William Shakespear

Les joyeuses Bourgeoises de Windsor
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(Il sort.)

[Note 49: _Couzin germans, hat have cozened_. Jeu de mots intraduisible
sur _cosen_ (filouter), _cosener germans_ (filous allemands) et
l'expression française de cousins germains.]

(Entre Caius.)

CAIUS.--Où est mon hôte de la _Jarretière_?

L'HÔTE.--Le voici, monsieur le docteur, dans la perplexité, et dans un
dilemme fort obscur.

CAIUS.--Je ne sais pas ce que c'est; mais on me dit que vous faites de
grands préparatifs pour un duc de Germanie. Sur ma foi, on ne sait pas à
la cour qu'il vienne un duc comme cela. Je vous dis ceci par bonne
volonté. Adieu.

(Il sort.)

L'HÔTE.--Au secours! haro! Cours, traître!--Assistez-moi, chevalier. Je
suis ruiné. Cours vite. Crie haro, crie. Traître, je suis ruiné.

(L'hôte et Bardolph sortent.)

FALSTAFF, seul.--Je voudrais que le monde entier fût dupé, puisque je
l'ai été, moi, et de plus battu. Si l'on venait à savoir à la cour
comment j'ai été métamorphosé, et comment dans cette métamorphose j'ai
été baigné et bâtonné, ils me feraient fondre ma graisse goutte à goutte
pour en huiler les bottes des pêcheurs. Je réponds qu'ils
m'assommeraient de leurs bons mots, jusqu'à ce que je fusse aplati comme
une poire tapée. Je n'ai jamais prospéré depuis le jour où je trichai à
la prime.--Oui, si j'avais l'haleine assez longue pour dire mes prières,
je ferais pénitence.

(Entre Quickly.)

FALSTAFF.--Ah! vous voilà? De quelle part venez-vous?

QUICKLY.--De la part de toutes deux, ma foi.

FALSTAFF.--Que le diable prenne l'une, et sa femme l'autre: elles seront
toutes deux bien pourvues. J'ai plus souffert pour l'amour d'elles, que
la malheureuse inconstance du coeur de l'homme ne me permet de
supporter.

QUICKLY.--Et n'ont-elles rien souffert? Si fait, je vous en réponds.
L'une d'elles surtout, mistriss Ford, la bonne âme, est bleue et noire
de coups, à ce qu'on ne lui voie pas une place blanche sur tout le
corps.

FALSTAFF.--Que me parles-tu de bleu et de noir? J'en ai, moi, de toutes
les couleurs de l'arc-en-ciel à force d'avoir été battu. J'ai risqué
même d'être appréhendé au corps pour la sorcière de Brentford. Sans
l'adresse admirable avec laquelle j'ai su prendre tout à fait les
manières d'une simple vieille, ce gredin de constable me faisait mettre
aux ceps comme sorcière, aux ceps de la canaille.

QUICKLY.--Permettez, sir John, que je vous parle dans votre chambre;
vous apprendrez comment vont les affaires, et je vous réponds que vous
n'en serez pas mécontent: voici une lettre qui vous en dira quelque
chose. Pauvres gens, que de peines pour vous ménager une rencontre!
Sûrement l'un de vous ne sert pas bien le ciel, puisque vous êtes si
traversés.

FALSTAFF.--Montez dans ma chambre.

(Ils sortent.)


SCÈNE VI

Une autre pièce dans l'hôtellerie de la _Jarretière_.

_Entrent_ FENTON et L'HÔTE.


L'HÔTE.--Ne me parlez point, monsieur Fenton: j'ai trop de chagrin; je
veux tout laisser là.

FENTON.--Écoute-moi seulement; seconde mon dessein: foi de gentilhomme,
je te donnerai cent livres en or au delà de ce que tu as perdu.

L'HÔTE.--Je vous écoute, monsieur Fenton, et du moins je vous promets le
secret.

