William Shakespear

Le roi Jean
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LOUIS.--Aussi sincèrement qu'il est satisfait de l'avoir.

PANDOLPHE.--Votre esprit est aussi jeune que votre âge. Écoutez-moi
maintenant vous parler avec un esprit prophétique: le souffle seul de ce
que j'ai à vous dire va emporter jusqu'au dernier brin de paille,
jusqu'au dernier obstacle du chemin qui doit conduire vos pas au trône
d'Angleterre. Écoutez donc.--Jean s'est emparé d'Arthur, et tant que la
chaleur de la vie se jouera dans les veines de cet enfant, il est
impossible que Jean, mal affermi, jouisse d'une heure, d'une minute,
d'une seule respiration tranquille. Le sceptre qu'arrache une main
révoltée ne peut être retenu que par la violence qui l'a acquis; et
celui qui se tient dans un endroit glissant ne fera point scrupule de se
retenir aux plus vils appuis pour rester debout. Pour que Jean puisse se
soutenir, il faut qu'Arthur tombe....--Ainsi soit-il, puisque cela ne
peut être autrement.

LOUIS.--Mais que gagnerai-je à la chute du jeune Arthur?

PANDOLPHE.--Vous pourrez, grâce aux droits de la princesse Blanche votre
épouse, prétendre à tout ce qu'Arthur réclamait.

LOUIS.--Et le perdre, et la vie avec, comme Arthur.

PANDOLPHE.--Oh! que vous êtes jeune et nouveau dans ce vieux monde! Jean
complote à votre profit; les événements conspirent avec vous; car celui
qui baigne sa sûreté dans un sang loyal ne trouvera qu'une sûreté
sanglante et perfide: cette action si odieusement conçue refroidira le
coeur de tous ses sujets et glacera leur zèle, tellement qu'ils
saisiront avec transport la première occasion d'ébranler son trône. On
ne verra plus dans le ciel une exhalaison naturelle; il n'y aura plus un
écart de la nature, pas un jour mauvais, pas un vent ordinaire, pas un
événement accoutumé qu'on ne les dépouille de leurs causes naturelles
pour les appeler des météores, des prodiges, des signes funestes, des
monstruosités, des présages, des voix du ciel annonçant clairement sa
vengeance contre Jean.

LOUIS.--Il est possible qu'il n'attente pas à la vie d'Arthur, et se
croie suffisamment rassuré par sa captivité.

PANDOLPHE.--Ah! seigneur, quand il saura que vous approchez, si le jeune
Arthur n'est pas déjà mort, il mourra à cette nouvelle; et alors les
coeurs de son peuple, révoltés contre lui, baiseront les lèvres d'un
changement inconnu; ils trouveront au bout des doigts sanglants de Jean
de puissants motifs de rébellion et de fureur. Il me semble déjà voir ce
bouleversement sur pied. Et combien se prépare-t-il pour vous des
affaires meilleures que je ne vous ai dites! Le bâtard Faulconbridge est
maintenant en Angleterre, pillant l'Église et offensant la charité. S'il
s'y trouvait seulement douze Français en armes, ils seraient comme un
signal qui attirerait autour d'eux dix mille Anglais, ou bien comme une
petite boule de neige qui en roulant devient bientôt une
montagne.--Noble dauphin, venez avec moi trouver le roi. Il est
incroyable quel parti on peut tirer de leur mécontentement, maintenant
que l'indignation est au comble dans leurs âmes.--Partez pour
l'Angleterre; moi, je vais échauffer le roi.

LOUIS.--De puissants motifs produisent des actions extraordinaires.
Allons, si vous dites oui, le roi ne dira pas non.

(Ils sortent.)

FIN DU TROISIÈME ACTE.



                            ACTE QUATRIÈME


SCÈNE I

La scène est en Angleterre.--Une chambre dans le château de
Northampton[17].

[Note 17: Rien dans les premières éditions de Shakspeare n'indique le
lieu où se passe cette scène. Northampton étant le lieu où se passe la
première scène, quelques éditeurs ont jugé à propos d'y placer aussi
celle-ci, et on les a suivis pour la clarté.]

_Entrent_ HUBERT ET DEUX SATELLITES.


HUBERT.--Faites-moi rougir ces fers, et ayez soin de vous tenir derrière
la tapisserie. Quand je frapperai de mon pied le sein de la terre,
accourez et attachez bien ferme à une chaise l'enfant que vous trouverez
avec moi. Soyez attentifs.--Sortez, et veillez.

UN DES SATELLITES.--J'espère que vous nous garantirez les suites de
l'action.

HUBERT.--Craintes ridicules! N'ayez pas peur; faites ce que je vous dis.
(_Ils sortent._)--Jeune garçon, venez ici; j'ai à vous parler.

(Entre Arthur.)

ARTHUR.--Bonjour, Hubert.

HUBERT.--Bonjour, petit prince.

ARTHUR.--Aussi petit prince qu'il soit possible de l'être, avec tant de
titres pour être un plus grand prince. Vous êtes triste.

HUBERT.--En effet, j'ai été plus gai.

ARTHUR.--Miséricorde! je croyais que personne ne devait être triste que
moi. Cependant je me rappelle qu'étant en France, je voyais de jeunes
gentilshommes tristes comme la nuit, et cela seulement par
divertissement[18]. Par mon baptême, si j'étais hors de prison et
gardant les moutons, je serais gai tant que le jour durerait; et je le
serais même ici, si je ne me doutais que mon oncle cherche à me faire
encore plus de mal. Il a peur de moi, et moi de lui. Est-ce ma faute si
je suis fils de Geoffroy? Non sûrement ce n'est pas ma faute; et plût au
ciel que je fusse votre fils, Hubert! car vous m'aimeriez.

[Note 18: Moquerie du poëte faisant allusion aux prétentions à la
mélancolie qui, du temps de la reine Élisabeth, étaient du bel air à la
cour.]

HUBERT, _bas_.--Si je lui parle, son innocent babil va réveiller ma
pitié qui est morte. Il faut me hâter de dépêcher la chose.

ARTHUR.--Êtes-vous malade, Hubert? Vous êtes pâle aujourd'hui. En
vérité, je voudrais que vous fussiez un peu malade, afin de pouvoir
rester debout toute la nuit à veiller près de vous. Je suis bien sûr que
je vous aime plus que vous ne m'aimez.

HUBERT.--Ses discours s'emparent de mon coeur. (_Il donne un papier à
Arthur._) Lisez, jeune Arthur. (_A part._)--Quoi! de sottes larmes qui
vont mettre à la porte l'impitoyable cruauté! Il faut en finir
promptement, de crainte que ma résolution ne s'échappe de mes yeux en
larmes efféminées. (_A Arthur._)--Est-ce que vous ne pouvez pas lire?
N'est-ce pas bien écrit?

ARTHUR.--Trop bien, Hubert, pour un si horrible résultat. Quoi! il faut
que vous me brûliez les deux yeux avec un fer rouge?

HUBERT.--Jeune enfant, il le faut.

ARTHUR.--Et le ferez-vous?

HUBERT.--Je le ferai.

