William Shakespear

Le marchand de Venise
Go to page: 1234
SALANIO.--Pas un seul, seigneur. D'ailleurs, il paraît qu'eût-il à
présent l'argent du billet, le Juif ne voudrait pas le prendre. Je n'ai
jamais vu de créature portant figure d'homme, aussi âpre, aussi acharnée
à détruire un homme. Il assiége jour et nuit le duc, en appelle aux
libertés de l'État du refus de lui rendre justice. Vingt marchands, le
duc lui-même et les magnifiques[12] du grand port, ont tenté de le
persuader; mais sa haine ne veut pas sortir de là; une peine encourue,
la justice, son billet.

[Note 12: On sait que c'était le titre des grands de Venise, les
magnifiques seigneurs.]

JESSICA.--Quand j'étais avec lui, je l'ai entendu jurer à Tubal et à
Chus, ses compatriotes, qu'il aimerait mieux avoir la chair d'Antonio,
que vingt fois la somme qu'il lui avait prêtée; et j'ai la certitude,
seigneur, que si les lois et l'autorité, et toute la force du pouvoir ne
s'y opposent, la chose ira bien mal pour le pauvre Antonio.

PORTIA.--C'est votre ami qui se trouve dans ces angoisses?

BASSANIO.--Le plus cher de mes amis, le meilleur des hommes; l'âme la
mieux faite et la plus infatigable à rendre service; enfin, l'homme qui
nous retrace l'ancienne vertu romaine, plus qu'aucun autre qui respire
l'air d'Italie.

PORTIA.--Combien doit-il au Juif?

BASSANIO.--Il doit pour moi trois mille ducats.

PORTIA.--Quoi! pas davantage? Donnez lui en six mille, et annulez le
billet. Doublez les six mille, triplez-les, plutôt qu'un ami de cette
sorte perde un cheveu par la faute de Bassanio. Venez d'abord à
l'église, nommez-moi votre épouse, et partez pour aller à Venise trouver
votre ami; car vous ne reposerez point aux côtés de Portia avec une âme
inquiète. Je vous donnerai assez d'or pour payer vingt fois cette petite
dette. Quand elle sera acquittée, amenez avec vous votre fidèle ami.
Cependant, Nérissa ma suivante et moi, nous vivrons comme des filles et
des veuves. Allons, venez; car vous allez partir le jour même de vos
noces. Traitez bien vos amis, montrez leur une mine joyeuse: puisque je
vous ai acheté cher, je vous aimerai chèrement.--Mais voyons la lettre
de votre ami.

BASSANIO _lit_.--«Mon cher Bassanio, tous mes vaisseaux se sont perdus:
mes créanciers deviennent cruels; ma fortune est réduite à bien peu de
chose. J'ai encouru la peine portée dans l'obligation faite au Juif: et
puisque en remplissant cette clause il est impossible que je vive,
toutes vos dettes envers moi seront acquittées si je puis vous voir
avant ma mort. Cependant faites ce que vous voudrez: si ce n'est pas
votre amitié qui vous engage à venir, que ce ne soit pas ma lettre.»

PORTIA.--O mon amour, terminez promptement toute affaire; partez.

BASSANIO.--Puisque vous me donnez la permission de m'éloigner, je vais
me hâter. Mais jusqu'à mon retour aucun lit n'aura à se reprocher de me
retenir, aucun repos ne viendra se placer entre vous et moi.

(Ils sortent.)


SCÈNE III

À Venise.--Une rue.

_Entrent_ SHYLOCK, ANTONIO, SALARINO, UN GEÔLIER.


SHYLOCK.--Geôlier, veillez sur lui. Ne me parlez pas de pitié. Le voilà
cet imbécile qui prêtait de l'argent gratis.--Geôlier, veillez sur lui.

ANTONIO.--Encore un mot, Shylock.

SHYLOCK.--Je veux qu'on satisfasse à mon billet; ne me parle pas contre
mon billet. J'ai juré que mon billet serait acquitté.--Tu m'as appelé
chien sans en avoir aucun sujet; mais puisque je suis un chien, prends
garde à mes crocs. Le duc me fera justice.--Je m'étonne, coquin de
geôlier, que tu aies la faiblesse de sortir avec lui à sa sollicitation.

ANTONIO.--Je te prie, laisse-moi te parler.

SHYLOCK.--J'aurai mon billet: je ne veux point t'entendre; j'aurai mon
billet. Ne me parle pas davantage: on ne fera pas de moi un imbécile au
coeur tendre, aux yeux piteux, capable de secouer la tête, de se
relâcher et de céder en soupirant aux instances des chrétiens. Ne me
suis pas: je ne veux point t'entendre; je veux l'acquit de mon billet.

(Il sort.)

SALARINO.--C'est le mâtin le plus inflexible qui ait jamais vécu parmi
les hommes.

ANTONIO.--Laissons-le; je ne le poursuivrai plus de prières inutiles: il
veut avoir ma vie; j'en sais bien la raison. J'ai souvent arraché à ses
poursuites plusieurs de ses débiteurs insolvables qui sont venus
implorer mon secours; voilà pourquoi il me hait.

SALARINO.--Non, j'en suis sûr, le duc ne souffrira jamais qu'un pareil
engagement ait son effet.

ANTONIO.--Le duc ne peut refuser de suivre la loi: retrancher aux
étrangers les sûretés dont ils jouissent à Venise serait une injustice
contre l'État; car la richesse de son commerce est fondée sur l'abord de
toutes les nations. Ainsi donc, allons; mes chagrins et mes pertes m'ont
tellement abattu, qu'à peine pourrai-je conserver jusqu'à demain une
livre de chair pour mon sanguinaire créancier. À la bonne heure; venez,
geôlier.--Je prie Dieu que Bassanio vienne me voir acquitter sa dette,
et je suis content.

(Ils sortent.)


SCÈNE IV

À Belmont.--Une pièce dans la maison de Portia.

_Entrent_ PORTIA, NÉRISSA, LORENZO, JESSICA, BALTHASAR.


LORENZO.--Permettez-moi, madame, de le dire en votre présence, vous vous
êtes formé une noble et juste idée de la divine amitié. Elle se montre
puissamment dans la manière dont vous supportez l'absence de votre
époux; mais si vous connaissiez celui à qui vous témoignez ces égards, à
quel véritablement galant homme vous envoyez secours, combien il aime
votre mari, je suis sûr que vous seriez plus fière de votre ouvrage,
qu'un bienfait ordinaire ne saurait vous forcer de l'être.

PORTIA.--Je ne me suis jamais repentie d'avoir fait ce qui était bien,
et je ne m'en repentirai pas aujourd'hui. Entre deux compagnons qui
vivent et passent leurs jours ensemble, dont les âmes portent également
le joug de l'affliction, il faut nécessairement qu'il se trouve un
rapport parfait de caractères, de moeurs et de sentiments. C'est ce qui
me fait penser que cet Antonio, étant l'ami de coeur de mon époux, doit
ressembler à mon époux. S'il est ainsi, il m'en coûte bien peu de chose
pour arracher l'image de mon âme à l'état où l'a réduite une cruauté
infernale. Mais ceci en reviendrait trop à me louer moi-même; ainsi n'en
parlons plus. Écoutez autre chose. Lorenzo, je remets en vos mains le
soin et la conduite de ma maison jusqu'au retour de mon époux. Quant à
moi, j'ai fait secrètement voeu au ciel de vivre dans la prière et la
contemplation, accompagnée de la seule Nérissa, jusqu'au retour de son
mari et de mon seigneur. Il y a un monastère à deux milles d'ici; c'est
là que nous passerons le temps de leur absence. Je vous prie de ne pas
refuser la charge que mon amitié et la nécessité vous imposent.

