William Shakespear

La vie et la mort du roi Richard II
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AUMERLE.--J'ai conduit le grand Hereford, puisqu'il vous plaît de
l'appeler ainsi, jusqu'au grand chemin le plus voisin, et je l'ai laissé
là.

RICHARD.--Et dites-moi, quel flot de larmes a-t-il été versé au moment
de la séparation?

AUMERLE.--Ma foi, de ma part aucune, à moins que le vent du nord-est,
qui nous soufflait alors cruellement au visage, n'ait mis en mouvement
un rhume endormi, et n'ait ainsi, par hasard, honoré d'une larme nos
adieux hypocrites.

RICHARD.--Qu'a dit notre cousin lorsque vous vous êtes quittés?

AUMERLE.--Il m'a dit: _portez-vous bien_[6]; et, comme mon coeur
dédaignait de voir ma langue profaner ce souhait, je me suis avisé de
contrefaire l'accablement d'un chagrin si profond, que mes paroles
semblaient ensevelies dans le tombeau de ma douleur. Vraiment, si ces
mots, _portez-vous bien_ avaient pu allonger les heures et ajouter aux
années de son court exil, il aurait eu un volume de _portez-vous bien;_
mais comme cela n'était pas, il n'en a point eu de moi.

[Note 6: ....._Farewell._

_Farewell_, l'adieu ordinaire des Anglais, signifie _portez-vous bien._
Il a fallu le traduire ainsi, pour faire comprendre la répugnance
d'Aumerle à le prononcer.]

RICHARD.--Il est notre cousin, cousin; mais il est douteux, lorsque
arrivera le temps qui doit le ramener de l'exil, que notre parent
revienne voir ses amis. Nous-même, et Bushy, et Bagot que voilà, et
Green aussi, nous avons remarqué comme il faisait la cour au commun
peuple; comme il cherchait à pénétrer dans leurs coeurs par une
politesse modeste et familière; quels respects il prodiguait à des
misérables, s'étudiant à gagner le dernier des artisans par l'art de ses
sourires et par une soumission patiente à sa fortune, comme s'il eût
voulu emporter avec lui leurs affections: il ôtait son bonnet à une
marchande d'huîtres; deux charretiers, pour lui avoir souhaité la faveur
de Dieu, ont reçu l'hommage de son flexible genou, avec ces mots: «Je
vous remercie, mes compatriotes, mes bons amis;» comme si notre
Angleterre lui devait revenir en héritage, et qu'il fût au premier degré
l'espérance de nos sujets.

GREEN.--Eh bien, il est parti; bannissons avec lui toutes ces idées.
Maintenant songeons aux rebelles soulevés dans l'Irlande: il faut s'en
occuper promptement, mon souverain, avant que de plus longs délais
multiplient leurs moyens à leur avantage et au détriment de Votre
Majesté.

RICHARD.--Nous irons en personne à cette guerre; et comme une cour trop
brillante et la libéralité de nos largesses ont rendu nos coffres un peu
légers, nous nous trouvons forcés d'affermer nos domaines royaux pour en
retirer un revenu qui puisse fournir aux affaires du moment. Si cela ne
suffisait pas, nos lieutenants auront ici des blancs seings, au moyen
desquels, quand ils sauront que les gens sont riches, ils leur
imposeront de grosses sommes d'or qu'ils nous enverront pour faire face
à nos besoins; car nous voulons partir sans délai pour l'Irlande.
(_Entre Bushy._)--Quelles nouvelles, Bushy?

BUSHY.--Le vieux Jean de Gaunt, seigneur, est dangereusement malade: il
a été pris subitement, et il a envoyé un exprès en diligence pour
conjurer Votre Majesté d'aller le visiter.

RICHARD.--Où est-il?

BUSHY.--A Ely-House.

RICHARD.--Ciel, inspire à son médecin la pensée de l'aider à descendre
promptement dans la tombe! La doublure de ses coffres nous ferait des
habits pour équiper nos soldats de l'armée d'Irlande.--Venez, messieurs;
allons tous le visiter, et prions le ciel qu'en faisant diligence nous
arrivions trop tard.

(Ils sortent.)

FIN DU PREMIER ACTE.




                             ACTE DEUXIÈME




SCÈNE I

Un appartement à Ely-House.

GAUNT _sur un lit de repos_, LE DUC D'YORK, _et d'autres personnes
autour de lui._


GAUNT.--Le roi viendra-t-il? Pourrai-je rendre le dernier soupir en
donnant de salutaires conseils à sa jeunesse sans appui?

YORK.--Cessez de vous tourmenter; ne forcez point votre poitrine, car
c'est bien en vain que les conseils arrivent à son oreille.

GAUNT.--Oh! mais on dit que la voix des mourants captive l'attention
comme une solennelle harmonie; que lorsque les paroles sont rares, elles
ne sont guère jetées en vain, car ils exhalent la vérité ceux qui
exhalent leurs paroles dans la douleur, et celui qui ne parlera plus est
plus écouté que ceux auxquels la jeunesse et la santé ont appris à
causer. On remarque plus la fin des hommes que leurs vies précédentes;
de même que le coucher du soleil, la dernière phrase d'un air, la
dernière saveur d'un mets agréable sont plus douces à la fin et se
gravent mieux dans la mémoire que les choses passées depuis longtemps.
Quoique Richard ait refusé d'écouter les conseils de ma vie, les tristes
discours de ma mort peuvent encore vaincre la dureté de son oreille.

YORK.--Non, elle est bouchée par d'autres sons plus flatteurs, par
exemple les éloges donnés à sa magnificence: on entend ensuite autour de
lui des vers impurs dont les sons empoisonnés trouvent l'oreille de la
jeunesse toujours ouverte pour les entendre; on l'entretient des modes
de la superbe Italie, dont notre peuple cherche gauchement à singer, en
les suivant de loin, les manières dans une honteuse imitation. Quelque
part qu'il vienne de naître une frivolité dans le monde, quelque
misérable qu'elle puisse être, pourvu qu'elle soit nouvelle, ne court-on
pas aussitôt en étourdir l'oreille du roi? Tous les conseils arrivent
trop tard là où la volonté se révolte contre les considérations de la
raison. N'entreprends point de guider celui qui veut choisir son chemin
lui-même. Il ne te reste qu'un souffle, et tu veux le perdre en vain!