ARTHUR.--En aurez-vous le coeur? Quand vous avez eu seulement mal à la
tête, j'ai attaché mon mouchoir autour de votre front, le plus beau que
j'eusse: c'était une princesse qui me l'avait brodé, et je ne vous l'ai
jamais redemandé. A minuit, j'appuyais votre tête sur ma main; et, comme
les vigilantes minutes font passer l'heure, j'allégeais encore pour vous
le poids du temps, en vous demandant à chaque instant: «Que vous
manque-t-il? où est votre mal? quel bon office pourrais-je vous rendre?»
Il y a bien des enfants de pauvres gens qui fussent restés dans leur
lit, et ne vous eussent pas dit un seul mot de tendresse; et vous, vous
aviez un prince pour vous servir dans votre maladie! Peut-être
pensez-vous que mon amour était un amour artificieux, et vous lui
donnez le nom de ruse: croyez-le si vous voulez.--Si c'est la volonté
du ciel que vous me traitiez mal, il faut bien que vous le
fassiez.--Pourrez-vous me crever les yeux, ces yeux qui ne vous ont
jamais regardé et ne vous regarderont jamais avec colère?

HUBERT.--J'ai juré de le faire, il faut que je vous les brûle avec un
fer chaud.

ARTHUR.--Oh! personne, hors de ce siècle de fer, n'eût jamais voulu le
faire! Le fer lui-même, quoique rougi et ardent, en approchant de mes
yeux, boirait mes larmes et éteindrait sa brûlante rage dans ma seule
innocence, et même, après cela, se consumerait de rouille seulement pour
avoir recélé le feu qui devait nuire à mon oeil. Êtes-vous donc plus
dur, plus insensible que le fer forgé? Oh! si un ange était venu à moi
et m'avait dit qu'Hubert allait me crever les yeux, je n'en aurais cru
aucune autre langue que celle d'Hubert.

HUBERT, _frappant du pied_.--Venez. (_Les satellites entrent avec des
cordes, des fers, etc._) Faites ce que je vous ai ordonné.

ARTHUR.--Ah! sauvez-moi, Hubert, sauvez-moi. Mes yeux sont crevés rien
que par les féroces regards de ces hommes sanguinaires.

HUBERT.--Donnez-moi ce fer, vous dis-je, et liez-le ici.

ARTHUR.--Hélas! qu'avez-vous besoin d'être si rude et si brusque? Je ne
me débattrai pas, je resterai immobile comme la pierre. Pour l'amour du
ciel, Hubert, que je ne sois pas lié!--Écoutez-moi, Hubert, renvoyez ces
hommes, et je vais m'asseoir tranquille comme un agneau: je ne remuerai
pas, je ne frémirai pas, je ne dirai pas une seule parole, je ne
regarderai pas le fer avec colère. Renvoyez seulement ces hommes, et je
vous pardonnerai, quelque tourment que vous me fassiez souffrir.

HUBERT.--Allez, demeurez là dedans; laissez-moi seul avec lui.

UN DES SATELLITES.--Je suis bien content d'être dispensé d'une pareille
action.

(Sortent les satellites.)

ARTHUR.--Hélas! j'ai renvoyé par mes reproches mon ami: il a l'air
sévère, mais le coeur tendre. Laissez-le revenir, afin que sa compassion
réveille la vôtre.

HUBERT.--Allons, enfant; préparez-vous.

ARTHUR.--N'y a-t-il plus de remède?

HUBERT.--Pas d'autre que de perdre vos yeux.

ARTHUR.--Oh ciel! que n'avez-vous dans les vôtres seulement un atome, un
grain de sable ou de poussière, un moucheron, un cheveu égaré, quelque
chose qui pût offenser cet organe précieux! Alors, sentant vous-même
combien les plus petites choses y sont douloureuses, votre odieux projet
vous paraîtrait horrible.

HUBERT.--Est-ce là ce que vous avez promis? Allons, taisez-vous.

ARTHUR.--Hubert, les paroles d'un couple de langues ne seraient pas trop
pour plaider la cause d'une paire d'yeux. Ne m'obligez pas à me taire,
Hubert, ne m'y obligez pas; ou bien, Hubert, si vous voulez, coupez-moi
la langue, afin que je puisse garder mes yeux. Oh! épargnez mes yeux,
quand ils ne devraient plus me servir jamais qu'à vous voir.--Tenez, sur
ma parole, le fer est froid, et il ne me ferait aucun mal.

HUBERT.--Je puis le réchauffer, enfant.

ARTHUR.--Non, en bonne foi: le feu, créé pour nous réconforter, est mort
de douleur de se voir employé à des cruautés si peu méritées. Voyez
vous-même: il n'y a point de malice dans ce charbon enflammé; le souffle
du ciel en a chassé toute ardeur, et a couvert sa tête des cendres du
repentir.

HUBERT.--Mais mon souffle peut le ranimer, enfant.

ARTHUR.--Cela ne servirait qu'à le faire rougir et brûler de honte de
vos procédés, Hubert: peut-être même qu'il lancerait des étincelles dans
vos yeux, et que, comme un dogue qu'on force de combattre, il
s'attaquerait à son maître qui le pousse malgré lui. Tout ce que vous
voulez employer pour me faire du mal vous refuse le service. Vous seul
n'avez point cette pitié qui s'étend jusqu'au fer cruel et au feu, êtres
connus pour servir aux usages impitoyables.

HUBERT.--Eh bien! vois pour vivre[19]! Je ne toucherais pas à tes yeux
pour tous les trésors que possède ton oncle. Cependant j'avais juré, et
j'avais résolu, enfant, de te brûler les yeux avec ce fer.

[Note 19: _See to live._ Les commentateurs sont embarrassés sur le sens
de cette expression, qui paraît suffisamment expliquée par la promesse
qu'avait faite Hubert à Jean d'ôter la vie à Arthur, et les détails
subséquents à cette scène qui prouvent que c'était bien là son dessein.
On voit dans le moyen âge plusieurs de ceux dont les yeux ont été brûlés
périr dans ce supplice, ou par ses suites. L'opération devait
probablement être faite sur Arthur de manière à avoir ce résultat.]

ARTHUR.--Ah! maintenant vous ressemblez à Hubert; tout ce temps vous
étiez déguisé.

HUBERT.--Paix! pas un mot de plus; adieu. Il faut que votre oncle vous
croie mort. Je vais charger ces farouches espions de rapports trompeurs.
Toi, joli enfant, dors sans inquiétude, et sois certain que, pour tous
les biens de l'univers, Hubert ne te fera jamais de mal.

ARTHUR.--Oh ciel!--Je vous remercie, Hubert.

HUBERT.--Silence! pas un mot; rentre sans bruit avec moi. Je m'expose
pour toi à de grands dangers.


SCÈNE II

Toujours en Angleterre.--Une salle d'apparat dans le palais.

_Entrent_ LE ROI JEAN, _couronné_; PEMBROKE, SALISBURY_ et autres
seigneurs.--Le roi monte sur son trône._


LE ROI JEAN.--Nous nous revoyons encore assis dans ce palais, couronné
une seconde fois; et nous l'espérons, nous y sommes vu d'un oeil joyeux.