FENTON.--Je vous ai parlé plusieurs fois de mon tendre amour pour la
belle Anne Page, qui a répondu à mon affection, en ce qui dépend d'elle,
autant que je le puis désirer. J'ai là une lettre d'elle dont le contenu
vous étonnera. Les détails de la plaisanterie dont elle me fait part s'y
trouvent tellement mêlés avec ce qui me concerne, que je ne puis vous
montrer chaque chose séparément et sans vous mettre au fait de tout. Le
gros Falstaff doit y jouer un grand rôle. Vous verrez là (_lui montrant
la lettre_) tout le plan de la scène; écoutez-moi donc bien, mon cher
hôte.--Ma douce Nan doit se rendre vers minuit au chêne de Herne, pour y
représenter la reine des fées. Pour quel objet, vous le verrez ici. Son
père lui a recommandé, tandis que chacun serait vivement occupé de son
rôle, de s'esquiver sous son déguisement avec Slender, et de se rendre
avec lui à Éton, pour l'y épouser immédiatement; elle a feint de
consentir.--En même temps sa mère, toujours opposée à ce mariage, et
fidèle à son protégé Caius, a de même donné le mot au docteur pour
l'enlever tandis que chacun songerait à son affaire, et la conduire au
doyenné, où un prêtre l'attend pour la marier sur l'heure; et Anne,
soumise en apparence aux projets de sa mère, a aussi donné sa promesse
au docteur. Maintenant, écoutez le reste: le père compte que sa fille
sera habillée tout en blanc; et que Slender, dans le moment favorable,
la reconnaissant à ce vêtement, la prendra par la main, la priera de le
suivre, et qu'elle s'en ira avec lui; la mère de son côté, pour la mieux
désigner au docteur, car ils seront tous déguisés et masqués, compte la
vêtir d'une manière singulière, avec une robe verte flottante, des
rubans pendants et des ornements brillants autour de sa tête. Quand le
docteur verra l'occasion propice, il doit lui pincer la main, et à ce
signal la jeune fille a promis qu'elle le suivrait.

L'HÔTE.--Et qui compte-t-elle tromper, son père ou sa mère?

FENTON--Tous les deux, bon hôte, pour venir avec moi. Ce que je vous
demande, c'est d'engager le vicaire à m'attendre dans l'église entre
minuit et une heure pour unir nos coeurs dans le lien d'un légitime
mariage.

L'HÔTE.--C'est bien; arrangez votre affaire; je vais trouver le vicaire;
amenez la jeune fille, vous ne manquerez pas de prêtre.

FENTON.--Je t'en aurai une éternelle obligation, sans compter la
récompense que tu recevras sur-le-champ.

(Ils sortent.)

FIN DU QUATRIÈME ACTE




                            ACTE CINQUIÈME

SCÈNE I

Une pièce dans l'hôtellerie de la _Jarretière_.

_Entrent_ FALSTAFF ET MISTRISS QUICKLY.


FALSTAFF.--Trêve de bavardage, je t'en prie. Adieu; je m'y rendrai.
Voici la troisième tentative; le nombre impair me portera bonheur,
j'espère. Allons, va-t'en. On dit qu'il y a dans les nombres impairs une
vertu divine, soit qu'ils s'appliquent à la naissance, à la fortune ou à
la mort. Adieu.

QUICKLY.--Je vous aurai une chaîne, et je vais faire de mon mieux pour
vous procurer une paire de cornes.

FALSTAFF.--Adieu, vous dis-je: le temps se perd, allez, levez la tête,
et rengorgez-vous. (_Sort mistriss Quickly. Entre Ford._) Ah! vous
voilà, monsieur Brook; monsieur Brook, les choses s'éclairciront ce
soir, ou jamais. Trouvez-vous vers minuit dans le parc, auprès du chêne
de Herne; vous y verrez des merveilles.

FORD.--Mais n'êtes-vous pas allé hier, monsieur, au rendez-vous qu'on
vous avait donné?

