William Shakespear

Le roi Jean
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PHILIPPE.--Amen, amen.--Allons, chevaliers, aux armes!

LE BATARD.--Saint Georges, toi qui domptas le dragon et qu'on voit
toujours depuis assis sur son dos à la porte de mon hôtesse,
enseigne-nous quelque tour de ta façon. (_S'adressant à l'Archiduc_.)
Drôle, si j'étais chez toi, dans ton antre avec ta lionne, je mettrais à
ta peau de lion une tête de boeuf, et je ferais de toi un monstre.

L'ARCHIDUC.--Paix; pas un mot de plus.

LE BATARD.--Oh! tremblez, car voilà le lion qui rugit.

LE ROI JEAN.--Avançons plus haut dans la plaine, où nous rangerons tous
nos régiments dans le meilleur ordre.

LE BATARD.--Hâtez-vous alors, pour prendre l'avantage du terrain.

PHILIPPE.--Il en sera ainsi. (_A Louis_.) Commandez au reste des troupes
de se porter sur l'autre colline. Dieu et notre droit!

(Ils sortent.)


SCÈNE II

Même lieu.

Alarmes et escarmouches, puis une retraite. UN HÉRAUT FRANÇAIS s'avance
vers les portes avec des trompettes.


LE HÉRAUT FRANÇAIS.--Hommes d'Angers, ouvrez vos portes et laissez
entrer le jeune Arthur, duc de Bretagne, qui, par le bras de la France,
vient de préparer des larmes à bien des mères anglaises, dont les fils
gisent épars sur la terre ensanglantée; les maris de bien des veuves
sont étendus dans la poussière, embrassant froidement la terre teinte de
sang: la victoire, achetée avec peu de perte, se joue dans les bannières
flottantes des Français, qui, déployées en signe de triomphe, sont là,
prêtes à entrer victorieuses dans vos murs, à y proclamer Arthur de
Bretagne, roi d'Angleterre et le vôtre.

(Entre un héraut anglais avec des trompettes.)

LE HÉRAUT ANGLAIS.--Réjouissez-vous, hommes d'Angers, sonnez vos
cloches; le roi Jean, votre roi et roi d'Angleterre, s'avance vainqueur
de cette chaude et cruelle journée! les armes de ses soldats, qui
s'éloignèrent d'ici brillantes comme l'argent reviennent ici dorées du
sang français; il n'est point de panache attaché à un cimier anglais qui
soit tombé sous les coups d'une épée française; nos drapeaux reviennent
dans les mêmes mains qui les ont déployés, lorsque naguère nous
marchions au combat; et semblables à une troupe joyeuse de chasseurs,
tous nos robustes Anglais arrivent les mains rougies et teintes du
carnage de leurs ennemis mourants; ouvrez vos portes, et donnez entrée
aux vainqueurs.

UN CITOYEN.--Héraut, du haut de nos tours nous avons pu voir, depuis le
commencement jusqu'à la fin, l'attaque et la retraite de vos deux
armées, et leur égalité ne s'est point démentie à nos yeux les
meilleurs: le sang et les coups ont répondu aux coups; la force s'est
mesurée avec la force, et la puissance a confronté la puissance: elles
sont toutes deux égales, et nous les aimons toutes deux également. Il
faut que l'une des deux l'emporte: tant qu'elles se tiendront dans un
aussi parfait équilibre, nous ne tiendrons notre ville ni pour l'un ni
pour l'autre, et néanmoins pour tous les deux.

(Le roi Jean entre d'un côté avec son armée, Éléonore, Blanche et le
Bâtard; de l'autre, le roi Philippe, Louis, l'archiduc et des troupes.)

LE ROI JEAN.--Roi de France, as-tu du sang à perdre encore? Parle.
Faut-il que le fleuve de notre droit suive sa course? Détourné par les
obstacles que tu opposes à son passage, quittera-t-il son lit naturel
pour couvrir de ses flots contrariés tes rivages voisins, si tu ne veux
laisser ses eaux argentées continuer paisiblement leur marche vers
l'Océan?

PHILIPPE.--Roi d'Angleterre, tu n'as pas épargné dans cette chaude mêlée
une goutte de sang de plus que la France, ou plutôt tu en as perdu
davantage. Et je le jure par cette main, qui régit les terres que
gouverne ce climat, avant de déposer les armes que nous portons
justement, nous t'aurons fait fléchir devant nous, toi contre qui nous
les avons prises; ou bien nous augmenterons d'un roi le nombre des
morts;--ornant le registre qui mentionnera les pertes de cette guerre,
d'une liste de carnage associée à des noms de rois.

LE BATARD.--O majesté! à quelle hauteur s'élève la gloire lorsque le
sang précieux des rois est allumé!--Alors la Mort double d'acier ses
mâchoires décharnées; les épées des soldats sont ses dents et ses
griffes, alors elle se repaît à pleine bouche de la chair des hommes,
tant que durent les querelles des rois.--Pourquoi ces fronts royaux
demeurent-ils ainsi consternés? Rois, criez carnage! retournez dans la
plaine ensanglantée, potentats égaux en force et pleins d'une égale
ardeur! Que la confusion de l'un assure la paix de l'autre; jusqu'alors,
coups, sang et mort!

LE ROI JEAN.--Lequel des deux partis admettent dans leurs murs les
bourgeois?

PHILIPPE.--Parlez, citoyens, au nom de l'Angleterre; quel est votre roi?

UN CITOYEN.--Le roi d'Angleterre, quand nous le connaîtrons.

PHILIPPE.--Connaissez-le en nous, qui soutenons ici ses droits.

LE ROI JEAN.--En nous, qui sommes ici notre illustre député et apportons
la possession de notre propre personne; seigneur de nous-même, d'Angers
et de vous.

UN CITOYEN.--Un pouvoir plus grand que nous nie tout cela, et jusqu'à ce
qu'il n'y ait plus rien de douteux, nous enfermerons nos anciens
scrupules derrière nos portes bien barricadées; sans autres rois que nos
craintes, jusqu'à ce que nos craintes aient été résolues et déposées par
quelque roi bien assuré.

LE BATARD--Par le ciel, ces canailles d'Angers se raillent de vous,
rois; ils se tiennent dans leurs retranchements comme sur un théâtre
d'où ils peuvent loger à leur aise et montrer au doigt vos laborieux
spectacles et vos scènes de mort. Que vos royales majestés se laissent
gouverner par moi; imitez les mutins de Jérusalem[11], sachez être amis
un moment, et diriger de concert contre cette ville tous vos plus
terribles moyens de vengeance. Que du levant et du couchant, la France
et l'Angleterre pointent les canons de leurs batteries chargés jusqu'à
la gueule; et que leurs épouvantables clameurs fassent écrouler avec
fracas les flancs pierreux de cette orgueilleuse cité. Je voudrais agir
sans relâche contre ces misérables bourgeois, jusqu'à ce que la
désolation de leurs murailles en ruine les laissât aussi nus que l'air
ordinaire; cela fait, divisez vos forces unies et que vos enseignes
confondues se séparent de nouveau; tournez-vous face contre face, et le
fer sanglant contre le fer: la fortune aura bientôt choisi d'un côté son
heureux favori, à qui pour première faveur elle accordera l'honneur de
la journée et le baiser d'une glorieuse victoire. Comment goûtez-vous ce
bizarre conseil, puissants souverains? ne sent-il pas un peu sa
politique?