PEMBROKE.--Cette seconde fois, n'était qu'il a plu à Votre Majesté que
cela fût ainsi, était une fois de trop. Vous aviez été couronné
auparavant, et jamais depuis vous n'aviez été dépouillé de la majesté
royale; jamais aucune révolte n'avait donné atteinte à la foi de vos
sujets; le pays n'avait été troublé d'aucune atteinte nouvelle, d'aucun
désir de changement ou d'un état meilleur.

SALISBURY.--C'est donc une inutile et ridicule surabondance que de
vouloir s'entourer d'une double pompe, que de parer un titre déjà
précieux, que de dorer l'or fin, de teindre le lis, de parfumer la
violette, de polir la glace ou d'ajouter de nouvelles couleurs à
l'arc-en-ciel, et de chercher à éclairer l'oeil brillant des cieux.

PEMBROKE.--Si ce n'est qu'il faut accomplir le bon plaisir de Votre
Majesté, cet acte est comme un vieux conte redit de nouveau et dont la
dernière répétition devient fâcheuse lorsqu'elle tombe hors de propos.

SALISBURY.--Il défigure l'aspect antique et respectable de nos simples
et anciennes formes, comme le vent qui change dans les voiles fait errer
le cours des pensées; il éveille et alarme la réflexion, affaiblit la
stabilité des opinions, rend suspect même ce qui est légitime en le
couvrant de vêtements d'une mode si nouvelle.

PEMBROKE.--L'ouvrier qui veut faire mieux que bien perd son habileté
dans les efforts de son ambition; et souvent en cherchant à excuser une
faute, on l'aggrave par l'excuse même, comme une pièce posée sur une
petite déchirure fait un plus mauvais effet en cachant le défaut, que ne
faisait le défaut lui-même avant qu'il fût ainsi rapiécé.

SALISBURY.--C'est pourquoi avant votre nouveau couronnement nous vous
avons déclaré notre avis; mais il n'a pas plu à Votre Altesse de
l'écouter. Au reste, nous sommes tous satisfaits, puisque nos volontés
doivent en tout et en partie s'arrêter devant celle de Votre Altesse.

LE ROI JEAN.--Je vous ai fait part de quelques-unes des raisons de ce
double couronnement, et je les crois fortes; et lorsque mes craintes
seront diminuées, je vous en communiquerai d'autres plus fortes encore.
Cependant, indiquez les abus dont vous demandez la réforme, et vous
verrez bien avec quel empressement j'écouterai et j'accorderai vos
demandes.

PEMBROKE.--Eh bien, comme l'organe de ceux que voici, et pour vous
découvrir les pensées de leurs coeurs; pour moi comme pour eux, mais
surtout pour votre sûreté, dont eux et moi faisons notre soin le plus
cher, je vous demande avec instance la liberté d'Arthur, dont la
captivité porte les lèvres du mécontentement, toujours prêtes au
murmure, à ce raisonnement dangereux: Si ce que vous possédez en paix
vous le possédez à juste titre, pourquoi donc ces craintes, compagnes,
dit-on, des pas de l'injustice, vous portent-elles à séquestrer ainsi
votre jeune parent? Pourquoi étouffer sa vie sous une ignorance barbare,
et priver sa jeunesse de l'avantage précieux d'une bonne éducation? Afin
que dans les conjonctures présentes vos ennemis ne puissent armer de ce
prétexte les occasions, souffrez que la requête que vous nous avez
ordonné de vous présenter soit pour sa liberté. Nous ne vous la
demandons point pour notre avantage, si ce n'est que notre intérêt est
attaché au vôtre, et que votre intérêt est de le mettre en liberté.

LE ROI JEAN.--Soit, je confie sa jeunesse à vos soins. (_Entre
Hubert._)--Hubert, quelle nouvelle m'apportez-vous?

PEMBROKE.--Voilà l'homme qui était chargé de cette exécution sanglante.
Il a montré son ordre à un de mes amis. L'image de quelque odieuse
scélératesse vit dans ses yeux. Son air en dessous porte toutes les
apparences d'un coeur bien troublé, et je crains beaucoup que l'acte
dont nous avions peur qu'il n'eût été chargé ne soit consommé.

SALISBURY.--Les couleurs du roi vont et viennent entre sa conscience et
son projet comme les hérauts entre deux terribles armées en présence. Sa
passion est mûre; il faut qu'elle crève.

PEMBROKE.--Et si elle crève, nous en verrons sortir, je le crains bien,
l'affreuse corruption de la mort d'un aimable enfant.

LE ROI JEAN.--Nous ne pouvons arrêter le bras inflexible de la mort.
Chers seigneurs, bien que ma volonté d'accorder existe toujours, l'objet
de votre requête est mort.--Il nous apprend qu'Arthur est décédé de
cette nuit.

SALISBURY.--Nous avions craint, en effet, que son mal ne fut au-dessus
de tout remède.

PEMBROKE.--Oui, nous avons su combien sa mort était prochaine, avant
même que l'enfant se sentît malade.--Il faudra rendre compte de cela ici
ou ailleurs.

LE ROI JEAN.--Pourquoi tournez-vous sur moi de si graves regards?
Pensez-vous que j'aie en mes mains les ciseaux de la destinée? Puis-je
commander au pouls de la vie?

SALISBURY.--La tricherie est visible, et c'est une honte qu'un roi la
laisse si grossièrement apercevoir. Prospérez dans votre jeu: adieu.

PEMBROKE.--Arrête, lord Salisbury; je vais avec toi chercher l'héritage
de ce pauvre enfant, ce petit royaume d'un tombeau dans lequel on l'a
forcé d'entrer. Trois pieds de terre renferment le coeur à qui
appartenait toute l'étendue de cette île.--Quel mauvais monde
cependant!--Cela n'est pas supportable; cela éclatera pour notre chagrin
à tous, et avant peu, je le crains bien.

(Ils sortent.)

LE ROI JEAN.--Ils brûlent d'indignation. Je me repens: on ne peut
établir sur le sang aucun fondement solide. On n'assure point sa vie sur
la mort des autres. (_Entre un messager._)--Tu as l'air effrayé; où est
ce sang que j'ai vu habiter sur tes joues? Un ciel si ténébreux ne
s'éclaircit pas sans tempêtes. Fais crever l'orage; comment tout va-t-il
en France?

LE MESSAGER.--Tout va de France en Angleterre: jamais on n'a vu dans le
corps d'une nation lever une telle armée pour une expédition étrangère.
Ils ont appris à imiter votre diligence; car au moment où l'on devrait
vous apprendre leurs préparatifs, arrive la nouvelle de leur
débarquement.

LE ROI JEAN.--Dans quelle ivresse s'est donc trouvée plongée notre
vigilance? Qui a pu l'endormir ainsi? Où est l'attention de ma mère que
la France ait pu lever une telle armée sans qu'elle en ait entendu
parler?

LE MESSAGER.--Mon prince, la poussière lui a bouché les oreilles. Votre
noble mère est morte le premier jour d'avril; et j'ai entendu dire,
seigneur, que la princesse Constance était morte trois jours avant dans
un accès de frénésie: mais quant à ceci, je ne le sais que vaguement par
le bruit public. Je ne sais si c'est vrai ou faux.