GAUNT.--Il me semble que je suis un prophète nouvellement inspiré, et
voici ce qu'en expirant je prédis de lui: La fougue insensée de cette
ardeur de désordre ne saurait durer, car les incendies violents sont
bientôt éteints, les petites ondées durent longtemps; mais les orages
soudains sont bientôt finis. Celui qui donne trop continuellement de
l'éperon fatigue bientôt sa monture; et la nourriture avidement
engloutie étouffe celui qui la dévore: l'imprévoyante vanité, cormoran
insatiable, consomme ses ressources et finit par se dévorer
elle-même.--Ce noble trône des rois; cette île souveraine, cette terre
de majesté, ce séjour de Mars, ce nouvel Éden, ce demi-paradis, cette
forteresse bâtie par la nature elle-même pour s'y retrancher contre la
contagion et contre le bras de la guerre; cette heureuse race d'hommes,
ce petit univers, cette pierre précieuse enchâssée dans la mer d'argent
qui, comme un rempart ou comme un fossé creusé autour d'une maison, la
défend contre la jalousie des contrées moins fortunées; ce sol béni du
ciel, cette terre, ce royaume, cette Angleterre, cette nourrice, ce sein
fécond en rois redoutés par la valeur de leur race, fameux par leur
naissance, renommés par leurs exploits, que, pour le service de la
chrétienté et l'honneur de la chevalerie ils ont portés loin de leur
patrie, jusqu'au sépulcre qui est dans la rebelle Judée, le tombeau du
fils de la bienheureuse Marie, la rançon de l'univers; cette chère,
chère patrie, chérie pour sa réputation dans le monde entier, est
maintenant (ah! je meurs de le prononcer) engagée à bail comme un fief
ou une misérable ferme! L'Angleterre, ceinte d'une mer triomphante, dont
le rivage rocailleux repousse les jaloux assauts de l'humide Neptune,
est maintenant honteusement enchaînée par quelques taches d'encre et des
liens de parchemin pourri.... cette Angleterre, qui était accoutumée à
conquérir les autres, a fait d'elle-même une ignominieuse conquête. Ah!
si ce scandale devait s'évanouir avec ma vie, combien me trouverais-je
heureux de voir arriver la mort!

(Entrent le roi Richard, la reine[7], Aumerle, Bushy, Green, Bagot, Ross
et Willoughby.)

[Note 7: Le personnage de la reine est de l'invention de Shakspeare.
Richard, veuf d'Anne, soeur de l'empereur Venceslas, était fiancé depuis
trois ans à Isabelle de France, qui n'en avait que dix.]

YORK.--Voilà le roi arrivé. Ménagez sa jeunesse: un jeune cheval
bouillant, si l'on s'irrite contre lui, s'en irrite bien davantage.

LA REINE--Comment se porte notre noble oncle Lancastre?

RICHARD.--Eh bien, vieillard, comment cela va-t-il? comment se trouve le
vieux Gaunt?

GAUNT.--Oh! comme ce nom[8] convient à ma figure! Je suis un vieux
desséché, en effet, et desséché parce que je suis vieux; le chagrin a
gardé en moi une longue abstinence; et qui peut s'abstenir de nourriture
et n'être pas desséché? J'ai veillé longtemps pour l'Angleterre
endormie: les veilles engendrent la maigreur, et la maigreur est toute
desséchée; ce plaisir qui sert quelquefois d'aliment à un père, la vue
de mes enfants, j'en ai sévèrement jeûné; c'est au moyen de ce jeûne que
tu m'as desséché. Je suis desséché comme il convient à la tombe,
desséché comme la tombe dont les creuses entrailles ne renferment rien
que des os.

[Note 8: _Gaunt_ en anglais signifie _mince, maigre, desséché_. Voici
tout le passage, et cette suite de jeux de mots qui sont bien dans les
habitudes d'esprit du temps, mais auxquels il a été impossible de
trouver un équivalent en français:


    _O, how that name befits my composition!
    Old Gaunt, indeed; and gaunt in being old:
    Within me grief hath kept a tedious fast,
    And who abstains from meat and is not gaunt?
    The pleasure, that some fathers feed upon,
    Is my strict fast, I mean, my children's looks,
    And therein fasting, hast thou made me Gaunt,
    Gaunt I am for the grave, Gaunt as a grave
    Whose hollow womb inherits nought but bones_.]

RICHARD.--Un malade peut-il jouer si subtilement sur son nom?

GAUNT.--Non, la misère se plaît à se jouer d'elle-même. Puisque tu as
cherché à tuer mon nom dans ma personne; j'insulte à mon nom, grand roi,
pour te flatter.

RICHARD.--Les mourants devraient-ils flatter les vivants?

GAUNT.--Non, non, mais les vivants flattent les mourants.

RICHARD.--Mais toi qui te meurs maintenant, tu prétends que tu me
flattes?

GAUNT.--Oh! non, c'est toi qui te meurs, bien que je sois le plus
malade.

RICHARD.--Moi, je suis en santé, je respire, et je te vois bien malade.

GAUNT.--Celui qui m'a fait sait combien je te vois malade, malade
moi-même à cause de ce que je vois, et en te voyant malade; ton lit de
mort est aussi vaste que ton pays où tu languis malade dans ta
réputation. Et toi, malade trop insouciant, tu confies la guérison de
ton corps oint du Seigneur aux médecins mêmes qui t'ont blessé. En
dedans de cette couronne, dont le cercle n'est pas plus grand que ta
tête, siége un millier de flatteurs qui, bien que renfermés dans cet
étroit espace, étendent leurs dégâts jusqu'aux confins de ton pays. Oh!
si ton grand-père eût pu voir d'un oeil prophétique, comment le fils de
son fils ruinerait sa postérité, il aurait pris soin de placer ta honte
hors de ta portée, en te déposant avant que tu entrasses en possession,
puisque tu ne possèdes aujourd'hui que pour te déposer toi-même. Oui,
mon neveu, quand tu serais le maître du monde entier, il serait encore
honteux de donner ce pays à bail: mais lorsque ton univers se borne, à
la possession de ce pays, n'est-il pas plus que honteux de le réduire à
cette honte? Tu n'es à présent que l'intendant de l'Angleterre, et non
pas son roi: tu as soumis ton esclave, ta puissance royale à la loi, et
tu es....[9]

[Note 9: _The state of law is bondslave to the law._]

RICHARD.--Un imbécile lunatique à la tête faible qui te prévaux des
priviléges de la maladie pour oser, chassant avec violence le sang royal
de sa résidence naturelle, faire pâlir nos joues par ta morale glacée.
Mais, j'en jure la majesté royale de mon trône, si tu n'étais pas le
frère du fils du grand Édouard, ta langue, qui roule si grand train dans
ta bouche, ferait rouler ta tête de dessus tes insolentes épaules.

GAUNT.--Fils de mon frère Édouard, oh! ne m'épargne pas parce que je
suis le fils d'Édouard son père. Semblable au pélican, tu l'as déjà fait
couler ce sang, tu l'as bu dans tes orgies. Mon frère Glocester, cette
âme simple et de bonnes intentions (veuille le ciel l'admettre au nombre
des âmes heureuses!), peut servir d'exemple et de témoignage pour
démontrer que tu ne te fais pas scrupule de verser le sang d'Édouard.
Ligue-toi avec mon mal actuel, et que ta cruauté, comme la faux de la
vieillesse, moissonne d'un coup une fleur depuis trop longtemps flétrie.
Vis dans ta honte, mais que ta honte ne meure pas avec toi, et que ces
paroles fassent ton supplice dans l'avenir!--Reportez-moi dans mon lit,
et de mon lit à la tombe. Qu'ils aiment la vie ceux qui y trouvent de la
tendresse et de l'honneur!