[Note 11: Lorsque, assiégés par Titus, ils suspendaient un moment leurs
querelles intestines pour se réunir contre l'ennemi.]

LE ROI JEAN.--Par le ciel suspendu sur nos têtes, je le goûte fort.--Roi
de France, joindrons-nous nos forces, et mettrons-nous Angers de niveau
avec le sol, quitte à combattre ensuite pour savoir qui en sera roi?

LE BATARD.--Insulté comme nous par cette ville opiniâtre, si tu as le
coeur d'un roi, tourne la bouche de ton artillerie, comme la nôtre,
contre ses remparts insolents; et lorsque nous les aurons renversés,
alors défions-nous les uns les autres, et travaillons pêle-mêle entre
nous, pour le ciel ou pour l'enfer.

PHILIPPE.--Qu'il en soit ainsi.--Parlez, par où donnerez-vous l'assaut?

LE ROI JEAN.--C'est de l'ouest que nous enverrons la destruction dans le
sein de cette cité.

L'ARCHIDUC.--Moi du nord.

PHILIPPE.--Notre tonnerre fera pleuvoir du sud sa pluie de boulets.

LE BATARD.--O sage plan de bataille! du nord au sud! l'Autriche et la
France se tireront dans la bouche l'un de l'autre! je les y exciterai:
venez, allons, allons!

UN CITOYEN.--Écoutez-nous, grands rois: daignez vous arrêter un instant,
et je vous montrerai la paix et la plus heureuse union; gagnez cette
cité sans coups ni blessure; épargnez la vie de tant d'hommes, venus ici
pour la sacrifier sur le champ de bataille, et laissez-les mourir dans
leurs lits: ne persévérez point, mais écoutez-moi, puissants rois!

LE ROI JEAN.--Parlez avec confiance; nous sommes prêts à vous écouter.

UN CITOYEN.--Cette fille de l'Espagne que voilà, la princesse Blanche,
est proche parente du roi d'Angleterre; comptez les années de Louis le
dauphin et celles de cette aimable fille. Si l'amour charnel cherche la
beauté, où la trouvera-t-il plus séduisante que chez Blanche? Si le
pieux amour cherche la vertu, où la trouvera-t-il plus pure que chez
Blanche? Si l'amour ambitieux aspire à un mariage de naissance, dans
quelles veines bondit un sang plus illustre que celui de la princesse
Blanche? Ainsi qu'elle, le jeune Dauphin est de tout point accompli en
beauté, vertu, naissance; ou s'il ne vous semblait accompli, dites
seulement que c'est qu'il n'est point elle; et elle à son tour ne
manquerait de rien qu'on pût appeler besoin, si ce n'était manquer de
quelque chose que de n'être point lui; il est la moitié d'un homme béni
de Dieu qu'elle est appelée à compléter; elle est la moitié parfaite
d'un tout parfait, dont la plénitude de perfection réside en lui. Oh!
comme ces deux ruisseaux d'argent, lorsqu'ils seront réunis, vont faire
la gloire des rivages qui les contiendront! et vous, rois, vous serez
les rivages de ces deux ruisseaux confondus; vous serez, si vous les
mariez, les deux bornes qui contiendront les deux princes. Cette union
fera plus contre nos portes si bien fermées, que ne pourraient faire vos
batteries; car, dès l'instant de cette alliance, nous ouvrirons toute
grande leur bouche pour votre passage plus rapidement que ne le ferait
la poudre pour vous laisser entrer; mais, sans cette alliance, la mer en
furie n'est pas à moitié aussi sourde, les lions plus intrépides, les
montagnes et les rochers plus immobiles; non, la Mort elle-même n'est
pas à moitié aussi inflexible dans son acharnement mortel, que nous dans
le dessein de défendre cette cité.

LE BATARD.--Vraiment, voici un partisan qui fait sauter hors de ses
haillons le cadavre pourri de la vieille Mort; sa large bouche vomit la
mort et les montagnes, les rochers et les mers! il parle des lions
mugissants aussi familièrement que les jeunes filles de treize ans de
petits chiens! Quel est le canonnier qui a engendré ce sang bouillant?
Il vous entretient tranquillement de canons, de feu, de fumée et de
bruit; il nous donne la bastonnade avec sa langue, mes oreilles sont
rouées; il n'est pas une de ses paroles qui ne donne mieux un soufflet
qu'un poing de France. Pour Dieu, je ne fus jamais si accablé de
paroles, depuis que, pour la première fois, j'appelai _papa_ le père de
mon frère.

ÉLÉONORE.--Mon fils, prêtez l'oreille à cet arrangement, faites ce
mariage; donnez à notre nièce une dot suffisante; car, par ce noeud,
vous affermirez si sûrement sur votre tête une couronne maintenant mal
assurée que cet enfant à peine éclos n'aura plus de soleil pour mûrir la
fleur qui promet un fruit si vigoureux. Je vois, dans les regards du roi
de France de la disposition à céder.... Voyez comme ils se parlent bas:
pressez-les, tandis que leurs âmes sont ouvertes à cette ambition, de
peur que leur zèle, maintenant amolli, sous le souffle aérien des douces
paroles de la prière, de la pitié et du remords, ne se refroidisse et ne
se gèle de nouveau.

UN CITOYEN.--Pourquoi vos deux Majestés ne répondent-elles pas à ces
propositions pacifiques de notre ville menacée?

PHILIPPE.--Roi d'Angleterre, parlez d'abord, vous qui avez été le
premier à parler à cette cité: que dites-vous?

LE ROI JEAN.--Si le dauphin, ton noble fils, peut lire dans ce livre de
beauté, _j'aime_, la dot de Blanche égalera celle d'une reine; car
l'Anjou et la belle Touraine, le Maine, Poitiers, en un mot tout ce qui
de ce côté de la mer, excepté cette ville que nous assiégeons, relève de
notre couronne et dignité, ornera son lit nuptial, et la rendra riche en
titres, honneurs et avantages, comme elle marche déjà de pair en beauté,
en éducation et en naissance, avec n'importe quelle princesse de
l'univers.

PHILIPPE.--Qu'en dis-tu, mon garçon? Regarde la figure de la princesse.

LOUIS.--Je le fais, seigneur; et dans son oeil, je trouve une merveille
ou un miracle merveilleux, l'ombre de moi-même tracée dans son oeil; et
cette ombre, quoique n'étant que l'ombre de votre fils, devient un
soleil, et fait de votre fils une ombre. Je proteste que je ne me suis
jamais tant aimé, que depuis que je vois ainsi mon portrait tiré dans le
tableau flatteur de son oeil.

(Il parle bas à Blanche.)

