Note du transcripteur.
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Ce document est tiré de:
OEUVRES COMPLÈTES DE
SHAKSPEARE
TRADUCTION DE
M. GUIZOT
NOUVELLE ÉDITION ENTIÈREMENT REVUE
AVEC UNE ÉTUDE SUR SHAKSPEARE
DES NOTICES SUR CHAQUE PIÈCE ET DES NOTES
Volume 6
Le marchand de Venise, Les joyeuses Bourgeoises de
Windsor, Le roi Jean, La vie et la mort du roi Richard II,
Henri IV (1re partie).
PARIS
A LA LIBRAIRIE ACADÉMIQUE
DIDIER ET Cie, LIBRAIRES-ÉDITEURS
35, QUAI DES AUGUSTINS
1863
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LE ROI JEAN
TRAGÉDIE
NOTICE SUR LE ROI JEAN
Shakspeare n'a point écrit ses drames historiques dans l'ordre
chronologique et pour reproduire sur le théâtre, comme ils s'étaient
successivement développés en fait, les événements et les personnages de
l'histoire d'Angleterre. Il ne songeait pas à travailler sur un plan
ainsi général et systématique. Il composait ses pièces selon que telle
ou telle circonstance lui en fournissait l'idée, lui en inspirait la
fantaisie, ou lui en imposait la nécessité, ne se souciant guère de la
chronologie des sujets ni de l'ensemble que tels ou tels ouvrages
pouvaient former. Il a porté sur la scène presque toute l'histoire
d'Angleterre, du treizième au seizième siècle, depuis Jean sans Terre
jusqu'à Henri VIII, commençant par le quinzième siècle et le roi Henri
VI pour remonter ensuite au treizième siècle et au roi Jean, et ne
finissant qu'après avoir plusieurs fois encore interverti l'ordre des
siècles et des rois. Voici, selon ses plus savants commentateurs, selon
M. Malone, entre autres, la chronologie théâtrale de ses six drames
historiques:
1° Première partie du roi _Henri VI_ (roi de 1422 à 1461), composée en
1589.
2° Deuxième partie de _Henri VI_, 1591.
3° Troisième partie de _Henri VI_, 1591.
4° _Le Roi Jean_ (de 1199 à 1216), 1596.
5° _Le Roi Richard II_ (de 1377 à 1399), 1597.
6° _Le Roi Richard III_ (de 1483 à 1485), 1599.
7° Première partie du roi _Henri IV_ (de 1399 à 1413), 1597.
8° Deuxième partie de _Henri IV_, 1598.
9° _Le Roi Henri V_ (de 1413 à 1422), 1599.
10° _Le Roi Henri VIII_ (de 1509 à 1547), 1601.
Mais après avoir exactement indiqué l'ordre chronologique de la
composition des drames historiques de Shakspeare, il faut, pour en bien
apprécier le caractère et l'enchaînement dramatique, les replacer comme
nous le faisons dans l'ordre vrai des événements; ainsi seulement on
assiste au spectacle du génie de Shakspeare déroulant et ranimant
l'histoire de son pays.
En choisissant pour sujet d'une tragédie le règne de Jean sans Terre,
Shakspeare s'imposait la nécessité de ne pas respecter scrupuleusement
l'histoire. Un règne où, dit Hume, «l'Angleterre se vit déjouée et
humiliée dans toutes ses entreprises,» ne pouvait être représenté dans
toute sa vérité devant un public anglais et une cour anglaise; et le
seul souvenir du roi Jean auquel la nation doive attacher du prix, la
grande Charte, n'était pas de ceux qui devaient intéresser vivement une
reine telle qu'Élisabeth. Aussi la pièce de Shakspeare ne
présente-t-elle qu'un sommaire des dernières années de ce règne honteux;
et l'habileté du poëte s'est employée à voiler le caractère de son
principal personnage sans le défigurer, à dissimuler la couleur des
événements sans les dénaturer. Le seul fait sur lequel Shakspeare ait
pris nettement la résolution de substituer l'invention à la vérité, ce
sont les rapports de Jean avec la France; il faut assurément toutes les
illusions de la vanité nationale pour que Shakspeare ait pu présenter et
pour que les Anglais aient supporté le spectacle de Philippe-Auguste
succombant sous l'ascendant de Jean sans Terre. C'est tout au plus ainsi
qu'on aurait pu l'offrir à Jean lui-même lorsqu'enfermé à Rouen, tandis
que Philippe s'emparait de ses possessions en France, il disait
tranquillement: «Laissez faire les Français, je reprendrai en un jour ce
qu'ils mettent des années à conquérir.» Tout ce qui, dans la pièce de
Shakspeare, est relatif à la guerre avec la France, semble avoir été
inventé pour la justification de cette gasconnade du plus lâche et du
plus insolent des princes.