FALSTAFF.--J'y allai comme vous me voyez, monsieur Brook, en pauvre
vieil homme, mais j'en revins en pauvre vieille femme; son mari, le
coquin de Ford, a dans le corps le plus fameux enragé démon de jalousie,
monsieur Brook, qui se soit jamais avisé de gouverner un fou de son
espèce. Je vous dirai qu'il m'a cruellement battu sous ma figure de
vieille femme; sous ma figure d'homme je ne craindrais pas Goliath, une
aune de tisserand en main: je sais comme un autre que la vie n'est
qu'une navette[50]. Je suis pressé, venez avec moi; je vous conterai
tout cela, monsieur Brook. Depuis le temps où je plumais la poule,
négligeais mes leçons et fouettais le sabot, je n'avais pas su ce que
c'est que d'être battu jusqu'aujourd'hui. Suivez-moi, je vous dirai
d'étranges choses de ce coquin de Ford. J'en serai vengé cette nuit et
je vous livrerai sa femme. Votre expédition est réglée; j'ai la Ford
dans mes mains. Venez, d'étranges affaires se préparent, monsieur Brook,
venez.

(Ils sortent.)

[Note 50: _Life is a shuttle._ Allusion à des paroles de l'Écriture.]


SCÈNE II

Le parc de Windsor.

_Entrent_ PAGE, SHALLOW ET SLENDER.


PAGE.--Venez, venez. Il faut nous tapir dans ces fossés du château,
jusqu'à ce que les flambeaux de nos lutins nous donnent le signal. Mon
fils Slender, songez à ma fille.

SLENDER.--Oui vraiment, j'ai parlé avec elle, et nous sommes convenus
d'un mot du guet pour nous reconnaître l'un l'autre. J'irai à elle; elle
sera en blanc; je dirai _chut_, elle répondra _budget_; et, voyez-vous,
par là nous nous reconnaîtrons l'un l'autre.

SHALLOW.--Voilà qui est bien; mais qu'avez-vous besoin de votre _chut_;
ou de son _budget_? Le blanc l'annoncera et la désignera de reste. Dix
heures ont sonné.

PAGE.--La nuit est noire. Des follets, des lumières y figureront au
mieux. Que le ciel protège notre divertissement! Personne ici ne songe à
mal que le diable, et nous le reconnaîtrons à ses cornes.--Allons,
suivez-moi.

(Ils sortent.)


SCÈNE III

La grande rue de Windsor.

_Entrent_ MISTRISS PAGE, FORD ET _le_ DOCTEUR CAIUS.


MISTRISS PAGE.--Monsieur le docteur, ma fille est en vert. Dès que vous
trouverez votre moment, prenez son bras, menez-la au doyenné, et hâtez
la cérémonie. Entrez toujours dans le parc: il faut que nous deux nous
nous y rendions ensemble.

CAIUS.--Je sais ce que je dois faire. Adieu.

MISTRISS PAGE.--Bon succès, docteur. (_Il sort._) Mon mari se réjouira
moins du tour qu'on prépare à Falstaff, qu'il ne se fâchera du mariage
de Nancy avec le docteur. Mais n'importe. Mieux vaut une petite
gronderie qu'un grand crève-coeur.

MISTRISS FORD.--Où est Jean avec sa troupe de lutins? et Hugh, notre
diable gallois?

MISTRISS PAGE.--Ils sont tous accroupis dans une ravine voisine du chêne
de Herne, avec des lumières cachées. Au moment où Falstaff viendra nous
joindre, il les feront tous à la fois briller au milieu de la nuit.

MISTRISS FORD.--Il est impossible qu'il ne soit pas effrayé.

MISTRISS PAGE.--S'il n'est pas effrayé, au moins sera-t-il honni; et
s'il s'effraye, il sera mieux honni encore.

MISTRISS FORD.--Nous le conduisons joliment dans le piége.

MISTRISS PAGE.--Pour punir de tels libertins et leurs vilains désirs, un
piége n'est pas une trahison.

MISTRISS FORD.--L'heure approche. Au chêne, au chêne.

(Elles sortent.)


SCÈNE IV

Le parc de Windsor.


_Entrent_ EVANS ET _des_ FÉES.

EVANS.--Trottez, trottez, petites fées: venez, et souvenez-vous bien de
vos rôles. De la hardiesse, je vous prie. Suivez-moi dans le ravin; et
quand je vous dirai le mot du guet, faites ce que je vous ai dit.
Allons, allons, trottez, trottez.

(Ils sortent.)


SCÈNE V

Une autre partie du parc.

_Entre_ FALSTAFF _déguisé avec un bois de cerf sur la tête_.


