Note du transcripteur.
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Ce document est tiré de:
OEUVRES COMPLÈTES DE
SHAKSPEARE
TRADUCTION DE
M. GUIZOT
NOUVELLE ÉDITION ENTIÈREMENT REVUE
AVEC UNE ÉTUDE SUR SHAKSPEARE
DES NOTICES SUR CHAQUE PIÈCE ET DES NOTES
Volume 6
Le marchand de Venise
Les joyeuses Bourgeoises de Windsor
Le roi Jean
La vie et la mort du roi Richard II
Henri IV (1re partie)
PARIS
A LA LIBRAIRIE ACADÉMIQUE
DIDIER ET Cie, LIBRAIRES-ÉDITEURS
35, QUAI DES AUGUSTINS
1862
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LA VIE ET LA MORT
DU
ROI RICHARD II
TRAGÉDIE
NOTICE
SUR
LA VIE ET LA MORT DU ROI RICHARD II
A mesure que Shakspeare avance vers les temps modernes de l'histoire de
son pays, les chroniques sur lesquelles il s'appuie concourent plus
exactement avec l'histoire véritable; et déjà, dans _la Vie et la Mort
de Richard II_, les détails que lui fournit Hollinshed s'écartent peu
des données historiques parvenues jusqu'à nous avec une certaine
authenticité. A l'exception du personnage de la reine, pure invention du
poëte, et abstraction faite du désordre que met dans la chronologie la
négligence de Shakspeare à conserver aux événements leurs distances
respectives, les faits contenus dans cette tragédie ne diffèrent en rien
des récits historiques, si ce n'est sur le genre de mort qu'on fit subir
à Richard. Hollinshed, qui a copié d'autres chroniqueurs, à donné à
Shakspeare la relation qu'il a suivie; mais l'opinion la plus
vraisemblable, et qui s'accorde le mieux avec le soin qu'on eut
d'exposer publiquement Richard après sa mort, c'est qu'on le fit mourir
de faim. Cette attention à sauver du moins les apparences matérielles du
crime dont on s'inquiétait peu d'éviter le soupçon, commençait à
s'introduire dans la féroce politique du temps; et Richard lui-même
avait fait étouffer entre des matelas le duc de Glocester qu'il tenait
prisonnier à Calais, publiant ensuite qu'il était mort d'une attaque
d'apoplexie. Outre le penchant de Shakspeare à suivre fidèlement le
guide historique qu'il avait une fois adopté, cette version lui
permettait de conserver au caractère de Bolingbroke l'intérêt qu'il a
répandu sur lui dans les les deux parties de _Henri IV_. Le choix entre
différentes versions est d'ailleurs le droit le moins contesté et le
moins contestable des auteurs dramatiques.
La tragédie de _Richard II_ est donc, généralement parlant, assez
conforme à l'histoire; et la manière dont le poëte a représenté la
déposition de Richard et l'avénement au trône de Henri de Lancastre
paraît singulièrement d'accord avec ce que dit Hume au sujet de cet
avénement: «Il (Henri IV) devint roi, sans que personne pût dire comment
ni pourquoi.» Mais il faut être, comme l'était Hume, tout à fait
étranger au spectacle des révolutions, pour être embarrassé à dire
comment et pourquoi le duc de Lancastre, après avoir agi quelque temps
au nom du roi qu'il tenait prisonnier, se mit sans aucune peine à sa
place. Shakspeare n'a pas cru nécessaire de l'expliquer: Richard est
parti de Flintcastle avec le nom de roi à la suite de Bolingbroke; nous
le revoyons signant sa propre déposition. Le poëte ne nous indique en
aucune manière ce qui s'est passé; mais pour ne pas deviner comment
s'est accomplie la chute de Richard, il faudrait que nous eussions bien
mal compris ce qui nous a été présenté du spectacle de ses premières
disgrâces: la conversation du jardinier avec ses garçons en complète le
tableau en nous révélant leur effet sur l'opinion. C'est un trait de
l'art de Shakspeare pour nous faire assister à toutes les parties de
l'événement; il nous transporte toujours là où il frappe ses coups les
plus décisifs, tandis que loin de nos yeux l'action poursuit son cours,
et se contente de nous retrouver toujours au but.
Bien que cette tragédie ait été intitulée _la Vie et la Mort de Richard
II_, elle ne comprend que les deux dernières années de ce prince, et ne
contient qu'un seul événement, celui de sa chute, catastrophe à laquelle
tout marche dès le début de la pièce. Cet événement a été considéré sous
différentes faces, et une anecdote assez singulière nous a révélé
l'existence d'une autre tragédie sur le même sujet, antérieure, à ce
qu'il paraît, à celle de Shakspeare, et traitée dans un esprit tout
différent. Quelques-uns des partisans du comte d'Essex, le jour qui
précéda son extravagante tentative, voulurent faire jouer une tragédie
où, comme dans celle de Shakspeare, on voyait Richard II déposé et tué
sur le théâtre. Les acteurs leur ayant représenté que la pièce était
tout à fait hors de mode et ne leur attirerait pas assez de monde pour
couvrir leurs frais, sir Gilly Merrick, l'un d'entre eux, leur donna
quarante shillings en sus de la recette. Ce fait est rapporté au procès
de sir Gilly, et servit à sa condamnation.
L'entreprise du comte d'Essex eut lieu en 1601, et la pièce de
Shakspeare avait paru, à ce qu'on croit, dès l'an 1597. Malgré cette
antériorité, personne ne sera tenté de soupçonner qu'une pièce de
Shakspeare ait pu figurer dans une entreprise factieuse contre
Élisabeth. D'ailleurs la pièce en question paraît avoir été connue sous
le titre de _Henri IV_, non sous celui de _Richard II_; et l'on est même
fondé à croire que l'histoire de Henri IV en était le véritable sujet,
et la mort de Richard seulement un incident. Mais, pour lever toute
espèce de doute, il suffit de lire la tragédie de Shakspeare; la
doctrine du droit divin y est sans cesse présentée accompagnée de cet
intérêt que font naître le malheur et le spectacle de la grandeur
déchue. Si le poëte n'a pas donné à l'usurpateur cette physionomie
odieuse qui produit la haine et les passions dramatiques, il suffit de
lire l'histoire pour en comprendre la cause.