Dans le reste du drame, l'action même et l'indication des faits qu'il
n'était pas possible de dissimuler, suffisent pour faire entrevoir ce
caractère où le poëte n'a pas osé pénétrer, où il n'eût pu même pénétrer
qu'avec dégoût; mais ni un pareil personnage, ni cette manière gênée de
le peindre n'étaient susceptibles d'un grand effet dramatique; aussi
Shakspeare a-t-il fait porter l'intérêt de sa pièce sur le sort du jeune
Arthur; aussi a-t-il chargé Faulconbridge de ce rôle original et
brillant où l'on sent qu'il se complaît, et qu'il ne se refuse guère
dans aucun de ses ouvrages.
Shakspeare a présenté le jeune duc de Bretagne à l'âge où pour la
première fois on eut à faire valoir ses droits après la mort de Richard,
c'est-à-dire environ à douze ans. On sait qu'Arthur en avait vingt-cinq
ou vingt-six, qu'il était déjà marié et intéressant par d'aimables et
brillantes qualités lorsqu'il fut fait prisonnier par son oncle; mais le
poëte a senti combien ce spectacle de la faiblesse aux prises avec la
cruauté était plus intéressant dans un enfant; et d'ailleurs, si Arthur
n'eût été un enfant, ce n'est pas sa mère qu'il eût été permis de mettre
en avant à sa place; en supprimant le rôle de Constance, Shakspeare nous
eût peut-être privés de la peinture la plus pathétique qu'il ait jamais
tracée de l'amour maternel, l'un des sentiments où il a été le plus
profond.
En même temps qu'il a rendu le fait plus touchant, il en a écarté
l'horreur en diminuant l'atrocité du crime. L'opinion la plus
généralement répandue, c'est qu'Hubert de Bourg, qui ne s'était chargé
de faire périr Arthur que pour le sauver, ayant en effet trompé la
cruauté de son oncle par de faux rapports et par un simulacre
d'enterrement, Jean, qui fut instruit de la vérité, tira d'abord Arthur
du château de Falaise où il était sous la garde d'Hubert, se rendit
lui-même de nuit et par eau à Rouen, où il l'avait fait renfermer, le
fit amener dans son bateau, le poignarda de sa main, puis attacha une
pierre à son corps et le jeta dans la rivière. On conçoit qu'un
véritable poëte ait écarté une semblable image. Indépendamment de la
nécessité d'absoudre son principal personnage d'un crime aussi odieux,
Shakspeare a compris combien les lâches remords de Jean, quand il voit
le danger où le plonge le bruit de la mort de son neveu, étaient plus
dramatiques et plus conformes à la nature générale de l'homme que cet
excès d'une brutale férocité; et, certes, la belle scène de Jean avec
Hubert, après la retraite des lords, suffit bien pour justifier un
pareil choix. D'ailleurs le tableau que présente Shakspeare saisit trop
vivement son imagination et acquiert à ses yeux trop de réalité pour
qu'il ne sente pas qu'après la scène incomparable où Arthur obtient sa
grâce d'Hubert, il est impossible de supporter l'idée qu'aucun être
humain porte la main sur ce pauvre enfant, et lui fasse subir de nouveau
le supplice de l'agonie à laquelle il vient d'échapper; le poëte sait de
plus que le spectacle de la mort d'Arthur, bien que moins cruel, serait
encore intolérable si, dans l'esprit des spectateurs, il était
accompagné de l'angoisse qu'y ajouterait la pensée de Constance; il a eu
soin de nous apprendre la mort de la mère avant de nous rendre témoin de
celle du fils; comme si, lorsque son génie a conçu, à un certain degré,
les douleurs d'un sentiment ou d'une passion, son âme trop tendre s'en
effrayait et cherchait pour son propre compte à les adoucir. Quelque
malheur que peigne Shakspeare, il fait presque toujours deviner un
malheur plus grand devant lequel il recule et qu'il nous épargne.
Le caractère du bâtard Faulconbridge a été fourni à Shakspeare par une
pièce de Rowley, intitulée: _The troublesome Reign of King John_, qui
parut en 1591, c'est-à-dire cinq ans avant celle de Shakspeare,
composée, à ce qu'on croit, en 1596. La pièce de Rowley fut réimprimée
en 1611 avec le nom de Shakspeare, artifice assez ordinaire aux
libraires et aux éditeurs du temps. Cette circonstance, et l'aisance
avec laquelle Shakspeare a puisé dans cet ouvrage, ont fait croire à
plusieurs critiques qu'il y avait mis la main, et que _la Vie et la mort
du roi Jean_ n'était qu'une refonte du premier ouvrage; mais il ne
paraît pas qu'il y ait eu aucune part.
Selon sa coutume, en empruntant à Rowley ce qui lui a convenu,
Shakspeare a ajouté de grandes beautés à son orignal, mais il en a
conservé presque toutes les erreurs. Ainsi Rowley a supposé que c'était
le duc d'Autriche qui avait tué Richard Coeur de Lion, et en même temps
il fait tuer le duc d'Autriche par Faulconbridge, personnage historique
dont parle Mathieu Pâris sous le nom de Falçasius de Brente, fils
naturel de Richard, et qui, selon Hollinshed, tua le vicomte de Limoges
pour venger la mort de son père, tué, comme on sait, au siége de Chaluz,
château appartenant à ce seigneur. Pour concilier la version de
Hollinshed avec la sienne, Rowley a fait de _Limoges_ le nom de famille
du duc d'Autriche, qu'il nomme ainsi, _Limoges_, _duc d'Autriche_.