FALSTAFF.--L'horloge de Windsor a sonné minuit; l'heure s'avance.--Dieux
au sang amoureux, assistez-moi maintenant. Souviens-toi, Jupiter, que tu
devins taureau pour ton Europe: l'amour s'assit entre tes cornes. O
puissance de l'amour qui, dans quelques occasions, fait d'une bête un
homme, et dans quelques autres fait de l'homme une bête! tu devins cygne
aussi, Jupiter, pour l'amour de Léda. Oh! tout-puissant amour! combien
le dieu alors se rapprochait de la nature d'une oie! Le premier péché te
changea en bétail; péché de bête! oh! Jupiter! et le second te
transforme en volaille, penses-y, Jupiter; péché de volage[51].--Quand
les dieux sont si lascifs, que feront les pauvres humains? Quant à moi,
je suis cerf de Windsor, et, je puis le dire, le plus gras de la forêt!
Jupin, rafraîchis et calme mon automne, ou ne trouve pas mauvais que je
dépense l'excès de mon embonpoint[52]. Qui vient ici? Est-ce ma biche?

[Note 51: _A foul fault_, dit Falstaff, jouant sur le mot _fowl_
(oiseau) et le mot _foul_ (coupable, odieux). Il a fallu chercher
quelque espèce d'équivalent à cette plaisanterie.]

[Note 52: _Send me a cool rut-time, Jove, or who can blame me to piss my
tallow?_]

(Entrent mistriss Ford et mistriss Page.)

MISTRESS FORD.--Sir John, est-ce vous, mon cerf, mon vigoureux cerf[53]?

[Note 53: _My male deer._ Le jeu de mots sur _deer_ (daim) et _dear_
(cher) s'est déjà rencontré plusieurs fois: il a été impossible de le
rendre ici même par un équivalent.]

FALSTAFF.--Oui, ma biche aux poils noirs[54]. Que maintenant le ciel
fasse pleuvoir des patates[55], fasse résonner sa foudre sur l'air des
_Vertes manches_, m'envoie une grêle d'épices, une neige de panicots,
qu'une tempête de stimulants vienne m'assaillir! Voilà mon asile.

(Il l'embrasse.)

[Note 54: _Black scut._]

[Note 55: _Potatoes._ Les patates, lorsqu'on les introduisit en
Angleterre, y passaient pour un stimulant. Probablement l'air des
_Vertes manches_ rappelait à Falstaff quelque idée gaillarde, et, au
lieu d'épices, il demande une grêle de _kissing comfits_; ce qu'il a
fallu rendre autrement pour être intelligible en français. Pour les
_kissing comfits_, voyez les notes de _Roméo et Juliette_.]

MISTRESS FORD--Mistriss Page est venue avec moi, mon cher coeur.

FALSTAFF.--Partagez-moi comme un chevreuil offert à deux juges; prenez
chacune un quartier. Je garde pour moi mes côtes; mes épaules seront
pour le garde du bois[56]. Quant à mes cornes, je les lègue à vos maris.
Ha! ha! suis-je l'homme du bois? Sais-je imiter Herne le
chasseur?--Allons, Cupidon se montre enfin garçon de conscience; il fait
restitution.--Comme il est vrai que je suis un esprit loyal, soyez les
bienvenues.

[Note 56: _The fellow of this walk._ Dans les règles de la vénerie, les
épaules de la bête revenaient de droit au garde du bois.]

(Bruit derrière le théâtre.)

MISTRISS PAGE.--Hélas! quel bruit est-ce là?

MISTRESS FORD.--Le ciel nous pardonne nos péchés!

FALSTAFF.--Qu'est-ce que cela peut-être?

MISTRISS FORD ET MISTRESS PAGE.--Fuyons, fuyons.

(Elles se sauvent en courant.)

FALSTAFF.--Je pense que le diable ne veut pas me voir damné, de peur que
l'huile contenue dans ma personne ne mette le feu à l'enfer; autrement
il ne me traverserait pas ainsi.

(Entrent sir Hugh Evans en satyre, mistriss Quickly et Pistol. Anne Page
en reine des fées, accompagnée de son frère et de plusieurs autres
jeunes garçons déguisés en fées avec des bougies allumées sur la tête.)