(Il sort emporté par les gens de sa suite.)

RICHARD.--Et ceux-là font bien de mourir qui sont vieux et chagrins. Tu
es tous les deux, et par là le tombeau te convient doublement.

YORK.--Je supplie Votre Majesté de n'imputer ses paroles qu'à l'humeur
de la maladie et de la vieillesse. Il vous aime, sur ma vie, et vous
tient pour aussi cher qu'Henri duc d'Hereford, s'il était ici.

RICHARD.--C'est vrai, vous dites la vérité; son amour pour moi ressemble
à celui d'Hereford; et le mien est comme le leur.... Que les choses
soient ce qu'elles sont.

(Entre Northumberland.)

NORTHUMBERLAND.--Mon souverain, le vieux Gaunt se recommande au souvenir
de Votre Majesté.

RICHARD.--Que dit-il maintenant?

NORTHUMBERLAND.--Rien vraiment. Tout est dit; sa langue est maintenant
un instrument sans cordes: le vieux Lancastre a dépensé vie, paroles, et
tout le reste.

YORK.--Qu'York soit après lui le premier qui fasse ainsi banqueroute! La
mort, tout indigente qu'elle est, met un terme à des douleurs mortelles.

RICHARD.--Le fruit le plus mûr tombe le premier: ainsi fait-il: c'est
son tour, son temps est passé: c'est celui de notre voyage à nous
autres. C'en est assez là-dessus.--Maintenant songeons à nos guerres
d'Irlande. Il nous faut chasser ces sauvages Kernes à la chevelure
crépue, qui existent comme un venin là où n'a la permission de résider
aucun autre venin qu'eux-mêmes[10]. Et pour cette importante expédition,
nous avons besoin de subsides qui nous aident à la soutenir: nous
saisissons donc l'argenterie, l'argent monnayé, les revenus et le
mobilier que possédait notre oncle Gaunt.

[Note 10: Il était de tradition que, grâce à la protection de saint
Patrick, aucun animal venimeux ne pouvait vivre en Irlande.]

YORK.--Jusques à quand serai-je patient? Combien de temps encore mon
tendre attachement à mon devoir me fera-t-il supporter l'injustice? Ni
la mort de Glocester, ni le bannissement d'Hereford, ni les affronts de
Gaunt, ni les maux domestiques de l'Angleterre, ni les empêchements
apportés au mariage de ce pauvre Bolingbroke[11], ni ma propre disgrâce,
n'ont jamais apporté une nuance d'aigreur sur mon visage soumis, ne
m'ont jamais fait porter sur mon souverain un regard irrité.--Je suis le
dernier des fils du noble Édouard, dont ton père, le prince de Galles,
était le premier. Jamais lion ne fut plus terrible dans la guerre,
jamais paisible agneau ne fut plus doux dans la paix que ne l'était ce
noble jeune homme. Tu as ses traits; oui, c'était là son air à l'âge où
il comptait le même nombre d'heures que toi. Mais lorsqu'il prenait un
front menaçant, c'était contre le Français, et non contre ses amis; sa
main victorieuse conquérait ce qu'elle dépensait, et ne dépensait pas ce
qu'avait conquis le bras triomphant de son père; ses mains ne furent
jamais souillées du sang de ses parents; elles ne furent teintes que du
sang des ennemis de sa race.--O Richard! York est trop accablé par la
douleur: sans elle il ne vous eût jamais comparés.

[Note 11: Il fut question, dit-on, pendant l'exil du duc d'Hereford en
France de lui donner en mariage la fille du duc de Berry, mais Richard
s'y opposa.]

RICHARD.--Eh bien, quoi, mon oncle, qu'est-ce que c'est?

YORK.--O mon souverain, pardonnez-moi si c'est votre bon plaisir; sinon,
content de n'être pas pardonné, je suis également satisfait. Quoi! vous
voulez saisir et retenir en vos mains les droits souverains et les biens
d'Hereford exilé? Gaunt n'est-il pas mort? Hereford n'est-il pas vivant?
Gaunt ne fut-il pas un homme d'honneur? Henri n'est-il pas fidèle? Le
père ne mérite-il pas un héritier? son héritier n'est-il pas un fils
bien méritant? Si tu enlèves à Hereford ses droits, et au temps ses
chartes et ses droits coutumiers, que demain ne succède donc plus à
aujourd'hui; ne sois plus ce que tu es: car comment es-tu roi, si ce
n'est par une descendance et une succession légitime? Maintenant devant
Dieu, et Dieu me prescrit de dire la vérité, si par une injustice vous
vous emparez de l'héritage d'Hereford, si vous mettez en question les
lettres patentes présentées par ses mandataires pour revendiquer sa
succession, et que vous refusiez l'hommage qu'il vous offre, vous
attirez mille dangers sur votre tête, vous perdez mille coeurs bien
disposés pour vous, et vous forcez la patience de mon attachement à des
pensées que ne peuvent se permettre l'honneur et la fidélité.

RICHARD.--Pensez ce qu'il vous plaira: nous saisissons dans nos mains
son argenterie, son argent, ses biens et ses terres.

YORK.--Je n'en serai pas témoin. Adieu, mon souverain.--Personne ne peut
dire quelles seront les suites de ceci: mais d'injustes actions donnent
lieu de présumer que leurs suites ne peuvent jamais être heureuses.

(Il sort.)

RICHARD.--Bushy, allez sans délai trouver le comte de Wiltshire[12];
dites-lui de se rendre auprès de nous à Ely-House pour voir à cette
affaire. Demain nous partons pour l'Irlande, et je crois qu'il en est
bien temps. Nous créons notre oncle York lord gouverneur de l'Angleterre
en notre absence, car c'est un homme juste et qui nous a toujours
tendrement aimé.--Venez, ma reine; demain il faudra nous séparer:
réjouissons-nous, car nous n'avons que peu de temps à passer ensemble.

[Note 12: Ce fut, selon le bruit qui en courut alors, au comte de
Wiltshire, à Bushy, à Green et à Bagot que le roi afferma son royaume.]

(Fanfares.--Sortent le roi, la reine, Bushy, Aumerle, Green et Bagot.)

NORTHUMBERLAND.--Eh bien, seigneur, le duc de Lancastre est donc mort?

ROSS.--Et vivant, car maintenant son fils est duc.

WILLOUGHBY.--De nom seulement, mais non quant au revenu.

NORTHUMBERLAND.--Il serait riche en titre et en fortune si la justice
avait ses droits.

ROSS.--Mon coeur est grand, mais il rompra sous le silence avant que je
donne à mes paroles la liberté de le décharger.

NORTHUMBERLAND.--Allons, dis ce que tu penses, et que la parole soit
interdite pour jamais à celui qui répétera les tiennes pour te nuire!

WILLOUGHBY.--Ce que tu veux dire intéresse-t-il le duc d'Hereford? S'il
en est ainsi, parle hardiment, ami: j'ai l'oreille fine pour entendre ce
qui lui est bon.

ROSS.--Je ne puis lui être bon à rien du tout, à moins que vous
n'appeliez lui être bon à quelque chose de le plaindre en le voyant
ainsi dépouillé et mutilé[13] dans son patrimoine.