Ce n'est pas un fait particulier à Richard II et à sa destinée, dans
l'histoire de ces temps désastreux, que ce vague de l'aspect moral sous
lequel se présentent les hommes et les choses, et qui ne permet aux
sentiments de s'attacher à rien avec énergie, parce qu'ils ne peuvent se
reposer sur rien avec satisfaction. Des partis toujours aux prises pour
s'arracher le pouvoir, tour à tour vaincus et méritant leur défaite,
sans que jamais un seul ait mérité la victoire, n'offrent pas un
spectacle très-dramatique, ni très-propre à porter nos sentiments et nos
facultés à ce degré d'exaltation qui est un des plus nobles buts de
l'art. La pitié y manque souvent à l'indignation, et l'estime presque
toujours à la pitié. On n'est pas embarrassé à trouver les crimes du
plus fort, mais on cherche avec anxiété les vertus du plus faible: et le
même effet se reproduit dans le sens contraire: des folies, des
déprédations, des injustices, des violences ont amené la chute de
Richard, l'ont rendue inévitable, et elles nous détachent de lui sous ce
double rapport que nous le voyons se perdre lui-même et impossible à
sauver. Cependant il serait aisé de trouver au moins autant de crimes
dans le parti qui triomphe de son abaissement. Shakspeare pourrait, à
peu de frais, amasser contre les rebelles des trésors d'indignation qui
soulèveraient tous les coeurs en faveur du souverain légitime: mais un
des principaux caractères du génie de Shakspeare, c'est une vérité, on
peut dire une fidélité d'observation qui reproduit la nature comme elle
est, et le temps comme il se présente: celui-là ne lui offrait ni héros
supérieurs à leur fortune, ni victimes innocentes, ni dévouements
héroïques, ni passions imposantes; il n'y trouvait que la force même des
caractères employée au service des intérêts qui les rabaissent, la
perfidie considérée comme moyen de conduite, la trahison presque
justifiée par le principe dominant de l'intérêt personnel, la désertion
presque légitimée par la considération du péril que l'on courrait à
demeurer fidèle; c'est aussi là tout ce qu'il a peint. C'est, à la
vérité, le duc d'York, personnage dont l'histoire nous fait connaître
l'incapacité et la nullité, qu'il a choisi pour représenter ce
dévouement toujours si ardent pour l'homme qui gouverne, cette facilité
à transmettre son culte du pouvoir de droit au pouvoir de fait, et _vice
versa_, se réservant, seulement pour son honneur, des larmes solitaires
en faveur de celui qu'il abandonne. Pour quiconque n'a pas vu la fortune
se jouant avec les empires, ce personnage ne serait que comique; mais
pour qui a assisté à de pareils jeux, n'est-il pas d'une effrayante
vérité?
Dans un pareil entourage, où Shakspeare pouvait-il puiser ce pathétique
qu'il aurait aimé à répandre sur le spectacle de la grandeur déchue? Lui
qui a donné au vieux Lear, dans sa misère, tant de nobles et fidèles
amis, il n'en a pu trouver un seul à Richard; le roi est tombé
dépouillé, nu, entre les mains du poëte comme de son trône, et c'est en
lui seul que le poëte a été obligé de chercher toutes les ressources:
aussi le rôle de Richard II est-il une des plus profondes conceptions de
Shakspeare.
Les commentateurs sont en grande discussion pour savoir si c'est à la
cour de Jacques ou à celle d'Élisabeth que Shakspeare a pris les maximes
qu'il professe assez communément en faveur du droit divin et du pouvoir
absolu. Shakspeare les a prises ordinairement dans ses personnages
mêmes; et il lui suffisait ici d'avoir à peindre un roi élevé sur le
trône. Richard n'a jamais imaginé qu'il fût ou pût être autre chose
qu'un roi; sa royauté fait à ses yeux partie de sa nature; c'est un des
éléments constitutifs de son être qu'il a apporté avec lui en naissant,
sans autre condition que de vivre: comme il n'a rien à faire pour le
conserver, il n'est pas plus en son pouvoir de cesser d'en être digne
que de cesser d'en être revêtu: de là son ignorance de ses devoirs
envers ses sujets, envers sa propre sûreté, son indolente confiance au
milieu du danger. Si cette confiance l'abandonne un instant à chaque
nouveau revers, elle revient aussitôt, doublant de force à mesure qu'il
lui en faut davantage pour suppléer aux appuis qui s'écroulent
successivement. Arrivé enfin au point où il ne lui est plus possible
d'espérer, le roi s'étonne, se regarde, se demande si c'est bien lui.
Une autre espèce de courage s'élève alors en lui; c'est celui que donne
un malheur tel que l'homme qui le subit s'exalte par la surprise où le
plonge sa propre situation; elle devient pour lui l'objet d'une si vive
attention qu'il ose la considérer sous tous ses rapports, ne fût-ce que
pour la comprendre; et par cette contemplation il échappe au désespoir,
et s'élève quelquefois à la vérité, dont la découverte calme toujours à
un certain point: mais ce calme est stérile, et ce courage inactif; il
soutient l'esprit, mais il tue l'action: aussi toutes les actions de
Richard sont-elles de la dernière faiblesse; ses réflexions mêmes sur
son état actuel décèlent un sentiment de sa nullité qui descend, en de
certains moments, presque à la bassesse: et qui pourrait le relever, lui
qui, en cessant d'être roi, a perdu, dans sa propre opinion, la qualité
distinctive de son être, la dignité de sa nature? Il se croyait précieux
devant Dieu, soutenu par son bras, armé de sa puissance; déchu de ce
rang mystérieux où il s'était placé, il ne s'en connaît plus aucun sur
la terre; dépouillé de la force qu'il croyait son droit, il ne suppose
pas qu'il lui en puisse rester aucune: aussi ne résiste-t-il à rien; ce
serait essayer ce qu'il suppose impossible: pour réveiller son énergie,
il faut qu'un danger pressant, soudain, provoque, pour ainsi dire, à son
insu, des facultés qu'il désavoue: attaqué dans sa vie, il se défend et
meurt avec courage. Pour en avoir eu toujours, il lui a manqué de savoir
ce que vaut un homme.
Il ne faut point chercher dans _Richard II_, non plus que dans la
plupart des pièces historiques de Shakspeare, un caractère de style
particulier: la diction en est peu travaillée; assez souvent énergique,
elle est souvent aussi d'un vague qui laisse la raison absolument
maîtresse de décider sur le sens des expressions, que ne détermine
aucune règle de syntaxe.
Cette pièce est toute en vers, et en grande partie rimée. L'auteur
paraît y avoir fait des changements depuis la première édition, publiée
en 1597. La scène du procès de Richard, en particulier, manque tout
entière dans cette édition, et se trouve pour la première fois dans
celle de 1608.
LA VIE ET LA MORT
du
ROI RICHARD II
TRAGÉDIE
PERSONNAGES
LE ROI RICHARD II.
EDMOND DE LANGLEY, }
duc d'York, } oncles du
JEAN DE GAUNT, duc de } roi.
Lancastre. }
HENRI, surnommé BOLINGBROKE,
duc d'Hereford, fils de Jean de Gaunt,
ensuite roi d'Angleterre sous le nom
de Henri IV.
LE DUC D'AUMERLE, fils du duc
d'York.
MOWBRAY, duc de Norfolk.
LE DUC DE SURREY.
LE COMTE DE SALISBURY.
LE COMTE DE BERKLEY[1].
BUSHY, }
BAGOT, } créatures du roi Richard.