QUICKLY.--Esprits noirs, gris, verts et blancs qui vous réjouissez au
clair de la lune et sous les ombres de la nuit; enfants sans père[57],
entre les mains de qui repose l'immuable destinée, rendez-vous à votre
devoir et remplissez vos fonctions. Lutin crieur, faites l'appel des
Fées.

[Note 57: _You orphan-heirs of fixed destiny._ Les commentateurs sont
demeurés dans l'embarras sur le sens de ce passage qui ne paraît
cependant pas très-difficile à saisir. Dans les superstitions relatives
aux fées, lutins et esprits follets, etc., on attribue à ces êtres
mystérieux tous les effets de ce que nous appelons hasard, tout
événement qui n'est pas le résultat d'une prédétermination connue.
Ainsi, confondant poétiquement l'agent avec son action, Shakspeare a pu
prendre les fées, les lutins, etc., pour les hasards eux-mêmes, et, dans
ce sens, les appeler _orphans_, orphelins, enfants sans père. Ensuite
_heir_, dans la langue de Shakspeare, signifie pour le moins aussi
souvent possesseur qu'héritier. Il n'est pas douteux que le double sens
du mot, joint surtout à celui d'_orphans_ (héritiers orphelins), n'ait
ici séduit Shakspeare qui ne résiste jamais à ce genre de séduction;
mais il paraît également clair que, par _heirs of fixed destiny_, il a
entendu ceux entre les mains de qui réside, est déposée l'immuable
destinée; et, peut-être ici, le vague de l'expression convient-il assez
bien au genre d'idées qu'avait à rendre le poëte.]

PISTOL.--Esprits, écoutez vos noms; silence, atomes aériens. _Cri, cri_,
élance-toi aux cheminées de Windsor, et là où le feu ne sera pas
couvert, le foyer point balayé, pince les servantes jusqu'à les rendre
violettes comme des mûres. Notre rayonnante reine hait les malpropres et
la malpropreté.

FALSTAFF, _bas, tremblant_.--Ce sont des lutins! quiconque leur parle
est mort. Je vais fermer les yeux et me coucher à terre; leurs oeuvres
sont interdites à l'oeil de l'homme.

EVANS.--Où est _Bède_? Allez, et quand vous trouverez une jeune fille
qui, avant de se coucher, ait dit trois fois ses prières, réjouissez son
imagination, et donnez-lui le profond sommeil de l'insouciante enfance;
mais pour celles qui dorment sans songer à leurs péchés, pincez-leur les
bras, les jambes, le dos, les épaules, les côtés et le menton.

QUICKLY.--A l'ouvrage, à l'ouvrage; esprits, parcourez le château de
Windsor, en dedans et en dehors. Fées, répandez les dons du bonheur dans
chacune de ses salles sacrées; que jusqu'au jour du jugement il demeure
entier autant que magnifique, digne de son possesseur, et son possesseur
digne de lui. Nettoyez avec le parfum du baume et des fleurs les plus
précieuses les siéges destinés aux différentes dignités de l'ordre, les
statues ornées, les cottes d'armes, et les écussons à jamais sanctifiés
par les plus loyales armoiries. Et pendant la nuit, fées des prairies,
ayez soin, en chantant, de former un cercle semblable à celui de la
Jarretière. Que l'endroit qui en portera l'empreinte devienne d'un vert
plus frais et plus fertile que celui d'aucune des prairies qu'on ait
jamais pu voir. _Honni soit qui mal y pense_ y sera écrit par vous, en
touffes de couleur d'émeraude, en fleurs incarnates bleues et blanches,
semblables aux saphirs, aux perles et à la riche broderie qui s'attache
au-dessous du genou fléchissant de cette brillante chevalerie. Les fées
écrivent en caractères de fleurs. Allez, dispersez-vous, mais n'oublions
pas la danse d'usage que nous devons former autour du chêne de Herne
jusqu'à ce que l'horloge ait sonné une heure.

EVANS.--Je vous prie, prenons-nous les mains dans l'ordre accoutumé;
vingt vers luisants nous serviront de lanternes pour conduire notre
danse autour de l'arbre. Mais arrêtez, je sens un homme de la moyenne
terre.