[Note 13: _Gelded_.]

NORTHUMBERLAND.--Par le ciel, c'est une honte de souffrir dans ce
royaume en décadence qu'on lui fasse de semblables injustices, à lui
prince du sang royal, et à tant d'autres de noble race. Le roi n'est
plus lui-même; il se laisse lâchement gouverner par des flatteurs; et
tout ce qu'ils voudront raconter par pure haine contre chacun de nous
tous, le roi le poursuivra avec rigueur contre nous, notre vie, nos
enfants et nos héritiers.

ROSS.--Il a ruiné les communes par des taxes accablantes, et il a tout à
fait perdu leurs coeurs: il a, pour de vieilles querelles, condamné les
nobles à des amendes, et il a aussi perdu, leurs coeurs.

WILLOUGHBY.--Et chaque jour on invente de nouvelles exactions, comme
_blancs seings_, _dons gratuits_, et je ne sais pas quoi. Mais, au nom
de Dieu, que devient tout cela?

NORTHUMBERLAND.--Ce n'est pas la guerre qui l'a consumé, car il n'a
point fait la guerre: il a honteusement livré par contrat ce que ses
ancêtres avaient conquis à force de coups: il a plus dépensé dans la
paix qu'ils n'ont fait dans toutes leurs guerres.

ROSS.--Le comte de Wiltshire tient le royaume à ferme.

WILLOUGHBY.--Le roi s'est fait banqueroutier, comme un homme ruiné.

NORTHUMBERLAND.--L'opprobre et la destruction sont suspendus sur sa
tête.

ROSS.--Malgré ses lourdes taxes, il n'aura point d'argent pour ces
guerres d'Irlande, s'il ne le vole au duc banni.

NORTHUMBERLAND.--Son noble parent!--O roi dégénéré!--Mais, milords, nous
entendons siffler cette horrible tempête, et nous ne cherchons aucun
abri contre l'orage. Nous voyons les vents serrer de près nos voiles,
et, sans songer à les carguer, nous nous laissons tranquillement périr.

ROSS.--Nous voyons le naufrage qui nous attend, et le danger est
inévitable maintenant, parce que nous avons trop supporté les causes de
notre perte.

NORTHUMBERLAND.--Non, il n'est point inévitable; à travers les yeux
creusés de la mort même, je vois poindre la vie: mais je n'ose dire
combien est proche la nouvelle de notre salut.

WILLOUGHBY.--Allons, fais-nous part de tes pensées, comme nous te
faisons part des nôtres.

ROSS.--Northumberland, parle avec confiance; tous trois nous ne faisons
qu'un avec toi; et en parlant, tes paroles demeurent comme des pensées.
Sois donc sans crainte.

NORTHUMBERLAND.--Eh bien, alors, j'ai reçu avis de Port-le-Blanc (une
baie de la Bretagne) que Henri Hereford, Reynold, lord Cobham, le fils
de Richard comte d'Arundel[14], échappé dernièrement de chez le duc
d'Exeter son frère, ci-devant archevêque de Cantorbéry; sir Thomas
Erpingham, sir John Ramston, sir John Norbery, sir Robert Waterton, et
François Quoint, tous bien pourvus de munitions par le duc de Bretagne,
font force de voiles vers l'Angleterre, montés sur huit gros vaisseaux
avec trois mille hommes de guerre, et se proposent d'aborder sous peu
sur nos côtes septentrionales; et peut-être y seraient-ils déjà, si ce
n'est qu'ils attendent d'abord le départ du roi pour l'Irlande. Si donc
nous voulons secouer le joug de la servitude, regarnir de plumes les
ailes brisées de notre patrie languissante, racheter la couronne ternie
à l'usurier qui la tient en gage, essuyer la poussière qui couvre l'or
de notre sceptre, et rendre à la royauté sa majesté naturelle, venez
avec moi en toute hâte à Ravensburg. Si vous faiblissez, retenus par la
crainte, restez ici, gardez notre secret, et moi j'y cours.

[Note 14: _The son of Richard, earl of Arundel._

Ce vers, qui n'est point dans les anciennes éditions de Shakspeare, a
été suppléé par ses commentateurs, attendu que ce comte d'Arundel, cité
par Hollinshed dans la liste de ceux qui s'embarquèrent avec
Bolingbroke, et que Shakspeare lui a d'ailleurs empruntée, est le seul à
qui puisse s'appliquer le vers suivant:

_That late broke from the duke of Exeter._

Thomas, comte d'Arundel, dont le père, Richard, avait été décapité à la
Tour, avait été mis, à ce qu'il paraît, en quelque sorte sous la
surveillance du duc d'Exeter, de chez lequel il s'échappa pour joindre
Bolingbroke: seulement il était neveu, et non pas frère de Thomas
Arundel, archevêque de Cantorbéry, privé de son siége par le pape à la
demande du roi.]

ROSS.--A cheval, à cheval! Propose tes doutes à ceux qui ont peur.

WILLOUGHBY.--Si mon cheval résiste, j'y serai le premier.

(Ils sortent.)




SCÈNE II

La scène est toujours en Angleterre.--Un appartement dans le palais.

_Entrent_ LA REINE, BUSHY, BAGOT.


BUSHY.--Madame, Votre Majesté est beaucoup trop triste. Vous avez
promis au roi, en le quittant, d'écarter cette mélancolie dangereuse et
d'entretenir la sérénité dans votre âme.

LA REINE.--Je l'ai promis pour plaire au roi; mais si je veux me
plaire à moi-même, cela m'est impossible. Cependant je ne me connais
aucun sujet pour accueillir un hôte tel que le chagrin, si ce n'est
d'avoir dit adieu à un hôte aussi cher que me l'est mon cher Richard: et
pourtant il me semble que quelque malheur, encore à naître, mais prêt à
sortir du sein de la fortune, s'avance en ce moment vers moi: le fond de
mon âme tremble de rien, et elle s'afflige de quelque chose de plus que
de l'éloignement du roi mon époux.

BUSHY.--Chaque cause réelle de douleur a vingt ombres qui ressemblent
au chagrin, sans l'être: l'oeil de l'affliction, terni par les larmes
qui l'aveuglent, décompose une seule chose en plusieurs objets: comme
ces peintures qui, vues de face, n'offrent que des traits confus, et
qui, regardées obliquement, présentent des formes distinctes; ainsi
Votre chère Majesté, considérant de côté le départ du roi, y voit à
déplorer des apparences de chagrins en dehors de lui, et qui, vues
telles qu'elles sont, ne sont que des ombres de ce qui n'est pas. Ainsi,
reine trois fois gracieuse, ne pleurez rien de plus que le départ de
votre seigneur: il n'y a rien de plus à voir, ou si vous voyez quelque
chose c'est de l'oeil trompeur du chagrin, qui dans les maux réels
pleure des maux imaginaires.