LE BATARD.--Tiré dans le tableau flatteur de son oeil, pendu au pli de
son sourcil froncé, et écartelé dans son coeur!--Lui-même il s'annonce
pour un traître à l'amour. Ce serait vraiment pitié qu'un aussi sot
imbécile fût pendu, tiré et écartelé dans un aussi aimable objet[12].

[Note 12:

    _Drawn in the flattering table of her eye
    Hang'd in the frowning wrinkle of her brow
    And quarter'd in her heart._

Faulconbridge joue ici sur les trois mots: _drawn_ (peint et tiré),
_hang'd_ (suspendu et pendu), et _quarter'd_ (mis en quartiers, et
écartelé, terme de blason).]

BLANCHE.--La volonté de mon oncle, sous ce rapport, est la mienne. S'il
voit en vous quelque chose qui lui plaise, ce qu'il y voit, ce qui lui
plaît, je puis facilement le transporter dans ma volonté, ou, si vous
voulez, pour parler plus convenablement, l'imposer facilement à mon
amour. Je ne veux point vous flatter, mon prince, en vous disant que
tout ce que je vois en vous est digne d'amour; seulement, je ne vois
rien en vous que je puisse, même en vous donnant pour juge les pensées
les plus sévères, trouver digne de haine.

LE ROI JEAN.--Que disent ces jeunes gens? Que dites-vous, ma nièce?

BLANCHE.--Qu'elle est obligée, en honneur, à faire tout ce que vous
daignerez décider dans votre sagesse.

LE ROI JEAN.--Parlez donc, seigneur dauphin, pouvez-vous aimer cette
princesse?

LOUIS.--Demandez plutôt si je puis m'empêcher de l'aimer, car je l'aime
très-sincèrement.

LE ROI JEAN.--Avec elle je te donne les cinq provinces du Vexin, de la
Touraine, du Maine, de Poitiers et de l'Anjou; et j'ajoute encore à cela
trente mille marcs d'Angleterre.--Philippe de France, si tu es content,
ordonne à ton fils et à ta fille d'unir leurs mains.

PHILIPPE.--Je suis content.--Jeunes princes, unissez vos mains.

L'ARCHIDUC.--Et vos lèvres aussi; car je suis bien sûr, d'avoir fait
ainsi lorsque je fus fiancé.

PHILIPPE.--Maintenant, citoyens d'Angers, ouvrez vos portes; laissez
entrer cette paix que vous avez faite, car sur l'heure, à la chapelle de
Sainte-Marie, les cérémonies du mariage vont être célébrées.--Mais la
princesse Constance n'est pas avec nous?--Je me doute bien qu'elle n'y
est pas, car sa présence aurait fort troublé le mariage que nous venons
de conclure. Où est-elle, elle et son fils? Que ceux qui le savent me le
disent?

LOUIS.--Elle est triste et irritée dans la tente de Votre Majesté.

PHILIPPE.--Et, sur ma foi, cette alliance que nous avons faite ne la
guérira guère de sa tristesse.--Mon frère d'Angleterre, comment
satisferons-nous cette veuve? Je suis venu pour soutenir ses droits, et
voilà, Dieu le sait, que j'en ai détourné une partie à mon propre
avantage.

LE ROI JEAN.--Nous remédierons à tout: nous ferons le jeune Arthur duc
de Bretagne et comte de Richemont, et nous lui donnerons en apanage
cette riche et belle ville.--Appelez la princesse Constance: qu'un
rapide messager aille l'inviter à se rendre à notre solennité.--J'espère
que, si nous ne remplissons pas sa volonté tout entière, nous la
satisferons cependant assez pour arrêter ses plaintes. Allons, aussi
bien que nous le permettra la précipitation, accomplir cette cérémonie
imprévue et sans préparatifs.

(Tous sortent excepté le Bâtard.)

LE BATARD.--Monde insensé! rois insensés! convention insensée! Jean,
pour mettre fin aux prétentions d'Arthur sur le tout, s'est
volontairement dessaisi d'une partie: et le roi de France, dont l'armure
avait été attachée par la conscience, que le zèle et la charité avaient
amené, en vrai soldat de Dieu, sur le champ de bataille, a parlé à
l'oreille de ce démon rusé qui change les résolutions; ce
brocanteur[13], qui casse sans cesse la tête à la bonne foi; cet agent
journalier de paroles violées, qui gagne le monde, les rois, les
mendiants, les vieillards, les jeunes gens, les jeunes filles; qui prive
les pauvres filles du seul bien qu'elles aient à perdre, de ce nom de
filles; ce gentilhomme à la physionomie douce; l'intérêt flatteur
enfin.--L'intérêt, ce penchant du monde, du monde qui est par lui-même
sagement balancé, et fait pour rouler également sur un terrain toujours
égal, si cet amour du gain, ce vil penchant qui nous entraîne, ce mobile
souverain,--l'intérêt ne l'avait privé d'équilibre, détourné de sa
direction, de ses lois, de son cours et de sa fin: c'est ce même
penchant, cet intérêt, cet entremetteur, cet agent de prostitution, ce
mot qui change tout, qui, venant frapper extérieurement les yeux du
volage roi de France, lui a fait retirer l'aide qu'il avait promise, et
abandonner une guerre honorable et décidée, pour accepter la paix la
plus lâche et la plus honteuse.--Et moi-même, pourquoi est-ce que
j'injurie ici l'intérêt? Seulement parce qu'il ne m'a point encore fait
la cour, non qu'il fût en mon pouvoir de fermer le poing, si ses beaux
angelots[14] venaient caresser ma main; mais parce que ma main, qui n'a
pas encore été tentée, semblable à un pauvre mendiant, s'en prend au
riche,--oui, tant que je ne serai qu'un mendiant, je m'emporterai en
invectives, et je dirai: qu'il n'est point de plus grand péché que
d'être riche; et lorsque je deviendrai riche, alors toute ma vertu sera
de dire: qu'il n'est point de plus grand vice que la pauvreté.--Puisque
les rois violent leurs serments par intérêt, profit, sois mon Dieu, car
c'est toi que je veux adorer!

[Note 13: _That broker that still breaks the pate of faith._

_Broker, breaks._ Jeu de mots qu'il n'a pas été possible de rendre
exactement.]

[Note 14: Pièces de monnaie.]

FIN DU DEUXIÈME ACTE.



                            ACTE TROISIÈME


SCÈNE I

Même lieu.--La tente du roi de France.

_Entrent_ CONSTANCE, ARTHUR ET SALISBURY.