LORENZO.--Madame, je la reçois de bon coeur. J'obéirai toujours à vos
honorables commandements.

PORTIA.--Mes gens connaissent déjà ma volonté; ils vous obéiront à vous
et à Jessica, comme au seigneur Bassanio et à moi-même. Adieu,
portez-vous bien, jusqu'au moment qui nous réunira.

LORENZO.--Puissiez-vous n'avoir que des pensées agréables et des moments
heureux!

JESSICA.--Je vous souhaite, madame, toute satisfaction du coeur.

PORTIA.--Je vous remercie de vos voeux, et c'est avec plaisir que j'en
fais de pareils pour vous. Adieu, Jessica. (_Lorenzo et Jessica
sortent._) Balthasar, je t'ai toujours trouvé honnête et fidèle; que je
te retrouve toujours de même. Prends cette lettre, et fais tous tes
efforts pour arriver à Padoue le plus tôt possible: remets-la en main
propre au docteur Bellario, mon cousin; et fais bien attention, prends
les habillements et les papiers qu'il te donnera, et porte-les, je t'en
prie, avec toute la célérité imaginable, au lieu où l'on passe la barque
pour aller à Venise. Ne perds point de temps en discours; pars, je m'y
trouverai avant toi.

BALTHASAR.--Madame, je ferai toute la diligence possible.

PORTIA.--Écoute, Nérissa: j'ai des projets que tu ne connais pas encore.
Nous reverrons nos maris plus tôt qu'ils ne s'y attendent.

NÉRISSA.--Nous verront-ils?

PORTIA.--Oui, Nérissa; mais sous des habits qui leur feront penser que
nous sommes pourvues de ce qui nous manque. Je gage tout ce que tu
voudras que, quand nous serons toutes deux équipées en jeunes gens, je
suis le plus joli garçon des deux, et que ce sera moi qui porterai ma
dague de meilleure grâce, qui saurai le mieux prendre cette voix flûtée
qui marque le passage de l'enfance à l'âge d'homme, et changer de petits
pas mignards en une démarche virile, et parler batailles comme un jeune
fanfaron, et dire maints jolis mensonges, et comme quoi j'ai été requis
d'amour par des femmes d'un rang distingué, que mes refus ont rendues
malades et fait mourir de douleur. Je ne pouvais pas satisfaire à
toutes. Puis je m'en repentirai, et je regretterai d'avoir causé leur
trépas.--J'aurai ainsi une vingtaine de petits mensonges, à faire jurer
que je suis sorti des écoles depuis plus d'un an.--J'ai dans l'esprit
un millier des jeunes gentillesses de ces petits fanfarons, dont je veux
faire usage.

NÉRISSA.--Quoi, deviendrons-nous donc des hommes?

PORTIA.--Fi donc! Quelle question si tu la faisais à quelqu'un capable
de l'interpréter dans un mauvais sens! Mais viens, je te dirai tout mon
projet quand nous serons dans ma voiture, qui nous attend à la porte du
parc. Dépêchons-nous, car il faut que nous fassions vingt milles
aujourd'hui.

(Elles sortent.)


SCÈNE V

Toujours à Belmont.

_Entrent_ LANCELOT ET JESSICA.


LANCELOT.--Oui, en vérité,--car, voyez-vous, les péchés du père
retombent sur les enfants: aussi, je vous assure que j'ai peur pour
vous. J'ai toujours été tout bonnement avec vous; ainsi je vous dis
comme cela toutes les pensées qui me viennent là-dessus: ainsi
tenez-vous en joie; car, pour parler vrai, je crois que vous êtes
damnée. Il ne reste qu'une seule espérance, qui peut encore vous sauver;
mais, pas moins, ce n'est qu'une espèce d'espérance bâtarde.

JESSICA.--Et quelle sorte d'espérance, je te prie?

LANCELOT.--Eh! vraiment, vous pourriez espérer un peu que ce n'est pas
votre père qui vous a engendrée, que vous n'êtes pas la fille du Juif.

JESSICA.--C'est là, en effet, une sorte d'espérance bâtarde; mais alors
ce seraient les péchés de ma mère qui retomberaient sur moi.

LANCELOT.--Alors, ma foi, j'ai grand'peur que vous ne soyez damnée de
père et de mère; ainsi en voulant éviter Scylla votre père, je tombe en
Charybde votre mère. Allons, vous êtes perdue des deux côtés.

JESSICA.--Je serai sauvée par mon mari, qui m'a faite chrétienne.

LANCELOT.--Vraiment, il n'en est que plus blâmable; nous étions déjà
bien assez de chrétiens; tout autant qu'il en fallait pour pouvoir bien
vivre les uns avec les autres. Cette fureur de faire des chrétiens
haussera le prix des porcs; si nous nous mettons tous à manger du porc,
nous ne pourrons bientôt plus avoir une grillade sur les charbons pour
notre argent.

(Entre Lorenzo.)

JESSICA.--Lancelot, je vais conter à mon mari ce que vous me dites; le
voilà qui vient.

LORENZO.--Savez-vous, Lancelot, que je deviendrai bientôt jaloux de vous
si vous attirez ainsi ma femme dans des coins?

JESSICA.--Oh! vous n'avez pas lieu de vous alarmer, Lorenzo. Lancelot et
moi nous ne sommes pas bien ensemble. Il me dit tout net qu'il n'y a
point de merci pour moi dans le ciel, parce que je suis la fille d'un
Juif; et il dit aussi que vous n'êtes pas un bon membre de la
communauté, car, en convertissant les Juifs en chrétiens, vous faites
augmenter le prix du porc.

LORENZO.--Je me justifierai mieux de cela envers la communauté que vous
ne pourrez vous justifier, vous, d'avoir grossi le ventre de la
négresse: la Mauresse est enceinte de vos oeuvres, Lancelot.

LANCELOT.--C'est beaucoup que la Mauresse soit plus grosse que de
raison, mais si elle est moins qu'une honnête femme, en vérité, elle est
plus encore que je ne le croyais[13].

[Note 13: It is much, that the moor should be more than reason: but if
she be less than an honest woman, she is indeed more than I took her
for.]

LORENZO.--Comme il est aisé à tous les sots de jouer sur les mots! Je
crois, d'honneur, que bientôt le rôle qui siéra le mieux à l'esprit sera
le silence, et que la parole ne sera plus qu'aux perroquets. Allons,
rentrez, et dites-leur de se préparer pour le dîner.

LANCELOT.--Cela est fait, monsieur; ils ont tous des estomacs.

LORENZO.--Bon Dieu! quel moulin à quolibets vous êtes! Allons,
dites-leur de préparer le dîner.

