William Shakespear

Le marchand de Venise
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Note du transcripteur.

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    Ce document est tiré de:


    OEUVRES COMPLÈTES DE
    SHAKSPEARE

    TRADUCTION DE
    M. GUIZOT

    NOUVELLE ÉDITION ENTIÈREMENT REVUE
    AVEC UNE ÉTUDE SUR SHAKSPEARE
    DES NOTICES SUR CHAQUE PIÈCE ET DES NOTES

    Volume 6
    Le marchand de Venise, Les joyeuses Bourgeoises de
    Windsor, Le roi Jean, La vie et la mort du roi Richard II,
    Henri IV (1re partie).

    PARIS
    A LA LIBRAIRIE ACADÉMIQUE
    DIDIER ET Cie, LIBRAIRES-ÉDITEURS
    35, QUAI DES AUGUSTINS
    1863


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                                   LE

                           MARCHAND DE VENISE



                                 NOTICE
                       SUR LE MARCHAND DE VENISE

Le fond de l'aventure qui fait le sujet du _Marchand de Venise_ se
retrouve dans les chroniques ou dans la littérature de tous les pays,
tantôt en entier, tantôt dépouillé de l'épisode très-piquant qu'y
ajoutent les amours de Bassanio et de Portia. Un jugement pareil à celui
de Portia a été attribué à Sixte V qui, plus sévère, condamna, dit-on, à
l'amende les deux contractants, pour les punir de l'immoralité d'un
pareil marché. En cette occasion il s'agissait d'un pari, et le juif
était le perdant. Un recueil de nouvelles françaises, intitulé
_Roger-Bontemps en belle humeur_, raconte la même aventure, mais à
l'avantage du chrétien, et c'est le sultan Saladin qui est le juge. Dans
un manuscrit persan qui rapporte le même fait, il s'agit d'un pauvre
musulman de Syrie avec qui un riche juif fait ce marché pour avoir les
moyens de le perdre et parvenir ainsi à posséder sa femme dont il est
amoureux; le cas est décidé par un cadi d'Émèse. Mais l'aventure tout
entière se trouve consignée, avec quelques différences, dans un
très-ancien ouvrage écrit en latin et intitulé: _Gesta Romanorum_, et
dans le _Pecorone_ de _ser Giovanni_, recueil de nouvelles composé avant
la fin du quatorzième siècle et par conséquent très-antérieur à Sixte V,
ce qui rend tout à fait improbable l'anecdote rapportée sur ce pape par
Grégoire Léti.

Dans la nouvelle de ser Giovanni, la dame de Belmont n'est point une
jeune fille forcée de soumettre son choix aux conditions prescrites par
le singulier testament de son père, mais une jeune veuve qui, de sa
propre volonté, impose une condition beaucoup plus singulière à ceux que
le hasard ou le choix fait aborder dans son port. Obligés de partager
le lit de la dame, s'ils savent profiter des avantages que leur offre
une pareille situation, ils obtiendront avec la possession de la veuve
sa main et tous ses biens. Dans le cas contraire, ils perdent leur
vaisseau et son chargement, et repartent sur-le-champ avec un cheval et
une somme d'argent qu'on leur fournit pour retourner chez eux. Peu
effrayés d'une pareille épreuve, beaucoup ont tenté l'aventure, tous ont
succombé; car, à peine dans le lit, ils s'endorment d'un profond
sommeil, d'où ils ne se réveillent que pour apprendre le lendemain que
la dame plus matinale a déjà fait décharger le navire, et préparer la
monture qui doit reconduire chez lui le malencontreux prétendant. Aucun
n'a été tenté de renouveler une entreprise si chère, et dont le mauvais
succès a découragé les plus vifs aspirants. Le seul Gianetto (c'est dans
la nouvelle le nom du jeune Vénitien) s'est obstiné, et après deux
premières déconvenues, il veut risquer une troisième aventure: son
parrain Ansaldo, sans s'inquiéter de la perte des deux premiers
vaisseaux dont il ignore la cause, lui en équipe un troisième, avec
lequel Gianetto lui promet de réparer leurs malheurs. Mais épuisé par
les précédentes entreprises, il est obligé pour celle-là d'emprunter à
un juif la somme de dix mille ducats, aux mêmes conditions que celles
qu'impose Shylock à Antonio. Gianetto arrive, et, averti par une
suivante de ne pas boire le vin qu'on lui présentera avant de se mettre
au lit, il surprend à son tour la dame qui, fort troublée d'abord de le
trouver éveillé, se résigne cependant à son sort, et s'estime heureuse
de le nommer le lendemain son époux. Gianetto, enivré de son bonheur,
oublie le pauvre Ansaldo jusqu'au jour fatal de l'échéance du billet. Un
hasard le lui rappelle alors; il part en diligence pour Venise, et le
reste de l'histoire se passe comme l'a représenté Shakspeare.

On conçoit aisément la raison et la nécessité des divers changements
qu'il a fait subir à cette aventure; elle n'était cependant pas
tellement impossible à représenter de son temps sur le théâtre qu'on ne
puisse croire qu'il a été induit à ces changements par le besoin de
donner plus de moralité à ses personnages et plus d'intérêt à son
action. Aussi la situation du généreux Antonio, la peinture de son
caractère si dévoué, courageux et mélancolique à la fois, ne sont-elles
pas l'unique source du charme qui règne si puissamment dans tout
l'ouvrage. Les lacunes que laisse cette situation sont du moins si
heureusement remplies qu'on ne s'aperçoit d'aucun vide, tant l'âme est
doucement occupée des sentiments qui en naissent naturellement. Il
semble que Shakspeare ait voulu peindre ici, sous leurs différents
points de vue, les premiers beaux jours d'un heureux mariage. Le
discours de Portia à Bassanio, au moment où le sort vient de décider en
sa faveur, et où elle se regarde déjà comme son heureuse épouse, est
rempli d'un abandon si pur, d'une soumission conjugale si touchante et
si noble à la fois, que son caractère en acquiert un charme
inexprimable, et que Bassanio, prenant dès cet instant la situation
supérieure qui lui convient, n'a plus à craindre d'être rabaissé par
l'esprit et le courage de sa femme, quelque décidé que soit le parti
qu'elle va prendre l'instant d'après; on sait maintenant que, le moment
de la nécessité passé, tout rentrera dans l'ordre, et que les grandes
qualités qu'elle saura soumettre à son devoir de femme ne feront
qu'ajouter au bonheur de son mari.

Dans une classe subordonnée, Lorenzo et Jessica nous donnent le
spectacle de ce tendre badinage de deux jeunes époux si remplis de leur
bonheur qu'ils le répandent sur les choses les plus étrangères à
eux-mêmes et jouissent des pensées et des actions les plus
indifférentes, comme d'autant de portions d'une existence que le bonheur
envahit tout entière. Cet entretien de Lorenzo et de Jessica, ce jardin,
ce clair de lune, cette musique qui prépare le retour de Portia, de
Bassanio, et l'arrivée d'Antonio, disposent l'âme à toutes les douces
impressions que fera naître l'image d'une félicité complète, dans la
réunion de Portia et de Bassanio au milieu de tous les amis qui vont
jouir de leurs soins et de leurs bienfaits. Shakspeare est presque le
seul poëte dramatique qui n'ait pas craint de s'arrêter sur le tableau
du bonheur; il sentait qu'il avait de quoi le remplir.