GREEN, }
LE COMTE DE NORTHUMBERLAND.
HENRI PERCY, fils de Northumberland.
LORD ROSS.
LORD WILLOUGHBY.
LORD FITZWATER.
L'ÉVÊQUE DE CARLISLE.
L'ABBÉ DE WESTMINSTER.
LE LORD MARÉCHAL.
SIR PIERCE D'EXTON.
SIR ÉTIENNE SCROOP.
LE CAPITAINE d'une bande de Gallois.
LA REINE, femme de Richard.
LA DUCHESSE DE GLOCESTER.
LA DUCHESSE D'YORK.
Dames de la suite de la reine. Lords, hérauts, officiers, soldats,
deux jardiniers, un gardien, un messager, un valet d'écurie, et
autres personnes de suite.
[Note 1: On remarque que ce titre de comte de Berkley, donné à lord
Berkley, est un anachronisme, et que les lords Berkley ne furent faits
comtes que dans un temps très-postérieur à celui de Richard.]
La scène se passe successivement dans plusieurs parties de l'Angleterre
et du pays de Galles.
ACTE PREMIER
SCÈNE I.
Londres.--Un appartement dans le palais.
_Entrent_ LE ROI RICHARD _avec sa suite_, JEAN DE GAUNT _et d'autres
nobles avec lui_.
RICHARD.--Vieux Jean de Gaunt, vénérable Lancastre, as-tu, comme tu t'y
étais engagé par serment, amené ici ton fils, l'intrépide Henri
d'Hereford, pour soutenir devant nous l'injurieux défi qu'il adressa
dernièrement au duc de Norfolk, Thomas Mowbray, et dont nous n'eûmes pas
alors le loisir de nous occuper?
GAUNT.--Oui, mon souverain, je l'ai amené.
RICHARD.--Réponds-moi encore: l'as-tu sondé? sais-tu s'il l'a défié,
poussé par une vieille haine, ou s'il a cédé à la vertueuse colère d'un
bon sujet, fondée sur quelque trahison dont il sache Mowbray coupable?
GAUNT.--Autant que j'ai pu le pénétrer sur cette question, c'est sur la
connaissance de quelque danger dont Mowbray menace Votre Altesse, et non
par aucune haine invétérée.
RICHARD.--Fais-les comparaître tous deux en notre présence; nous voulons
entendre nous-même l'accusateur et l'accusé parler librement face à
face, et se menaçant l'un l'autre du regard. (_Sortent quelques-uns des
gens de la suite du roi._) Ils sont tous deux hautains, pleins de
colère, et, dans leur fureur, sourds comme la mer, impétueux comme la
flamme.
(Rentrent les serviteurs avec Bolingbroke et Norfolk.)
BOLINGBROKE.--Que de longues années d'heureux jours échouent en partage
à mon gracieux souverain, à mon bien-aimé seigneur!
NORFOLK.--Puisse chaque jour ajouter au bonheur de la veille, jusqu'à ce
que le ciel, envieux des félicités de la terre, ajoute à votre couronne
un titre immortel!
RICHARD.--Nous vous remercions tous deux: cependant il y en a un de vous
qui n'est qu'un flatteur, à en juger par le sujet qui vous amène,
c'est-à-dire l'accusation de haute trahison que vous portez l'un contre
l'autre.--Cousin Hereford, que reproches-tu au duc de Norfolk, Thomas
Mowbray?
BOLINGBROKE.--D'abord (et que le ciel prenne acte de mes paroles!) c'est
excité par le zèle d'un sujet dévoué, et en vue de la précieuse sûreté
de mon prince, que, libre d'ailleurs de toute autre haine illégitime, je
viens ici le défier en votre royale présence.--Maintenant, Thomas
Mowbray, je me tourne vers toi, et remarque le salut que je t'adresse;
car ce que je vais dire, mon corps le soutiendra sur cette terre, où mon
âme, divine, en répondra dans le ciel. Tu es un traître et un mécréant,
de trop bon lieu pour ce que tu es, et trop méchant pour mériter de
vivre, car plus le ciel est pur et transparent, plus affreux paraissent
les nuages qui le parcourent; et pour te noter plus sévèrement encore,
je t'enfonce dans la gorge une seconde fois le nom de détestable
traître, désirant, sous le bon plaisir de mon souverain, ne point sortir
d'ici que mon épée, tirée à bon droit, n'ait prouvé ce que ma bouche
affirme.
NORFOLK.--Que la modération de mes paroles ne fasse pas ici suspecter
mon courage. Ce n'est point par les procédés d'une guerre de femmes, ni
par les aigres clameurs de deux langues animées que peut se décider
cette querelle entre nous deux. Il est bien chaud le sang que ceci va
refroidir. Cependant je ne peux pas me vanter d'une patience assez
docile pour me réduire au silence et ne rien dire du tout: et d'abord je
dirai que c'est le respect de Votre Grandeur qui me tient court,
m'empêchant de lâcher bride et de donner de l'éperon à mes libres
paroles; autrement elles s'élanceraient jusqu'à ce qu'elles eussent fait
rentrer dans sa gorge ces accusations redoublées de trahison. Si je puis
mettre ici de côté la royauté de son sang illustre, et ne le tenir plus
pour parent de mon souverain, je le défie, et lui crache au visage comme
à un lâche calomniateur et un vilain, ce que je soutiendrais en lui
accordant tous les avantages, et je le rencontrerais quand je serais
obligé d'aller à pied jusqu'aux sommets glacés des Alpes, ou dans tout
autre pays inhabitable où jamais Anglais n'a encore osé mettre le pied.
En tout cas, je maintiens ma loyauté, et déclare, par tout ce que
j'espère; qu'il en a menti faussement.
BOLINGBROKE.--Pâle et tremblant poltron, je jette mon gage, refusant de
me prévaloir de ma parenté avec le roi, et je mets à l'écart la noblesse
de ce sang royal que tu allègues par peur et non par respect. Si un
effroi coupable t'a laissé encore assez de force pour relever le gage de
mon honneur, alors baisse-toi. Par ce gage et par toutes les lois de la
chevalerie, je soutiendrai corps à corps ce que j'ai avancé, ou tout ce
que tu pourrais imaginer de pis encore.
NORFOLK.--Je le relève, et je jure par cette épée, qui apposa doucement
sur mon épaule mon titre de chevalier, que je te ferai honorablement
raison de toutes les manières qui appartiennent aux épreuves
chevaleresques; et une fois monté à cheval, que je n'en descende pas
vivant si je suis un traître ou si je combats pour une cause injuste!
RICHARD.--Quelle est l'accusation dont notre cousin charge Mowbray? Il
faut qu'elle soit grave pour parvenir à nous inspirer même la pensée
qu'il ait pu mal faire.