LANCELOT.--Cela est fait aussi, monsieur, mais seulement couvrir est le
mot[14].

[Note 14: _Cover_, couvrir la table, et ensuite _cover_, se couvrir.]

LORENZO.--Eh bien! voulez-vous couvrir?

LANCELOT.--Non pas, monsieur; je connais mon devoir.

LORENZO.--Encore la guerre aux mots! Veux-tu donc montrer toute la
richesse de ton esprit en un instant? Je t'en prie, entends tout uniment
un homme qui parle tout uniment. Va trouver tes camarades: dis-leur de
couvrir la table, de servir les plats, et nous allons entrer pour dîner.

LANCELOT.--Pour la table, monsieur, elle sera servie; pour les plats,
monsieur, ils seront couverts; quant à votre entrée pour venir dîner,
qu'elle soit selon votre idée et votre fantaisie.

(Il sort.)

LORENZO.--Béni soit le jugement! comme ses mots s'accordent! Le sot a
entassé dans sa mémoire une armée de bons termes; et j'en connais bien
d'autres d'une condition plus relevée qui sont farcis de mots comme lui,
et à qui il ne faut qu'une expression plaisante pour rompre un
entretien.--Eh bien! Jessica, comment va la joie? Et dis-moi, ma chère,
dis-moi ton opinion: comment goûtes-tu l'épouse de Bassanio?

JESSICA.--Au delà de toute expression. Il est bien convenable que le
seigneur Bassanio mène une vie régulière; car, ayant le bonheur de
posséder une pareille épouse, il goûte ici-bas les félicités du ciel; et
s'il n'était pas capable de les sentir ici sur la terre, il serait bien
juste qu'il n'allât jamais dans le ciel. Oui, si deux divinités
faisaient quelque gageure céleste, et que pour enjeu ils missent deux
femmes de ce monde, et que Portia en fût une, il faudrait absolument
ajouter quelque chose à l'autre: car ce pauvre et grossier univers n'a
pas sa pareille.

LORENZO.--Eh bien! tu as en moi un époux pareil à ce qu'elle est comme
épouse.

JESSICA.--Oui! demande-moi donc aussi mon sentiment sur ce point.

LORENZO.--C'est ce que je ferai incessamment: mais d'abord allons dîner.

JESSICA.--Pas du tout, laissez-moi faire votre panégyrique, tandis que
je suis en appétit.

LORENZO.--Non, je t'en prie; réserve-le pour propos de table: une fois
là, quoi que tu puisses dire, je le digérerai avec le reste.

JESSICA.--C'est bien, je vais vous en servir.

(Ils sortent.)

FIN DU TROISIÈME ACTE.




                            ACTE QUATRIÈME


SCÈNE I

A Venise.--Un tribunal.

_Entrent_ LE DUC, LES MAGNIFIQUES, ANTONIO, BASSANIO, GRATIANO,
SALARINO, SALANIO _et autres personnages_.


LE DUC.--Antonio est-il ici?

ANTONIO.--Prêt à paraître, dès qu'il plaira à Votre Altesse.

LE DUC.--J'en suis fâché pour toi. Tu as affaire à un adversaire dur
comme la pierre, à un misérable tout à fait inhumain et incapable de
pitié, et dont le coeur n'a pas un grain de sensibilité.

ANTONIO.--Je sais que Votre Grâce a pris beaucoup de peine pour tâcher
de modérer la rigueur de ses poursuites. Mais puisqu'il reste
inexorable, et qu'il n'est aucun moyen légal de me soustraire à sa
haine, j'oppose ma patience à sa fureur. Je suis armé de courage pour
souffrir avec une âme tranquille la cruauté et la rage de la sienne.

LE DUC.--Allez et faites entrer le Juif dans la chambre.

SALANIO.--Il est à la porte, seigneur; il entre.

(Entre Shylock.)

LE DUC.--Faites place: qu'il paraisse devant nous.--Shylock, tout le
monde pense, et je le pense aussi, que tu ne feras que conduire cette
invention de ta méchanceté jusqu'à son dernier période, et qu'alors,
c'est ainsi du moins qu'on en juge, tu voudras déployer une clémence et
une pitié plus extraordinaires encore que l'extraordinaire cruauté que
tu sembles montrer; qu'au lieu d'exiger la condition du billet (qui est
une livre de chair de ce pauvre marchand), tu ne te contenteras pas
seulement de te désister de tes prétentions à cet égard; mais encore
que, touché de sentiments de douceur et d'humanité, tu lui remettras la
moitié de sa dette, et que tu jetteras un oeil de pitié sur les pertes
accumulées qui sont venues fondre sur lui en assez grand nombre pour
écraser un marchand roi, et pour attendrir sur son sort des coeurs
d'airain et les sauvages âmes de pierre des Turcs inflexibles et des
Tartares, qui ne connurent jamais les devoirs de la douce courtoisie.
Nous attendons de toi une réponse favorable, Juif.

SHYLOCK.--J'ai communiqué mes résolutions à Votre Grâce: j'ai juré, par
le saint jour du sabbat, d'exiger mon dû et l'accomplissement de
l'obligation. Si vous me refusez, puissent les suites de cette
infraction retomber sur votre constitution et les libertés de votre
ville! Vous me demanderez pourquoi j'aime mieux prendre une livre de
chair morte que de recevoir trois mille ducats? À cela je n'ai point
d'autre réponse, sinon que c'est mon idée. N'est-ce pas là répondre? Eh
bien! si un rat fait du dégât dans ma maison, ne suis-je pas le maître
de donner dix mille ducats pour le faire empoisonner? Vous ne trouvez
pas encore cette réponse suffisante? Il y a des gens qui n'aiment pas à
voir sur cette table un cochon de lait la gueule béante; quelques-uns,
qui deviennent furieux quand ils y voient un chat; et d'autres, au
nasillement de la cornemuse, ne peuvent retenir leur urine: car notre
disposition, maîtresse de nos passions, influe souverainement sur les
goûts et les dégoûts de l'homme. J'en viens à ma réponse. De même qu'il
n'y a point de raison pourquoi l'un ne saurait supporter la vue d'un
cochon la gueule béante, l' autre celle d'un chat, animal innocent et
nécessaire, et l'autre le son de la cornemuse; mais qu'ils sont tous
forcés de céder à cette faiblesse inévitable, d'offenser quand ils sont
offensés: de même je ne peux ni ne veux donner d'autre raison de la
poursuite d'un procès si préjudiciable pour moi, qu'une haine intime,
une certaine aversion que je sens contre Antonio. Êtes-vous content de
ma réponse?

BASSANIO.--Ce n'est pas là une réponse, homme insensible, qui soit
capable d'excuser l'obstination de ta cruauté.

SHYLOCK.--Je ne me suis pas engagé à te donner une réponse qui te plût.

BASSANIO.--Tous les hommes cherchent-ils à tuer ce qu'ils n'aiment pas?

SHYLOCK.--Un homme hait-il ce qu'il n'a pas envie de tuer?

BASSANIO.--Toute offense n'engendre pas d'abord la haine.