FALSTAFF.--Que les cieux me défendent de ce lutin gallois! il me
changerait en un morceau de fromage.

EVANS.--Vil insecte, tu as été rejeté dès ta naissance.

QUICKLY.--Que le feu d'épreuve touche le bout de son doigt; s'il est
chaste, la flamme retournera en arrière et il n'en sentira aucune
douleur; mais s'il tressaille, sa chair renferme un coeur corrompu.

PISTOL.--A l'épreuve, venez!

EVANS.--Venez voir si son bois prendra feu.

(Ils le brûlent avec leurs flambeaux.)

FALSTAFF.--Oh! oh! oh!

QUICKLY.--Corrompu, corrompu, souillé de mauvais désirs! Fées,
entourez-le; que vos chants lui reprochent sa honte; et, en tournant,
pincez-le en cadence.

EVANS.--Cela est juste; il est plein de vices et d'iniquités.

(Chant.)

          Honte aux coupables désirs,
          Honte à l'impureté et à la luxure:
          La luxure est un feu
    Allumé dans le sang par l'incontinence des désirs du coeur;
          Ses flammes s'élèvent insolemment,
    Excitées par la pensée, et aspirent toujours plus haut.
          Pincez-le, fées, toutes ensemble;
          Pincez-le pour punir son infamie;
          Pincez-le, brûlez-le, tournez autour de lui,
    Jusqu'à ce que vos flambeaux, la lumière des étoiles
          Et le clair de lune aient cessé de briller.

(Durant ce chant, les fées pincent Falstaff. Le docteur Caius arrive
d'un côté et enlève une des fées habillée de vert; Slender vient par une
autre route, enlève une des fées vêtue de blanc; puis Fenton survient et
s'échappe avec Anne Page. Un bruit de chasse se fait entendre derrière
le théâtre; toutes les fées s'enfuient. Falstaff arrache ses cornes et
se relève.)

(Entrent Page et Ford, mistriss Page et mistriss Ford. Ils se saisissent
de Falstaff.)

PAGE.--Non, ne fuyez pas ainsi.--Je crois que nous vous avons attrapé
pour le coup: n'avez-vous donc pas pour vous échapper d'autre
déguisement que celui de Herne le chasseur?

MISTRISS PAGE.--Allons, je vous prie, venez: ne poussons pas plus loin
la plaisanterie. Eh bien, mon cher sir John, que dites-vous maintenant
des femmes de Windsor? Et vous, mon mari, voyez: cette belle paire de
cornes ne convient-elle pas mieux à la forêt qu'à la ville?

FORD.--Eh bien, mon cher monsieur, qui de nous deux est le sot?...
Monsieur Brook, Falstaff est un gredin, gredin de cocu. Voilà ses
cornes, monsieur Brook; et de toutes les jouissances qu'il s'était
promises sur ce qui appartient à Ford, il n'a eu que celle de son panier
de lessive, de sa canne, et de vingt livres sterling qu'il faudra rendre
à M. Brook. Ses chevaux sont saisis pour gage, monsieur Brook.

MISTRISS FORD.--Sir John, le malheur nous en veut; nous n'avons jamais
pu parvenir à nous trouver ensemble. Allons, je ne vous prendrai plus
pour mon amant; mais je vous tiendrai toujours pour cher[58].

[Note 58: _My deer_. Toujours le même jeu de mots entre _deer_ et
_dear_. On a tâché d'y substituer celui de _cher_ et _chair_, une
traduction parfaitement fidèle étant impossible.]

FALSTAFF.--Je commence à voir qu'on a fait de moi un âne.

MISTRISS FORD.--Oui; et aussi un boeuf gras: les preuves subsistent.

FALSTAFF.--Ce ne sont donc pas des fées? J'ai eu deux ou trois fois
l'idée que ce n'étaient pas des fées; et cependant les remords de ma
conscience, le saisissement soudain de toutes mes facultés, m'ont
aveuglé sur la grossièreté du piége, et m'ont fait croire dur comme fer,
contre toute rime et toute raison, que c'étaient des fées. Voyez donc
comme l'esprit peut faire de nous un sot, quand il est employé à mal.