L'invention des trois coffres, dont l'original se trouve aussi en
plusieurs endroits, existe, à peu près telle que l'a employée
Shakspeare, dans une autre aventure des _Gesta Romanorum_, si ce n'est
que la personne soumise à l'épreuve est la fille d'un roi de la Pouille
qui, par la sagesse de son choix, est jugée digne d'épouser le fils de
l'empereur de Rome. On voit par là que ces _Gesta Romanorum_ ne
remontent pas précisément aux temps antiques.

Le caractère du juif Shylock est justement célèbre en Angleterre.

Cette pièce a été représentée avant 1598. C'est ce qu'on sait de plus
certain sur sa date. Plusieurs pièces sur le même sujet avaient déjà été
mises au théâtre; il avait été aussi le fond de plusieurs ballades.

En 1701, M. Grandville, depuis lord Lansdowne, remit au théâtre _le
Marchand de Venise_, avec des changements considérables, sous le titre
du _Juif de Venise_. On l'a joué longtemps sous cette nouvelle forme.



                                  LE
                          MARCHAND DE VENISE



PERSONNAGES

LE DUC DE VENISE,   } amoureux de
LE PRINCE DE MAROC, } Portia.
LE PRINCE D'ARAGON, }
ANTONIO, marchand de Venise.
BASSANIO, son ami.
SALANIO, } amis d'Antonio et de
GRATIANO,} Bassanio.
SALARINO,}
LORENZO, amant de Jessica.
SHYLOCK, juif.
TUBAL, autre juif, ami de Shylock.
LANCELOT GOBBO, jeune lourdaud, domestique de Shylock.
LE VIEUX GOBBO, père de Lancelot.
LÉONARDO, domestique de Bassanio.
BALTHASAR, domestiques de Portia.
STEPHANO,      "      "    "
UN VALET.
PORTIA, riche héritière.
NÉRISSA, suivante de Portia.
JESSICA, fille de Shylock.



Sénateurs de Venise, officiers de la cour de justice, un geôlier,
valets et autres personne de suite.

La scène est tantôt à Venise, tantôt à Belmont, château de Portia.




                             ACTE PREMIER


SCÈNE I

Dans une rue de Venise.

_Entrent_ ANTONIO, SALARINO et SALANIO.


Antonio.--De bonne foi, je ne sais pourquoi je suis triste. J'en suis
fatigué: vous dites que vous en êtes fatigués aussi; mais comment j'ai
pris ce chagrin, où je l'ai trouvé, rencontré, de quoi il est fait, d'où
il est sorti, je suis encore à l'apprendre.--La tristesse me rend si
stupide que j'ai peine à me reconnaître moi-même.

SALANIO.--Votre âme est agitée sur l'Océan; là où, sous leurs voiles
majestueuses, vos larges vaisseaux, seigneurs et riches bourgeois des
flots, dominent sur le peuple des petits navires marchands qui les
saluent, inclinant, lorsqu'ils passent près d'eux, le tissu de leurs
ailes.

SALARINO.--Croyez-moi, monsieur, si j'avais une pareille mise dehors, la
plus grande partie de mes affections serait en voyage à la suite de mes
espérances. Je serais toujours à arracher des brins d'herbe pour savoir
de quel côté souffle le vent; à chercher sur les cartes les ports, les
môles et les routes; et chaque objet qui pourrait me faire craindre un
malheur pour ma cargaison ne manquerait certainement pas de me rendre
triste.

SALANIO.--En soufflant sur mon bouillon pour le refroidir, mon haleine
me donnerait un frisson, je songerais à tout le mal qu'un trop grand
vent pourrait causer sur la mer. Je ne pourrais voir un sablier
s'écouler que je ne songeasse aux bancs de sable, aux bas-fonds, où je
verrais mon riche _André_[1] engravé, abaissant son grand mât plus bas
que ses flancs pour baiser son tombeau. Pourrais-je aller à l'église et
voir les pierres de l'édifice sacré, sans me rappeler aussitôt les
rochers dangereux qui, en effleurant seulement les côtés de mon cher
vaisseau, disperseraient toutes mes épices sur les flots, et
habilleraient de mes soies les vagues en fureur; en un mot, sans penser
que riche de tout cela en cet instant, je puis l'instant d'après n'avoir
plus rien? Puis-je songer à tous ces hasards et ne pas songer en même
temps qu'un pareil malheur, s'il m'arrivait, me rendrait triste?--Tenez,
ne m'en dites pas davantage: je suis sûr qu'Antonio est triste, parce
qu'il songe à ses marchandises.

[Note 1: C'était apparemment le nom d'un des plus gros vaisseaux
d'Antonio.]

ANTONIO.--Non, croyez-moi. J'en rends grâces au sort; toutes mes
espérances ne sont pas aventurées sur une seule chance, ni réunies en un
même lieu; et ma fortune entière ne dépend pas des événements de cette
année. Ce ne sont donc pas mes marchandises qui m'attristent.

SALARINO.--Il faut alors que vous soyez amoureux.

ANTONIO.--Fi donc!

SALARINO.--Vous n'êtes pas amoureux non plus? En ce cas, souffrez qu'on
vous dise que vous êtes triste, parce que vous n'êtes pas gai; et il
vous serait tout aussi aisé de rire, de danser, et de dire que vous êtes
gai, parce que vous n'êtes pas triste. Par Janus au double visage, la
nature forme quelquefois d'étranges personnages; les uns ne laissant
jamais qu'entrevoir leurs yeux à travers leurs paupières à demi fermées
et riant comme des perroquets, à la vue d'un joueur de cornemuse; et
d'autres, d'une mine si renfrognée, qu'ils ne montreraient pas seulement
leurs dents en façon de sourire, quand Nestor en personne jurerait que
la plaisanterie est de nature à faire rire.

(Entrent Bassanio, Lorenzo, Gratiano.)

SALANIO--Voici Bassanio, votre noble allié, avec Gratiano et Lorenzo.
Adieu, nous vous laissons en meilleure compagnie.

SALARINO.--Je serais volontiers resté jusqu'à ce que je vous eusse rendu
joyeux, si de plus dignes ne m'avaient prévenu.

ANTONIO.--Vous avez une grande place dans mon affection; mais je suppose
que vos affaires vous appellent, et que vous saisissez l'occasion de
nous quitter.

SALARINO.--Bonjour, mes bons seigneurs.

BASSANIO.--Dites-moi tous deux, mes bons seigneurs, quand rirons-nous?
Répondez: quand? Vous devenez excessivement rares. Cela durera-t-il?

SALARINO.--Nous nous ferons un plaisir de prendre votre temps.

(Salanio et Salarino sortent.)

LORENZO.--Seigneur Bassanio, puisque vous voilà avec Antonio, nous
allons vous laisser ensemble. Mais à l'heure du dîner, souvenez-vous, je
vous prie, du lieu de notre rendez-vous.