LE ROI JEAN.--Suspends ta rapidité, occasion terrible! Oh! fais un pacte
avec moi jusqu'à ce que j'aie satisfait mes pairs mécontents.--Quoi! ma
mère est morte! Dans quel désordre sont maintenant nos affaires en
France? Et sous le commandement de qui vient cette armée française que
tu me dis positivement être entrée en Angleterre?

LE MESSAGER.--Du dauphin.

(Entrent le Bâtard et Pierre de Pomfret.)

LE ROI JEAN.--Tu m'as tout étourdi par ces fâcheuses nouvelles.--Eh
bien, que dit le monde de nos procédés? Ne cherchez pas à me farcir
encore la tête de mauvaises nouvelles, car elle en est pleine.

LE BATARD.--Mais si vous avez peur d'apprendre le pis; laissez donc ce
qu'il y a de pis tomber sur votre tête sans que vous en ayez été averti.

LE ROI JEAN.--Pardon, mon cousin, j'étais étourdi sous le flot; mais je
commence à reprendre haleine au-dessus des vagues, et je puis donner
audience à quelque bouche que ce soit, de quoi qu'elle veuille me
parler.

LE BATARD.--Vous verrez par les sommes que j'ai ramassées comment j'ai
réussi parmi les ecclésiastiques. Mais en traversant le pays pour
revenir ici, j'ai trouvé le peuple troublé par d'étranges imaginations,
préoccupé de bruit divers, rempli de vains rêves, ne sachant ce qu'il
craint, mais plein de craintes; et voici un prophète que j'ai amené avec
moi de Pomfret[20], où je l'ai rencontré dans les rues, traînant à ses
talons des centaines de gens à qui il chantait en vers grossiers et aux
rudes accords que le jour de l'Ascension prochaine, avant midi, Votre
Altesse déposerait sa couronne.

[Note 20: Pierre de Pomfret était un ermite en grande réputation de
sainteté parmi le peuple. Il avait prédit que Jean perdrait sa couronne
dans cette année: après que Jean l'eut sauvée du danger par l'humiliante
cérémonie de son hommage au pape, il fit mourir comme imposteur le
pauvre ermite, qui allégua vainement pour sa défense que Jean avait
perdu la couronne indépendante qu'il avait reçue. Le malheureux fut
traîné à la queue d'un cheval, dans les rues de Warham, puis pendu avec
son fils.]

LE ROI JEAN, _à Pierre_.--Rêveur insensé que tu es, pourquoi parlais-tu
ainsi?

PIERRE.--Parce que je savais d'avance que cela arrivera ainsi en vérité.

LE ROI JEAN.--Hubert, emmène-le, emprisonne-le; et qu'à midi, le jour
même qu'il dit que je céderai ma couronne, il soit pendu. Mets-le en
lieu de sûreté, et reviens; j'ai besoin de toi. (_Hubert sort avec
Pierre de Pomfret._)--Oh! mon cher cousin, sais-tu les nouvelles?
sais-tu qui est arrivé?

LE BATARD.--Les Français, seigneur; on n'a pas autre chose à la bouche.
J'ai de plus trouvé lord Bigot et lord Salisbury, les yeux aussi rouges
qu'un feu nouvellement allumé, et plusieurs autres qui allaient
cherchant le tombeau d'Arthur, tué cette nuit, disent-ils, par votre
ordre.

LE ROI JEAN.--Cher cousin, va, mêle-toi à leur compagnie; je sais un
moyen de regagner leur affection: amène-les-moi.

LE BATARD.--Je vais tâcher de les rencontrer.

LE ROI JEAN.--Oui, mais dépêche-toi; toujours le meilleur pied devant.
Oh! ne laisse pas mes sujets devenir mes ennemis, au moment où des
étrangers en armes viennent effrayer mes villes de l'appareil menaçant
d'une invasion formidable. Sois un Mercure, mets des ailes à tes talons;
et rapide comme la pensée, reviens d'eux à moi.

LE BATARD.--L'esprit du temps m'enseignera la diligence.

(Il sort.)

LE ROI JEAN.--C'est parler en vaillant et noble chevalier. (_Au
messager._)--Suis-le, car il aura peut-être besoin de quelque messager
entre les pairs et moi. Ce sera toi.

LE MESSAGER.--De grand coeur, mon souverain.

(Il sort.)

LE ROI JEAN.--Ma mère morte!

(Entre Hubert.)

HUBERT.--Seigneur, on dit que cette nuit on a vu cinq lunes: quatre
fixes, et la cinquième tournant autour des quatre autres avec une
rapidité étonnante.

LE ROI JEAN.--Cinq lunes!

HUBERT.--Des vieillards et des fous prophétisent là-dessus dans les rues
d'une manière dangereuse. La mort du jeune Arthur est dans toutes les
bouches. En s'entretenant de lui, ils secouent la tête, chuchotent à
l'oreille l'un de l'autre: celui qui parle serre le poignet de celui qui
écoute, tandis que celui qui écoute exprime son effroi par des
froncements de sourcil, des signes de tête et des roulements
d'yeux.--J'ai vu un forgeron rester ainsi avec son marteau tandis que
son fer refroidissait sur l'enclume pour dévorer, la bouche béante, les
nouvelles que lui contait un tailleur qui, ses ciseaux et son aune à la
main, debout dans ses pantoufles que dans son vif empressement il avait
chaussées de travers et mises au mauvais pied, parlait de bien des
milliers de Français belliqueux qui étaient déjà rangés en bataille dans
le pays de Kent. Un autre ouvrier maigre et tout sale vint interrompre
son récit pour parler de la mort d'Arthur.

LE ROI JEAN.--Pourquoi cherches-tu à me remplir l'âme de toutes ces
terreurs? Pourquoi reviens-tu si souvent sur la mort du jeune Arthur?
C'est ta main qui l'a assassiné: j'avais de puissantes raisons de
souhaiter sa mort, mais tu n'en avais aucune de le tuer.

HUBERT.--Aucune, seigneur? Quoi! ne m'y avez-vous pas excité?

LE ROI JEAN.--C'est la malédiction des rois d'être environnés d'esclaves
qui regardent leurs caprices comme une autorisation d'aller briser de
force la sanglante demeure de la vie; qui voient un ordre dans le
moindre clin d'oeil de l'autorité, et s'imaginent deviner les intentions
menaçantes du souverain dans un regard irrité, qui vient peut-être
d'humeur, plutôt que d'aucun motif réfléchi.

HUBERT.--Voilà votre seing et votre sceau comme garantie de ce que j'ai
fait.

LE ROI JEAN.--Oh! quand se rendra le dernier compte entre le ciel et la
terre, cette signature et ce sceau déposeront contre nous pour notre
damnation.--Combien de fois la vue des moyens de commettre une mauvaise
action a-t-elle fait commettre cette mauvaise action! Si tu n'avais pas
été près de moi, toi, un misérable choisi, marqué, désigné par la main
de la nature pour accomplir de honteuses actions, jamais l'idée de ce
meurtre ne fût entrée dans mon âme. Mais en remarquant ton visage
odieux, te voyant propre à quelque sanglante infamie, tout fait, tout
disposé pour être employé à des actes dangereux, je m'ouvris faiblement
à toi de la mort d'Arthur: et toi, pour gagner la faveur d'un roi, tu ne
t'es pas fait scrupule de détruire un prince!