BOLINGBROKE.--Écoutez-moi, j'engage ma vie à prouver la vérité de ce que
je dis: Mowbray a reçu huit mille nobles[2] à titre de prêts pour les
soldats de Votre Altesse, et il les a retenus pour des usages de
débauche, comme un faux traître et un insigne vilain. De plus, je dis et
je le prouverai dans le combat, ou ici ou en quelque lieu que ce soit,
jusqu'aux extrémités les plus reculées qu'ait jamais contemplées l'oeil
d'un Anglais, que toutes les trahisons qui depuis dix-huit ans ont été
complotées et machinées dans ce pays ont eu pour premier chef et pour
principal auteur le perfide Mowbray. Je dis encore, et je soutiendrai
tout cela contre sa détestable vie, qu'il a comploté la mort du duc de
Glocester; qu'il en a suggéré l'idée à ses ennemis faciles à persuader,
et par conséquent que c'est lui qui, comme un lâche traître, a fait
écouler son âme innocente dans des ruisseaux de sang; et ce sang, comme
celui d'Abel tiré à son sacrifice, crie vers moi du fond des cavernes
muettes de la terre; il me demande justice et un châtiment rigoureux:
et, j'en jure par la noblesse de ma glorieuse naissance, ce bras fera
justice, ou j'y perdrai la vie.
[Note 2: Monnaie d'or.]
RICHARD.--A quelle hauteur s'est élevé l'essor de son courage!--Thomas
de Norfolk, que réponds-tu à cela?
NORFOLK.--Oh! que mon souverain veuille détourner son visage, et
commander à ses oreilles d'être sourdes un instant, jusqu'à ce que j'aie
appris à celui qui déshonore son sang à quel point Dieu et les gens de
bien détestent un si exécrable menteur.
RICHARD.--Mowbray, nos yeux et nos oreilles sont impartiales: fût-il mon
frère, ou même l'héritier de mon royaume, comme il n'est que le fils du
frère de mon père, je le jure par le respect dû à mon sceptre, cette
parenté qui l'allie de si près à notre sang sacré ne lui donnerait aucun
privilége et ne rendrait point partiale l'inflexible fermeté de mon
caractère intègre. Il est mon sujet, Mowbray, toi aussi; je te permets
de parler librement et sans crainte.
NORFOLK.--Eh bien! Bolingbroke, à partir de la basse région de ton
coeur, et à travers le traître canal de ta gorge, tu en as menti. De
cette recette que j'avais pour Calais, j'en ai fidèlement remis les
trois quarts aux soldats de son Altesse: j'ai gardé l'autre de l'aveu de
mon souverain, qui me devait cette somme pour le reste d'un compte
considérable dû depuis le dernier voyage que je fis en France pour aller
y chercher la reine. Avale donc ce démenti.--Quant à la mort de
Glocester... je ne l'ai point assassiné: seulement j'avoue à ma honte
qu'en cette occasion j'ai négligé le devoir que j'avais juré de
remplir.--Pour vous, noble lord de Lancastre, respectable père de mon
ennemi, j'ai dressé une fois des embûches contre vos jours, crime qui
tourmente mon âme affligée; mais avant de recevoir pour la dernière fois
le sacrement, je l'ai confessé, et j'ai eu soin d'en demander pardon à
Votre Grâce, qui, j'espère, me l'a accordé. Voilà ce que j'ai à me
reprocher. Pour tous les autres griefs qu'il m'impute, ces accusations
partent de la haine d'un vilain, d'un traître lâche et dégénéré, sur
quoi je me défendrai hardiment en propre corps: je jette donc à ce
traître outrecuidant mon gage en échange du sien; je lui prouverai ma
loyauté de gentilhomme aux dépens du meilleur sang qu'il renferme dans
son sein; et pour ce faire promptement, je conjure sincèrement Votre
Altesse de nous assigner le jour de l'épreuve.
RICHARD.--Gentilshommes enflammés de colère, laissez-moi vous diriger:
purgeons cette bile sans tirer de sang. Sans être médecin, voici ce que
je prescris: un ressentiment profond fait de trop profondes incisions;
ainsi donc, oubliez, pardonnez, terminez ensemble et réconciliez-vous;
nos docteurs disent que ce n'est pas la saison de saigner.--Mon bon
oncle, que cette querelle finisse où elle a commencé: nous apaiserons le
duc de Norfolk; vous, calmez votre fils.
GAUNT.--Il convient assez à mon âge d'être un médiateur de paix.--Jette
à terre, mon fils, le gage du duc de Norfolk.
RICHARD.--Et toi, Norfolk, jette à terre le sien.
GAUNT.--Eh bien, Henri, quoi? L'obéissance commande; je ne devrais pas
avoir à te commander deux fois.
RICHARD.--Allons, Norfolk, jette-le, nous l'ordonnons: cela ne sert de
rien.
NORFOLK.--C'est moi, redouté souverain, qui me jette à tes pieds: tu
pourras disposer de ma vie, mais non pas de ma honte; la première
appartient à mon devoir; mais je ne te livrerais pas, pour en faire un
usage déshonorant, ma bonne renommée, qui en dépit de la mort vivra sur
mon tombeau. Je suis ici insulté, accusé, conspué, percé jusqu'au coeur
du trait empoisonné de la calomnie, sans pouvoir être guéri par aucun
autre baume que par le sang du coeur d'où s'est exhalé le venin.
RICHARD.--Il faudra bien que cette rage se contienne. Donne-moi son
gage: les lions apprivoisent les léopards.
NORFOLK.--Oui, mais ils ne peuvent changer leurs taches. Effacez mon
déshonneur, et je cède mon gage. Mon cher maître, le trésor plus pur que
puisse donner cette vie mortelle, c'est une réputation sans tache:
dépouillés de ce bien, les hommes ne sont plus qu'une terre dorée, une
argile peinte. Le diamant précieux enfermé sous les dix verrous d'un
coffre-fort, c'est un esprit hardi dans un coeur loyal. Mon honneur est
ma vie, tous deux existent conjointement: si tu m'ôtes l'honneur, je
n'ai plus de vie. Ainsi mon cher souverain, laisse-moi défendre mon
honneur; c'est par lui que je vis, et je mourrai pour lui.
RICHARD.--Cousin, jetez votre gage: commencez-le premier.
BOLINGBROKE.--Que Dieu préserve mon âme d'un si horrible péché! Ne
montrerai-je le front humilié à la vue de mon père, et démentirai-je ma
fierté par la crainte d'un pâle mendiant, devant ce lâche que j'ai
bravé? Avant que ma langue outrage mon honneur par une indigne
faiblesse, et se prête à une si honteuse composition, mes dents
déchireront le servile instrument de la crainte renégate, et le
cracheront sanglant pour compléter sa honte, là où siége la honte, à la
face de Mowbray.
RICHARD.--Nous ne sommes pas nés pour solliciter, mais pour condamner.