BASSANIO.--Je n'y manquerai pas.

GRATIANO.--Vous n'avez pas bon visage, seigneur Antonio. Tenez, vous
avez trop d'affaires en ce monde; c'est en perdre les avantages que de
les acheter par trop de soins. Vous êtes étonnamment changé;
croyez-moi.

ANTONIO.--Je prends le monde pour ce qu'il est, Gratiano: un théâtre où
chacun doit jouer son rôle; le mien est d'être triste.

GRATIANO.--Le mien sera donc celui du fou. Que les rides de la
vieillesse viennent au milieu de la joie et du rire, que le vin
échauffe, s'il le faut, mon foie, mais que d'affaiblissants soupirs ne
viennent point glacer mon coeur. Pourquoi un homme qui a du sang chaud
dans les veines demeurerait-il immobile comme son grand-père taillé en
albâtre? pourquoi dormir quand on veille, et se donner la jaunisse à
force de mauvaise humeur? Je te le dirai, Antonio; je t'aime, et c'est
mon amitié qui parle; il y a une espèce de gens dont le visage se
boursoufle au dehors et s'enveloppe comme l'eau dormante d'un étang, et
qui se tiennent dans une immobilité volontaire pour se parer d'une
réputation de sagesse, de gravité, de profondeur d'esprit, et qui
semblent vous dire: «Monsieur, je suis un oracle; quand j'ouvre la
bouche, empêchez qu'un chien n'aboie.» O mon cher Antonio, je connais de
ces gens-là qui ne doivent qu'à leur silence leur réputation de sagesse,
et qui, j'en suis sûr, s'ils parlaient, seraient capables de damner plus
d'une oreille, car en les écoutant, bien des gens traiteraient leurs
frères de fous. Je t'en dirai plus long une autre fois. Mais ne va pas
te servir de l'appât de la mélancolie, pour pêcher ce goujon des sots,
la réputation.--Allons, viens, cher Lorenzo. (_A Antonio_.)--Adieu pour
un moment; je finirai mon sermon après dîner.

LORENZO, _à Antonio_.--Oui, nous allons vous laisser jusqu'à l'heure du
dîner.--Il faudra que je devienne un de ces sages muets, car Gratiano ne
me laisse jamais le temps de parler.

GRATIANO.--C'est bon, tiens-moi encore compagnie deux ans, et tu ne
connaîtras plus le son de ta voix.

ANTONIO.--Adieu, il me rendrait bavard.

GRATIANO.--Tant mieux, ma foi, car le silence ne convient qu'à une
langue de boeuf fumé, et à une fille qui n'est pas de défaite.

(Gratiano et Lorenzo sortent.)

ANTONIO.--Est-ce là dire quelque chose?

BASSANIO.--Gratiano est l'homme de Venise qui débite le plus de riens.
Ce qu'il y a de bon dans tous ses discours est comme deux grains de blé
cachés dans deux boisseaux de son. On les cherche un jour entier avant
de les trouver, et quand on les a, ils ne valent pas la peine qu'on a
prise.

ANTONIO.--Fort bien. Dites-moi: quelle est donc cette dame auprès de
laquelle vous avez juré de faire un secret pèlerinage, et que vous
m'avez promis de me nommer aujourd'hui?

BASSANIO.--Vous n'ignorez pas, Antonio, dans quel délabrement j'ai mis
mes affaires, en voulant faire une plus haute figure que ne pouvait me
le permettre longtemps ma médiocre fortune; je ne m'afflige pas
maintenant d'être privé des moyens de soutenir ce noble état; mais mon
premier souci est de me tirer avec honneur des dettes considérables que
j'ai contractées par un peu trop de prodigalité. C'est à vous, Antonio,
que je dois le plus, tant en argent qu'en amitié; et c'est de votre
amitié que j'attends avec confiance les moyens d'accomplir tous mes
desseins, et les plans que je forme pour payer tout ce que je dois.

ANTONIO.--Je vous prie, mon cher Bassanio, de me les faire connaître;
et, s'ils se renferment comme vous le faites vous-même dans les limites
de l'honneur, soyez sûr que ma bourse, ma personne et tout ce que j'ai
de ressources en ce monde sont à votre service.

BASSANIO.--Lorsque j'étais écolier, dès que j'avais perdu une de mes
flèches, j'en décochais une autre dans la même direction, mettant plus
d'attention à suivre son vol, afin de retrouver l'autre; et, en risquant
de perdre les deux, je les retrouvais toutes deux. Je vous cite cet
exemple de mon enfance, parce que je vais vous parler le langage de la
candeur. Je vous dois beaucoup: et comme il arrive à un jeune homme
livré à ses fantaisies, ce que je vous dois est perdu. Mais si vous
voulez risquer une autre flèche du même côté où vous avez lancé la
première, je ne doute pas que, par ma vigilance à observer sa chute, je
ne retrouve les deux, ou du moins que je ne vous rapporte celle que vous
aurez hasardée la dernière, en demeurant avec reconnaissance votre
débiteur pour l'autre.

ANTONIO.--Vous me connaissez; c'est donc perdre le temps que de tourner
ainsi autour de mon amitié par des circonlocutions. Vous me faites
certainement plus de tort en doutant de mes sentiments, que si vous
aviez dissipé tout ce que je possède. Dites-moi donc ce qu'il faut que
je fasse pour vous, et tout ce que vous me croyez possible; je suis prêt
à le faire: parlez donc.

BASSANIO.--Il est dans Belmont une riche héritière; elle est belle, plus
belle que ce mot, et douée de rares vertus. J'ai quelquefois reçu de ses
yeux de doux messages muets. Son nom est Portia. Elle n'est pas moins
estimée que la fille de Caton, la Portia de Brutus. L'univers entier
connaît son mérite; car les quatre vents lui amènent de toutes les côtes
d'illustres adorateurs. Ses cheveux, dorés comme les rayons du soleil,
tombent en boucles sur ses tempes comme une toison d'or: ce qui fait de
sa demeure de Belmont un rivage de Colchos, où plus d'un Jason se rend
pour la conquérir: ô mon Antonio, si j'avais seulement le moyen d'entrer
en concurrence avec eux, j'ai dans mon âme de tels présages de succès,
qu'il est hors de doute que je l'emporterais.

ANTONIO.--Tu sais que toute ma fortune est sur la mer, que je n'ai point
d'argent, ni la possibilité de rassembler une forte somme. Va donc
essayer ce que peut mon crédit dans Venise. Je l'épuiserai jusqu'au
bout, pour te donner les moyens de paraître à Belmont, et d'obtenir la
belle Portia. Va, informe-toi où il y a de l'argent. J'en ferai autant
de mon côté, et je ne doute point que je n'en trouve par mon crédit ou
par le désir qu'on aura de m'obliger.

(Ils sortent.)


SCÈNE II

A Belmont.--Un appartement de la maison de Portia.

_Entrent_ PORTIA et NÉRISSA.


PORTIA.--En vérité, Nérissa, mon petit individu est bien las de ce grand
univers.