LA REINE.--Cela peut être, mais mon coeur me persuade intérieurement
qu'il en est autrement: quoi qu'il en soit, je ne puis m'empêcher d'être
triste, et si mortellement triste que, quoique en pensant je ne m'arrête
à aucune pensée, mon âme frémit et succombe sous ce pesant néant.

BUSHY.--Ce n'est rien, gracieuse dame, qu'un caprice de l'imagination.

LA REINE.--C'est tout autre chose; car l'imagination prend naissance de
quelque chagrin qui lui sert d'ancêtre, et je ne suis pas dans ce cas.
Ou le chagrin que j'éprouve est né sans cause, ou d'une véritable cause
est né pour moi un chagrin sans réalité. Je possède déjà ce qui doit me
revenir, mais comme une chose encore inconnue, que je ne puis nommer;
c'est un malheur sans nom que je sens.

(Entre Green.)

GREEN.--Que le ciel conserve Votre Majesté!--Et vous, messieurs, je suis
bien aise de vous rencontrer.--J'espère que le roi n'est pas encore
embarqué pour l'Irlande.

LA REINE.--Et pourquoi l'espères-tu? Il vaut mieux espérer qu'il l'est;
car ses desseins exigent de la célérité, et c'est sur cette célérité que
se fondent nos espérances. Pourquoi donc espères-tu qu'il n'est pas
embarqué?

GREEN.--C'est qu'il aurait pu, lui en qui nous espérons, ramener ses
troupes sur leurs pas, et changer en désespoir les espérances d'un
ennemi débarqué en force dans ce royaume. Le banni Bolingbroke se
rappelle lui-même, et, les armes à la main, est arrivé en sûreté jusqu'à
Ravensburg.

LA REINE.--Que le Dieu du ciel nous en préserve!

GREEN.--Oh! madame, cela n'est que trop vrai! et ce qu'il y a de plus
fâcheux encore, c'est que lord Northumberland, son jeune fils Henry
Percy, les lords Ross, Beaumont, et Willoughby, ont couru le rejoindre
avec tous leurs puissants amis.

BUSHY.--Pourquoi n'avez-vous pas déclaré traîtres Northumberland et tout
le reste de cette faction rebelle?

GREEN.--Nous l'avons fait; et aussitôt le comte de Worcester a brisé son
bâton, a remis sa dignité de grand maître d'hôtel, et tous les officiers
de la maison du roi ont volé avec lui vers Bolingbroke.

LA REINE.--Ainsi, Green, c'est vous qui êtes la sage-femme de mon
malheur; et Bolingbroke est le funeste héritier qu'avait conçu mon
chagrin. Enfin mon âme a enfanté son monstre; et, comme une mère encore
haletante après sa délivrance, j'accumule douleurs sur douleurs et
chagrins sur chagrins.

BUSHY.--Ne désespérez pas, madame.

LA REINE.--Et qui peut m'en empêcher? Oui, je désespère et me déclare
ennemie de la trompeuse espérance; c'est une flatteuse, une parasite qui
retient les pas de la mort, qui dissoudrait doucement les liens de la
vie, si la perfide espérance ne faisait traîner nos derniers moments.

(Entre York.)

GREEN.--Voici le duc d'York.

LA REINE.--Avec l'armure de la guerre sur ses épaules vieillies. Oh! ses
regards sont remplis de soucis inquiets!--Mon oncle, au nom du ciel,
dites-nous des paroles consolantes.

YORK.--Si je le faisais, je mentirais à mes pensées: les consolations
sont dans le ciel, et nous sommes sur la terre où l'on ne trouve que
croix, peines et chagrins. Votre mari est allé sauver au loin ce que
d'autres vont lui faire perdre ici. Il m'a laissé pour être l'appui de
son royaume, moi qui, affaibli par l'âge, ne puis me soutenir moi-même!
La voici arrivée l'heure de maladie amenée par ses excès! c'est
maintenant qu'il va faire l'épreuve des amis qui l'ont flatté.

(Entre un serviteur.)

LE SERVITEUR.--Milord, votre fils était parti avant que j'arrivasse.

YORK.--Il était parti? A la bonne heure; que tout aille comme cela
voudra. La noblesse a déserté; les communes sont froides, et je crains
bien qu'elles ne se révoltent et ne se déclarent pour Hereford. Mon ami,
va à Plashy trouver ma soeur Glocester; dis-lui de m'envoyer
sur-le-champ mille livres.--Tiens, prends mon anneau.

LE SERVITEUR.--Milord, j'avais oublié de le dire à Votre Seigneurie, j'y
suis entré aujourd'hui en passant par là--Mais je vais vous affliger si
je vous dis le reste.

YORK.--Quoi, misérable?

LE SERVITEUR.--Une heure avant mon arrivée, la duchesse était morte.

YORK.--Que le ciel ait pitié de nous! Quel déluge de maux vient fondre à
la fois sur ce malheureux pays!--Je ne sais que faire.--Plût à Dieu,
pourvu qu'il n'y eût pas été poussé par mon infidélité, que le roi eût
fait tomber ma tête avec celle de mon frère.--A-t-on fait partir des
courriers pour l'Irlande?--Comment trouverons-nous de l'argent pour
fournir à cette guerre?--Venez ma soeur.... Je voulais dire ma nièce;
pardonnez-moi, je vous prie. (_Au serviteur._)--Va, mon garçon, va chez
moi, procure-toi quelques chariots, et apporte les armes que tu
trouveras.--Messieurs, voulez-vous aller rassembler des soldats?--Si je
sais comment et par quelle voie mettre fin à ces affaires qu'on a jetées
ainsi tout embrouillées dans mes mains, ne me croyez jamais.--Tous les
deux sont mes parents.--L'un est mon souverain, que mon serment et mon
devoir m'ordonnent de défendre; et l'autre est également mon parent, que
le roi a injustement dépouillé, à qui ma conscience et les liens du sang
m'ordonnent de faire justice.--Allons, il faut pourtant faire quelque
chose.--Venez, ma nièce, je vais disposer de vous.--Vous, allez,
rassemblez vos troupes, et venez me trouver sans délai au château de
Berkley. Il serait nécessaire aussi que j'allasse à Plashy, mais le
temps ne me le permet pas.--Tout est en désordre, tout est laissé sens
dessus dessous[15].

[Note 15: _..... Every thing is left at six and seven._]

(York et la reine sortent.)

BUSHY.--Les vents sont favorables pour porter des nouvelles en Irlande,
mais aucune n'en arrive.--Quant à nous, lever une armée proportionnée à
celle de l'ennemi, c'est ce qui nous est tout à fait impossible.

GREEN.--D'ailleurs, de l'attachement qui nous unit étroitement au roi,
il n'y a pas loin à la haine de ceux qui n'aiment pas le roi.

BAGOT.--Oui, la haine de ces communes indécises; car leur affection loge
dans leur bourse: quiconque la vide remplit d'autant leur coeur d'une
haine mortelle.

BUSHY.--Et c'est pourquoi le roi est généralement condamné.

BAGOT.--Si le jugement dépend d'eux, nous le sommes aussi, nous qui
avons toujours été près du roi.