Puisque nous ne pouvons vous rendre amis, soyez prêts, le jour de
Saint-Lambert, à répondre sur vos vies: c'est là que vos épées et vos
lances décideront les débats toujours grossissant de votre haine
obstinée. Puisque nous ne pouvons vous adoucir, nous, verrons la justice
manifester par la victoire de quel côté se trouve l'honneur.--Maréchal,
ordonnez à nos officiers d'armes de se tenir prêts pour diriger ce
combat domestique.
(Ils sortent.)
SCÈNE II
La scène est toujours à Londres, dans le palais du duc de Lancastre.
_Entrent_ GAUNT, LA DUCHESSE DE GLOCESTER.
GAUNT.--Hélas! cette part que j'avais dans le sang de Glocester me
sollicite plus fortement que vos cris à poursuivre les bouchers de sa
vie. Mais puisque le châtiment réside dans les mains qui ont fait le
crime que nous ne pouvons punir, remettons notre cause à la volonté du
ciel, qui, lorsqu'il en verra les temps mûrs sur la terre, fera pleuvoir
sa brûlante vengeance sur la tête des coupables.
LA DUCHESSE DE GLOCESTER.--Quoi! la qualité de frère ne trouvera pas en
toi un aiguillon plus pénétrant? ton vieux sang n'a pas conservé vivante
une étincelle d'affection? Les sept fils d'Edouard, au nombre desquels
tu te comptes, étaient comme sept vases de son sang sacré, comme sept
belles branches sorties d'une seule racine: quelques-uns de ces vases
ont été desséchés par le cours de la nature; quelques-unes de ces
branches ont été tranchées par la destinée: mais Thomas, mon cher époux,
ma vie, mon Glocester, ce vase rempli du sang d'Edouard, a été brisé
sous la main de la haine et de la sanglante hache du meurtre, sa
précieuse liqueur s'est épanchée: cette branche florissante de la
très-royale souche a été coupée, et les feuilles de son été se sont
flétries. Ah! Gaunt, son sang était le tien: c'est de la couche, c'est
du flanc, de la matière, de la substance même qui t'ont formé qu'il
avait tiré son existence; et quoique vivant et respirant, tu as été
assassiné en lui. C'est à beaucoup d'égards consentir à la mort de ton
père que de voir ainsi mourir ton malheureux frère, qui était la
représentation de la vie de ton père. N'appelle point cela patience,
Gaunt, c'est du désespoir. En souffrant ainsi qu'on égorge ton frère, tu
montres à découvert le chemin qui conduit à ta vie, tu instruis le
meurtrier farouche à t'assassiner. Ce que dans les hommes du bas étage
nous appelons patience est dans un noble sein une froide et tranquille
lâcheté. Que te dirai-je enfin? Pour mettre ta vie en sûreté, le
meilleur moyen c'est de venger la mort de mon Glocester.
GAUNT.--Cette cause est celle du ciel, car le délégué du ciel, son
lieutenant oint devant sa face, est l'auteur de la mort de Glocester:
lorsqu'il commet le crime, la vengeance en est au ciel; pour moi, je ne
puis lever un bras irrité contre son ministre.
LA DUCHESSE DE GLOCESTER.--A qui donc, hélas! puis-je porter ma plainte?
GAUNT.--Au ciel, qui est le champion et le défenseur de la veuve.
LA DUCHESSE DE GLOCESTER.--Eh bien! je me plaindrai à lui. Adieu, vieux
Gaunt. Tu vas à Coventry pour voir le combat de notre cousin d'Hereford
et du perfide Mowbray. Oh! fais peser sur la lance d'Hereford les
injures de mon mari, afin qu'elle entre dans le coeur de l'assassin
Mowbray; ou si, par un malheur, elle manquait la première passe, que les
crimes de Mowbray surchargent tellement son sein que les reins de son
coursier écumant en soient rompus et que le cavalier tombe la tête la
première dans l'arène, lâche, tremblant, à la merci de mon cousin
d'Hereford! Adieu, vieux Gaunt: celle qui fut un jour la femme de ton
frère finira sa vie avec sa compagne, la douleur.
GAUNT.--Adieu, ma soeur; il faut que je me rende à Coventry. Que tout le
bien que je te souhaite m'accompagne!
LA DUCHESSE DE GLOCESTER.--Un mot encore. La douleur, en tombant,
rebondit non par le vide, mais par le poids. Je prends congé de toi
avant que je t'aie encore rien dit, car le chagrin ne finit pas là où il
semble fini: rappelle-moi au souvenir de mon frère York.... Oui, voilà
tout.... Mais non, ne pars pas encore ainsi; quoique ce soit tout, ne
t'en va pas si vite.... Je puis me rappeler autre chose. Prie-le.... oh!
de quoi?... de se hâter de venir me voir à Plashy. Hélas! que
viendra-t-il y voir, ce bon vieux York, que des appartements déserts,
des murailles dépouillées, des cuisines dépeuplées, un pavé qu'on ne
foule plus. Et pour sa bienvenue, quelle autre réception trouvera-t-il
que mes gémissements? Rappelle-moi donc seulement à son souvenir; qu'il
ne vienne pas chercher en ce lieu la tristesse qui habite partout:
désolée, désolée je m'en irai d'ici et je mourrai. Mes yeux, en pleurs
te disent le dernier adieu.
(Ils sortent.)
SCÈNE III
Gosford-Green, près de Coventry.--Lice préparée avec un trône; hérauts,
etc., suite.
_Entrent_ LE LORD MARÉCHAL ET D'AUMERLE.
LE MARÉCHAL.--Milord Aumerle, Henri d'Hereford est-il armé?
AUMERLE.--Oui, armé de toutes pièces, et il brûle d'entrer dans la lice.
LE MARÉCHAL.--Le duc de Norfolk, plein d'ardeur et d'audace, n'attend
que le signal de la trompette de l'appelant.
AUMERLE.--En ce cas, les champions sont tout prêts, et n'attendent que
l'arrivée de Sa Majesté.
(Les trompettes sonnent une fanfare.--Entrent Richard qui va s'asseoir
sur le trône, Gaunt et plusieurs autres nobles qui prennent leurs
places.--Une trompette sonne, et une autre lui répond de
l'intérieur.--Entre alors Norfolk, couvert de son armure, et précédé par
un héraut.)
RICHARD.--Maréchal, demandez à ce champion le sujet qui l'amène ici en
armes: demandez-lui son nom; ensuite, procédez avec ordre à lui faire
prêter serment de la justice de sa cause.
LE MARÉCHAL.--Au nom de Dieu et du roi, dis qui tu es, et pourquoi tu
viens ainsi armé en chevalier. Contre qui viens-tu combattre, et quelle
est ta querelle? Réponds la vérité, sur ta foi de chevalier et sur ton
serment; et après, que le ciel et ta valeur te défendent!