CONSTANCE.--Partis pour se marier! Partis pour se jurer la paix! un sang
parjure uni à un sang parjure! partis pour être amis! Louis aura
Blanche, et Blanche aura ces provinces? Il n'en est pas ainsi; tu as mal
parlé, tu as mal entendu. Réfléchis-y, recommence ton récit. Cela ne
peut pas être. Tu m'as dit seulement que cela est ainsi, et j'ai la
confiance que je ne puis m'en fier à toi; car ta parole n'est que le
vain souffle d'un homme ordinaire. Crois-moi, homme, je ne le crois pas:
j'ai le serment d'un roi pour garant du contraire. Tu seras puni pour
m'avoir ainsi effrayée, car je suis malade et susceptible de craintes;
je suis accablée d'injustices, et par conséquent remplie de craintes; je
suis veuve, sans époux, et dès lors sujette à toutes les craintes; je
suis femme, et naturellement faite pour la crainte: et tu aurais beau
m'avouer maintenant que tu ne faisais que plaisanter, je ne puis plus
avoir de trêve avec mon esprit troublé, il sera ébranlé et agité tout le
jour.--Que veux-tu dire en secouant ainsi la tête? Pourquoi arrêtes-tu
sur mon fils de si tristes regards? Que signifie cette main posée sur ta
poitrine? Pourquoi ces larmes lamentables roulent-elles dans tes yeux,
comme un fleuve orgueilleux enflé par-dessus ses bords? Toutes ces
marques de tristesse confirmeraient-elles tes paroles? Parle donc
encore; dis, non pas tout le premier récit, mais, par un seul mot, dis
si ton récit est vrai.

SALISBURY.--Aussi vrai que vous jugez faussement, à que ce je suppose,
ceux qui vous donnent cause de savoir que je dis vrai.

CONSTANCE.--Oh! si tu m'enseignes à croire à une telle douleur, enseigne
aussi à cette douleur à me faire mourir; et que ma croyance et ma vie
s'entre-choquent l'une l'autre, comme deux ennemis furieux et désespérés
qui, à la première rencontre, tombent et meurent.--Louis épouse Blanche!
O mon fils! que deviens-tu? La France, l'amie de l'Angleterre! Que
vais-je devenir? Va-t'en: je ne puis supporter ta vue; cette nouvelle
t'a rendu un homme affreux à mes yeux.

SALISBURY.--Quel autre mal ai-je fait, bonne dame, que de vous raconter
le mal qui a été fait par d'autres?

CONSTANCE.--Ce mal est en lui-même si odieux, qu'il rend malfaisant tous
ceux qui en parlent.

ARTHUR.--Je vous en supplie, madame, prenez patience.

CONSTANCE.--Ah! si toi, qui veux que je prenne patience, si tu étais
laid, déshonorant pour le sein de ta mère, couvert de marques
désagréables et de taches repoussantes, estropié, imbécile, contrefait,
noir, difforme, parsemé de vilaines protubérances et de signes choquants
à l'oeil, je ne m'inquiéterais point, je prendrais patience alors, car
alors je ne t'aimerais pas, car tu serais indigne de ta haute naissance
et ne mériterais pas une couronne. Mais tu es beau, et à ta naissance,
cher enfant, la nature et la fortune se sont associées pour te rendre
grand. Pour les dons de la nature, tu peux rivaliser avec les lis et les
roses à demi épanouies: mais la fortune! Oh! elle est corrompue, changée
et séduite par tes ennemis; elle commet adultère à toute heure avec ton
oncle Jean; et sa main dorée a entraîné le roi de France à fouler aux
pieds le pur honneur des souverains, et à prostituer la majesté royale
au service de leurs amours. Oui, le roi de France est l'entremetteur de
la fortune et du roi Jean; de la fortune, cette vile courtisane; de
Jean, cet usurpateur.--Dis-moi, mon ami, le roi de France n'est-il pas
un parjure? Accable-le de paroles de mépris, ou va-t'en, et laisse dans
la solitude ces chagrins que je suis seule contrainte de supporter.

SALISBURY.--Pardonnez-moi, madame; je ne puis pas retourner sans vous
vers les rois.

CONSTANCE.--Tu le peux, tu le feras; je n'irai point avec toi:
j'instruirai mes douleurs à être fières, car le chagrin est fier et
fortifie sa victime. Que les rois s'assemblent près de moi, et devant la
majesté de ma grande douleur; car ma douleur est si grande, qu'il n'y a
plus que la terre vaste et solide qui puisse en soutenir le poids: ici
je m'asseois, moi et la douleur; ici est mon trône; dis aux rois de
venir se courber devant lui.

(Elle se jette à terre.)

(Entrent le roi Jean, le roi Philippe, Louis, Blanche, Éléonore, le
Bâtard et l'archiduc d'Autriche.)

PHILIPPE.--Cela est vrai, ma chère fille; et cet heureux jour sera
toujours pour la France un jour de fête. Pour célébrer ce jour, le
soleil glorieux s'arrête dans sa course, et, prenant le rôle
d'alchimiste, change, par l'éclat de son oeil radieux, la terre maigre
et raboteuse en or brillant: le cours de l'année en ramenant ce jour ne
le verra jamais que comme un jour sanctifié.

CONSTANCE.--Un jour maudit, et non un jour sanctifié! Qu'a donc mérité
ce jour? qu'a-t-il fait pour être ainsi inscrit dans le calendrier en
lettres d'or, parmi les hautes marées? Ah! plutôt faites disparaître ce
jour de la semaine, ce jour de honte, d'oppression, de parjure: ou, s'il
doit encore demeurer, que les femmes grosses prient le ciel de ne pas
déposer ce jour-là leur fardeau, de peur qu'un monstre ne vienne tromper
leurs espérances; que les matelots ne craignent de naufrage que ce
jour-là; qu'il n'y ait de marchés violés que ceux qu'on aura faits ce
jour-là; que toutes les choses commencées ce jour-là viennent à mauvaise
fin; oui, que la foi elle-même se change en fausseté profonde!

PHILIPPE.--Par le ciel, madame, vous n'aurez point de motif de maudire
les heureux résultats de cette journée: ne vous ai-je pas engagé ma
majesté royale?

CONSTANCE.--Vous m'avez trompée par un simulacre qui ressemblait à la
majesté; mais à l'épreuve et sous la pierre de touche, il s'est trouvé
sans valeur. Vous vous êtes parjuré, parjuré! vous êtes venu en armes
pour verser le sang de mes ennemis, et maintenant en armes vous
fortifiez le leur par le vôtre; cette vigoureuse ardeur de luttes corps
à corps, ce rude et menaçant regard de la guerre ont dégénéré en une
amitié et une paix fardées, et notre oppression est la base de cette
ligue. Armez-vous, armez-vous, cieux, contre ces rois parjures! une
veuve vous crie: cieux, soyez-moi un époux! ne permettez point que les
heures de ce jour sacrilége laissent finir ce jour en paix; mais avant
le coucher du soleil lancez la discorde armée entre ces rois parjures!
exaucez-moi, oh! exaucez-moi!

L'ARCHIDUC.--Princesse Constance, la paix....

CONSTANCE.--La guerre, la guerre! point de paix! pour moi, la paix est
la guerre! O Limoges! ô Autrichien[15]! tu fais honte à cette dépouille
sanglante, esclave que tu es, misérable, poltron, petit en vaillance,
grand en déloyauté, toujours fort du côté du plus fort, champion de la
fortune qui ne combats jamais que lorsque Sa Seigneurie capricieuse est
avec toi pour répondre de ta sûreté! toi aussi, tu t'es parjuré, et tu
flattes la puissance? quelle espèce de fou es-tu? un fou bruyant, toi
qui te vantais et frappais du pied en jurant que tu serais des miens?
Esclave au sang glacé, tes paroles n'ont-elles pas résonné en ma faveur
comme le tonnerre? ne t'es-tu pas engagé comme mon soldat, m'enjoignant
de me reposer sur ton étoile, ta fortune et ta force? Et maintenant
passes-tu à mes ennemis? Tu portes la peau d'un lion! ôtes-la par
pudeur, et jette une peau de veau sur ces membres de lâche[16]!