NÉRISSA.--Cela serait bon, ma chère madame, si vos misères étaient en
aussi grand nombre que le sont vos prospérités: cependant, à ce que je
vois, on est aussi malade d'indigestion que de disette. Ce n'est donc
pas un médiocre bonheur que d'être placé dans la médiocrité: superflu
blanchit de bonne heure, suffisance vit longtemps.

PORTIA.--Voilà de belles sentences, et très-bien débitées.

NÉRISSA.--Elles seraient encore meilleures mises en pratique.

PORTIA.--S'il était aussi aisé de faire qu'il l'est de connaître ce qui
est bon à faire, les chapelles seraient des églises, et les cabanes des
pauvres gens des palais de princes. C'est un bon prédicateur que celui
qui se conforme à ses sermons. J'apprendrais plutôt à vingt personnes ce
qu'il est à propos de faire, que je ne serais une des vingt à suivre mes
instructions. Le cerveau peut imaginer des lois pour le sang, mais un
tempérament ardent saute par-dessus une froide loi; c'est un tel lièvre
que la folle jeunesse pour s'élancer par-dessus les filets du bon sens!
Mais cette manière de raisonner n'est pas trop de saison lorsqu'il
s'agit de choisir un époux. Choisir! hélas! quel mot! Je ne puis ni
choisir celui que je voudrais, ni refuser celui qui me déplairait. Et
ainsi il faut que la volonté d'une fille vivante se plie aux volontés
d'un père mort. N'est-il pas bien dur, Nérissa, de ne pouvoir ni choisir
ni refuser personne?

NÉRISSA.--Votre père fut toujours vertueux, et les saints personnages
ont à leur mort de bonnes inspirations. Ainsi, dans cette loterie qu'il
a imaginée, et au moyen de laquelle vous devez être le partage de celui
qui, entre trois coffres d'or, d'argent et de plomb, choisira selon son
intention, vous pouvez être sûr que le bon choix sera fait par un homme
que vous pourrez aimer en bonne conscience. Mais quelle chaleur
d'affection sentez-vous pour tous ces brillants adorateurs qui sont déjà
arrivés?

PORTIA.--Je t'en prie, dis-moi leurs noms: à mesure que tu les nommeras
je ferai leur portrait, et tu devineras mes sentiments par ma
description.

NÉRISSA.--D'abord il y a le prince de Naples.

PORTIA.--Eh! c'est un véritable animal[2]. Il ne sait parler que de son
cheval, et se targue comme d'un mérite singulier de la science qu'il
possède de le ferrer lui-même. J'ai bien peur que madame sa mère ne se
soit oubliée avec un forgeron.

[Note 2: _A colt_. _Colt_ signifie un jeune cheval qui n'est pas encore
dressé, et aussi un étourdi sans éducation. On ne pouvait rendre en
français le double sens de l'expression, il a fallu choisir celui qui
allait le mieux au reste de la phrase.]

NÉRISSA.--Vient ensuite le comte Palatin.

PORTIA.--Il est toujours refrogné, comme s'il vous disait: _Si vous ne
voulez pas de moi, décidez-vous_. Il écoute des contes plaisants sans un
sourire. Je crains que dans sa vieillesse il ne devienne le philosophe
larmoyant, puisque jeune encore il est d'une si maussade tristesse.
J'aime mieux épouser une tête de mort la bouche garnie d'un os, qu'un de
ces deux hommes-là. Dieu me préserve de tous les deux!

NÉRISSA.--Que dites-vous du seigneur français, monsieur le _Bon_?

PORTIA.--Dieu l'a fait; ainsi je consens qu'il passe pour un homme. Je
sais bien que c'est un péché de se moquer de son prochain; mais lui!
Comment! il a un meilleur cheval que le Napolitain! Il possède à un plus
haut degré que le comte Palatin la mauvaise habitude de froncer le
sourcil. Il est tous les hommes ensemble, sans en être un. Si un merle
chante, il fait aussitôt la cabriole. Il va se battre contre son ombre.
En l'épousant, j'épouserais en lui seul vingt maris; s'il vient à me
mépriser je lui pardonnerai: car, m'aimât-il à la folie, je ne le
payerai jamais de retour.

NÉRISSA.--Que dites-vous de Fauconbridge, le jeune baron anglais?

PORTIA.--Vous savez que je ne lui dis rien; car nous ne nous entendons
ni l'un ni l'autre; il ne sait ni latin, ni français, ni italien: et
vous pouvez bien jurer en justice que je ne sais pas pour deux sous
d'anglais. C'est la peinture d'un joli homme. Mais, hélas! qui peut
s'entretenir avec un tableau muet? Qu'il est mis singulièrement! Je
crois qu'il a acheté son pourpoint en Italie, ses hauts-de-chausses
circulaires en France, son bonnet en Allemagne, et ses manières par tout
pays.

NÉRISSA.--Que pensez-vous du seigneur écossais son voisin?

PORTIA.---Qu'il est plein de charité pour son voisin, car il a emprunté
un soufflet de l'Anglais, et a juré de le lui rendre quand il pourrait.
Je crois que le Français s'est rendu sa caution, et s'est engagé pour un
second.

NÉRISSA.--Comment trouvez-vous le jeune Allemand, le neveu du comte de
Saxe?

PORTIA.--Fort déplaisant le matin quand il est à jeun, et bien plus
déplaisant encore le soir quand il est ivre. Lorsqu'il est au mieux il
est un peu plus mal qu'un homme, et quand il est le plus mal il est tant
soit peu mieux qu'une bête. Et m'arrivât-il du pis qui puisse arriver,
j'espère trouver le moyen de me défaire de lui.

NÉRISSA.--S'il se présentait pour choisir, et qu'il prît le bon coffre,
ce serait refuser d'accomplir les volontés de votre père, que de refuser
sa main.

PORTIA.--De crainte que ce malheur extrême n'arrive, mets, je te prie,
sur le coffre opposé un grand verre de vin du Rhin; car si le diable
était dedans, et cette tentation au dehors, je suis sûre qu'il le
choisirait. Je ferai tout au monde, Nérissa, plutôt que d'épouser une
éponge.

NÉRISSA.--Vous ne devez plus craindre d'avoir aucun de ces messieurs;
ils m'ont fait part de leurs résolutions, c'est de s'en retourner chez
eux, et de ne plus vous importuner de leur recherche, à moins qu'ils ne
puissent vous obtenir par quelque autre moyen que celui qu'a imposé
votre père, et qui dépend du choix des coffres.

PORTIA.--Dussé-je vivre aussi vieille que la Sibylle, je mourrai aussi
chaste que Diane, à moins qu'on ne m'obtienne dans la forme prescrite
par mon père. Je suis ravie que cette cargaison d'amoureux se montre si
raisonnable; car il n'en est pas un parmi eux qui ne me fasse soupirer
après son absence et prier Dieu de lui accorder un heureux départ.

NÉRISSA.--Ne vous rappelez-vous pas, madame, que du vivant de votre
père, il vint ici, à la suite du marquis de Montferrat, un Vénitien
instruit et brave militaire?