SHYLOCK.--Comment! voudrais-tu qu'un serpent te piquât deux fois?

ANTONIO.--Faites attention, je vous prie, à ce que c'est que de
raisonner avec ce Juif. Vous pourriez aussi bien vous tenir sur le
rivage à prier la mer d'abaisser la hauteur de ses marées ordinaires;
vous pourriez aussi bien demander au loup pourquoi il a fait bêler la
brebis après son agneau; vous pourriez aussi bien demander aux pins des
montagnes de ne pas secouer leurs cimes avec bruit, quand ils sont
battus par la tempête du ciel. Vous viendriez aussi facilement à bout
des plus rudes entreprises, que d'amollir (car qu'y a-t-il de plus
rude?) son coeur de Juif. Cessez de lui faire des offres, je vous en
conjure; ne tentez plus aucun moyen; mais laissez-moi promptement et
simplement, comme il convient, recevoir mon jugement, et le Juif ce
qu'il désire.

BASSANIO.--Au lieu de trois mille ducats en voilà six mille.

SHYLOCK.--Chacun de ces six mille ducats fût-il divisé en six parties,
et chaque partie fût-elle un ducat, je ne les prendrais pas; je veux
qu'on accomplisse les termes du billet.

LE DUC.--Comment espéreras-tu miséricorde, si tu ne fais pas
miséricorde?

SHYLOCK.--Quel jugement ai-je à redouter, puisque je ne fais point de
mal? Vous avez chez vous un grand nombre d'esclaves, que comme vos ânes,
vos chiens et vos mulets, vous employez aux travaux les plus abjects et
les plus vils, parce que vous les avez achetés. Irai-je vous dire:
rendez-leur la liberté, faites, faites-leur épouser vos héritières?
Pourquoi suent-ils sous des fardeaux? Donnez-leur des lits aussi doux
que les vôtres. Que leur palais soit flatté par les mêmes mets que le
vôtre. Vous me répondez: ces esclaves sont à nous. Je vous réponds de
même: la livre de chair que j'exige de lui m'appartient: je l'ai
chèrement payée, et je la veux. Si vous me refusez, honte à vos lois! Il
n'y a plus aucune force dans les décrets du sénat de Venise.--J'attends
que vous me rendiez justice. Parlez: l'aurai-je?

LE DUC.--Mon pouvoir m'autorise à renvoyer l'assemblée, jusqu'à ce que
Bellario, savant jurisconsulte, que j'ai mandé ici aujourd'hui pour
résoudre cette question, soit arrivé.

SALANIO.--Seigneur, il y a là à la porte un exprès nouvellement arrivé
de Padoue, avec des lettres du docteur Bellario.

LE DUC.--Apportez-nous ces lettres, faites entrer le messager.

BASSANIO.--Espère, Antonio. Allons, reprends courage; le Juif aura ma
chair, mon sang et mes os, et tout, avant que tu perdes pour moi une
seule goutte de ton sang.

ANTONIO.--Je suis le bouc émissaire du troupeau, le plus propre à
mourir. Le fruit le plus faible tombe le premier: laissez-moi tomber de
même.--Vous n'avez rien de mieux à faire, Bassanio, que de vivre et de
composer mon épitaphe.

(Entre Nérissa déguisée en clerc d'avocat.)

LE DUC.--Venez-vous de Padoue, et de la part de Bellario?

NÉRISSA.--Vous l'avez dit, seigneur: Bellario salue Votre Seigneurie.

(Elle lui présente une lettre.)

BASSANIO.--Pourquoi aiguiser ton couteau avec tant d'application?

SHYLOCK.--Pour couper ce qui me revient de ce banqueroutier.

GRATIANO.--O dur Juif, ce n'est pas sur le cuir de ton soulier; c'est
bien plutôt sur ton coeur que tu en affiles le tranchant; il n'est point
de métal, pas même la hache du bourreau, qui ait à moitié l'âpreté de ta
jalouse haine. N'est-il pas une prière capable de te toucher?

SHYLOCK.--Non, pas une seule que tu puisses avoir assez d'esprit pour
imaginer.

GRATIANO.--Puisses-tu être damné dans les enfers; chien inexorable!
Puisse-t-on faire un crime à la justice de te laisser la vie! Tu m'as
presque fait chanceler dans ma foi: j'ai été tenté d'embrasser l'opinion
de Pythagore et de croire avec lui que les âmes des animaux passent dans
des corps humains. Ton âme canine animait un loup pendu pour meurtre
d'homme; et son odieux esprit échappé du gibet, lorsque tu étais dans le
ventre de ta profane mère, entra dans ton corps. Tes désirs sont ceux
d'un loup sanguinaire, affamé et furieux.

SHYLOCK.--Tant que tu n'effaceras pas la signature de ce billet, tu
n'offenseras que tes poumons à parler si haut. Remets ton esprit dans
son assiette, jeune homme, ou tu vas le perdre sans ressources.
J'attends ici justice.

LE DUC.--La lettre de Bellario recommande à la cour un jeune et savant
docteur. Où est-il?

NÉRISSA.--Ici près, qui attend votre réponse, pour savoir si vous voulez
le recevoir.

LE DUC.--De tout mon coeur. Allez le chercher, trois ou quatre d'entre
vous, pour le conduire ici avec civilité. Je vais en attendant faire
part à la cour de la lettre de Bellario. (_Il lit_.) «Votre Altesse
saura qu'à la réception de sa lettre je me suis trouvé très malade. Mais
au même moment que votre exprès est arrivé, un jeune docteur de Rome,
nommé Balthasar, m'était venu rendre une visite d'amitié. Je l'ai
informé des particularités du procès pendant entre le Juif et le
marchand Antonio. Nous avons feuilleté ensemble beaucoup de livres. Il
est muni de mon avis qu'il vous apporte perfectionné par son savoir,
dont je ne saurais trop louer l'étendue, pour satisfaire à ma place,
comme je l'en ai pressé, à la demande de Votre Grâce. Que les années qui
lui manquent ne le privent pas, je vous prie, de la haute estime qui lui
est due; car je ne vis jamais un corps si jeune avec une tête si mûre.
Je le recommande à votre gracieux accueil. C'est à l'essai que se fera
le mieux connaître son mérite.» Vous entendez ce que m'écrit Bellario.
Mais voici, je crois, le docteur. (_Entre Portia vêtue en homme de
loi_.) Donnez-moi votre main. Venez-vous de la part du vieux Bellario?

PORTIA.--Oui, seigneur.

LE DUC.--Soyez le bienvenu. Prenez votre place. Êtes-vous instruit de la
question qui occupe aujourd'hui la cour?

PORTIA.--Je connais la cause de point en point. Quel est ici le
marchand, et quel est le Juif?

LE DUC.--Antonio et le vieux Shylock. Approchez tous deux.

PORTIA.--Vous nommez-vous Shylock?

SHYLOCK.--Je me nomme Shylock.

PORTIA.--Le procès que vous avez intenté est d'étrange nature. Cependant
vous êtes tellement en règle que les lois de Venise ne peuvent vous
empêcher de le suivre. (_A Antonio_.) Vous courez risque d'être sa
victime; n'est-il pas vrai?