NORFOLK.--Mon nom est Thomas Mowbray, duc de Norfolk. Je viens ici
engagé par un serment que le ciel préserve un chevalier de violer
jamais! j'y viens pour défendre ma loyauté et mon honneur devant Dieu,
mon roi et ma postérité, contre le duc d'Hereford, qui est l'appelant;
et, par la grâce de Dieu et le secours de ce bras, je viens lui prouver
pour ma défense qu'il est traître à mon Dieu, à mon roi et à moi. Que le
ciel me défende, comme je combats pour la vérité.
(Les trompettes sonnent.--Entre Bolingbroke, couvert de son armure, et
précédé d'un héraut.)
RICHARD.--Maréchal, demandez à ce chevalier armé qui il est et pourquoi
il vient ici vêtu de ses habits de guerre, et, conformément à nos lois,
faites-lui déposer dans les formes de la justice de sa cause.
LE MARÉCHAL.--Quel est ton nom, et pourquoi parais-tu ici devant le roi
Richard dans sa lice royale? Contre qui viens-tu, et quelle est ta
querelle? Réponds comme un loyal chevalier, et que le ciel te défende.
BOLINGBROKE.--Je suis Henri d'Hereford, de Lancastre et de Derby, qui me
tiens ici en armes prêt à prouver, par la grâce de Dieu et les prouesses
de mon corps, à Thomas Mowbray, duc de Norfolk, qu'il est un abominable
et dangereux traître envers le Dieu des cieux, le roi Richard et moi.
Que le ciel me défende, comme je combats pour la vérité.
LE MARÉCHAL.--Sous peine de mort, que personne n'ait la hardiesse et
l'audace de toucher les barrières de la lice, excepté le maréchal et les
officiers chargés de présider à ces loyaux faits d'armes.
BOLINGBROKE.--Lord maréchal, permettez que je baise la main de mon
souverain et que je fléchisse le genou devant Sa Majesté; car Mowbray et
moi nous ressemblons à deux hommes qui font voeu d'accomplir un long et
fatigant pèlerinage. Prenons donc solennellement congé de nos divers
amis, et faisons-leur de tendres adieux.
LE MARÉCHAL.--L'appelant salue respectueusement Votre Majesté, et
demande à vous baiser la main et à prendre congé de vous.
RICHARD.--Nous descendrons et nous le serrerons dans nos bras.--Cousin
d'Hereford, que ta fortune réponde à la justice de ta cause, dans ce
combat royal! Adieu, mon sang: si tu le répands aujourd'hui, nous
pouvons pleurer ta mort, mais non te venger.
BOLINGBROKE.--Oh! que de nobles yeux ne profanent point une larme pour
moi, si mon sang est versé par la lance de Mowbray. Avec la confiance
d'un faucon qui fond sur un oiseau, je vais combattre Mowbray. (_Au lord
maréchal._) Mon cher seigneur, je prends congé de vous; et de vous, lord
Aumerle, mon noble cousin; bien que j'aie affaire avec la mort, je ne
suis pas malade, mais vigoureux, jeune, respirant gaiement; maintenant,
comme aux festins de l'Angleterre, je reviens au mets le plus délicat
pour le dernier, afin de rendre la fin meilleure. (_A Gaunt._)--O toi,
auteur terrestre de mon sang, dont la jeune ardeur renaissant en moi me
soulève avec une double vigueur pour atteindre jusqu'à la victoire
placée au-dessus de ma tête, ajoute par tes prières à la force de mon
armure; arme de tes bénédictions la pointe de ma lance, afin qu'elle
pénètre la cuirasse de Mowbray comme la cire, et que le nom de Jean de
Gaunt soit fourbi à neuf par la conduite vigoureuse de son fils.
GAUNT.--Que le ciel te fasse prospérer dans ta bonne cause! Sois prompt
comme l'éclair dans l'attaque, et que tes coups, doublement redoublés,
tombent comme un tonnerre étourdissant sur le casque du funeste ennemi
qui te combat; que ton jeune sang s'anime; sois vaillant et vis!
BOLINGBROKE.--Que mon innocence et saint Georges me donnent la victoire!
(Il se rassied à sa place.)
NORFOLK.--Quelque chance qu'amènent pour moi le ciel ou la fortune, ici
vivra ou mourra, fidèle au trône du roi Richard, un juste, loyal et
intègre gentilhomme. Jamais captif n'a secoué d'un coeur plus libre les
chaînes de son esclavage, ni embrassé avec plus de joie le trésor d'une
liberté sans contrainte, que mon âme bondissante n'en ressent en
célébrant cette fête de bataille avec mon adversaire.--Puissant
souverain, et vous pairs, mes compagnons recevez de ma bouche un souhait
d'heureuses années. Aussi calme, aussi joyeux qu'à une mascarade, je
vais au combat: la loyauté a un coeur paisible.
RICHARD.--Adieu, milord. Je vois avec la valeur la vertu tranquillement
assise dans tes yeux.--Maréchal, ordonnez le combat, et que l'on
commence.
(Richard et les lords retournent à leurs siéges.)
LE MARÉCHAL.--Henri d'Hereford, Lancastre et Derby, reçois ta lance; et
Dieu défende le droit!
BOLINGBROKE.--Ferme dans mon espérance comme une tour, je dis: _Amen_.
LE MARÉCHAL, _à un officier_.--Allez, portez cette lance à Thomas, duc
de Norfolk.
PREMIER HÉRAUT.--Henri d'Hereford, Lancastre et Derby, est ici pour
Dieu, pour son souverain et pour lui-même, à cette fin de prouver, sous
peine d'être déclaré faux et lâche, que le duc de Norfolk, Thomas
Mowbray, est un traître à Dieu, à son roi et à lui-même; et il le défie
au combat.
SECOND HÉRAUT.--Ici est Thomas Mowbray, duc de Norfolk, ensemble pour se
défendre et pour prouver, sous peine d'être déclaré faux et lâche,
qu'Henri d'Hereford, Lancastre et Derby, est déloyal envers Dieu, son
souverain et lui: plein de courage et d'un franc désir, il n'attend que
le signal pour commencer.
LE MARÉCHAL.--Sonnez, trompettes; combattants, partez. (_On sonne une
charge_.)--Mais, arrêtez: le roi vient de baisser sa baguette.