EVANS.--Sir John Falstaff, servez Dieu, renoncez à vos mauvais désirs,
et les fées ne vous pinceront plus.

FORD.--Bien dit, Hugh l'esprit!

EVANS.--Et vous, renoncez à vos jalousies, je vous en prie.

FORD.--Jamais il ne m'arrivera de me défier de ma femme, que lorsque tu
seras en état de lui faire ta cour en bon anglais.

FALSTAFF.--Me suis-je donc desséché, brûlé le cerveau au soleil, au
point qu'il ne m'en reste pas assez pour échapper à une grossière
déception? Un bouc gallois m'aura fait danser à sa guise, et pourra me
coiffer d'un bonnet de fou de son pays? Il serait grand temps qu'on
m'étranglât avec une boule de fromage grillé.

EVANS.--Le fromage n'est pas bon avec le beurre; et votre ventre est
tout beurre.

FALSTAFF. Fromage et beurre! Ai-je assez vécu pour recevoir la leçon
d'un gaillard qui vous met l'anglais en capilotade? En voilà plus qu'il
ne faut pour décréditer par tout le royaume la débauche et les courses
nocturnes.

MISTRISS PAGE.--Eh quoi, sir John, pensez-vous que quand même nous
aurions banni la vertu de nos coeurs, par la tête et par les épaules, et
que nous aurions voulu nous damner sans scrupule, le diable eût jamais
pu nous rendre amoureuses de vous?

FORD.--D'un vrai pudding, d'un ballot d'étoupes.

MISTRISS PAGE.--D'un essoufflé!

PAGE.--Vieux, glacé, flétri, et d'une bedaine intolérable.

FORD.--D'une langue de Satan!

PAGE.--Pauvre comme Job!

FORD.--Et aussi méchant que sa femme.

EVANS.--Et adonné aux fornications, aux tavernes, au vin d'Espagne, et à
la bouteille, et aux liqueurs, et à la boisson, et aux jurements, et aux
impudences, et aux ci et aux çà.

FALSTAFF.--Fort bien, je suis le sujet de votre éloquence: vous avez le
pion sur moi; je suis confondu; je ne suis pas même en état de répondre
à ce blanc-bec de Gallois, et l'ignorance même me foule aux pieds.
Traitez-moi comme il vous plaira.

FORD.--Vraiment, mon cher, nous allons vous conduire à Windsor, à un
monsieur Brook à qui vous avez filouté de l'argent, et dont vous aviez
consenti à vous faire l'entremetteur: je pense que la restitution de cet
argent vous sera une douleur beaucoup plus amère que tout ce que vous
avez déjà enduré.

MISTRISS FORD.--Non, mon mari, laissez-lui cet argent en réparation;
abandonnez-lui cette somme, et comme cela nous serons tous amis.

FORD.--Allons, soit; voilà ma main: tout est pardonné.

PAGE.--Allons, gai chevalier; tu feras collation ce soir chez moi, où tu
riras aux dépens de ma femme, comme elle rit maintenant aux tiens:
dis-lui que monsieur Slender vient d'épouser sa fille.

MISTRISS PAGE, _à part_.--Les docteurs en doutent: s'il est vrai qu'Anne
Page soit ma fille, elle est actuellement la femme du docteur Caius.

(Entre Slender.)

SLENDER.--Oh! oh! oh! père Page.

PAGE.--Qu'est-ce que c'est, mon fils, qu'est-ce que c'est? est-ce fini?

SLENDER.--Oui, fini..... Je le donne au plus habile homme du comté de
Glocester, pour y connaître quelque chose, ou je veux être pendu, là,
voyez-vous.

PAGE.--Et de quoi s'agit-il donc, mon fils?

SLENDER.--J'arrive là-bas à Éton pour épouser mademoiselle Anne Page; et
elle s'est trouvée être un grand nigaud de garçon: si ce n'avait pas été
dans l'église, je l'aurais étrillé, ou il m'aurait étrillé. Si je
n'avais pas cru que c'était Anne Page, que je ne bouge jamais de la
place; et c'est un postillon du maître de poste!