PORTIA.--Oui, oui, c'était Bassanio; c'est ainsi, je crois, qu'on le
nommait.

NÉRISSA.--Cela est vrai, madame; et de tous les hommes sur qui se soient
jamais arrêtés mes yeux peu capables d'en juger, il m'a paru le plus
digne d'une belle femme.

PORTIA.--Je m'en souviens bien, et je me souviens aussi qu'il mérite tes
éloges.--(_Entre un valet._) Qu'est-ce? Quelles nouvelles?

LE VALET.--Les quatre étrangers vous cherchent, madame, pour prendre
congé de vous, et il vient d'arriver un courrier qui en devance un
cinquième, le prince de Maroc; il dit que le prince son maître sera ici
ce soir.

PORTIA.--Si je pouvais accueillir celui-ci d'aussi bon coeur que je vois
partir les autres, je serais charmée de son arrivée. S'il se trouve
avoir les qualités d'un saint et le teint d'un diable, je l'aimerais
mieux pour confesseur que pour épouseur. Allons, Nérissa; et toi (_au
valet_), marche devant. Tandis que nous mettons un amant dehors, un
autre frappe à la porte.

(Ils sortent.)


SCÈNE III

Venise.--Une place publique.

_Entrent_ BASSANIO, SHYLOCK.


SHYLOCK.--Trois mille ducats?--Bien.

BASSANIO.--Oui, monsieur, pour trois mois.

SHYLOCK.--Pour trois mois?--Bien.

BASSANIO.--Pour lesquels, comme je vous disais, Antonio s'engagera.

SHYLOCK.--Antonio s'engagera?--Bien.

BASSANIO.--Pourrez-vous me rendre service? Me ferez-vous ce plaisir?
Aurai-je votre réponse?

SHYLOCK.--Trois mille ducats, pour trois mois, et Antonio engagé.

BASSANIO.--Votre réponse à cela?

SHYLOCK.--Antonio est bon.

BASSANIO.--Auriez-vous ouï dire quelque chose de contraire?

SHYLOCK.--Oh! non, non, non, non. En disant qu'il est bon, je veux
seulement vous faire comprendre qu'il est suffisamment sûr. Cependant
ses ressources reposent sur des suppositions. Il a un vaisseau frété
pour Tripoli, un autre dans les Indes, et en outre j'ai appris sur le
Rialto qu'il en avait un troisième au Mexique, un quatrième en
Angleterre, et d'autres entreprises encore de côté et d'autre. Mais les
vaisseaux ne sont que des planches, les matelots que des hommes. Il y a
des rats de terre et des rats d'eau, et des voleurs d'eau comme des
voleurs de terre, je veux dire qu'il y a des pirates; et puis aussi les
dangers de la mer, les vents, les rochers. Néanmoins l'homme est
suffisant.--Trois mille ducats... je crois pouvoir prendre son
obligation.

BASSANIO.--Soyez assuré que vous le pouvez.

SHYLOCK.--Je m'assurerai que je le peux; et pour m'en assurer, j'y
réfléchirai. Puis-je parler à Antonio?

BASSANIO.--Si vous vouliez dîner avec nous?

SHYLOCK.--Oui, pour sentir le porc! pour manger de l'habitation dans
laquelle votre prophète, le Nazaréen, a par ses conjurations fait entrer
le diable! Je veux bien faire marché d'acheter avec vous, faire marché
de vendre avec vous, parler avec vous, me promener avec vous, et ainsi
de suite; mais je ne veux pas manger avec vous, ni boire avec vous, ni
prier avec vous. Quelles nouvelles sur le Rialto?--Mais qui vient ici?

BASSANIO.--C'est le seigneur Antonio.

(Entre Antonio.)

SHYLOCK, _à part_.--Comme il a l'air d'un hypocrite publicain! je le
hais parce qu'il est chrétien, mais je le hais bien davantage parce
qu'il a la basse simplicité de prêter de l'argent gratis et qu'il fait
baisser à Venise le taux de l'usance[3]. Si je puis une fois prendre ma
belle[4], j'assouvirai pleinement la vieille aversion que je lui porte.
Il hait notre sainte nation, et dans les lieux d'assemblées des
marchands, il invective contre mes marchés, mes gains bien acquis, qu'il
appelle intérêts. Maudite soit ma tribu si je lui pardonne!

[Note 3: _Usance_ est un terme de banque; il signifie une échéance à
trente jours de date, et l'intérêt produit par ces trente jours.
_Usance_ et _usure_ s'employaient également pour désigner le prêt à
intérêt, que réprouvaient les anciennes maximes des théologiens. _Usure_
est demeuré le mot odieux employé pour signifier un intérêt excessif; et
le mot _usance_ a été préféré par les prêteurs pour signifier ce que les
emprunteurs nommaient _usure_. Le Juif se sert toujours ici du mot
_usance_, pour éviter celui d'_intérêt_ qu'Antonio emploie toujours dans
un sens de reproche.]

[Note 4: _Catch him upon the hip_.--Le prendre sur la hanche. Expression
proverbiale qui n'a pas son équivalent en français.]

BASSANIO.--Shylock, entendez-vous?

SHYLOCK.--Je me consultais sur les fonds que j'ai en main pour le
moment, et autant que ma mémoire peut me le rappeler, je vois que je ne
saurais vous faire tout de suite la somme complète de trois mille
ducats. N'importe; Tubal, un riche Hébreu de ma tribu me fournira ce
qu'il faut. Mais doucement; pour combien de mois les voulez-vous? (_A
Antonio_.) Maintenez-vous en joie, mon bon seigneur. C'était de Votre
Seigneurie que nous nous entretenions à l'instant même.

ANTONIO.--Shylock, quoique je ne prête ni n'emprunte à intérêt,
cependant pour fournir aux besoins pressants d'un ami, je dérogerai à ma
coutume. (_A Bassanio_.) Est-il instruit de la somme que vous désirez?

SHYLOCK.--Oui, oui, trois mille ducats.

ANTONIO.--Et pour trois mois.

SHYLOCK.--J'avais oublié. Pour trois mois; vous me l'aviez dit. A la
bonne heure. Faites votre billet, et puis je verrai.... Mais écoutez, il
me semble que vous venez de dire que vous ne prêtez ni n'empruntez à
intérêt.

ANTONIO.--Jamais.

SHYLOCK.--Quand Jacob faisait paître les brebis de son oncle Laban....
Ce Jacob (au moyen de ce que fit en sa faveur sa prudente mère) fut le
troisième possesseur des biens de notre saint Abraham.... Oui, ce fut le
troisième.

ANTONIO.--A quel propos revient-il ici? Prêtait-il à intérêt?