ANTONIO.--Oui, il le dit.

PORTIA.--Reconnaissez-vous le billet?

ANTONIO.--Je le reconnais.

PORTIA.--Il faut donc que le Juif se montre miséricordieux.

SHYLOCK.--Qui pourrait m'y forcer, dites-moi?

PORTIA.--Le caractère de la clémence est de n'être point forcée. Elle
tombe, comme la douce pluie du ciel sur le lieu placé au-dessous d'elle.
Deux fois bénie, elle est bonne à celui qui donne et à celui qui reçoit.
C'est la plus haute puissance du plus puissant. Elle sied au monarque
sur le trône mieux que sa couronne. Son sceptre montre la force de son
autorité temporelle; c'est l'attribut du pouvoir qu'on révère et de la
majesté; mais la clémence est au-dessus de la domination du sceptre;
elle a son trône dans le coeur des rois. C'est un des attributs de Dieu
lui-même, et les puissances de la terre se rapprochent d'autant plus de
Dieu, qu'elles savent mieux mêler la clémence à la justice. Ainsi, Juif,
quoique la justice soit l'argument que tu fais valoir, fais cette
réflexion, qu'en ne suivant que la justice, nul de nous ne pourrait
espérer de salut: nous prions pour obtenir miséricorde; et cette prière
nous enseigne à tous en même temps à pratiquer la miséricorde. Je me
suis étendu sur ce sujet, dans le dessein de tempérer la rigueur de tes
poursuites, qui, si tu les continues, forceront le tribunal de Venise à
rendre d'après la loi un arrêt contre ce marchand.

SHYLOCK.--Que mes actions retombent sur ma tête! Je réclame la loi. Je
veux qu'on remplisse les clauses de mon billet.

PORTIA.--N'est-il pas en état de te rendre cet argent?

BASSANIO.--Oui; je le lui offre ici, aux yeux de la cour, et même le
double de la somme. Si ce n'est pas assez, je m'oblige à lui payer dix
fois la somme, sous peine de perdre mes mains, ma tête et mon coeur. Si
cela ne peut le satisfaire, il sera manifeste que c'est la méchanceté
qui opprime l'innocence. Je vous en conjure donc, faites une fois plier
la loi sous votre autorité. Permettez-vous une légère injustice pour
faire une grande justice et forcer la volonté de ce cruel démon.

PORTIA.--Cela ne doit pas être; il n'est point d'autorité à Venise qui
puisse changer un décret établi. Cela deviendrait un précédent, et on se
prévaudrait de cet exemple pour introduire mille abus dans l'État. Cela
ne se peut pas.

SHYLOCK.--C'est un Daniel venu pour nous juger! Oui, un Daniel! O jeune
et sage juge, combien je t'honore!

PORTIA.--Laissez-moi voir le billet, je vous prie.

SHYLOCK.--Le voilà, révérendissime docteur; le voilà.

PORTIA.--Shylock, on t'offre le triple de la somme.

SHYLOCK.--Un serment, un serment! J'ai un serment dans le ciel; me
mettrai-je un parjure sur la conscience? Non; pas pour tout Venise.

PORTIA.--Le délai fatal est expiré, et le Juif est en droit d'exiger une
livre de chair coupée tout près du coeur du marchand. Sois
miséricordieux, prends le triple de la somme, et dis-moi de déchirer le
billet.

SHYLOCK.--Quand il sera payé suivant sa teneur. Il paraît que vous êtes
un digne juge: vous connaissez la loi, vous avez très judicieusement
exposé le cas; je vous somme, au nom de cette loi, dont vous êtes une
des estimables colonnes, de procéder au jugement. Je jure sur mon âme
que langue d'homme ne parviendra jamais à me faire changer. Je m'en
tiens à mon billet.

ANTONIO.--Je supplie instamment la cour de rendre son jugement.

PORTIA.--Eh bien! puisqu'il en est ainsi, il faut préparer votre sein à
recevoir son couteau.

SHYLOCK.--O noble juge! l'excellent jeune homme!

PORTIA.--L'intention et l'objet de la loi sont complétement d'accord
avec la clause pénale qui, d'après le billet, doit être accomplie.

SHYLOCK.--Cela est juste. Oh! le bon et sage juge! Que tu es bien plus
vieux que tu ne le parais!

PORTIA, _à Antonio_.--Ainsi, découvrez votre sein.

SHYLOCK.--Oui, son sein: le billet le dit. N'est-il pas vrai, noble
juge? tout près de son coeur; ce sont les propres mots.

PORTIA.--Oui. Avez-vous ici des balances pour peser la chair?

SHYLOCK.--J'en ai de toutes prêtes.

PORTIA.--Shylock, il faut avoir auprès de lui quelque chirurgien à vos
frais pour bander sa plaie, de peur qu'il ne perde son sang jusqu'à
mourir.

SHYLOCK.--Cela est-il spécifié dans le billet?

PORTIA.--Non, cela n'y est pas exprimé; mais qu'importe? il serait bien
que vous le fissiez par charité.

SHYLOCK.--Je ne le pense pas ainsi! Cela n'est pas dans le billet.

PORTIA.--Approchez, marchand, avez-vous quelque chose à dire?

ANTONIO.--Peu de chose.--Je suis armé de courage et bien préparé.
Donnez-moi votre main, Bassanio. Adieu, ne vous affligez point du
malheur où je suis tombé pour vous; car en ceci la fortune se montre
plus indulgente qu'à son ordinaire. Elle a toujours coutume de laisser
les malheureux survivre à leurs biens, et contempler avec des yeux
caves, et un front chargé de rides, une vieillesse accablée sous la
pauvreté. Elle me délivre des pénibles langueurs d'une pareille
misère.--Parlez de moi à votre noble épouse; racontez-lui comment est
arrivée la mort d'Antonio; dites lui combien je vous aimais; parlez bien
de ma mort, et, votre récit fini, qu'elle juge si Bassanio fut aimé. Ne
vous repentez point de la cause qui vous fait perdre votre ami; comme il
ne se repent point de satisfaire à votre dette; car si le Juif enfonce
son couteau autant que je le désire, je vais la payer de tout mon coeur.

BASSANIO.--Antonio, j'ai épousé une femme qui m'est aussi chère que la
vie: mais ma vie, ma femme et l'univers entier ne me sont pas plus
précieux que vos jours. Je consentirais à tout perdre, oui, à tout
sacrifier à ce démon pour vous délivrer.

PORTIA.--Si votre femme était là pour vous entendre, elle vous
remercierait assez peu de cette offre.

GRATIANO.--J'aime une femme que j'aime, je vous le proteste. Je voudrais
qu'elle fût dans le ciel si elle y pouvait obtenir les moyens de changer
le coeur de ce mâtin de Juif!

NÉRISSA.--Vous faites bien de dire cela en arrière d'elle, sans quoi
votre voeu pourrait troubler la paix du ménage.

SHYLOCK, _à part_.--Voilà nos époux chrétiens. J'ai une fille; j'aurais
mieux aimé qu'elle prît pour mari un rejeton de la race de Barrabas,
qu'un chrétien. (_Haut_.) Nous perdons le temps en bagatelles. Je te
prie, fais exécuter la sentence.