HUBERT.--Seigneur!....

LE ROI JEAN.--Si tu avais seulement secoué la tête, si tu avais gardé un
moment le silence quand je te parlais à mots couverts de mes desseins;
si tu avais fixé sur moi un regard de doute comme pour me demander de
m'expliquer en paroles expresses, une honte profonde m'eût soudain rendu
muet, m'eût fait rompre l'entretien, et tes craintes auraient fait
naître en moi des craintes: mais tu m'as entendu par signes, et c'est
par signe que tu as parlementé avec le péché. Oui! c'est sans un seul
instant de retard que ton coeur s'est laissé persuader, et que ta main
cruelle s'est hâtée en conséquence d'accomplir l'action que nos deux
bouches avaient honte d'exprimer!--Ote-toi de mes yeux, et que je ne te
revoie jamais!--Ma noblesse m'abandonne, une armée étrangère vient
jusqu'à mes portes braver ma puissance: que dis-je! au dedans même de ce
pays de chair, de cet empire où se renferment le sang et la vie,
éclatent les hostilités, et la guerre civile règne entre ma conscience
et la mort de mon cousin.

HUBERT.--Armez-vous contre vos autres ennemis; je vais faire la paix
entre votre âme et vous; le jeune Arthur est vivant. Cette main est
encore innocente et vierge, et ne s'est point teinte des taches rouges
du sang: jamais encore n'est entré dans ce sein le terrible sentiment
d'une pensée meurtrière; et vous avez calomnié la nature dans mon
visage, qui, bien que rude à l'extérieur, couvre une âme trop belle pour
être le boucher d'un enfant innocent.

LE ROI JEAN.--Quoi! Arthur vit? Oh! cours promptement vers les pairs;
jette cette nouvelle sur leur fureur allumée, fais-les rentrer sous le
joug de l'obéissance. Pardonne-moi le jugement que ma colère portait sur
ta physionomie, car ma fureur était aveugle; et les affreux traits de
sang dont te couvrait mon imagination te représentaient plus hideux que
tu ne l'es. Oh! ne me réplique pas; mais hâte-toi autant qu'il sera
possible d'amener dans mon cabinet les lords irrités: je t'en conjure
bien lentement; cours plus vite.

(Ils sortent.)


SCÈNE III

La scène est toujours en Angleterre!--Devant le château.

ARTHUR _paraît sur le mur._


ARTHUR.--Le mur est bien haut! et cependant je vais sauter en bas. O
bonne terre, aie pitié de moi, et ne me fais pas mal.--Peu de gens ici
me connaissent, ou plutôt personne; et quand on me connaîtrait, cet
habit de mousse me déguise tout à fait.--J'ai peur; cependant je vais me
risquer: si j'arrive en bas sans me briser les membres je trouverai
mille moyens pour m'évader. Autant mourir en fuyant que rester ici pour
mourir. _(Il saute._) Hélas! le coeur de mon oncle est dans ces pierres.
Ciel, reçois mon âme! et toi, Angleterre, conserve mon corps!

(Il meurt.)

(Entrent Pembroke, Salisbury, Bigot.)

SALISBURY.--Milords, je l'ai trouvé à Saint-Edmonsbury: c'est notre
sûreté, et nous devons saisir l'heureuse occasion que nous présente ce
moment dangereux.

PEMBROKE.--Qui vous a apporté cette lettre de la part du cardinal?

SALISBURY.--C'est le comte de Melun, un noble seigneur français, qui m'a
donné en particulier, de l'affection que nous porte le dauphin, des
témoignages bien plus étendus que n'en renferment ces lignes.

BIGOT.--Alors, partons demain matin pour l'aller trouver.

SALISBURY.--Partons plutôt à l'instant; car nous avons, milords, deux
grandes journées de marche avant de le joindre.

(Entre le Bâtard.)

LE BATARD.--Heureux de vous rencontrer encore une fois aujourd'hui,
milords les mécontents! le roi par ma bouche requiert à l'instant votre
présence.

SALISBURY.--Le roi s'est lui-même privé de nous; nous ne voulons pas
doubler de nos dignités sans tache son mince manteau tout souillé; nous
ne suivrons point ses pas, qui laissent partout où il passe des
empreintes sanglantes. Retourne le lui dire: nous savons tout.

LE BATARD.--Quelles que soient vos pensées, de bonnes paroles, il me
semble, conviendraient mieux.

SALISBURY.--Ce sont nos griefs qui parlent en ce moment, et non pas nos
égards.

LE BATARD.--Mais vous avez peu de raison d'avoir des griefs: la raison
serait donc de montrer des égards.

PEMBROKE.--Monsieur, monsieur, l'impatience a ses priviléges.

LE BATARD.--Cela est vrai; celui de faire tort à son maître, à personne
autre.

SALISBURY.--Voici la prison.(_Voyant le corps d'Arthur._) Qui est là
étendu par terre?

PEMBROKE.--O mort! que te voilà enorgueillie d'une pure et noble beauté!
La terre n'a pas eu un trou pour cacher ce forfait!

SALISBURY.--Le meurtre, comme s'il abhorrait lui-même ce qu'il a fait,
reste découvert à vos yeux pour vous exciter à la vengeance.

BIGOT.--Ou bien, après avoir dévoué au tombeau tant de beauté, il l'a
trouvée d'un prix trop illustre pour le tombeau.

SALISBURY.--Sir Richard, que pensez-vous? Avez-vous jamais vu, avez-vous
lu, pouviez-vous imaginer, imaginez-vous même à présent que vous le
voyez, ce que vous voyez, et si vous n'aviez pas cet objet présent, la
pensée pourrait-elle en concevoir un semblable? Oui, c'est le comble, la
sommité, le cimier, ou plutôt c'est cimier sur cimier dans les armoiries
du meurtre: oh! c'est la plus sanglante infamie, la barbarie la plus
sauvage, le coup le plus lâche que jamais la colère à l'oeil de pierre,
ou la rage à l'oeil fixe, ait offert aux larmes de la tendre pitié.

PEMBROKE.--Cet assassinat absout tous ceux qui ont jamais été commis; et
ce forfait unique, incomparable, donnera à tous les crimes à naître une
certaine pureté et une certaine sainteté. Après l'exemple de cet affreux
spectacle, la mortelle effusion du sang ne peut plus être qu'un jeu.

LE BATARD.--C'est une action sanglante et damnable; c'est l'action
réprouvée d'une main brutale, si cependant c'est l'ouvrage d'une main.