[Note 15: _O Limoges, ô Austria_ (voyez la notice.)]

[Note 16: _Hang a calf's skin on those recreant limbs._ Allusion à la
lâcheté du duc d'Autriche.]

L'ARCHIDUC.--Ah! si un homme me tenait de tels discours!

LE BATARD.--Et jette une peau de veau sur tes membres de lâche.

L'ARCHIDUC.--Tu n'oseras pas le dire, vilain, sur ta vie.

LE BATARD.--Et jette une peau de veau sur tes membres de lâche.

LE ROI JEAN.--Cela ne nous plaît pas; tu t'oublies.

(Entre Pandolphe.)

PHILIPPE.--Voici le saint légat du pape.

PANDOLPHE.--Salut, délégués et oints du ciel! C'est à toi, roi Jean, que
s'adresse ma sainte mission. Moi, Pandolphe, cardinal du superbe Milan,
et ici légat du pape Innocent, je demande pieusement en son nom pourquoi
tu insultes si obstinément l'Église notre sainte mère, et pourquoi tu
tiens éloigné de force Étienne Langton, élu archevêque de Cantorbéry, de
ce siége saint? au nom de notre susdit saint-père le pape Innocent, je
te le demande.

LE ROI JEAN.--Quel nom sur la terre peut imposer un interrogatoire à la
libre voix d'un roi sacré? Tu ne peux, cardinal, inventer pour me sommer
de répondre un nom plus impuissant, plus méprisé et plus ridicule que
celui du pape. Va lui raconter ce que je te dis, et ajoutes-y encore
ceci de la bouche du roi d'Angleterre: «Qu'aucun prêtre italien ne
viendra lever ni dîmes ni droits dans nos États; mais que, comme nous
sommes après Dieu le chef suprême, nous maintiendrons seuls, sous sa
protection, là où nous régnerons, cette haute suprématie, sans
l'assistance d'aucune main mortelle.» Dis cela au pape, en mettant de
côté tout respect pour lui et pour son autorité usurpée.

PHILIPPE.--- Mon frère d'Angleterre, ceci est un blasphème.

LE ROI JEAN.--Vous, et tous les rois de la chrétienté, vous vous laissez
conduire par les grossiers artifices de ce prêtre intrigant, effrayés
d'une excommunication dont l'argent peut vous relever; et par les
mérites de l'or vil, de cet alliage, de cette poussière, vous achetez
des absolutions corrompues d'un homme qui dans ce marché aliène
l'absolution dont il aurait lui-même besoin. Bien que vous et tout le
reste, grossièrement séduits, souteniez de vos revenus cette diabolique
jonglerie; moi, moi seul, tout seul, je résiste au pape, et tiens ses
amis pour mes ennemis.

PANDOLPHE.--Eh bien, en vertu du pouvoir légitime dont je suis revêtu,
tu seras maudit et excommunié. Béni sera celui qui abandonnera son
allégeance envers un hérétique; et la main qui, par quelque voie
secrète, tranchera ton exécrable vie sera tenue pour méritoire,
canonisée et révérée comme celle d'un saint.

CONSTANCE.--Oh! que pour un instant Rome me donne le droit de maudire
avec elle! Bon père cardinal, crie _amen_ à mes amères malédictions;
car, sans mes injures, nulle langue n'a pouvoir pour le maudire autant
qu'il le mérite!

PANDOLPHE.--Madame, j'ai pouvoir et mission pour maudire.

CONSTANCE.--Et moi aussi. Lorsque la loi ne peut plus faire justice,
qu'il devienne légitime que la loi ne puisse mettre obstacle à l'injure.
La loi ne peut ici rendre à mon fils son royaume, car celui qui tient le
royaume tient aussi la loi. Ainsi puisque la loi elle-même est une
complète injustice, comment la loi pourrait-elle interdire à ma langue
les malédictions?

PANDOLPHE.--Philippe de France, sous peine de l'excommunication, quitte
la main de cet archihérétique; et, à moins qu'il ne se soumette à Rome,
soulève contre sa tête toutes les forces de la France.

ÉLÉONORE.--Tu pâlis, roi de France? Ne retire pas ta main.

CONSTANCE.--Prends bien garde, démon, que le roi de France ne se
repente, et, dégageant sa main, ne fasse perdre une âme à l'enfer.

L'ARCHIDUC.--Roi Philippe, écoutez le cardinal.

LE BATARD.--Et couvre d'une peau de veau ses membres de lâche!

L'ARCHIDUC.--Misérable, il faut que j'empoche toutes ces insultes, parce
que....

LE BATARD.--Parce que vos braies sont faites pour les porter.

LE ROI JEAN.--Philippe, que réponds-tu au cardinal?

CONSTANCE.--Que peut-il dire que le cardinal n'ait dit?

LOUIS.--Réfléchissez, mon père; vous avez à choisir entre la pesante
malédiction de Rome, et la légère perte de l'amitié de l'Angleterre.
Préférez ce qu'il y a de plus facile à supporter.

BLANCHE.--C'est l'excommunication de Rome.

CONSTANCE.--O Louis, tiens ferme; le démon te tente ici sous la forme
d'une nouvelle épouse dépouillée de ses parures de noce.

BLANCHE.--La princesse Constance ne parle pas d'après sa foi, mais
d'après ses nécessités.

CONSTANCE.--Oh! si tu conviens de mes nécessités, qui n'existent que
parce que toute foi a péri, de ces nécessités tu dois nécessairement
inférer le principe que la foi revivra quand les nécessités périront.
Foule donc aux pieds mes nécessités, et la foi se relève; relève mes
nécessités, la foi est foulée aux pieds.

LE ROI JEAN.--Le roi est ému et ne répond rien.

CONSTANCE, _à Philippe_.--Oh! éloignez-vous de lui, et répondez bien.

L'ARCHIDUC.--Faites-le, roi Philippe, et ne demeurez pas plus longtemps
suspendu dans le doute.

LE BATARD.--Ne suspendez rien qu'une peau de veau, bonhomme.

PHILIPPE.--Je suis perplexe et ne sais que dire.

PANDOLPHE.--Que pourrez-vous dire qui ne vous jette dans des perplexités
plus grandes, si vous êtes excommunié et maudit?