PORTIA.--Une livre de chair de ce marchand t'appartient: la cour te
l'adjuge et la loi te la donne.

SHYLOCK.--O juge équitable!

PORTIA.--Et vous devez couper cette chair sur son sein: la loi le permet
et la cour vous l'accorde.

SHYLOCK.--Le savant juge! Voilà une sentence!--Allons, préparez-vous.

PORTIA.--Arrête un instant. Ce n'est pas tout. Le billet ne t'accorde
pas une goutte de sang: les termes sont exprès; une livre de chair.
Prends ce qui t'est dû; prends ta livre de chair. Mais si, en la
coupant, tu verses une seule goutte de sang chrétien, les lois de Venise
ordonnent la confiscation de tes terres et de tes biens au profit de la
république.

GRATIANO.--O le juge équitable! Vois, Juif, le savant juge!

SHYLOCK.--Est-ce là la loi?

PORTIA.--Tu en verras le texte; et, puisque tu veux absolument qu'on te
fasse justice, sois certain qu'on te la feras plus que tu ne voudras.

GRATIANO.--O le savant juge! Regarde donc, Juif! le savant juge!

SHYLOCK.--En ce cas-là, j'accepte son offre. Qu'on me compte trois fois
le montant de l'obligation, et qu'on relâche le chrétien.

BASSANIO.--Voici ton argent.

PORTIA.--Doucement: on rendra pleine justice au Juif. Doucement: ne vous
pressez pas; il n'aura pas autre chose que ce que porte le billet.

GRATIANO.--O Juif! Un juge équitable, un savant juge!

PORTIA.--Ainsi prépare-toi à couper la chair. Ne verse point de sang; ne
coupe ni plus ni moins, mais tout juste une livre de chair. Si tu coupes
plus ou moins d'une livre précise, quand ce ne serait que la vingtième
partie d'un misérable grain; bien plus, si la balance penche de la
valeur d'un cheveu, tu es mort, et tous tes biens sont confisqués.

GRATIANO.--Un second Daniel, un Daniel, Juif. Infidèle, te voilà pris
maintenant.

PORTIA.--Pourquoi le Juif balance-t-il? Prends ce qui te revient.

SHYLOCK.--Donnez-moi mon principal, et laissez-moi aller.

BASSANIO.--Le voici tout prêt: tiens.

PORTIA.--Il l'a refusé en présence de la cour; il n'obtiendra que simple
justice et ce que porte son billet.

GRATIANO.--Un Daniel, te dis-je, un second Daniel! Je te remercie, Juif,
de m'avoir appris ce mot.

SHYLOCK.--N'aurai-je pas mon principal pur et simple?

PORTIA.--Tu n'auras rien que ce que porte l'obligation, Juif; tu peux le
prendre à tes risques et périls.

SHYLOCK.--Eh bien! que le diable lui en donne l'acquit, je ne resterai
pas plus longtemps ici à disputer.

PORTIA.--Arrêtez, Juif, la justice a d'autres droits sur vous. Il est
porté dans les lois de Venise, que lorsqu'il sera prouvé qu'un étranger
aura attenté, par des voies directes ou indirectes, à la vie d'un
citoyen, la moitié de ses biens sera saisie au profit de celui contre
qui il aura tramé quelque entreprise, que l'autre moitié entrera dans
les coffres particuliers de l'État; enfin, que le duc seul peut lui
faire grâce de la mort à laquelle tous les autres juges devront le
condamner: je déclare que tu te trouves dans le cas. Il est notoire que
tu as travaillé indirectement et même directement à faire périr le
défendeur. Ainsi tu as encouru les peines que je viens de mentionner: à
genoux donc, et implore la clémence du duc.

GRATIANO.--Demande qu'il te soit permis de te pendre toi-même.
Cependant, comme tes biens appartiennent à la république, tu n'as pas de
quoi t'acheter une corde; il faut que tu sois pendu aux frais de l'État.

LE DUC.--Afin que tu voies la différence de l'esprit qui nous anime, je
te fais grâce de la vie sans que tu me la demandes. Quant à la moitié de
tes biens, elle appartient à Antonio, l'autre moitié revient à l'État.
Mais tu peux, en te soumettant humblement, obtenir qu'on se restreigne à
une amende.

PORTIA.--Oui, pour l'État et non pour Antonio.

SHYLOCK.--Eh bien! prenez ma vie et tout, ne me faites grâce de rien.
Vous m'ôtez ma famille quand vous m'ôtez les moyens de soutenir ma
famille, vous m'ôtez ma vie quand vous m'ôtez les ressources avec quoi
je vis.

PORTIA.--Que doit-il attendre de votre pitié, Antonio?

GRATIANO.--Une corde gratis. Rien de plus, au nom de Dieu!

ANTONIO.--Je demanderai à monseigneur le duc et à la cour, qu'on lui
laisse la moitié de ses biens sans exiger d'amende. Je serai satisfait
s'il me laisse disposer de l'autre moitié, pour la rendre, à sa mort, au
gentilhomme qui a enlevé sa fille. Et cela sous deux conditions: la
première, c'est qu'en faveur de ce qu'on lui accorde il se fera chrétien
sur-le-champ; l'autre, qu'il fera une donation en présence de la cour,
par laquelle tout ce qui lui appartient passera, après sa mort, à son
gendre Lorenzo et à sa fille.

LE DUC.--Il y souscrira, sinon je révoque le pardon que j'ai accordé.

PORTIA.--Es-tu content, Juif, que réponds-tu?

SHYLOCK.--Je suis content.

PORTIA.--Clerc, dressez un acte de donation.

SHYLOCK.--Je vous en conjure, laissez-moi sortir d'ici. Je ne me sens
pas bien. Envoyez l'acte chez moi: je signerai.

LE DUC.--Va-t'en, mais signe.

GRATIANO.--Tu auras deux parrains à ton baptême. Si j'avais été juge, tu
en aurais eu dix de plus pour te conduire à la potence, et non pas aux
fonts baptismaux.

(Shylock sort.)

LE DUC, _à Portia_.--Monsieur, je vous invite à venir dîner chez moi.

PORTIA.--Je supplie humblement Votre Grâce de m'excuser. Il faut que je
me rende ce soir à Padoue, et que je parte sur-le-champ.

LE DUC.--Je suis fâché que vous ne soyez pas de loisir.--Antonio,
reconnaissez les peines de monsieur; vous lui avez, à mon gré, de
grandes obligations.

(Sortent le duc, les magnifiques et la suite.)

BASSANIO.--Très digne gentilhomme! vous avez arraché aujourd'hui mon ami
et moi-même à des peines cruelles. C'est de grand coeur que nous payons
vos obligeants services, avec les trois mille ducats qui étaient dus au
Juif.

ANTONIO.--Et que de plus nous reconnaîtrons vous devoir à jamais notre
attachement et nos services.

PORTIA.--On est payé, quand on est satisfait; je le suis d'avoir réussi
à vous délivrer; ainsi donc, je me regarde comme très-bien payé. Mon âme
n'a jamais été plus mercenaire que cela. Je vous prie de me reconnaître,
quand il nous arrivera de nous rencontrer. Je vous souhaite toute sorte
de bonheur et prends congé de vous.