RICHARD.--Que tous deux déposent leurs casques et leurs lances et qu'ils
retournent reprendre leur place.--Éloignez-vous avec nous, et que les
trompettes sonnent jusqu'au moment où nous reviendrons déclarer nos
ordres à ces ducs (_Longue fanfare.--Ensuite Richard s'adresse aux deux
combattants._)--Approchez.... Écoutez ce que nous venons d'arrêter avec
notre conseil. Comme nous ne voulons pas que la terre de notre royaume
soit souillée du sang précieux qu'elle a nourri, et que nos yeux
haïssent l'affreux spectacle des plaies civiles creusées par des mains
concitoyennes; comme nous jugeons que ce sont les pensées ambitieuses
d'un orgueil aspirant à s'élever aux cieux sur les ailes de l'aigle,
qui, jointes à cette envie qui déteste un rival, vous ont portés à
troubler la paix qui dans le berceau de notre patrie respirait de la
douce haleine du sommeil d'un enfant, en sorte que, réveillée par le
bruit discordant des tambours, par le cri effrayant des trompettes aux
sons aigres, et le confus cliquetis du fer de vos armes furieuses, la
belle Paix, pourrait, épouvantée, fuir nos tranquilles contrées, et nous
forcer à marcher à travers le sang de nos parents: en conséquence, nous
vous bannissons de notre territoire.--Vous, cousin Hereford, sous peine
de mort, jusqu'à ce que deux fois cinq étés aient enrichi nos plaines,
vous ne reviendrez pas saluer nos belles possessions, mais vous suivrez
les routes étrangères de l'exil.
BOLINGBROKE.--Que votre volonté soit faite!--La consolation qui me
reste, c'est que le soleil qui vous réchauffe ici brillera aussi pour
moi; et ces rayons d'or qu'il vous prête ici se darderont aussi sur moi,
et doreront mon exil.
RICHARD.--Norfolk, un arrêt plus rigoureux t'est réservé; je sens
quelque répugnance à le prononcer. Le vol lent des heures ne déterminera
point pour toi la limite d'un exil sans terme. Cette parole sans espoir:
_Tu ne reviendras, jamais_, je la prononce contre toi sous peine de la
vie.
NORFOLK.--Sentence rigoureuse en effet, mon souverain seigneur, et que
j'attendais bien peu de la bouche de Votre Majesté. J'ai mérité de la
main de Votre Altesse une récompense plus bienveillante, une moins
profonde mutilation, que celle d'être ainsi rejeté au loin dans l'espace
commun de l'univers. Maintenant il me faut oublier le langage que
j'appris durant ces quarante années, mon anglais natal. Ma langue me
sera désormais aussi inutile qu'une viole ou une harpe sans cordes, un
instrument fait avec art mais enfermé dans son étui, ou qu'on en retire
pour le placer dans les mains qui ne connaissent point l'art d'en faire
sortir l'harmonie. Vous avez emprisonné ma langue dans ma bouche, sous
les doubles guichets de mes dents et de mes lèvres, et la stupide,
l'insensible, la stérile ignorance est le geôlier qui m'est donné pour
me garder: je suis trop vieux pour caresser une nourrice, trop avancé en
âge pour devenir écolier. Votre arrêt n'est donc autre chose que celui
d'une mort silencieuse qui prive ma langue de la faculté de parler son
idiome naturel.
RICHARD.--Il ne te sert de rien de te plaindre. Après notre sentence,
les lamentations viennent trop tard.
NORFOLK, _se retirant_.--Je vais donc quitter la lumière de mon pays,
pour aller habiter les sombres ténèbres d'une nuit sans fin.
RICHARD.--Reviens encore, et emporte avec toi un serment. Posez sur
notre épée royale vos mains exilées; jurez par l'obéissance que vous
devez au ciel (et dont la part qui nous appartient vous accompagnera
dans votre bannissement)[3], de garder le serment que nous vous faisons
prêter, que jamais dans votre exil (et qu'ainsi le ciel et l'honneur
vous soient en aide) vous ne vous rattacherez l'un à l'autre par
l'affection; que jamais vous ne consentirez l'un l'autre à vous
regarder; que jamais ni par écrit, ni par aucun rapprochement, vous
n'éclaircirez la sombre tempête de la haine née entre vous dans votre
patrie; que jamais vous ne vous réunirez à dessein pour tramer,
combiner, comploter aucun acte dommageable contre nous, nos sujets et
notre pays.
[Note 3: _Our part therein we banish with yourselves_.
Les commentateurs ont cru voir dans ce vers que Richard les déliait en
les bannissant de l'obéissance qu'ils lui devaient; il paraît clair, au
contraire, que s'il bannit avec eux l'obéissance qu'ils lui doivent;
c'est pour qu'elle les accompagne.]
BOLINGBROKE.--Je le jure.
NORFOLK.--Et moi aussi, je jure d'observer tout cela.
BOLINGBROKE.--Norfolk, je puis t'adresser encore ceci comme à mon
ennemi: à cette heure, si le roi nous l'avait permis, une de nos âmes
serait errante dans les airs, bannie de ce frêle tombeau de notre chair
comme notre corps est maintenant banni de ce pays. Confesse tes
trahisons avant de fuir de ce royaume: Tu as bien loin à aller;
n'emporte pas avec toi le pesant fardeau d'une âme coupable.
NORFOLK.--- Non, Bolingbroke; si jamais je fus un traître, que mon nom
soit effacé du livre de vie, et moi banni du ciel comme je le suis
d'ici. Mais ce que tu es, le ciel, toi et moi nous le savons, et je
crains que le roi n'ait trop tôt à déplorer ceci.--Adieu, mon souverain.
Maintenant je ne puis plus m'égarer: excepté la route qui ramène en
Angleterre, le monde entier est mon chemin.
(Il sort.)
RICHARD.--Oncle, je lis clairement dans le miroir de tes yeux le chagrin
de ton coeur: la tristesse de ton visage a retranché quatre années du
nombre des années de son exil. (_A Bolingbroke._)--Après que les glaces
de six hivers se seront écoulées, reviens de ton exil, le bienvenu dans
ta patrie.
BOLINGBROKE.--Quel long espace de temps renfermé dans un petit mot!
Quatre traînants hivers et quatre folâtres printemps finis par un mot!
Telle est la parole des rois.
GAUNT.--Je remercie mon souverain de ce que, par égard pour moi, il
abrège de quatre ans l'exil de mon fils; mais je n'en retirerai que peu
d'avantage, car avant que les six années qu'il lui faut passer aient
changé leurs lunes et fait leur révolution, ma lampe dépourvue d'huile
et ma lumière usée par le temps s'éteindront dans les années et dans une
nuit éternelle; ce bout de flambeau qui me reste sera brûlé et fini, et
l'aveugle Mort ne me laissera pas revoir mon fils.
RICHARD.--Pourquoi, mon oncle? Tu as encore bien des années à vivre.
GAUNT.--Mais pas une minute, roi, que tu puisses me donner. Tu peux
abréger mes jours par le noir chagrin, tu peux m'enlever des nuits, mais
non me prêter un lendemain. Tu peux aider le temps à me sillonner de
vieillesse, mais non pas arrêter dans ses progrès une seule de mes
rides. S'agit-il de ma mort, ta parole a cours aussi bien que lui: mais
mort, ton royaume ne saurait racheter ma vie.
RICHARD..--Ton fils est banni d'après une sage délibération dans
laquelle ta voix même a donné son suffrage. Pourquoi donc maintenant
sembles-tu te plaindre de notre justice?
GAUNT.--Il est des choses qui, douces au goût, sont dures à digérer.