SHYLOCK.--Non, il ne prêtait pas à intérêt, non, si vous voulez, pas
précisément à intérêt. Remarquez bien ce que Jacob faisait. Laban et lui
étant convenus que tous les nouveau-nés qui seraient rayés de deux
couleurs appartiendraient à Jacob pour son salaire; sur la fin de
l'automne, les brebis étant en chaleur allaient chercher les béliers, et
quand ces couples portant toison en étaient arrivés au moment de
consommer l'oeuvre de la génération, le rusé berger vous levait l'écorce
de certains bâtons, et dans l'instant précis de l'acte de nature, les
présentait aux brebis échauffées, qui, concevant alors, quand le temps
de l'enfantement était venu, mettaient bas des agneaux bariolés,
lesquels étaient pour Jacob. C'était là un moyen de gagner; et Jacob fut
béni du ciel; et le gain est une bénédiction, pourvu qu'on ne le vole
pas.

ANTONIO.--Jacob, monsieur, donnait là ses services pour un salaire
très-incertain, pour une chose qu'il n'était pas en son pouvoir de faire
arriver, mais que la seule main du ciel règle et façonne à son gré. Ceci
a-t-il été écrit pour légitimer le prêt à intérêt? Votre or et votre
argent sont-ils des brebis et des béliers?

SHYLOCK.--Je ne saurais vous dire; du moins je les fais engendrer aussi
vite. Mais faites attention à cela, seigneur.

ANTONIO, _à Bassanio_.--Et vous, remarquez, Bassanio, que le diable peut
employer à ses fins les textes de l'Écriture. Une méchante âme qui
s'autorise d'un saint témoignage ressemble à un scélérat qui a le
sourire sur ses lèvres, à une belle pomme dont le coeur est pourri. Oh!
de quels beaux dehors se couvre la friponnerie!

SHYLOCK.--Trois mille ducats! c'est une bonne grosse somme. Trois mois
sur les douze.... Voyons un peu l'intérêt.

ANTONIO.--Eh bien! Shylock, vous serons-nous redevables?

SHYLOCK.--Seigneur Antonio, mainte et mainte fois vous m'avez fait des
reproches au Rialto sur mes prêts et mes usances. Je n'y ai jamais
répondu qu'en haussant patiemment les épaules, car la patience est le
caractère distinctif de notre nation. Vous m'avez appelé mécréant, chien
de coupe-gorge, et vous avez craché sur ma casaque de juif, et tout cela
parce que j'use à mon gré de mon propre bien. Maintenant il paraît que
vous avez besoin de mon secours, c'est bon. Vous venez à moi alors, et
vous dites: «Shylock, nous voudrions de l'argent.» Voilà ce que vous me
dites, vous qui avez expectoré votre rhume sur ma barbe; qui m'avez
repoussé du pied, comme vous chasseriez un chien étranger venu sur le
seuil de votre porte. C'est de l'argent que vous demandez! Je devrais
vous répondre, dites, ne devrais-je pas vous répondre ainsi: «Un chien
a-t-il de l'argent? Est-il possible qu'un roquet prête trois mille
ducats?» Ou bien irai-je vous saluer profondément, et dans l'attitude
d'un esclave, vous dire d'une voix basse et timide: «Mon beau monsieur,
vous avez craché sur moi mercredi dernier, vous m'avez donné des coups
de pied un tel jour, et une autre fois vous m'avez appelé chien; en
reconnaissance de ces bons traitements, je vais vous prêter tant
d'argent?»

ANTONIO.--Je suis tout prêt à t'appeler encore de même, à cracher encore
sur toi, à te repousser encore de mon pied. Si tu nous prêtes cet
argent, ne nous le prête pas comme à des amis, car l'amitié a-t-elle
jamais exigé qu'un stérile métal produisît pour elle dans les mains d'un
ami? mais prête plutôt ici à ton ennemi. S'il manque à son engagement,
tu auras meilleure grâce à exiger sa punition.

SHYLOCK.--Eh! mais voyez donc comme vous vous emportez! Je voudrais être
de vos amis, gagner votre affection, oublier les avanies que vous m'avez
faites, subvenir à vos besoins présents, et ne pas exiger un denier
d'usure pour mon argent, et vous ne voulez pas m'entendre! L'offre est
pourtant obligeante.

ANTONIO.--Ce serait, en effet, par obligeance.

SHYLOCK.--Et je veux l'avoir cette obligeance; venez avec moi chez un
notaire, me signer un simple billet, et pour nous divertir, nous
stipulerons qu'en cas que vous ne me rendiez pas, à tels jour et lieu
désigné, la somme ou les sommes exprimées dans l'acte, vous serez
condamné à me payer une livre juste de votre belle chair, coupée sur
telle partie du corps qu'il me plaira choisir.

ANTONIO.--J'y consens sur ma foi, et, en signant un pareil billet, je
dirai que le Juif est rempli d'obligeance.

BASSANIO.--Vous ne ferez pas pour mon compte un billet de la sorte;
j'aime mieux rester dans l'embarras.

ANTONIO.--Eh! ne craignez rien, mon cher: je n'encourrai pas la
condamnation. Dans le courant de ces deux mois-ci, c'est-à-dire encore
un mois avant l'échéance du billet, j'attends des retours pour neuf fois
sa valeur.

SHYLOCK.--O père Abraham! ce que c'est que ces chrétiens, comme la
dureté de leurs procédés les rend soupçonneux sur les intentions des
autres! Dites-moi, s'il ne payait pas au terme marqué, que gagnerais-je
en exigeant qu'il remplît la condition proposée? Une livre de la chair
d'un homme, prise sur un homme, ne me serait pas si bonne ni si
profitable que de la chair de mouton, de boeuf ou de chèvre. C'est pour
m'acquérir ses bonnes grâces que je lui fais cette offre d'amitié: s'il
veut l'accepter, à la bonne heure! sinon, adieu; et je vous prie de ne
pas mal interpréter mon attachement.

ANTONIO.--Oui, Shylock, je signerai ce billet.

SHYLOCK.--En ce cas, allez m'attendre chez le notaire; donnez-lui vos
instructions sur ce billet bouffon. Je vais prendre les ducats, donner
un coup d'oeil à mon logis que j'ai laissé sous la garde très-peu sûre
d'un négligent coquin, et je vous rejoins dans l'instant.

(Il sort.)

ANTONIO.--Dépêche-toi, aimable Juif. Cet Hébreu se fera chrétien; il
devient traitable.

BASSANIO.--Je n'aime pas de belles conditions accordées par un
misérable.

ANTONIO.--Allons: il ne peut y avoir rien à craindre; mes vaisseaux
arriveront un mois avant le terme.

FIN DU PREMIER ACTE.




                            ACTE DEUXIÈME


SCÈNE I

A Belmont.

_Fanfare de cors. Entrent_ LE PRINCE DE MAROC _avec sa suite,_ PORTIA,
NÉRISSA, _et plusieurs autres personnes de sa suite._


LE PRINCE DE MAROC.--Ne vous choquez point de la couleur de mon teint:
c'est la sombre livrée de ce soleil à la brune chevelure dont je suis
voisin, et près duquel je fus nourri. Faites-moi venir le plus beau des
enfants du Nord, où les feux de Phoebus dégèlent à peine les glaçons
suspendus aux toits, et faisons sur nous une incision en votre honneur,
pour savoir quel sang est le plus rouge du sien ou du mien. Dame, je
puis te le dire, cette figure a intimidé le brave. Je jure, par mon
amour, que les vierges les plus honorées de nos climats en ont été
éprises. Je ne voudrais pas changer de couleur, à moins que ce ne fût
pour vous dérober quelques pensées, mon aimable reine.