BASSANIO.--Mon cher monsieur, je ne puis m'empêcher de faire encore mes
efforts pour que vous acceptiez de nous quelque souvenir à titre de
tribut et non de salaire. Accordez-moi deux choses, je vous prie, de ne
me pas refuser, et de m'excuser.

PORTIA.--Vous me faites tant d'instances, que j'y cède. Donnez-moi vos
gants, je les porterai en mémoire de vous: et, pour marque de votre
amitié, je prendrai cette bague.... Ne retirez donc pas votre main, je
ne veux rien de plus! Votre amitié ne me la refusera pas.

BASSANIO.--Cette bague, mon bon monsieur! eh! c'est une bagatelle; je
rougirais de vous faire un pareil présent.

PORTIA.--Je ne veux rien de plus que cette bague, et maintenant je me
sens une grande envie de l'avoir.

BASSANIO.--Elle est pour moi d'une importance bien au-dessus de sa
valeur. Je ferai chercher à son de trompe la plus belle bague de Venise,
et je vous l'offrirai: pour celle-ci, je ne le puis, excusez-moi, de
grâce.

PORTIA.--Je vois, monsieur, que vous êtes libéral en offre. Vous m'avez
d'abord appris à demander, et maintenant, à ce qu'il me semble, vous
m'apprenez comment on doit répondre à celui qui demande.

BASSANIO.--Mon bon monsieur, je tiens cette bague de ma femme;
lorsqu'elle la mit à mon doigt, elle me fit jurer de ne jamais la
vendre, ni la donner, ni la perdre.

PORTIA.--Cette excuse sauve aux hommes bien des présents. À moins que
votre femme ne soit folle, lorsqu'elle saura combien j'ai mérité cette
bague, elle ne se brouillera pas avec vous à tout jamais, pour me
l'avoir donnée. C'est bien; la paix soit avec vous!

(Sortent Portia et Nérissa.)

ANTONIO.--Seigneur Bassanio, donnez-lui cette bague. Que ses services et
mon amitié l'emportent sur l'ordre de votre femme.

BASSANIO.--Allons. Va, Gratiano, tâche de le joindre. Donne-lui la bague
et, s'il se peut, engage-le à venir chez Antonio. Cours, dépêche-toi.
(_Gratiano sort_.) Rendons-nous-y de ce pas. Demain de grand matin nous
volerons à Belmont. Venez, Antonio.

(Ils sortent.)


SCÈNE II

Toujours à Venise.--Une rue.

_Entrent_ PORTIA et NÉRISSA.


PORTIA.--Demande où est la maison du Juif; donne-lui cet acte à signer.
Nous partirons ce soir, et nous arriverons un jour avant nos maris.--Cet
acte sera fort bien reçu de Lorenzo.

(Entre Gratiano.)

GRATIANO.--Mon beau monsieur, soyez le bien retrouvé. Le seigneur
Bassanio, après de plus amples réflexions, vous envoie cette bague et
vous invite à dîner.

PORTIA.--Je ne le puis. J'accepte sa bague; dites-le-lui ainsi de ma
part, je vous prie.--Enseignez, de plus, je vous prie, encore à ce jeune
homme la demeure du vieux Shylock.

GRATIANO.--Je vais vous l'indiquer.

NÉRISSA.--Monsieur, je voudrais vous dire un mot. (_A Portia_.) Je veux
essayer si je pourrai ravoir de mon mari la bague que je lui ai fait
jurer de conserver toujours.

PORTIA.--Tu y parviendras, je t'en réponds.--Ils vont nous faire des
serments de l'autre monde, qu'ils ont donné leurs bagues à des hommes;
mais nous leur tiendrons tête, et leur en donnerons le démenti. Allons,
dépêche-toi; tu sais où je t'attends.

NÉRISSA, _à Gratiano_.--Venez, mon bon monsieur. Voulez-vous me montrer
cette maison?

(Ils sortent.)

FIN DU QUATRIÈME ACTE.




                            ACTE CINQUIÈME


SCÈNE I

A Belmont.--Avenue de la maison de Portia.

_Entrent_ LORENZO et JESSICA.


LORENZO.--Que la lune est brillante!--Ce fut dans une nuit semblable,
tandis qu'un doux zéphyr caressait légèrement les feuillages sans y
exciter le moindre frémissement, que Troïle, si je m'en souviens,
escalada les murs de Troie, et adressa les soupirs de son âme vers les
tentes des Grecs, où reposait Cressida.

JESSICA.--Ce fut dans une pareille nuit que Thisbé, craintive et foulant
d'un pied léger la rosée du gazon, aperçut l'ombre d'un lion avant de le
voir lui-même, et s'enfuit éperdue de frayeur.

LORENZO.--Ce fut dans une nuit semblable que Didon, seule sur le rivage
d'une mer en furie, une branche de saule à la main, rappela du geste son
amant vers Carthage.

JESSICA.--Ce fut dans une semblable nuit que Médée cueillit les plantes
enchantées qui rajeunirent le vieux Æson.

LORENZO.--C'est dans une nuit pareille que Jessica s'est évadée de la
maison du riche Juif, et, des pas emportés de l'amour, a couru depuis
Venise jusqu'à Belmont.

JESSICA.--Et c'est dans une pareille nuit que le jeune Lorenzo lui a
juré qu'il l'aimait tendrement, et qu'il a dérobé son coeur par mille
serments d'amour, dont aucun n'est sincère.

LORENZO.--Et c'est dans une pareille nuit que la jolie Jessica, comme
une petite mauvaise qu'elle est, calomnia son amant qui lui pardonna.

JESSICA.--Je voudrais vous faire passer la nuit en ce lieu, si personne
ne devait venir.--Mais écoutez.... j'entends les pas d'un homme.

(Entre un domestique.)

LORENZO.--Qui s'avance là d'un pas si précipité dans le silence de la
nuit?

LE DOMESTIQUE.--Ami.

LORENZO.--Un ami? Quel ami? Votre nom, je vous prie, l'ami?

LE DOMESTIQUE.--Stephano est mon nom. Et je viens annoncer que ma
maîtresse sera de retour à Belmont avant le point du jour. Elle erre
dans les environs, s'agenouillant au pied de toutes les croix sacrées où
elle prie Dieu de lui accorder d'heureux jours dans son mariage.

LORENZO.--Qui vient avec elle?

LE DOMESTIQUE.--Personne, qu'un saint ermite, et sa suivante. Dites-moi,
je vous prie, mon maître est-il de retour?

LORENZO.--Pas encore; et nous n'en avons pas eu de nouvelles.--Mais
entrons, Jessica, je t'en prie, et faisons quelques préparatifs pour
recevoir honorablement la maîtresse du logis.

(Entre Lancelot.)

LANCELOT _chantant_.--Sol, la, sol la, ho, ha, sol la, hola, sol la.

LORENZO.--Qui appelle?

LANCELOT.--Sol la. Avez-vous vu M. Lorenzo et madame Lorenzo?

LORENZO.--Cesse tes holà. Par ici.

LANCELOT.--Sol la.--Où? où?