SALISBURY.--Si c'est l'ouvrage d'une main! Nous avons eu d'avance
quelque ouverture de ce qui devait arriver: c'est l'ouvrage honteux de
la main d'Hubert; le projet et le complot viennent du roi, auquel dès ce
moment mon âme retire toute obéissance. A genoux devant cette ruine
d'une belle vie, j'exhalerai pour encens, devant cette perfection privée
de respiration, un voeu, le voeu sacré de ne goûter aucun des plaisirs
du monde, de ne jamais me laisser séduire par les délices, de ne
connaître ni l'aise ni le loisir, avant que j'aie illustré ce bras par
le sacrifice de la vengeance.

PEMBROKE ET BIGOT.--Nos âmes s'unissent religieusement à ton serment.

(Entre Hubert.)

HUBERT.--Milords, je me suis mis en nage en courant pour vous retrouver.
Arthur est vivant: le roi m'envoie vous chercher.

SALISBURY.--Vraiment, il est hardi! la vue de la mort ne le fait pas
rougir.--Loin de nos yeux, détestable scélérat! va-t'en.

HUBERT.--Je ne suis point un scélérat.

SALISBURY, _tirant son épée._--Faudra-t-il que je vole la loi?

LE BATARD.--Votre épée est brillante, monsieur; remettez-la à sa place.

SALISBURY.--Non pas jusqu'à ce que je lui aie fait un fourreau de la
peau d'un assassin.

HUBERT.--Arrière, lord Salisbury, arrière, vous dis-je: par le ciel, je
crois mon épée aussi bien affilée que la vôtre. Je ne voudrais pas,
milord, que, vous oubliant ainsi, vous tentassiez le danger de m'obliger
à une légitime défense, de peur qu'à la vue de votre colère je ne vinsse
à oublier votre mérite, votre grandeur et votre noblesse.

BIGOT.--Hors d'ici, homme de boue. Oses-tu braver un noble?

HUBERT.--Non, pour ma vie; mais j'oserai défendre ma vie innocente
contre un empereur.

SALISBURY.--Tu es un assassin.

HUBERT.--Ne me forcez pas à le devenir: jusqu'à cette heure je ne le
suis point. Quiconque permet à sa langue de dire une fausseté ne dit pas
la vérité; et quiconque ne dit pas la vérité ment.

PEMBROKE.--Hachez-le en pièces.

LE BATARD.--Gardez la paix, vous dis-je.

SALISBURY.--Ne vous en mêlez pas, Faulconbridge, ou je tombe sur vous.

LE BATARD.--Mieux vaudrait pour toi tomber sur le diable, Salisbury. Si
tu t'avises seulement de me regarder de travers ou de faire un pas en
avant, ou si tu permets à ton impudente colère de m'insulter, tu es
mort. Remets ton épée sans délai, ou je vous hacherai de telle sorte,
vous et votre fer à tartines, que vous croirez le diable sorti des
enfers.

BIGOT.--Que prétends-tu, renommé Faulconbridge? Veux-tu être le champion
d'un traître, d'un meurtrier?

HUBERT.--Milord, je ne suis ni l'un ni l'autre.

BIGOT.--Qui a tué ce prince?

HUBERT.--Il n'y a pas encore une heure que je l'ai laissé bien portant:
je l'honorais, je l'aimais, et je passerai ma vie à pleurer la perte de
sa douce vie.

SALISBURY.--Ne vous fiez point à ces larmes feintes qui coulent de ses
yeux. Les pleurs ne manquent pas à la scélératesse; et lui, qui en a une
longue habitude, leur donne l'apparence d'un fleuve de tendresse et
d'innocence. Venez avec moi, vous tous dont l'âme abhorre l'odeur
infecte d'un abattoir: cette vapeur de crime me suffoque.

BIGOT.--Allons vers Bury; allons y rejoindre le dauphin.

PEMBROKE.--Va dire au roi qu'il peut venir nous y chercher.

(Les lords sortent.)

LE BATARD.--L'honnête monde que le nôtre! _(A Hubert.)_--Avez-vous eu
connaissance de ce beau chef-d'oeuvre?--Hubert, si c'est toi qui as
commis cette oeuvre de mort, tu es damné sans que l'immensité infinie de
la miséricorde du ciel puisse t'atteindre.

HUBERT.--Écoutez-moi seulement, monsieur.

LE BATARD.--Ah! je te dirai une chose, tu es damné aussi noir.... Non,
il n'y a rien de si noir que toi: tu es damné plus à fond que le prince
Lucifer; il n'y a pas encore un diable d'enfer aussi hideux que tu le
seras, si c'est toi qui as tué cet enfant.

HUBERT.--Sur mon âme....

LE BATARD.--Si tu as seulement consenti à cette cruelle action, tu n'as
pas d'autre parti que le désespoir; et, à défaut de corde, le fil le
plus mince qu'une araignée ait jamais tiré de ses entrailles suffira
pour t'étrangler: un jonc sera une potence suffisante pour te pendre: ou
si tu veux te noyer, mets un peu d'eau dans une cuiller; et pour
étouffer un scélérat tel que toi, cela vaudra tout l'Océan.--Je te
soupçonne violemment.

HUBERT.--Si par action, consentement, ou seulement par le péché de la
pensée, je suis coupable d'avoir dérobé cet aimable souffle à la belle
enveloppe d'argile où il était renfermé, que l'enfer n'ait pas assez de
douleurs pour me torturer!--Je l'avais laissé bien portant.

LE BATARD.--Va, prends-le dans tes bras. Je suis troublé, il me semble,
et je perds mon chemin à travers les épines et les dangers de ce
monde.--Comme tu portes légèrement toute l'Angleterre! De cette portion
défunte de royauté se sont envolés vers le ciel la vie, le droit, la
justice de tout ce royaume, laissant l'Angleterre se débattre et lutter
pour séparer à belles dents le droit sans maître de l'orgueilleux
étalage du pouvoir; maintenant, pour arracher cet os décharné de la
souveraineté, le dogue grondant de la guerre hérisse sa crinière
irritée, et grogne au nez de la douce paix; maintenant se liguent
ensemble les forces du dehors et les mécontentements du dedans; et
l'immense confusion plane comme un corbeau sur un animal expirant, en
attendant la chute imminente de la puissance arrachée de son trône.
Heureux maintenant celui dont la ceinture et le manteau pourront
résister à cette tempête!--Emporte cet enfant, et suis-moi en diligence.
Je vais trouver le roi: nous avons en un instant mille affaires sur les
bras, et le ciel même regarde cette terre d'un oeil de courroux.

(Ils sortent.)

FIN DU QUATRIÈME ACTE.



                           ACTE CINQUIÈME


SCÈNE I

La scène est toujours en Angleterre.--Un appartement dans le palais.

_Entrent_ LE ROI JEAN, PANDOLPHE _tenant la couronne; suite._


LE ROI JEAN.--Ainsi j'ai remis dans vos mains la couronne de ma gloire.

PANDOLPHE, _lui rendant la couronne._--Reprenez-la de ma main, comme
tenant du pape votre grandeur et votre autorité souveraine.