PORTIA.--Je ne me laisse pas conduire dans mon choix par la seule
délicatesse des yeux d'une fille. D'ailleurs la loterie à laquelle est
remis mon sort ôte à ma volonté le droit d'une libre décision. Mais mon
père n'eût-il pas circonscrit mon choix, et n'eût-il pas, dans sa
sagesse, déterminé que je me donnerais pour femme à celui qui
m'obtiendra par les moyens que je vous ai dits, vous me paraîtriez,
prince renommé, tout aussi digne de mon affection qu'aucun de ceux que
j'aie vus jusqu'ici se présenter.

LE PRINCE DE MAROC.--Je vous en rends grâces. Je vous prie,
conduisez-moi à ces coffres, pour y essayer ma fortune. Par ce
cimeterre, qui a tué le sophi et un prince de Perse, et qui a gagné
trois batailles sur le sultan Soliman, je voudrais, pour t'obtenir,
foudroyer de mes regards l'oeil le plus farouche, vaincre en bravoure le
coeur le plus intrépide de l'univers, arracher les petits ours des
mamelles de leur mère; que dis-je? insulter au lion rugissant après sa
proie. Mais, hélas! cependant, quand Hercule et Lichas joueront aux dés
pour décider lequel vaut le mieux des deux, le plus haut point peut
sortir de la main la plus faible; et voilà Hercule vaincu par son page.
Et moi, conduit de même par l'aveugle fortune, je puis manquer ce
qu'obtiendra un moins digne, et en mourir de douleur.

PORTIA.--Il vous en faut courir les chances, et renoncer à choisir; ou,
avant de choisir, il faut jurer que si vous choisissez mal, vous ne
parlerez à l'avenir de mariage à aucune femme. Ainsi, faites bien vos
réflexions.

LE PRINCE DE MAROC.--Je m'y soumets: allons, conduisez-moi à la décision
de mon sort.

PORTIA.--Rendons-nous d'abord au temple. Après le dîner, vous tirerez
votre lot.

LE PRINCE DE MAROC.--A la fortune, donc, qui va me rendre le plus
heureux ou le plus malheureux des hommes!

(Ils sortent.)


SCÈNE II

A Venise.--Une rue.

_Entre_ LANCELOT GOBBO.


LANCELOT.--Sûrement, ma conscience me permettra de fuir la maison de ce
Juif, mon maître. Le diable est à mes trousses, et me tente en me
disant: _Gobbo_, _Lancelot Gobbo_, _bon Lancelot_, ou _bon Gobbo_, ou
_bon Lancelot Gobbo, servez-vous de vos jambes; prenez votre élan, et
décampez_. Ma conscience me dit: _Non; prends garde, honnête Lancelot;
prends garde, honnête Gobbo_; ou, comme je l'ai dit, _honnête Lancelot
Gobbo, ne t'enfuis pas; rejette la pensée de te fier à tes talons_. Et
là-dessus l'intrépide démon me presse de faire mon paquet: _Allons_, dit
le diable; _hors d'ici_, dit le diable; _par le ciel, arme-toi de
courage_, dit le diable, _et sauve-toi_. Alors ma conscience, se jetant
dans les bras de mon coeur, me dit fort prudemment: _Mon honnête ami
Lancelot, toi, le fils d'un honnête homme_, ou _plutôt d'une honnête
femme_; car, au fait, mon père eut sur son compte quelque chose; il
s'éleva à quelque chose; il avait un certain arrière-goût.... Bien, ma
conscience me dit: _Lancelot, ne bouge pas_; _va-t'en_, dit le diable;
_ne bouge pas_, dit ma conscience.--Et moi je dis: Ma conscience, votre
conseil est bon; je dis: Démon, votre conseil est bon. En me laissant
gouverner par ma conscience, je resterais avec le Juif mon maître, qui,
Dieu me pardonne, est une espèce de diable; et en fuyant de chez le
Juif, je me laisserais gouverner par le démon qui, sauf votre respect,
est le diable en personne: sûrement le Juif est le diable même incarné;
et, en conscience, ma conscience n'est qu'une manière de conscience
brutale, de venir me conseiller de rester avec le Juif. Allons, c'est le
diable qui me donne un conseil d'ami; je me sauverai, démon: mes talons
sont à tes ordres; je me sauverai.

(Entre le vieux Gobbo avec un panier.)

GOBBO.--Monsieur le jeune homme, vous-même, je vous prie: quel est le
chemin de la maison de monsieur le Juif?

LANCELOT, _à part_.--O ciel! c'est mon père légitime; il a la vue plus
que brouillée; elle est tout à fait déguerpie[5], en sorte qu'il ne me
reconnaît pas. Je veux voir ce qui en sera.

[Note 5: _More than sand-blind, high gravel blind_. _Sand-blind_ désigne
une maladie de la vue, qui fait voir habituellement devant les yeux
comme des grains de sable. Lancelot, dans son langage bouffon, pour
exprimer que son père est presque aveugle, dit qu'il n'est pas
seulement sand-blind (_aveugle de sable_), mais _gravel blind_ (aveugle
de gravier): ce qui aurait été inintelligible en français.]

GOBBO.--Monsieur le jeune gentilhomme, je vous prie, quel est le chemin
pour aller chez monsieur le Juif?

LANCELOT.--Tournez sur votre main droite, au premier détour; mais, au
plus prochain détour, tournez sur votre gauche; puis ma foi, au premier
détour, ne tournez ni à droite ni à gauche; mais descendez indirectement
vers la maison du Juif.

GOBBO.--Fontaine de Dieu! ce sera bien difficile à trouver.
Pourriez-vous me dire si un nommé Lancelot, qui demeure avec lui, y
demeure ou non?

LANCELOT.--Parlez-vous du jeune monsieur Lancelot?--Faites bien
attention à présent. (_A part_.)--Je vais lui faire monter l'eau aux
yeux.--Parlez-vous du jeune monsieur Lancelot?

GOBBO.--Il n'est pas un monsieur; c'est le fils d'un pauvre homme. Son
père, quoique ce soit moi qui le dise, est un honnête homme
excessivement pauvre, et qui, Dieu merci, a encore envie de vivre.

LANCELOT.--Allons, que son père soit ce qu'il voudra; nous parlons du
jeune monsieur Lancelot.

GOBBO.--De l'ami de Votre Seigneurie, et de Lancelot tout court,
monsieur.

LANCELOT.--Mais, je vous prie, _ergo_, vieillard, _ergo_, je vous en
conjure; parlez-vous du jeune monsieur Lancelot?

GOBBO.--De Lancelot, sous votre bon plaisir, monsieur.

LANCELOT.--_Ergo_, monsieur Lancelot; ne parlez point de monsieur
Lancelot, père; car le jeune gentilhomme (en conséquence des destins et
des destinées, et de toutes ces bizarres façons de parler, comme les
trois soeurs, et autres branches de science) est vraiment décédé; ou,
comme qui dirait tout simplement, parti pour le ciel.