PHILIPPE.--Mon bon révérend père, mettez-vous à ma place, et dites-moi
comment vous vous conduiriez vous-même. (_Montrant le roi Jean_.) Ma
main vient de s'enchaîner à sa main royale, et l'accord intime de nos
deux âmes, unies par une alliance, les tient associées et liées l'une à
l'autre de toute la force et la sainteté des serments religieux. Les
derniers souffles qui aient rendu le son des paroles ont profondément
juré foi, paix, affection, amitié sincère entre nos deux royaumes et nos
deux personnes royales: et avant ce traité, bien peu de temps avant, ce
qu'il nous fallut seulement pour bien laver nos mains prêtes à se serrer
dans un royal traité de paix, le ciel sait comment elles avaient été
teintes et souillées par le pinceau du carnage, et comment la vengeance
y avait peint les effroyables discordes de deux rois irrités. Et ces
mains si récemment purifiées de sang, si nouvellement unies dans
l'affection, si puissantes dans la haine et l'amitié, se relâcheront de
leur étreinte et de leurs mutuels signes d'attachement! nous pourrions
nous jouer ainsi de la foi, nous moquer du ciel, et faire de nous à ce
point des enfants inconstants, que, détachant nos mains l'une de
l'autre, nous voulussions abjurer la foi jurée, conduire sur le lit
nuptial de la paix souriante une armée ensanglantée, et élever le
tumulte sur le front serein de la loyale sincérité! O saint homme, mon
révérend père, qu'il n'en soit pas ainsi! Veuillez par votre grâce nous
présenter, nous prescrire, nous imposer quelque condition supportable,
et nous nous trouverons heureux de vous obéir et de rester amis.

PANDOLPHE.--Toute forme est difforme, tout ordre est désordre, qui ne se
montre point ennemi de l'alliance de l'Angleterre. Ainsi, aux armes!
soyez le champion de notre Église, ou que l'Église notre mère prononce
sa malédiction, la malédiction d'une mère sur son fils rebelle. Roi de
France, il y a moins de danger pour toi à tenir un serpent par la
langue, un lion enfermé par sa griffe mortelle, un tigre à jeun par les
dents, qu'à garder en paix cette main que tu tiens.

PHILIPPE.--Je puis bien retirer ma main, mais non pas ma foi.

PANDOLPHE.--Ainsi tu fais de la foi l'ennemie de la foi, et, comme dans
une guerre civile, tu élèves ton serment contre ton serment et ta parole
contre ta parole. Oh! que ton serment juré d'abord au ciel, soit d'abord
accompli envers le ciel: c'est-à-dire, sois champion de notre Église!
tout ce que tu as juré depuis, tu l'as juré contre toi-même, et toi-même
ainsi ne peux l'accomplir; car le mal que tu as promis de faire n'est
point mal s'il est fait à bon droit; et ne le pas faire lorsque le faire
est un mal, c'est avoir agi à bon droit de ne le pas faire. Ce qu'il y a
de mieux à faire dans les occasions où on s'est trompé, c'est de se
tromper de nouveau; car, bien qu'on dévie alors, la déviation redevient
la droite voie, et la déloyauté sert de remède à la déloyauté, comme le
feu calme l'ardeur du feu dans les veines écorchées de celui qui vient
de se brûler.--C'est la religion qui oblige à tenir les serments; mais
tu as juré contre la religion, par laquelle tu jures contre la chose que
tu jures; tu te fais d'un serment la preuve du bon droit contre un
serment. Incertain sur le bon droit de tes serments, jure seulement de
ne te point parjurer: autrement quelle dérision serait-ce de jurer? Mais
ce que tu jures maintenant, c'est de devenir parjure, et d'autant plus
parjure que tu tiendras à ce que tu as juré. Ainsi tes derniers voeux,
contraires aux premiers, sont en toi une révolte contre toi-même; et tu
ne peux jamais remporter de plus belle victoire que d'armer ce qu'il y a
en toi de noble et de constant contre ces suggestions imprudentes et
passagères. Nos prières, si tu y consens, viendront aider à ces
résolutions meilleures. Mais sinon, sache que le danger de notre
malédiction est suspendu sur ta tête, si pesant que tu ne pourras jamais
le secouer, mais tu mourras désespéré sous ce noir fardeau.

L'ARCHIDUC.--Rébellion, pure rébellion!

LE BATARD.--Quoi! il n'en sera rien? une peau de veau ne viendra pas te
fermer la bouche?

LOUIS.--Mon père, aux armes!

BLANCHE.--Le jour de ton mariage? contre le sang auquel tu viens de
t'unir? Quoi! la fête de nos noces sera-t-elle célébrée par des hommes
égorgés? Sera-ce au son des trompettes criardes, du bruyant et brutal
tambour, des clameurs de l'enfer, que se réglera la marche de nos
cérémonies? O mon mari, écoute-moi! (hélas! hélas! que ce nom de mari
est nouveau dans ma bouche!) par ce nom que ma langue vient de prononcer
pour la première fois, je t'en conjure à genoux, ne prends point les
armes contre mon oncle.

CONSTANCE.--Et moi aussi, sur mes genoux endurcis à force de
m'agenouiller, je t'adresse mes prières, vertueux dauphin: ne change
point les décrets portés d'avance par le ciel.

BLANCHE.--Je vais voir si tu m'aimes. Quel motif sera plus puissant
auprès de toi que le nom de ta femme?

CONSTANCE.--Ce qui glorifie celui dont tu te glorifies, son honneur. Ton
honneur, ô Louis, ton honneur!

LOUIS.--Je m'étonne de voir Votre Majesté si froide à ces hautes
considérations qui la pressent.

PANDOLPHE.--Je vais lancer l'anathème sur sa tête.

PHILIPPE.--Tu n'en auras pas besoin.--Roi d'Angleterre, je romps avec
toi.

CONSTANCE.--O brillant retour de la majesté éclipsée!

ÉLÉONORE.--O indigne trahison de l'inconstance française!

LE ROI JEAN.--Roi de France, dans une heure tu regretteras cette
heure-ci.

LE BATARD.--Le temps, ce vieux régulateur d'horloges, ce chauve
fossoyeur, est-il donc à ses ordres? Eh bien donc, le roi de France
regrettera.

BLANCHE.--Le soleil se couvre d'un nuage de sang: beau jour, adieu!--De
quel parti dois-je me ranger? Je suis à tous les deux; chaque armée
tient une de mes mains, et, retenue comme je le suis par toutes les
deux, le tourbillon de la rage qui les sépare va me démembrer.--Mon
mari, je ne puis prier pour ta victoire.--Mon oncle, il faut que je prie
pour ta défaite.--Mon père, je ne puis désirer que la fortune te
favorise.--Ma grand'mère, je ne puis souhaiter que tes souhaits
s'accomplissent. Quel que soit le vainqueur, je perdrai de l'autre côté,
assurée de perdre même avant que la partie soit jouée.

LOUIS.--Madame, vous êtes avec moi; votre fortune est attachée à la
mienne.

BLANCHE.--Là où vit ma fortune, là meurt ma vie.

LE ROI JEAN.--Mon cousin, allez rassembler nos forces. (_Faulconbridge
sort._) (_A Philippe._)--Roi de France, je brûle d'une colère enflammée,
d'une rage dont l'ardeur est parvenue à ce point que rien ne la peut
calmer, rien que du sang, le sang de la France, et son sang le plus
cher, le plus précieux.