Vous m'avez pressé comme juge, mais j'aurais bien mieux aimé que vous
m'eussiez ordonné de plaider comme un père. Ah! si au lieu de mon
enfant, c'eût été un étranger, pour adoucir sa faute j'aurais été plus
indulgent: j'ai cherché à éviter le reproche de partialité; et dans ma
sentence j'ai détruit ma propre vie.--Hélas! je regardais si quelqu'un
de vous ne dirait pas que j'étais trop sévère, de rejeter ainsi ce qui
m'appartient; mais vous avez laissé à ma langue, malgré sa répugnance,
la liberté de me faire ce tort contre ma volonté.
RICHARD.--Adieu, cousin; et vous, oncle, dites-lui aussi adieu: nous le
bannissons pour six ans; il faut qu'il parte.
(Fanfare.--Sortent Richard et la suite.)
AUMERLE.--Cousin, adieu. Ce que nous ne pouvons savoir par votre
présence, que des lieux que vous habiterez vos lettres nous
l'apprennent.
LE MARÉCHAL.--Milord, moi je ne prends point congé de vous; je
chevaucherai à vos côtés tant que la terre me le permettra.
GAUNT.--Hélas! pourquoi es-tu si avare de tes paroles et ne réponds-tu
rien aux salutations de tes amis?
BOLINGBROKE.--Je n'ai pas de quoi suffire à vous faire mes adieux; il me
faudrait prodiguer l'usage de ma langue pour exhaler toute l'abondance
de la douleur de mon coeur.
GAUNT.--Ce qui cause ton chagrin n'est qu'une absence passagère.
BOLINGBROKE.--La joie absente, le chagrin reste toujours présent.
GAUNT.--Qu'est-ce que six hivers? Ils passent bien vite.
BOLINGBROKE.--Pour les hommes qui sont heureux; mais d'une heure le
chagrin en fait dix.
GAUNT.--Suppose que c'est un voyage que tu entreprends pour ton plaisir.
BOLINGBROKE.--Mon coeur soupirera quand je voudrai le tromper par ce nom
en y reconnaissant un pèlerinage.
GAUNT.--Regarde le sombre voyage de tes pas fatigués comme un entourage
dans lequel tu devras placer le joyau précieux du retour dans la patrie.
BOLINGBROKE.--Dites plutôt que chacun des pas pénibles que je vais faire
me rappellera quel vaste espace du monde j'aurai parcouru loin des
joyaux que j'aime. Ne me faudra-t-il pas faire un long apprentissage de
ces routes étrangères? et lorsqu'à la fin j'aurai regagné ma liberté, de
quoi pourrai-je me vanter, si ce n'est d'avoir travaillé pour le compte
de la douleur?
GAUNT.--Tous les lieux que visite l'oeil du ciel sont pour le sage des
ports et des asiles heureux. Instruis tes nécessités à raisonner ainsi,
car il n'est point de vertu comme la nécessité. Persuade-toi non pas que
c'est le roi qui t'a banni, mais que tu as banni le roi.--Le malheur
s'appesantit d'autant plus qu'il s'aperçoit qu'on le porte avec
faiblesse. Va, dis-toi que je t'ai envoyé acquérir de l'honneur, et non
que le roi t'a exilé; ou bien suppose encore que la peste dévorante est
suspendue dans notre atmosphère, et que tu fuis vers un climat plus pur.
Vois ce que ton coeur a de plus cher; imagine qu'il est dans les lieux
où tu vas, et non dans ceux d'où tu viens. Pense que les oiseaux qui
chantent sont des musiciens, le gazon que foulent tes pieds un salon
parsemé de joncs, les fleurs de belles femmes, et tes pas un menuet[4]
ou une danse agréable. Le chagrin grondeur a moins de prise pour mordre
l'homme qui s'en rit et le tient pour léger.
[Note 4: _A delightful measure or a dance._
_A measure_ était en général une danse mesurée ou d'apparat.]
BOLINGBROKE.--Eh! qui pourra tenir le feu dans sa main en pensant aux
glaces du Caucase, ou assouvir l'âpre avidité de la faim par la simple
idée d'un festin, ou marcher nu à l'aise dans les neiges de décembre en
se créant la chaleur d'un été fantastique? L'idée du bien ne peut
qu'accroître le sentiment du mal. La dent cruelle de la douleur n'est
jamais si venimeuse que lorsqu'elle mord sans ouvrir une large blessure.
GAUNT.--Viens, viens, mon fils; je vais te mettre dans ton chemin. Si
j'avais ta cause et ta jeunesse, je ne demeurerais pas ici.
BOLINGBROKE.--Adieu donc, sol de l'Angleterre; douce terre, adieu, ma
mère et ma nourrice qui me portes encore. Dans quelque lieu que je sois,
je pourrai du moins me vanter d'être, quoique banni, un véritable
Anglais.
SCÈNE IV
La scène est toujours à Coventry.--Un appartement dans le château du
roi.
_Entrent_ LE ROI RICHARD, BAGOT et GREEN, _ensuite_ AUMERLE.
RICHARD.--Oui, nous nous en sommes aperçus.--Cousin Aumerle, jusqu'où
avez-vous conduit le grand Hereford sur son chemin?[5]
[Note 5: Johnson a voulu supposer ici quelque erreur de copiste dans la
distribution des actes, et, d'après une nouvelle disposition qu'a suivie
Letourneur, il fait commencer au retour d'Aumerle le second acte, que
les anciennes copies ne font commencer qu'à l'arrivée du roi à Ely. Il
se fonde sur ce qu'il faut bien donner au vieux Gaunt le temps
d'accompagner son fils, de revenir et de tomber malade. Mais d'abord,
Gaunt n'accompagne point son fils; il le met seulement _en chemin_ (_on
the way_); ensuite on peut supposer autant de temps que l'on voudra
entre la troisième et la quatrième scène du premier acte, autant du
moins qu'il en faut pour le retour d'Aumerle et la nouvelle de la
maladie du vieux Gaunt, qui, nous dit-on, a été pris subitement. La
distribution des actes telle qu'on la trouve dans les anciennes éditions
a du moins l'avantage de renfermer dans le premier acte un événement
fini, le départ d'Hereford; et comme la distribution imaginée par
Johnson ne donne d'ailleurs aucun moyen d'expliquer avec vraisemblance
les événements qui sont censés s'être passés dans l'intervalle du
premier au deuxième acte, on a conservé l'ancienne. Au reste, dans les
éditions faites avant la mort de Shakspeare, la pièce n'était point
coupée en actes, mais simplement composée d'une suite de scènes: les
éditions faites immédiatement après sa mort n'ont donc sur celles qui
l'ont précédée que l'avantage d'une tradition plus récente des
directions théâtrales qu'avait données l'auteur; elles semblent de plus,
dans ce cas-ci, avoir en leur faveur le bon sens dramatique.]