PAGE.--Sur ma vie, vous vous êtes donc trompé?

SLENDER.--Eh! qu'avez-vous besoin de me le dire? Je le sais bien,
morbleu! puisque j'ai pris un garçon pour une fille. Si je m'étais
trouvé l'avoir épousé à cause de la figure qu'il avait dans sa robe de
femme, j'aurais été bien avancé.

PAGE.--C'est la faute de votre bêtise. Ne vous avais-je pas dit comment
vous reconnaîtriez ma fille à la couleur de ses habits?

SLENDER.--Je me suis adressé à celle qui était en blanc; je lui ai dit
_chut_, et elle m'a répondu _budget_, comme nous en étions convenus,
mistriss Anne et moi; et cependant ce n'était pas mistriss Anne, mais un
postillon de la poste.

EVANS.--Jésus! monsieur Slender, n'y voyez-vous donc pas assez clair
pour ne pas épouser un garçon.

PAGE.--Oh! je suis cruellement vexé. Que faire?

MISTRISS PAGE.--Cher George, ne vous fâchez pas: je savais votre
dessein; en conséquence, j'ai fait habiller ma fille en vert, et, pour
dire la vérité, elle est maintenant avec le docteur au doyenné, où on
les marie.

(Entre Caius.)

CAIUS.--Où est mistriss Anne Page? palsambleu! je suis attrapé; j'ai
épousé un garçon, un paysan; ce n'est point Anne Page. Palsambleu! je
suis attrapé.

MISTRISS PAGE.--Quoi! n'avez-vous pas pris celle qui était en vert?

CAIUS.--Oui, palsambleu! et c'est un garçon. Palsambleu! je vais
soulever tout Windsor.

(Il sort.)

FORD.--C'est étrange! Qui donc aura emmené la véritable Anne Page?

PAGE.--Le coeur ne me dit rien de bon. Voici monsieur Fenton. (_Entrent
Fenton et mistriss Anne Page_.) Que venez-vous faire ici, monsieur
Fenton?

ANNE.--Pardon, mon bon père; ma bonne mère, pardon.

PAGE.--Quoi? mademoiselle, comment arrive-t-il que vous ne soyez pas
avec monsieur Slender?

MISTRISS PAGE.--Par quel hasard n'êtes-vous pas avec monsieur le
docteur, jeune fille?

FENTON.--Vous la troublez: écoutez-moi, vous allez savoir toute la
vérité. Chacun de vous la mariait honteusement, sans qu'il y eût aucun
amour mutuel. La vérité est qu'elle et moi depuis longtemps engagés l'un
à l'autre, nous le sommes maintenant d'une manière si solide, que rien
ne peut nous séparer. La faute qu'elle a commise est vertu; et cette
fraude ne doit point être traitée ni de supercherie criminelle, ni de
désobéissance, ni de manque de respect, puisque par là votre fille évite
des jours de malheur et de malédiction que lui aurait fait passer un
mariage forcé.

FORD.--Allons, ne restez pas interdits, il n'y a pas de remède: en
amour, c'est le ciel qui choisit les conditions; l'argent achète des
terres, le sort livre les femmes.

FALSTAFF.--Je suis bien aise de voir qu'en ne voulant que tirer sur moi
seul, quelques-uns de vos traits sont retombés sur vous.

PAGE.--Allons, en effet, quel remède?--Fenton, le ciel t'accorde le
bonheur! il faut bien accepter ce qu'on ne peut éviter.

FALSTAFF.--Quand les chiens de nuit courent, toutes espèces de bêtes
sont prises.

EVANS.--Je danserai et je mangerai des dragées à vos noces.

MISTRISS PAGE.--Allons, je me rends aussi.--Monsieur Fenton que le ciel
vous accorde de longs et longs jours de bonheur! Bon mari, allons tous
au logis rire, devant un bon feu de campagne, de cette joyeuse histoire;
et sir John comme les autres.

FORD.--Ainsi soit-il.--Sir John, vous tiendrez votre parole à monsieur
Brook: il passera la nuit avec mistriss Ford.

(Tous sortent.)


FIN DU CINQUIÈME ET DERNIER ACTE.
                
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