répugnent point aux figures tristes. Il avait
la mine jaune et maigre, et ses cheveux bruns, qui lui tombaient à plat
sur le front et au long des joues, le rendaient encore plus chétif dans
son apparence. Il n'était cependant ni mal fait, ni malgracieux de son
corps, et je trouvais, dans sa mâchoire sèchement coudée, quelque chose
que j'ai toujours observé être contraire à la faiblesse. On le jugeait
malade parce qu'il se mouvait lentement et n'avait aucune gaieté de
jeunesse; mais, le voyant très-souvent, je savais qu'il était ainsi de
sa nature et ne souffrait d'aucun mal.
C'était pourtant un ouvrier très-médiocre à la terre, pas très-soigneux
aux bestiaux, et d'un caractère qui n'avait rien d'aimable.
Son gage était le plus bas qu'on puisse payer dans un domaine à un valet
de charrue, et encore s'étonnait-on que son maître le voulût bien garder
si longtemps, car il ne savait rien faire prospérer aux champs ni à
l'étable. Mêmement, quand on l'en reprenait, il avait un air de dépit si
farouche qu'on ne savait que penser. Mais le père Michel assurait qu'il
n'avait jamais fait aucune mauvaise réponse, et il aimait mieux ceux qui
se soumettent sans rien dire, même en faisant la grimace, que ceux qui
flattent et qui trompent en caressant.
Sa grande fidélité et le mépris qu'en toutes choses il marquait pour les
actions injustes, le faisaient donc estimer de son maître, lequel disait
encore de lui que c'était grand dommage de voir un garçon si honnête et
si sage, avoir les bras si mols et le coeur si indifférent à son
ouvrage. Mais tel qu'il était, il le gardait par habitude, et aussi par
considération pour le père Brulet qui était un de ses amis très-ancien.
Dans ce que je viens de vous dire de lui, vous ne voyez point qu'il dût
plaire aux filles. Aussi ne le regardaient-elles que pour s'étonner
seulement de ne jamais rencontrer ses yeux, qui étaient grands et clairs
comme ceux d'une chouette et semblaient ne lui servir de rien.
Et cependant, j'étais toujours jaloux de lui, parce que Brulette lui
marquait toujours une attention qu'elle n'avait pour personne et qu'elle
m'obligeait d'avoir aussi. Elle ne le taboulait plus et marquait de
vouloir accepter son humeur telle que Dieu l'avait tournée, sans se
fâcher ni s'inquiéter de rien. Ainsi, elle lui passait de manquer de
galanterie, et mêmement de politesse, elle qui en exigeait tant de la
part des autres. Il pouvait faire mille sottises, comme de s'asseoir sur
la chaise qu'elle quittait et de la laisser en chercher une autre; de ne
point lui ramasser ses pelotes de laine ou de fil quand elles venaient à
choir; de lui couper la parole, ou de casser quelque épelette ou
ustensile à son usage: et jamais elle ne lui disait un mot d'impatience,
tandis qu'elle me grondait et me plaisantait s'il m'arrivait d'en faire
seulement le quart.
Et puis, elle prenait soin de lui comme s'il eût été son frère. Elle
avait toujours un morceau de viande en réserve, quand il venait la voir,
et, soit qu'il eût faim ou non, le lui faisait manger, disant qu'il
avait besoin de se nourrir le sang et de se renforcer l'estomac. Elle
avait l'oeil à ses hardes ni plus ni moins que la Mariton, et mêmement
s'enchargeait de les renouveler, disant que la mère n'avait point le
temps de coudre et de tailler. Et enfin, elle menait souvent pâturer ses
bêtes du côté où il travaillait, et causait avec lui, encore qu'il
causât bien peu et bien mal quand il s'y essayait.
Et en outre, elle ne souffrait point qu'on fît mépris ou moquerie de son
air triste ou de sa figure ébervigée. Elle répondait à toutes les
critiques qu'on en voulait faire, en disant qu'il n'avait pas une bonne
santé, qu'il n'était pas plus sot que les autres, que s'il ne parlait
mie, il n'en pensait pas moins; enfin qu'il valait mieux se taire que de
parler pour ne rien dire.
J'avais quelquefois bonne envie de la contrecarrer, mais elle m'arrêtait
vite, en disant:
--Il faut, Tiennet, que tu aies bien mauvais coeur d'abandonner ce
pauvre gars à la risée des autres, au lieu de le défendre quand on lui
fait de la peine. Je t'aurais cru meilleur parent pour moi.
Alors, je faisais sa volonté et défendais Joseph, ne voyant cependant
pas quelle maladie ou quelle affliction il pouvait avoir, à moins que la
défiance et la paresse ne fussent infirmités de nature, comme possible
était, encore qu'il me parût au pouvoir de l'homme de s'en guérir.