GOBBO.--Que Dieu m'en préserve! Ce garçon était le bâton de ma
vieillesse, mon seul soutien.

LANCELOT.--Est-ce que je ressemble à un gourdin, ou à un appui de
hangar, à un bâton, à une béquille? Me reconnaissez-vous, père?

GOBBO.--Hélas! non, je ne vous reconnais point, mon jeune monsieur;
mais, je vous en prie, dites-moi, mon garçon, Dieu fasse paix à son âme!
est-il vivant ou mort?

LANCELOT.--Ne me connaissez-vous point, père?

GOBBO.--Hélas! monsieur, j'ai la vue trouble et je ne vous connais
point.

LANCELOT.--Eh bien! si vous aviez vos yeux, vous pourriez bien risquer
de ne pas me reconnaître; c'est un habile père que celui qui connaît son
enfant. Allons, vieillard; je vais vous donner des nouvelles de votre
fils.--Donnez-moi votre bénédiction. La vérité se montrera au grand
jour: un meurtre ne peut rester longtemps caché; au lieu que le fils
d'un homme le peut; mais à la fin la vérité se montrera.

GOBBO.--Je vous en prie, monsieur, levez-vous; je suis certain que vous
n'êtes point Lancelot, mon garçon.

LANCELOT.--Je vous en conjure, ne bavardons pas plus longtemps
là-dessus. Donnez-moi votre bénédiction. Je suis Lancelot, qui était
votre garçon, qui est votre fils, et qui sera votre enfant.

GOBBO.--Je ne puis croire que vous soyez mon fils.

LANCELOT.--Je ne sais qu'en penser: mais je suis Lancelot, le valet du
Juif; et je suis sûr que Marguerite, votre femme, est ma mère.

GOBBO.--Oui, en effet, elle se nomme Marguerite: je jurerai que si tu es
Lancelot, tu es ma chair, et mon sang. Dieu soit adoré! Quelle barbe tu
as acquise! Il t'est venu plus de poil au menton qu'il n'en est venu sur
la queue à Dobbin, mon limonier.

LANCELOT.--Il paraîtrait en cela que la queue de Dobbin augmente à
rebours; car je suis sûr que la dernière fois que je l'ai vu, il avait
plus de poil à la queue que je n'en ai sur la face.

GOBBO.--Seigneur! que tu es changé!--Comment vous accordez-vous
ensemble, ton maître et toi? Je lui apporte un présent: comment
êtes-vous ensemble aujourd'hui?

LANCELOT.--Fort bien, fort bien. Mais quant à moi, comme j'ai arrêté de
m'enfuir de chez lui, je ne m'arrêterai plus que je n'aie fait un bout
de chemin. Mon maître est un vrai Juif. Lui faire un présent! Faites-lui
présent d'une hart: je meurs de faim à son service: vous pouvez compter
mes doigts par le nombre de mes côtes. Mon père, je suis bien aise que
vous soyez venu: donnez-moi votre présent pour un monsieur Bassanio, qui
fait faire maintenant à ses gens de très-belles livrées neuves: si je ne
le sers pas, je courrai tant que Dieu a de terre. O rare bonheur! Tenez,
le voici lui-même; adressez-vous à lui, mon père, car je veux devenir
Juif, si je sers le Juif plus longtemps.

(Entre Bassanio, suivi de Léonardo et d'autres domestiques.)

BASSANIO.--Vous pouvez l'arranger ainsi;--mais faites si bien diligence,
que le souper soit prêt au plus tard pour cinq heures.--Aie soin que ces
lettres soient remises. Donne les livrées à faire, et prie Gratiano de
venir dans l'instant me trouver chez moi.

(Sort un domestique.)

LANCELOT.--Allez à lui, mon père.

GOBBO.--Dieu bénisse Votre Seigneurie!

BASSANIO.--Bien obligé: me veux-tu quelque chose?

GOBBO.--Voilà mon fils, monsieur, un pauvre garçon...

LANCELOT.--Non pas un pauvre garçon, monsieur; c'est le valet du riche
Juif, qui voudrait, monsieur, comme mon père vous le spécifiera....

GOBBO.--Il a, monsieur, une grande rage, comme qui dirait, de servir....

LANCELOT.--Effectivement, le court et le long de la chose, est que je
sers le Juif, et j'ai bien envie, comme mon père vous le spécifiera....

GOBBO.--Son maître et lui, sauf le respect dû à Votre Seigneurie, ne
sont guère cousins ensemble.

LANCELOT.--Pour abréger, la vérité est que le Juif m'ayant maltraité,
c'est la cause que je..., comme mon père, qui est, comme je l'espère,
un vieillard, vous le détaillera.

GOBBO.--J'ai ici quelques paires de pigeons que je voudrais offrir à
Votre Seigneurie, et ma prière est que....

LANCELOT.--En peu de mots, la requête est impertinente pour mon compte,
à moi, comme Votre Seigneurie le saura par cet honnête vieillard; et
quoique ce soit moi qui le dise, quoiqu'il soit vieux, cependant c'est
un pauvre homme, et mon père.

BASSANIO.--Qu'un de vous parle pour deux.--Que voulez-vous?

LANCELOT.--Vous servir, monsieur.

GOBBO.--C'est là où le bât nous blesse, monsieur.

BASSANIO.--Je te connais très-bien: tu as obtenu ta requête. Shylock,
ton maître, m'a parlé aujourd'hui même, et t'a fait réussir, supposé que
ce soit réussir que de quitter le service d'un riche Juif, pour te
mettre à la suite d'un si pauvre gentilhomme que moi.

LANCELOT.--Le vieux proverbe est très-bien partagé entre mon maître
Shylock et vous, monsieur: vous avez la grâce de Dieu, monsieur, et lui,
il a de quoi.

BASSANIO.--C'est fort bien dit: bon père, va avec ton fils.--Prends
congé de ton ancien maître, et informe-toi de ma demeure, pour t'y
rendre. (_A ses gens_.) Qu'on lui donne une livrée plus galonnée que
celle de ses camarades. Ayez-y l'oeil.

LANCELOT.--Mon père, entrons.--Je ne sais pas me procurer du service;
non, je n'ai jamais eu de langue dans ma tête.--Allons (_considérant la
paume de sa main_), si de tous les hommes en Italie, qui ouvrent la main
pour jurer sur l'Évangile, il y en a un qui présente une plus belle
table.... je dois faire fortune; tenez, voyez seulement cette ligne de
vie! Pour les mariages, ce n'est qu'une bagatelle; quinze femmes, hélas!
ce ne serait rien; onze veuves et neuf pucelles, ce n'est que le simple
nécessaire d'un homme. Et ensuite échapper trois fois au danger de se
noyer, et courir risque de la vie sur le bord d'un lit de plume.... Ce
n'est pas grand'chose en effet que de se tirer de là. Allons, si la
fortune est femme, c'est une bonne pâte de femme de m'avoir donné de
pareils linéaments.--Venez, mon père, je vais prendre congé du Juif dans
un clin d'oeil.
                
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