PHILIPPE.--Ta rage te consumera, et tu seras réduit en cendres avant que
notre sang en éteigne la flamme. Prends garde à toi, tu es en péril.

LE ROI JEAN.--Pas plus que celui qui me menace.--Courons aux armes.

(Ils sortent.)


SCÈNE II

La scène est toujours en France.--Plaine près d'Angers.

_Fanfares; soldats qui passent et repassent_.--_Entre_ LE BATARD,
_tenant la tête de l'archiduc d'Autriche._


LE BATARD.--Sur ma vie, cette journée devient terriblement chaude!
Quelque démon aérien plane là-haut et verse le mal sur la terre.--La
tête de l'archiduc est ici, tandis que Philippe respire encore.

(Entrent le roi Jean, Arthur et Hubert.)

LE ROI JEAN.--Hubert, prends cet enfant sous ta garde. (_A
Faulconbridge._)--Philippe, au combat: ma mère est assiégée dans ma
tente, et prise peut-être, j'en ai peur.

LE BATARD.--Seigneur, je l'ai délivrée; Son Altesse est en sûreté; ne
craignez rien. Mais en avant, mon prince; il ne faut plus que bien peu
d'efforts pour amener notre besogne à bien.

(Ils sortent.)


SCÈNE III

La scène est la même.

_On sonne l'alarme, escarmouches, retraite.--Entrent le_ ROI JEAN,
ÉLÉONORE, ARTHUR, LE BATARD, HUBERT, _et des lords._


LE ROI JEAN.--Il en sera ainsi.(_A Éléonore._)--Votre Seigneurie
demeurera en arrière avec cette forte garde.--(_Au jeune Arthur._) Mon
cousin, n'aie pas l'air si triste: ta grand'mère t'aime, et ton oncle
sera aussi tendre pour toi que le fut ton père.

ARTHUR.--Oh! cela fera mourir ma mère de chagrin.

LE ROI JEAN, _au bâtard._--Cousin, partez pour l'Angleterre: prenez les
devants en diligence, et, avant votre arrivée, songez à bien secouer les
coffres de nos abbés thésauriseurs, et à remettre en liberté leurs
angelots captifs. Les grasses côtes de la paix doivent maintenant servir
à nourrir les affamés. Usez du pouvoir que nous vous donnons dans toute
son étendue.

LE BATARD.--La cloche, le livre, le cierge, ne me feront pas reculer
quand l'or et l'argent m'inviteront à avancer. Je prends congé de Votre
Altesse.(_A Éléonore._)--Grand'mère, si jamais je me souviens d'être
dévot, je prierai pour votre belle santé. Sur ce, je vous baise les
mains.

ÉLÉONORE.--Adieu, mon aimable cousin.

LE ROI JEAN.--Cousin, adieu.

(Le Bâtard sort.)

ÉLÉONORE, _à Arthur._--Approchez, mon petit parent. Écoutez, je veux
vous dire un mot.

LE ROI JEAN.--Approche, Hubert,--ô mon cher Hubert, nous te devons
beaucoup; et dans cette prison de chair il est une âme qui te tient pour
son créancier, et qui se propose bien de te payer ton affection avec
usure. Mon cher ami, ton serment volontaire vit dans ce coeur comme un
précieux souvenir.--Donne-moi ta main.--J'aurais quelque chose à te
dire;.... mais j'attendrai quelque autre moment plus convenable. Par le
ciel! Hubert, je suis presque embarrassé de te dire en quelle estime je
te tiens.

HUBERT.--Je suis bien obligé à Votre Majesté.

LE ROI JEAN.--Mon bon ami, tu n'as encore aucune raison de dire cela;
mais tu l'auras un jour, et le temps ne coulera pas si lentement qu'il
n'amène pour moi le moment de te faire du bien.--J'aurais une chose à te
dire,.... mais laissons cela.--Le soleil est maintenant aux cieux, et le
jour pompeux, environné des plaisirs du monde, est partout trop dissipé,
trop plein de gaieté pour me donner audience.--Si la cloche de minuit
frappait une heure de sa langue de fer et de sa bouche d'airain dans le
cours assoupi de la nuit; si nous étions ici dans un cimetière, et toi
préoccupé de mille injures; si l'humeur sombre de la mélancolie avait en
toi coagulé, épaissi, appesanti le sang qui d'ordinaire court haut et
bas en chatouillant les veines, éveille dans les yeux de l'homme le rire
imbécile, enfle ses joues dans une vaine gaieté, passion odieuse à mes
projets;.... ou bien si tu pouvais me voir sans yeux, m'entendre sans
oreilles, et me répondre sans voix et par la seule pensée, sans yeux,
sans oreilles, sans le son dangereux des paroles: alors, en dépit du
jour vigilant qui nous enveloppe, je verserais mes pensées dans ton
sein.--Mais non, je n'en ferai rien.--Cependant je t'aime bien, et, sur
ma foi, je crois que tu m'aimes bien.

HUBERT.--Si bien, que quelque chose que vous me commandiez de faire, dût
ma mort accompagner mon action, par le ciel, je le ferais.

LE ROI JEAN.--Eh! ne sais-je pas bien que tu le ferais? Bon Hubert,
Hubert, Hubert, jette les yeux sur ce jeune garçon; je vais te dire ce
que c'est, mon ami: c'est un serpent sur mon chemin, et quelque part que
se pose mon pied, il est là devant moi.--M'entends-tu? tu es son
gardien....

HUBERT.--Et je le garderai si bien qu'il ne pourra jamais nuire à Votre
Majesté.

LE ROI JEAN.--La mort!

HUBERT.--Seigneur!....

LE ROI JEAN.--Un tombeau.

HUBERT.--Il ne vivra point.

LE ROI JEAN.--C'est assez: je puis me réjouir maintenant. Hubert, je
t'aime; mais voilà, je ne veux pas te dire ce que je prétends faire pour
toi. Souviens-toi....--Madame, portez-vous bien: j'enverrai ces troupes
à Votre Majesté.

ÉLÉONORE.--Que ma bénédiction t'accompagne.

LE ROI JEAN, _à Arthur_.--Allons, cousin, en Angleterre. Hubert est
chargé de vous servir; il aura pour vous tous les égards qui vous sont
dus.--Marchons vers Calais; allons.

(Ils sortent.)


SCÈNE IV

Toujours en France.--La tente du roi de France.

_Entrent_ LE ROI PHILIPPE, LOUIS, PANDOLPHE, _suite._


PHILIPPE.--Ainsi, sur les flots, une bruyante tempête disperse une
Armada entière de vaisseaux rassemblés, et les sépare les uns des
autres.

PANDOLPHE.--Consolez-vous, reprenez courage, et tout ira bien encore.

PHILIPPE.--Et qui peut aller bien quand tout nous a tourné si mal? Ne
sommes-nous pas battus? Angers n'est-il pas perdu, Arthur prisonnier?
Plusieurs amis très-chers n'ont-ils pas été tués? et en dépit de la
France, l'Anglais tout sanglant n'est-il pas retourné en Angleterre,
surmontant tous les obstacles?