LORENZO.--Ici

LANCELOT.--Dis-lui qu'il vient d'arriver un courrier de la part de mon
maître, son cornet plein de bonnes nouvelles. Mon maître sera ici avant
le matin.

(Il sort.)

LORENZO.--Entrons, ma chère âme, et attendons leur arrivée; et cependant
ce n'est pas la peine.... Pourquoi entrerions-nous?--Ami Stephano,
annoncez, je vous prie, dans le château, que votre maîtresse est près
d'arriver, et amenez ici les musiciens en plein air. (_Le domestique
sort_.) Que la clarté de la lune dort doucement sur ce banc de gazon!
Nous nous y assiérons et les sons de la musique se glisseront dans notre
oreille. Ce doux silence et cette nuit si belle conviennent aux accords
d'une gracieuse harmonie. Assieds-toi, Jessica; vois comme la voûte des
cieux est incrustée de disques brillants. Parmi tous ces globes que tu
vois, il n'y a pas jusqu'au plus petit, dont les mouvements ne
produisent une musique angélique en accord avec les concerts des
chérubins, à l'oeil plein de jeunesse. Telle est l'harmonie qui se
révèle aux âmes immortelles: mais tant que notre âme est enclose dans
cette grossière enveloppe d'une argile périssable, nous sommes
incapables de l'entendre. (_Entrent les musiciens_.)--Allons, éveillez
Diane par un hymne; pénétrez des sons les plus mélodieux l'oreille de
votre maîtresse, et entraînez-la vers sa demeure par le charme de la
musique.

JESSICA.--Jamais je ne suis gaie quand j'entends une musique agréable.

LORENZO.--La raison en est que vos esprits sont attentifs; car voyez un
sauvage et folâtre troupeau, une bande de jeunes étalons qui n'ont point
encore senti la main de l'homme, bondissant avec folie, et faisant
retentir leurs voix par de bruyants hennissements, effet de l'ardeur de
leur sang; si par hasard ils viennent à entendre le son d'une trompette,
ou que leurs oreilles soient frappées de quelque mélodie, vous les
verrez aussitôt s'arrêter tout court, et leurs yeux farouches prendre un
regard adouci, par la douce puissance de la musique. Voilà pourquoi les
poëtes ont prétendu qu'Orphée attirait les arbres, les rochers et les
fleuves, parce qu'il n'est rien dans la nature de si insensible, de si
dur, de si furieux, dont la musique ne change pour quelques instants le
caractère; l'homme qui n'a en lui-même aucune musique, et qui n'est pas
ému par le doux accord des sons, est propre aux trahisons, aux
perfidies, aux rapines; les mouvements de son âme sont mornes comme la
nuit, et ses penchants ténébreux comme l'Érèbe; ne vous fiez point à un
tel homme.--Écoutons la musique.

(Entrent Portia, Nérissa, à quelque distance.)

PORTIA.--Cette lumière que nous voyons, brûle dans ma salle. Que ce
petit flambeau jette loin ses rayons! C'est ainsi qu'une belle action
reluit dans un monde corrompu.

NÉRISSA.--Quand la lune brillait, nous n'apercevions pas ce flambeau.

PORTIA.--Ainsi une petite gloire est obscurcie par une plus grande. Le
délégué du pouvoir jette autant d'éclat qu'un roi jusqu'à ce que le roi
paraisse. Alors sa pompe va se perdre comme un ruisseau dans l'immensité
des mers.--De la musique? Écoutons.

NÉRISSA.--Ce sont vos musiciens, madame; cela vient de la maison.

PORTIA.--Je le vois; il n'y a rien de bon que par certains
rapprochements. Cette musique me semble beaucoup plus douce que pendant
le jour.

NÉRISSA.--Madame, c'est le silence qui lui prête ce charme.

PORTIA.--Le corbeau a d'aussi doux sons que l'alouette, pour qui ne fait
pas attention à leur voix; et je crois que si le rossignol chantait
pendant le jour au milieu des cris aigus des canards, il ne passerait
pas pour meilleur musicien que le roitelet. Combien de choses doivent à
l'à-propos les justes éloges qu'elles obtiennent et leur véritable
perfection! Silence, paix! la lune dort avec Endymion, et ne voudrait
pas être réveillée.

(La musique cesse.)

LORENZO.--C'est la voix de Portia, ou je suis bien trompé.

PORTIA.--Il m'a reconnue, comme l'aveugle reconnaît le coucou, à sa
mauvaise voix.

LORENZO.--Ma chère dame, soyez la bienvenue chez vous.

PORTIA.--Nous avons employé le temps à prier Dieu pour nos époux. Nous
espérons que c'est avec succès et que nos paroles leur auront été de
quelque avantage. Sont-ils de retour?

LORENZO.--Pas encore, madame; mais il vient d'arriver un messager pour
les annoncer.

PORTIA.--Entrez, Nérissa; recommandez à mes domestiques de ne point
parler du tout de l'absence que nous avons faite. N'en parlez pas non
plus, Lorenzo, ni vous, Jessica.

(On entend une fanfare.)

LORENZO.--Votre mari n'est pas loin, j'entends sa trompette.--Nous ne
sommes pas des rapporteurs, madame; ne craignez rien.

PORTIA.--Cette nuit ressemble au jour, mais au jour malade; elle est un
peu plus pâle que lui. C'est le jour tel qu'il est lorsque le soleil se
cache.

(Entrent Bassanio, Antonio, Gratiano et leur suite.)

BASSANIO, _à Portia_.--Nous aurions le jour en même temps que les
antipodes, si vous vous promeniez en l'absence du soleil.

PORTIA.--Si j'éclaire, que ce ne soit pas comme l'inconstant éclair[15],
car une femme légère rend pesant le pouvoir d'un mari, et puisse n'être
jamais ainsi pour moi celui de Bassanio! mais Dieu dispose de tout.
Soyez le bienvenu chez vous, seigneur.

[Note 15:

    Let me give light, but let me not be light:

«Que je donne de la lumière (_light_), mais que je ne sois point légère
(_light_).» Jeu de mots familier à Shakspeare et aux auteurs de son
temps, et qu'il a fallu remplacer par un équivalent pour donner un sens
à ce qui suit.]

BASSANIO.--Je vous rends grâces, madame. Faites bon accueil à mon ami:
c'est Antonio, c'est l'homme à qui j'ai tant d'obligations.

PORTIA.--Vous lui avez dans tous les sens, en effet, de grandes
obligations, car, à ce que j'apprends, il en avait contracté pour vous
de bien considérables.

ANTONIO.--Aucune qu'il n'ait bien acquittée.

PORTIA.--Seigneur, vous êtes le très-bienvenu dans notre maison. Je veux
vous le prouver autrement que par des paroles; c'est pourquoi j'abrège
les discours de politesse.

GRATIANO, _à Nérissa, qui lui parlait à part_.--Par cette lune, je vous
proteste que vous me faites injure. En honneur, je l'ai donnée au clerc
du juge. Quant à moi, mon amour, puisque vous prenez la chose si fort à
coeur, je voudrais que celui qui l'a fût eunuque.
                
Go to page: 1234
 
 
Хостинг от uCoz