LE ROI JEAN.--Maintenant accomplissez votre parole sacrée. Allez au camp
des Français, et employez tout le pouvoir que vous tenez de Sa Sainteté
pour arrêter leur marche avant que nous soyons en flammes. Notre
noblesse mécontente se révolte, notre peuple se refuse à l'obéissance et
jure amour et allégeance à un sang étranger, au roi d'un autre pays.
Vous seul conservez le pouvoir de neutraliser cette inondation d'humeurs
pernicieuses. Ne tardez donc pas: le moment présent est si malade, que
si le remède n'est présentement administré, nous allons tomber dans un
danger incurable.

PANDOLPHE.--Ce fut mon souffle qui excita cette tempête pour punir votre
conduite obstinée envers le pape; mais puisque vous voilà soumis et
converti, ma langue va calmer l'orage de guerre et ramener le beau temps
dans votre croyance trouble. Souvenez-vous bien du serment d'obéissance
qu'en ce jour de l'Ascension vous avez prêté au pape. Je vais trouver
les Français pour leur faire poser les armes.

(Il sort.)

LE ROI JEAN.--Est-ce aujourd'hui le jour de l'Ascension? Le prophète
n'avait-il pas prédit que le jour de l'Ascension, avant midi, je
renoncerais à ma couronne? C'est en effet ce qui est arrivé; mais
j'avais cru que ce ce serait par contrainte, et grâce au ciel, je l'ai
cédée volontairement[21].

[Note 21: Dans l'acte où Jean reconnaît son royaume vassal et tributaire
du saint-siége, il déclare n'avoir pas été contraint par la crainte,
mais avoir agi par sa libre volonté. On ne sait si c'est une malice ou
une ingénuité du poëte d'avoir conservé ces paroles.]

(Entre le Bâtard.)

LE BATARD.--Tout le Kent s'est rendu; il n'y a plus que le château de
Douvres qui tienne encore. Londres vient de recevoir le dauphin et son
armée comme des hôtes chéris. Vos nobles refusent de vous entendre et
sont allés offrir leurs services à votre ennemi; et le trouble de la
frayeur disperse çà et là le petit nombre de vos douteux amis.

LE ROI JEAN.--Mes nobles n'ont-ils donc pas voulu revenir à moi quand
ils ont appris que le jeune Arthur était vivant?

LE BATARD.--Ils l'ont trouvé mort et jeté dans la rue; cassette vide
d'où le joyau de la vie avait été dérobé et emporté par quelque damnable
main.

LE ROI JEAN.--Ce traître d'Hubert m'avait dit qu'il était vivant.

LE BATARD.--Sur mon âme, il l'a dit parce qu'il le croyait.--Mais
pourquoi vous laisser ainsi abattre? Pourquoi cet air triste? soyez
grand en action comme vous l'avez été en pensée: que le monde ne voie
pas la crainte et le découragement gouverner les regards d'un roi. Soyez
prompt comme les événements; montrez-vous de feu avec le feu; menacez
qui vous menace; faites tête aux terreurs qui veulent vous épouvanter.
Ainsi les inférieurs, qui, l'oeil sur les grands, les prennent pour
modèles de leur conduite, deviendront grands à votre exemple et
revêtiront l'esprit intrépide du courage. Allons, brillez comme le dieu
de la guerre quand il se prépare à tenir la plaine. Montrez-vous plein
d'audace et d'une ambitieuse confiance. Quoi! faudra-t-il qu'ils
viennent chercher le lion dans son antre, qu'ils viennent l'y effrayer,
l'y faire trembler? Oh! qu'on ne dise pas cela! Parcourez le pays,
courez chercher le mécontentement hors de vos portes, et luttez avec lui
avant de le laisser arriver si près.

LE ROI JEAN.--Le légat du pape vient de me quitter: je me suis
heureusement réconcilié avec lui, et il m'a promis de congédier l'armée
que commande le dauphin.

LE BATARD.--Oh! traité honteux! Quoi! lorsqu'une armée envahissante
aborde dans notre pays, nous enverrons des paroles pacifiques, nous
aurons recours aux compromis, aux insinuations, aux pourparlers, à de
honteuses trêves? Un enfant sans barbe, un étourdi élevé dans la soie,
viendra braver nos champs de bataille, et témoigner son courage sur ce
sol belliqueux, insultant les airs de ses enseignes vainement déployées,
et il ne trouvera aucune résistance? Non: courons aux armes, mon prince.
Peut-être que le cardinal ne pourra vous obtenir la paix; mais s'il
l'obtient, qu'on puisse dire au moins qu'ils ont vu que nous avions
l'intention de nous défendre.

LE ROI JEAN.--Eh bien! prenez la conduite de nos affaires actuelles.

LE BATARD.--Allons donc et courage. Je suis bien sûr que nous sommes
encore en état de faire face à des ennemis plus terribles.

(Ils sortent.)


SCÈNE II

Une plaine près de Saint-Edmonsbury[22].

_Entrent en armes_ LOUIS, SALISBURY, MELUN, PEMBROKE, BIGOT, _soldats._

[Note 22: Shakspeare n'a point ici déterminé le lieu de la scène; mais
d'après l'intention annoncée des lords de rejoindre Louis à
Saint-Edmonsbury, et ce que dit ensuite Melun des serments prononcés en
ce lieu, les derniers éditeurs ont cru pouvoir y placer cette scène.]


LOUIS, _à Melun._--Sire de Melun, faites faire une copie de ceci,
gardez-la soigneusement pour nous en conserver la mémoire; remettez
l'original à ces seigneurs, afin que lorsque nous y aurons apposé nos
noms, eux et nous, nous puissions, en lisant cet écrit, savoir à quoi
nous nous sommes engagés par serment, et que nous gardions notre foi
ferme et inviolable.

SALISBURY.--Elle ne sera jamais violée de notre côté; mais, noble
dauphin, bien que nous jurions de servir vos desseins avec un zèle libre
et une fidélité volontaire, cependant croyez-moi, prince, je ne puis me
réjouir de voir que les plaies de l'État demandent pour appareil une
révolte déshonorante, et que, pour guérir l'ulcère invétéré d'une seule
blessure, il en faille ouvrir plusieurs. Oh! cela désole mon âme de
prendre ce fer à mon côté pour faire des veuves, et dans ce pays, ô
ciel! qui répète le nom de Salisbury pour lui demander du secours et une
honorable délivrance! Mais la maladie de notre temps est telle que, pour
rendre à nos droits la vigueur et la santé, nous n'avons d'autre
instrument que la main de la dure injustice et du coupable désordre.--Et
n'est-ce pas une pitié, ô mes tristes amis, que nous les fils, les
enfants de cette île, soyons nés pour voir une heure aussi triste, pour
fouler son sein chéri à la suite d'une armée étrangère et remplir les
rangs de ses ennemis?--Oh! j'ai besoin de me retirer à l'écart, et de
pleurer sur la honte d'une pareille nécessité.--Nous servons de cortége
à la noblesse d'un pays éloigné, et nous suivons des couleurs inconnues
dans ces lieux. Quoi! dans ces lieux? O ma nation! si tu pouvais
t'éloigner? Si les bras de Neptune qui t'enserrent pouvaient t'emporter
loin de la connaissance de toi-même, pour t'enraciner sur des rivages
infidèles? Alors ces deux armées chrétiennes pourraient unir dans une
veine d'alliance ce sang qu'anime la colère, et ne le répandraient pas
d'une manière si contraire au bon voisinage.