LOUIS.--Ce qu'il a conquis, il l'a fortifié. Il n'y a pas d'exemple
d'une si ardente promptitude dirigée avec tant de sagesse, d'une
conduite si prudente dans une guerre si impétueuse. Qui a jamais lu ou
entendu le récit d'un exploit semblable?

PHILIPPE.--Je supporterais que l'Anglais eût obtenu cette gloire, si
nous pouvions trouver quelque exemple de notre honte. (_Entre
Constance._) Regardez; qui vient ici? un tombeau renfermant une âme,
retenant contre son gré l'immortel esprit dans l'odieuse prison d'une
vie douloureuse.--Je vous en prie, madame, venez avec moi.

CONSTANCE.--Voyez, maintenant, voyez le résultat de votre paix.

PHILIPPE.--Patience, ma bonne dame. Courage, noble Constance.

CONSTANCE.--Non; je défie tout conseil, toute réparation, si ce n'est
celle qui met fin à tous les conseils, la véritable réparation, la mort,
la mort. O mort aimable et chérie! balsamique puanteur! saine
corruption! lève-toi de la couche de l'éternelle nuit, toi l'abjection,
la haine et la terreur des heureux; je baiserai tes détestables os, je
mettrai mes yeux sous tes caverneux sourcils, des vers de ta demeure je
ferai des bagues pour ces doigts; ta dégoûtante poussière fermera le
passage à mon haleine, afin que je devienne un monstre de pourriture
comme toi! Viens à moi en grinçant des dents et je croirai que tu
souris, et je te donnerai le baiser d'une épouse! O toi, l'amour des
malheureux, viens à moi!

PHILIPPE.--Belle affligée, calmez-vous.

CONSTANCE.--Non, non, je ne me calmerai point tant qu'il me restera un
souffle pour crier. Oh! que ma langue n'est-elle placée dans la bouche
du tonnerre! Alors de ma douleur j'ébranlerais le monde et je
réveillerais de son sommeil ce cruel squelette qui ne peut entendre la
faible voix d'une femme, qui dédaigne de communes invocations!

PANDOLPHE.--Madame, vos discours sont ceux de la folie, et non de la
douleur.

CONSTANCE.--Tu n'es pas saint, toi qui me calomnies ainsi. Je ne suis
pas folle; ces cheveux que j'arrache sont à moi; mon nom est Constance;
j'étais la femme de Geoffroy; le jeune Arthur est mon fils, il est
perdu! Je ne suis pas folle. Plût au ciel que je le fusse! car alors,
sans doute je m'oublierais moi-même. Oh! si je le pouvais, quel chagrin
j'oublierais! Enseigne-moi quelque philosophie qui me rende folle, et tu
seras canonisé, cardinal; car n'étant pas folle, mais sensible à la
douleur, ce que j'ai de raison m'apprend à me délivrer de mes maux,
m'apprend comment je puis me tuer ou me pendre. Si j'étais folle,
j'oublierais mon fils, ou je croirais follement qu'une poupée de
chiffons est mon fils. Ah! je ne suis pas folle; je sens trop bien, trop
bien les diverses douleurs de chaque infortune.

PHILIPPE.--Renouez ces tresses. Oh! que d'amour je remarque dans cette
belle multitude de cheveux! Là où est tombée par hasard une larme
argentée, par cette seule larme dix mille de ces amis déliés sont collés
ensemble dans un chagrin sociable, semblables à des amants sincères,
fidèles, inséparables, se pressant l'un contre l'autre dans l'adversité.

CONSTANCE.--En Angleterre, s'il vous plaît!

PHILIPPE.--Rattachez vos cheveux.

CONSTANCE.--Oui, je les rattacherai. Et pourquoi le ferai-je? Je les ai
arrachés de leurs noeuds en criant tout haut: _Oh! si mes mains
pouvaient délivrer mon fils comme elles ont rendu la liberté à mes
cheveux!_ Mais maintenant je leur envie leur liberté et les remettrai
dans leurs liens, puisque mon pauvre enfant est captif.--Père cardinal,
je vous ai entendu dire que nous reverrions et que nous reconnaîtrions
nos amis dans le ciel. Si cela est, je reverrai mon fils; car depuis la
naissance de Caïn, le premier enfant mâle, jusqu'à celui qui respira
hier pour la première fois, il n'est pas venu au monde une créature si
charmante: mais le ver rongeur du chagrin va me dévorer mon bouton, et
bannir de ses joues leur beauté native; il aura l'air creux d'un
spectre, maigre et livide comme après un accès de fièvre: il mourra dans
cet état; et lorsqu'il sera ressuscité ainsi, quand je le rencontrerai
dans la cour des cieux, je ne le reconnaîtrai point; ainsi jamais, plus
jamais je ne pourrai revoir mon joli Arthur.

PANDOLPHE.--Vous entretenez votre chagrin d'idées trop odieuses.

CONSTANCE.--Il me parle, lui qui n'a jamais eu de fils!

PANDOLPHE.--Vous êtes aussi attachée à votre douleur qu'à votre fils.

CONSTANCE.--Ma douleur tient la place de mon enfant absent; elle repose
dans son lit, marche partout avec moi, prend son charmant regard, répète
ses paroles, me rappelle toutes ses grâces, remplit de ses formes les
vêtements qu'il a laissés vides. J'ai donc bien raison de chérir ma
douleur.--Adieu: si vous aviez fait la même perte que moi, je vous
consolerais mieux que vous ne me consolez.--Je ne veux plus conserver
cet arrangement sur ma tête, quand mon esprit est dans un tel désordre.
(_Elle arrache sa coiffure._)--O seigneur! mon enfant, mon Arthur, mon
cher fils, ma vie, ma joie, ma nourriture, mon univers, la consolation
de mon veuvage, le remède de tous mes chagrins!

(Elle sort.)

PHILIPPE.--Je crains qu'elle ne se fasse du mal. Je vais la suivre.

(Il sort.)

LOUIS.--Il n'est plus rien dans le monde qui puisse me donner aucune
joie. La vie est aussi ennuyeuse pour moi qu'une histoire deux fois
racontée dont on rebat l'oreille fatiguée d'un homme assoupi. La honte
amère a tellement gâté le goût des douceurs de ce monde, qu'il ne me
rend plus que honte et qu'amertume.

PANDOLPHE.--Avant qu'une forte maladie soit guérie, l'instant même qui
ramène la vigueur et la santé est celui de la crise la plus violente et
le mal qui prend congé de nous montre en nous quittant ce qu'il a de
plus cruel. Qu'avez-vous donc perdu en perdant la journée?

LOUIS.--Toutes mes journées de gloire, de plaisir et de bonheur.

PANDOLPHE.--Cela serait certainement ainsi si vous l'aviez gagnée.--Non,
non, c'est quand la fortune veut le plus de bien aux hommes qu'elle les
regarde d'un oeil menaçant. Il est étrange de penser tout ce qu'a perdu
le roi Jean dans ce qu'il croit avoir si clairement gagné.--N'êtes-vous
pas affligé qu'Arthur soit son prisonnier?
                
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