GREEN.--Eh bien, pour moi, je vais m'aller réfugier dans le château de
Bristol; le comte de Wiltshire y est déjà.

BUSHY.--Je m'y rendrai avec vous; car ces détestables communes ne feront
pas grand'chose pour nous, si ce n'est de nous mettre tous en pièces
comme des chiens.--Venez-vous avec nous?

BAGOT.--Non: je me rends, en Irlande, auprès de Sa Majesté.--Adieu; si
les pressentiments du coeur ne sont pas vains, nous voilà trois ici qui
nous séparons pour ne jamais nous revoir.

BUSHY.--Cela dépend du succès qu'aura York pour chasser Bolingbroke.

GREEN.--Hélas! ce pauvre duc! il entreprend là une tâche.... C'est comme
s'il voulait boire l'Océan jusqu'à la dernière goutte, ou compter ses
grains de sable.--Pour un qui va combattre avec lui, il en désertera
mille.

BUSHY.--Adieu tout de suite pour cette fois, pour tous et pour toujours.

GREEN.--Bon! nous pouvons nous retrouver encore.

BAGOT.--Jamais, je le crains.




SCÈNE III

Les landes du comté de Glocester.

_Entrent_ BOLINGBROKE et NORTHUMBERLAND _avec des troupes_.


BOLINGBROKE.--Combien y a-t-il encore d'ici à Berkley, milord?

NORTHUMBERLAND.--En vérité, noble seigneur, je suis absolument étranger
dans le comté de Glocester. La hauteur de ces montagnes sauvages, la
rudesse de ces chemins inégaux, allongent nos milles et augmentent la
fatigue; et cependant l'agrément de votre conversation a été comme du
sucre et a rendu ces mauvais chemins doux et délicieux. Mais je songe
quelle fatigue éprouveront Ross; et Willoughby dans leur route de
Ravensburg à Costwold, où ils n'auront pas votre compagnie qui, je vous
le proteste, a tout à fait trompé pour moi l'ennui et la longueur du
voyage. Mais le leur est adouci par l'espérance de jouir de l'avantage
que je possède actuellement; et l'espérance du plaisir est, à peu de
chose près, un plaisir égal à celui de la jouissance. Ce sentiment
abrégera le chemin pour les deux seigneurs fatigués, comme l'a abrégé
pour moi la jouissance présente de votre noble compagnie.

BOLINGBROKE.--Ma compagnie vaut beaucoup moins que vos paroles
obligeantes.--Mais qui vient à nous?....

(Entre Henri Percy.)

NORTHUMBERLAND.--C'est mon fils, le jeune Percy, envoyé par mon frère
Worcester, de quelque lieu qu'il arrive.--Henri, comment se porte votre
oncle?

PERCY.--Je pensais, milord, que vous me donneriez de ses nouvelles.

NORTHUMBERLAND.--Comment, n'est-il pas avec la reine?

PERCY.--Non, mon bon seigneur, il a abandonné la cour, brisé les
insignes de sa dignité, et dispersé la maison du roi.

NORTHUMBERLAND.--Quelle a été sa raison? Il n'avait pas cette intention
la dernière fois que nous nous sommes entretenus ensemble.

PERCY.--C'est parce que Votre Seigneurie a été déclarée traître. Quant à
lui, milord, il est allé à Ravensburg offrir ses services au duc
d'Hereford; et il m'a envoyé par Berkley pour découvrir quelles étaient
les forces que le duc d'York y avait rassemblées, avec ordre de me
rendre ensuite à Ravensburg.

NORTHUMBERLAND.--Eh bien, mon enfant, est-ce que vous avez oublié le duc
d'Hereford?

PERCY.--Non, mon bon seigneur, car je n'ai pu oublier ce que je n'ai
jamais eu à me rappeler. Je ne sache pas l'avoir jamais vu de ma vie.

NORTHUMBERLAND.--Eh bien, apprenez à le connaître aujourd'hui. Voilà le
duc.

PERCY.--Mon gracieux seigneur, je vous offre mes services tels qu'ils
sont; je suis jeune, neuf et faible encore, mais les années, en me
mûrissant, pourront rendre mes services plus utiles et plus dignes de
votre approbation.

BOLINGBROKE.--Je te remercie, aimable Percy; et sois certain que je
regarde comme mon plus grand bonheur de posséder un coeur qui se
souvient de ses bons amis. A mesure que ma fortune croîtra avec ton
affection, elle deviendra la récompense de cette affection fidèle. Mon
coeur fait ce traité, et ma main le scelle ainsi.

NORTHUMBERLAND.--Quelle est la distance d'ici à Berkley, et quels sont
les mouvements qu'y faits le bon vieux York avec ses hommes de guerre?

PERCY.--Là-bas, près de cette touffe d'arbres, est la forteresse,
défendue par trois cents hommes, à ce que j'ai ouï dire; et là sont
renfermés les lords d'York, Berkley et Seymour. On n'y compte aucun
autre homme de nom et distingué par sa noblesse.

(Entrent Ross et Willoughby.)

NORTHUMBERLAND.--Voici les lords de Ross et Willoughby: leurs éperons
sont tout sanglants, et leur visage est enflammé de la course.

BOLINGBROKE.--Soyez les bienvenus, milords: je sens bien que votre
amitié s'attache aux pas d'un traître banni. Toute ma richesse se borne
encore à des remercîments sans effets, qui, devenus plus riches, sauront
récompenser votre amour et vos travaux.

ROSS.--Très-noble seigneur, votre présence nous fait riches.

WILLOUGHBY.--Et elle surpasse de beaucoup la fatigue que nous avons
subie pour en jouir.

BOLINGBROKE.--Recevez encore des remercîments, seul trésor du pauvre, le
seul d'où je puisse tirer mes bienfaits, jusqu'à ce que ma fortune, au
berceau, ait acquis des années.--Mais qui vient à nous?

(Entre Berkley.)

NORTHUMBERLAND.--C'est, si je ne le trompe, lord Berkley.

BERKLEY.--Milord d'Hereford, c'est à vous que s'adresse mon message.

BOLINGBROKE.--Milord, je ne réponds qu'au nom de Lancastre, et je suis
venu chercher ce nom en Angleterre: il faut que je trouve ce titre dans
votre bouche avant que je réponde à rien de ce que vous pourrez me dire.

BERKLEY.--Ne vous méprenez pas sur mes paroles, milord: ce n'est pas mon
intention d'effacer aucun de vos titres d'honneur.--Je viens vers vous,
milord.... (ce que vous voudrez), de la part du très-glorieux régent de
ce royaume, le duc d'York, pour savoir ce qui vous excite à profiter de
l'absence du roi pour troubler la paix de notre pays avec des armes
forgées dans son sein.

(Entre York avec sa suite.)

BOLINGBROKE, _à Berkley._--Je n'aurai pas besoin de transmettre par vous
ma réponse: voilà Sa Seigneurie en personne. (_Il fléchit le
genou._)--Mon noble oncle!

YORK.--Que je voie s'abaisser devant moi ton coeur et non tes genoux,
dont le respect est faux et trompeur.