De son côté, Joseph, sans me marquer d'aversion, me regardait aussi
froidement que le reste du monde, et ne me témoignait point tenir compte
de l'assistance qu'il recevait de moi en toute rencontre; et, soit qu'il
fût épris de Brulette comme les autres, soit qu'il ne le fût que de
lui-même, souriait d'une étrange manière et prenait quasiment un air de
mépris pour moi quand elle me donnait la plus petite marque d'amitié.
Un jour qu'il avait poussé la chose jusqu'à lever les épaules, je
résolus d'en avoir explication avec lui, aussi doucement que possible,
pour ne point fâcher ma cousine, mais assez franchement pour lui faire
sentir qu'étant souffert par moi auprès d'elle avec tant de patience, il
devait m'y souffrir avec le même égard; mais, comme il y avait d'autres
amoureux de Brulette autour de nous, je remis mon dessein à la première
occasion où je le trouverais seul, et, à cette fin, j'allai, au
lendemain, le joindre en un champ où il travaillait.
Je fus étonné de l'y trouver justement en compagnie de Brulette, qui
était assise sur les racines d'un gros arbre, au revers du fossé où il
était censé couper de l'épine pour faire des bouchures. Mais il ne
coupait rien du tout, et, pour tout travail, chapusait quelque chose
qu'il mit vitement dans sa poche dès qu'il me vit, fermant son couteau
et s'accotant de causer, comme si j'eusse été son maître le prenant en
faute, ou comme s'il était en train de dire à ma cousine de choses bien
secrètes où je le venais déranger.
J'en fus si troublé et fâché que j'allais me retirer sans rien dire,
quand Brulette m'arrêta, et, se remettant à filer, car elle aussi avait
mis de côté son ouvrage en causant avec lui, me dit de m'asseoir auprès
d'elle.
Il me parut que c'était une avance pour endormir mon dépit et je m'y
refusai, disant que le temps n'engageait guère à s'arrêter dans les
fossés. De vrai, il faisait, sinon froid, du moins très-humide; le dégel
rendait les eaux troubles et les herbes fangeuses. Il y avait encore de
la neige dans les sillons, et le vent était désagréable. Il fallait, à
mon sens, que Brulette trouvât Joseph bien intéressant pour mener ses
ouailles dehors ce jour-là, elle qui les faisait si souvent et si
volontiers garder par sa voisine.
--Joset, dit Brulette, voilà notre ami Tiennet qui boude, parce qu'il
voit que nous avons un secret tous les deux. Ne veux-tu point que je lui
en fasse part? Son conseil n'y gâterait rien, et il te dirait ce qu'il
pense de ton idée.
--Lui? dit Joseph, qui recommença à lever les épaules comme il avait
fait la veille.
--Est-ce que le dos te démange quand tu me vois? lui dis-je un peu
émalicé. Je le pourrais bien gratter d'une manière qui t'en guérirait
une bonne fois.
Il me regarda en dessous, comme prêt à mordre; mais Brulette lui toucha
doucement l'épaule du bout de sa quenouille, et, l'appelant ainsi à
elle, lui parla dans l'oreille:
--Non, non, répondit-il, sans prendre la peine de me cacher sa réponse.
Tiennet n'est bon à rien pour me conseiller; il n'y connaît pas plus que
ta chèvre; et si tu lui dis la moindre chose, je ne te dirai plus rien.
Là-dessus, il ramassa sa tranche et sa serpe et s'en alla travailler
plus loin.
--Allons, dit Brulette en se levant pour rassembler ses ouailles, le
voilà encore mécontent; mais va, Tiennet, ça n'est rien de sérieux, je
connais sa fantaisie, il n'y a rien à y faire, et le mieux, c'est de ne
pas le tourmenter. C'est un garçon qui a une petite folleté dans la tête
depuis qu'il est au monde. Il ne sait ni ne peut s'en expliquer, et le
mieux est de le laisser tranquille; car si on l'assassine de questions,
il se prend à pleurer et on lui fait de la peine pour rien.
--M'est avis pourtant, cousine, dis-je à Brulette, que tu sais bien le
confesser.
--J'ai eu tort, répondit-elle. Je pensais qu'il avait une plus grosse
peine. Celle qu'il a te ferait rire si je pouvais te la raconter; mais
puisqu'il ne veut la dire qu'à moi, n'y pensons plus.
--Si c'est peu de chose, lui dis-je encore, tu n'en prendras, peut-être
plus tant de souci.
--Tu trouves donc que j'en prends trop? dit-elle. Est-ce que je ne dois
pas ça à la femme qui l'a mis au monde et qui m'a élevée avec plus de
soins et de caresses que son propre enfant?