LOUIS.--Tu montres en ceci un noble caractère, et les grandes affections
qui luttent dans ton sein font un tremblement de terre de générosité.
Oh! quel noble combat tu as livré entre la nécessité et un loyal
respect! Laisse-moi essuyer cette honorable rosée qui trace sur tes
joues son cours argenté. Mon coeur s'est attendri aux larmes d'une
femme; c'est une inondation ordinaire, mais l'effusion de ces pleurs
mâles, cette pluie que chasse de son souffle la tempête de l'âme,
étonnent mes yeux et me frappent de plus de stupeur que si je voyais sur
la voûte élevée des cieux se dessiner de toutes parts de brûlants
météores. Lève ton front, illustre Salisbury, et chasse avec un grand
coeur cette tempête: renvoie ces pleurs aux yeux d'enfants qui n'ont
jamais vu le géant du monde dans ses fureurs, qui n'ont jamais rencontré
d'autres aventures que les fêtes animées de l'ardeur de la jeunesse, de
la joie et du bavardage. Viens, viens, car tu enfonceras ta main dans la
bourse de l'opulente prospérité, aussi avant que Louis lui-même.--Et
vous aussi, nobles qui unissez à mes forces le nerf des vôtres.(_Entre
Pandolphe avec sa suite._)--Et tenez, il me semble qu'un ange a parlé,
voyez le saint légat s'avancer vers nous à grands pas; pour nous donner
une garantie de la part du ciel et pour attacher à nos actions, par sa
voix sacrée, le nom de justice.

PANDOLPHE.--Salut, noble prince de France. Voici ce que j'ai à vous
dire: Le roi Jean s'est réconcilié avec Rome; son âme est rentrée sous
le pouvoir de la sainte Église, de la grande métropole, du siége de
Rome, contre lesquels il était si fort révolté. Ainsi, repliez vos
étendards menaçants, et adoucissez l'esprit sauvage de la guerre
furieuse; que, comme un lion nourri à la main, elle repose
tranquillement aux pieds de la paix, et n'ait plus rien d'effrayant que
l'apparence.

LOUIS.--Il faut que Votre Grandeur me le pardonne, mais je ne
retournerai point en arrière. Je suis de trop bon lieu pour appartenir à
personne, pour être aux ordres comme agent secondaire, comme serviteur
utile, comme instrument, de quelque puissance souveraine qui soit au
monde: c'est vous qui le premier avez, entre ce royaume châtié et moi
rallumé de votre souffle les charbons éteints de la guerre; c'est vous
qui avez apporté le bois pour nourrir ce feu: il est beaucoup trop grand
maintenant pour que le faible vent qui l'a allumé puisse l'éteindre.
Vous m'avez enseigné à voir la justice sous sa véritable face; vous
m'avez instruit de mes droits sur ce royaume. Quoi! vous seul avez fait
entrer dans mon coeur cette entreprise, et vous venez me dire
aujourd'hui: «Jean a fait sa paix avec Rome!» Et que me fait cette paix
à moi? Moi, par les droits de mon lit nuptial, le jeune Arthur mort, je
réclame ce pays comme m'appartenant; et maintenant qu'il est à moitié
conquis, il faudra que je recule parce que Jean a fait sa paix avec
Rome! Suis-je l'esclave de Rome? De quel argent Rome a-t-elle contribué?
quels soldats m'a-t-elle fournis? quelles munitions m'a-t-elle envoyées
pour aider à cette entreprise? N'est-ce pas moi qui en porte le fardeau?
Quels autres que moi et ceux qui obéissent à mon appel donnent leurs
sueurs à cette cause et soutiennent cette guerre? N'ai-je pas entendu
ces insulaires crier _vive le roi_! au moment où je côtoyais leurs
villes? n'ai-je pas les plus belles cartes dans le jeu pour gagner cette
facile partie où se joue une couronne? Et il faudra que j'abandonne la
mise que j'ai déjà gagnée! Non, non, sur mon âme, c'est ce qu'on ne dira
jamais.

PANDOLPHE.--Vous ne considérez que les dehors de cette affaire.

LOUIS.--Dehors ou dedans, je ne m'en retournerai point que mon
entreprise ne soit couronnée de toute la gloire qui a été promise à mes
vastes espérances avant que j'eusse rassemblé cette brillante élite de
la guerre, que j'eusse choisi dans le monde entier ces ardents courages,
pour marcher le front haut à la conquête, et conquérir le renom jusque
dans la gueule du péril et de la mort.(_Une trompette sonne._)--De quoi
vient nous sommer cette vigoureuse trompette?

(Entre le Bâtard avec une suite.)

LE BATARD.--En vertu du droit des gens, je dois avoir audience; je suis
envoyé pour vous parler.--Monseigneur de Milan, je viens de la part du
roi apprendre comment vous avez traité pour lui; et, selon ce que vous
me répondrez, je saurai dans quelle étendue et dans quelles limites je
dois renfermer mes paroles.

PANDOLPHE.--Le dauphin est trop obstiné dans ses refus, et ne veut
accorder aucune trêve à mes instances. Il répond nettement qu'il ne
quittera point les armes.

LE BATARD.--Par tout le sang qu'a jamais pu respirer la fureur, le jeune
homme a bien répondu. Maintenant écoutez notre roi d'Angleterre, car
c'est ainsi que Sa Majesté parle par ma bouche: il est tout prêt, et
c'est bien raison qu'il le soit; il se rit de cette singerie d'attaque
sans aucune espèce d'étiquette, de cette mascarade militaire, de cette
imprudente orgie, de cette audace imberbe et de ces bataillons
d'enfants; et il est bien préparé à chasser, le fouet à la main, de
l'enceinte de ses domaines, cette guerre de nains, ces pygmées en armes.
Cette main qui a eu la force de vous fustiger à votre porte même et de
vous faire sauter sur les toits, qui vous a obligés de plonger comme des
seaux dans vos puits les plus cachés, de vous tapir sous la litière du
plancher de vos écuries, de demeurer enfermés comme des pions dans des
coffres et des caisses, de vous tenir serrés contre les pourceaux, et de
chercher la douce sûreté dans les tombeaux et les prisons, frissonnant
et tremblant au seul cri des corbeaux de votre pays dont vous preniez la
voix pour celle d'un Anglais armé; cette main victorieuse qui vous a
châtiés dans vos maisons sera-t-elle ici plus faible? Non; sachez que
notre vaillant monarque a pris les armes, et que, comme l'aigle, il
plane au-dessus de son aire pour fondre sur l'importun qui approche de
son nid.--Et vous, hommes dégénérés, rebelles ingrats; vous, Nérons
sanguinaires, qui déchirez le sein de l'Angleterre, votre bonne mère,
rougissez de honte: vos femmes, vos filles au pâle visage, semblables à
des amazones, s'avancent d'un pas léger à la suite des tambours; elles
ont changé leurs dés en gantelets de fer, leurs aiguilles en lances, et
à la douceur de leur coeur ont succédé des inclinations martiales et
sanguinaires.
                
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