BOLINGBROKE.--Mon gracieux oncle!....

YORK.--Cesse, cesse; ne me gratifie pas du titre de _grâce_, ni de celui
d'_oncle_: je ne suis point l'oncle d'un traître, et ce titre de _grâce_
a mauvaise grâce dans ta bouche sacrilège[16]. Pourquoi les pieds d'un
banni, d'un proscrit, ont-ils osé toucher la poussière du sol
d'Angleterre? mais surtout, pourquoi ont-ils osé traverser tant de
milles sur son sein paisible, et effrayer ses pâles hameaux par
l'appareil de la guerre et une ostentation de forces que je méprise?
Viens-tu parce que le roi consacré n'est pas ici? Mais, jeune insensé,
le roi est demeuré dans ma personne, son autorité a été remise à mon
coeur loyal. Ah! si je possédais encore ma bouillante jeunesse, comme au
temps où le brave Gaunt ton père, et moi, nous délivrâmes le Prince
Noir, ce jeune Mars parmi les hommes, du milieu des rangs de tant de
milliers de Français, oh! comme ce bras, que la paralysie retient
captif, t'aurait bientôt puni et châtié de ta faute!

[Note 16: _In an ungracious mouth, is but profane._ Il a fallu s'écarter
un peu du sens littéral pour conserver le jeu de mots.]

BOLINGBROKE.--Mon gracieux oncle, faites-moi connaître ma faute, et
quelle en est la nature et la gravité.

YORK.--Elle est de la nature la plus grave.--Une révolte ouverte et une
trahison détestable! Tu es un homme banni, et tu reviens ici avant
l'expiration du terme de ton exil, bravant ton souverain les armes à la
main!

BOLINGBROKE.--Quand je fus banni, j'étais Hereford banni, mais
maintenant je reviens Lancastre: et mon digne oncle, j'en conjure Votre
Grâce, examinez d'un oeil impartial les injures que j'ai souffertes.
Vous êtes mon père, car il me semble qu'en vous je vois vivre encore le
vieux Gaunt; ô vous donc, mon père, souffrirez-vous que je reste
condamné au sort d'un vagabond errant, mes droits et mon royal héritage
arrachés de mes mains par la violence et abandonnés à des prodigues
parvenus? A quoi me sert donc ma naissance? Si le roi mon cousin est roi
d'Angleterre, il faut bien m'accorder que je suis duc de Lancastre. Vous
avez un fils, Aumerle, mon noble parent: si vous étiez mort le premier,
et qu'il eût été foulé aux pieds comme moi, il aurait retrouvé dans son
oncle Gaunt un père pour poursuivre l'injustice et la mettre aux abois.
On me refuse le droit de poursuivre la mise en possession de mes biens,
comme j'y suis autorisé par mes lettres patentes, tous les biens de mon
père ont été saisis et vendus, et, comme tout le reste, mal employés!
Que vouliez-vous que je fisse? Je suis un sujet, et je réclame la loi;
on me refuse des fondés de pouvoir; je viens donc réclamer en personne
l'héritage qui me revient par légitime descendance.

NORTHUMBERLAND.--Le noble duc a été trop indignement traité.

ROSS.--Il dépend de Votre Grâce de lui rendre justice.

WILLOUGHBY.--Des hommes indignes se sont agrandis à ses dépens.

YORK.--Messeigneurs d'Angleterre, laissez-moi vous parler.--J'ai
ressenti les outrages faits à mon cousin, et j'ai fait tout ce que j'ai
pu pour lui faire rendre justice: mais venir ainsi avec des armes
menaçantes, en s'ouvrant soi-même un chemin l'épée à la main, en
cherchant à reconquérir ses droits par l'injustice, cela ne se peut
pas.--Et vous qui le soutenez dans cette conduite, vous favorisez la
révolte et vous êtes tous des rebelles.

NORTHUMBERLAND.--Le noble duc a fait serment qu'il ne revenait que pour
revendiquer ce qui lui appartient: sa cause est si juste que nous avons
tous solennellement juré de lui prêter notre secours, et que celui de
nous qui violera son serment ne voie jamais la joie.

YORK.--Allons, allons, je vois quelle sera l'issue de cet armement. Je
n'y puis rien, il faut que je le confesse; mon pouvoir est faible, et
tout m'a été laissé en mauvais état. Si je le pouvais, j'en jure par
Celui qui m'a donné la vie, je vous ferais tous arrêter et vous
obligerais à implorer la souveraine miséricorde du roi; mais, puisque je
ne le puis, je vous déclare que je reste neutre; ainsi, adieu, à moins
qu'il ne vous plaise d'entrer dans le château, et d'y prendre du repos
cette nuit.

BOLINGBROKE.--C'est une offre, mon oncle, que nous accepterons
volontiers; mais il faut que nous persuadions à Votre Grâce de venir
avec nous au château de Bristol, qu'on dit occupé par Bushy, Bagot et
leurs complices, ces chenilles de l'État, que j'ai fait serment
d'abattre et de détruire.

YORK.--Il pourrait se faire que j'allasse avec vous. Mais non,
cependant, j'y réfléchirai, car j'ai de la répugnance à enfreindre les
lois de notre patrie. Vous n'êtes ni mes amis ni mes ennemis, mais vous
êtes les bienvenus chez moi: je ne veux plus prendre souci de choses
auxquelles on ne peut plus porter remède.




SCÈNE IV[17]

Un camp dans le pays de Galles.

_Entrent_ SALISBURY et UN CAPITAINE.


[Note 17: Johnson suppose que cette scène a été, par erreur de copiste,
déplacée de son lieu naturel, et qu'elle devait, dans l'intention de
Shakspeare, former la seconde scène du troisième acte, le second se
terminant ainsi à la sortie de Bolingbroke pour aller à Bristol. Il a dû
être déterminé dans son opinion par le lieu de cette scène, placée,
comme troisième scène du troisième acte, dans le pays de Galles; en
sorte qu'en conservant l'ancienne disposition, il faut passer deux fois
et rapidement d'Angleterre dans le pays de Galles, et du pays de Galles
en Angleterre. Mais c'est une considération à laquelle, en général,
Shakspeare paraît attacher peu d'importance, et qui en a peu en effet
dans le système qu'il a adopté; au lieu que, pour l'intérêt et la
progression de la marche dramatique, l'une des parties qu'il a le plus
soignées, cette scène de la désertion des Gallois doit nécessairement
faire suite à la soumission du duc d'York, et terminer le second acte
qui finit ainsi avec la puissance de Richard et l'anéantissement complet
des forces sur lesquelles il avait compté. L'exécution de Green et de
Bushy au commencement du troisième acte est le premier exercice de la
puissance de Bolingbroke, destinée à aller dès ce moment toujours en
croissant jusqu'à la fin de la pièce, mais qui s'annonce déjà tout
entière dans cet acte de souveraineté. Elle perdrait ce caractère si la
partie était encore incertaine, si l'on pouvait supposer qu'il reste
encore à Richard les moyens de venger ses amis.]

LE CAPITAINE.--Lord Salisbury, nous avons attendu dix jours, et nous
avons eu bien de la peine à tenir nos compatriotes rassemblés; et
cependant nous ne recevons aucune nouvelle du roi: en conséquence, nous
allons nous disperser; adieu.

SALISBURY.--Attends encore un jour, fidèle Gallois, le roi met toute sa
confiance en toi.

LE CAPITAINE.--On croit le roi mort. Nous ne resterons pas davantage:
les lauriers dans nos campagnes se sont tous flétris; des météores
viennent effrayer les étoiles fixes du firmament; la pâle lune jette sur
la terre une lueur sanglante, et des prophètes au visage hâve annoncent
tout bas, d'effrayants changements: les riches ont l'air triste, et les
coquins dansent et sautent de joie, les uns dans la crainte de perdre ce
qu'ils possèdent, les autres dans les espérances que leur offre la
violence et la guerre. Ces signes présagent la mort ou la chute des
rois.--Adieu: nos compatriotes sont partis et déjà loin, bien persuadés
que leur roi Richard est mort.

(Il sort.)

SALISBURY.--Ah! Richard, c'est avec une douleur profonde que je vois ta
gloire, comme une étoile filante, s'abîmer du firmament sur la misérable
terre. Ton soleil descend en pleurant vers l'humble couchant, annonçant
les orages, les maux et les troubles à venir. Tes amis ont fui et se
sont joints à tes ennemis; et le cours de tous les événements te devient
contraire.

(Il sort.)

FIN DU SECOND ACTE.




                           ACTE TROISIÈME




SCÈNE I

Le camp de Bolingbroke devant Bristol.

_Entrent_ BOLINGBROKE, YORK, NORTHUMBERLAND, PERCY, ROSS.--_Derrière eux
viennent des officiers conduisant_ WILLOUGHBY, BUSHY et GREEN
_prisonniers_.


BOLINGBROKE.--Faites approcher ces hommes.--Bushy et Green, je ne veux
point tourmenter vos âmes (qui dans un instant vont être séparées de
leurs corps) en vous représentant trop fortement les crimes de votre
vie: cela serait manquer de charité. Cependant, pour laver mes mains de
votre sang, je vais ici, à la face des hommes, exposer quelques-unes des
causes de votre mort. Vous avez perverti un prince, un véritable roi, né
d'un sang vertueux, d'une physionomie heureuse; vous l'avez dénaturé,
vous l'avez entièrement défiguré. Vous avez en quelque sorte, par les
heures choisies pour vos débauches[18], établi le divorce entre la reine
et lui, et troublé la possession de la couche royale; vous avez flétri
la beauté des joues d'une belle reine par les larmes qu'ont arrachées de
ses yeux vos odieux outrages. Moi-même, que la fortune a fait naître
prince, uni au roi par le sang, uni par l'affection avant que vous
l'eussiez porté à mal interpréter mes actions, j'ai courbé la tête sous
vos injustices; j'ai envoyé vers des nuages étrangers les soupirs d'un
Anglais, mangeant le pain amer de l'exil; tandis que vous vous
engraissiez sur mes seigneuries, que vous renversiez les clôtures de mes
parcs, que vous abattiez les arbres de mes forêts, que vous enleviez de
mes fenêtres les armoiries de ma famille, que vous effaciez partout mes
devises, ne laissant plus, si ce n'est dans la mémoire des hommes et
dans ma race vivante, aucun indice qui pût prouver au monde que je suis
un gentilhomme. C'est là ce que vous avez fait, et bien plus encore,
bien plus que le double de tout ceci; et c'est ce qui vous condamne à
mort.--Voyez à ce qu'on les livre aux exécuteurs et à la main de la
mort.

[Note 18:

    _You have in manner, with your sinful hours,
    Made a divorce betwixt his queen and him,
    Broke the possession of a royal bed._

Ces vers ne paraissent pas précisément impliquer que ces favoris de
Richard l'aient rendu infidèle à la reine, mais plutôt qu'ils l'ont
entraîné dans des orgies de nuit. Rien d'ailleurs dans la pièce
n'indique aucun tort de ce genre; Richard et sa femme sont au contraire
représentés comme des époux très-unis, et même très-tendres.]

BUSHY.--Le coup de la mort est mieux venu pour moi que ne l'est
Bolingbroke pour l'Angleterre.--Milords, adieu.

GREEN.--Ce qui me console, c'est que le ciel recevra nos âmes, et punira
l'injustice des peines de l'enfer.

BOLINGBROKE.--Lord Northumberland, veillez à leur exécution. (_Sortent
Northumberland et plusieurs autres emmenant les prisonniers._)--Ne
dites-vous pas, mon oncle, que la reine est dans votre château? Au nom
du ciel, ayez soin qu'elle soit bien traitée: Dites-lui que je lui
envoie l'assurance de mes sentiments affectueux; ayez bien soin qu'on
lui transmette mes compliments.

YORK.--J'ai dépêché un de mes gentilshommes, avec une lettre où je lui
parle au long de votre affection pour elle.

BOLINGBROKE.--Merci, mon bon, mon cher oncle.--Allons, milords, partons
pour combattre Glendower et ses complices: encore quelque temps à
l'ouvrage; puis après, congé.

(Ils sortent.)




SCÈNE II

Les côtes du pays de Galles.--On aperçoit un château.

_Fanfares, tambours et trompettes._--_Entrent_ LE ROI RICHARD, L'ÉVÊQUE
DE CARLISLE, AUMERLE, _des soldats_.


RICHARD.--N'est-ce pas Barkloughby que vous appelez ce château près
duquel nous sommes?

AUMERLE.--Oui, mon prince.--Comment Votre Majesté se trouve-t-elle de
respirer l'air, après avoir été secouée dernièrement sur les flots
agités?

RICHARD.--Il doit nécessairement me plaire. Je pleure de joie de me
retrouver encore une fois sur le sol de mon royaume.--Terre chérie, je
te salue de ma main, quoique les rebelles te déchirent des fers de leurs
chevaux. Comme une mère depuis longtemps séparée de son enfant se joue
tendrement de ses larmes et sourit en le retrouvant, c'est ainsi que
pleurant et souriant je te salue, ô mon pays, et te caresse de mes mains
royales. Ma bonne terre, ne nourris pas l'ennemi de ton souverain! Ne
répare pas, par tes douces productions, ses sens affamés! mais que tes
araignées nourries de ton venin, tes crapauds à la marche lourde, se
placent sur son chemin et blessent les pieds perfides qui te foulent de
leurs pas usurpateurs. Ne cède à mes ennemis que des orties piquantes,
et s'ils veulent cueillir une fleur sur ton sein, défends-la, je te
prie, par un serpent caché, dont le double dard, par sa mortelle piqûre,
lance le trépas sur les ennemis de ton souverain.--Ne riez point,
milords, de me voir conjurer des êtres insensibles: cette terre prendra
du sentiment, ces pierres se changeront en soldats armés, avant que
celui qui naquit leur roi succombe sous les armes d'une odieuse
rébellion.
                
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