Shakspeare l'a suivi exactement en ceci. C'est de même au duc d'Autriche
qu'il attribue la mort de Richard; c'est de même le duc d'Autriche qui,
dans la pièce, reçoit la mort de la main de Faulconbridge; et quant à la
confusion des deux personnages, il paraît que Shakspeare ne s'en est pas
fait plus de scrupule que Rowley, si l'on en peut juger par
l'interpellation de Constance au duc d'Autriche dans la première scène
du troisième acte, où, s'adressant à lui, elle s'écrie: _ô Limoges, ô
Austria!_ Le caractère de Faulconbridge est une de ces créations du
génie de Shakspeare où se retrouve la nature de tous les temps et de
tous les pays: Faulconbridge est le vrai soldat, le soldat de fortune,
ne reconnaissant personnellement de devoir inflexible qu'envers le chef
auquel il a dévoué sa vie et de qui il a reçu la récompense de son
courage, et cependant ne demeurant étranger à aucun des sentiments sur
lesquels se fondent les autres devoirs, obéissant même à ces instincts
d'une rectitude naturelle toutes les fois qu'ils ne se trouvent pas en
contradiction avec le voeu de soumission et de fidélité implicite auquel
appartient son existence, et même sa conscience: il sera humain,
généreux, il sera juste aussi souvent que ce voeu ne lui ordonnera pas
l'inhumanité, l'injustice, la mauvaise foi; il juge bien les choses
auxquelles il se soumet, et n'est dans l'erreur que sur la nécessité de
s'y soumettre; il est habile autant que brave, et n'aliène point son
jugement en renonçant à le suivre; c'est une nature forte que les
circonstances et le besoin d'employer son activité en un sens quelconque
ont réduite à une infériorité morale dont une disposition plus calme et
des réflexions plus approfondies sur la véritable destination des hommes
l'auraient vraisemblablement préservée. Mais, avec le tort de n'avoir
pas cherché assez haut les objets de sa fidélité et de son dévouement,
Faulconbridge a le mérite éminent d'un dévouement et d'une fidélité
inébranlables, vertus singulièrement hautes, et par le sentiment dont
elles émanent, et par les grandes actions dont elles peuvent être la
source. Son langage est, comme sa conduite, le résultat d'un mélange de
bon sens et d'ardeur d'imagination qui enveloppe souvent la raison dans
un fracas de paroles très-naturel aux hommes de la profession et du
caractère de Faulconbridge; sans cesse livrés à l'ébranlement des scènes
et des actions les plus violentes, ils ne peuvent trouver dans le
langage ordinaire de quoi rendre les impressions dont se compose
l'habitude de leur vie.
Le style général de la pièce est moins ferme et d'une couleur moins
prononcée que celui de plusieurs autres tragédies du même poëte; la
contexture de l'ouvrage est aussi un peu vague et faible, ce qui tient
au défaut d'une idée unique qui ramène sans cesse toutes les parties à
un même centre. La seule idée de ce genre qu'on puisse apercevoir dans
_le Roi Jean_, c'est la haine de la domination étrangère l'emportant sur
la haine d'une usurpation tyrannique. Pour que cette idée fût saillante
et occupât constamment l'esprit du spectateur, il faudrait qu'elle se
reproduisît partout, que tout contribuât à faire ressortir le malheur de
la lutte entre ces deux sentiments; mais ce plan, un peu vaste pour un
ouvrage dramatique, devenait d'ailleurs inconciliable avec la réserve
que s'imposait Shakspeare sur le caractère du roi: aussi une grande
partie de la pièce se passe-t-elle en discussions de peu d'intérêt, et
dans le reste les événements ne sont pas assez bien amenés; les lords
changent trop légèrement de parti, soit d'abord à cause de la mort
d'Arthur, soit ensuite par un motif de crainte personnelle, qui ne
présente pas sous un point de vue assez honorable leur retour à la cause
d'Angleterre. L'emprisonnement du roi Jean n'est pas non plus préparé
avec le soin que met d'ordinaire Shakspeare à fonder et à justifier la
moindre circonstance de son drame: rien n'indique ce qui a pu porter le
moine à une action aussi désespérée, puisqu'en ce moment Jean était
réconcilié avec Rome. La tradition à laquelle Shakspeare a emprunté ce
fait apocryphe attribue l'action du moine au besoin de se venger d'un
mot offensant que lui avait dit le roi. On ne sait trop ce qui a pu
porter Shakspeare à adopter ce conte, dont il a tiré si peu de parti:
peut-être a-t-il voulu donner aux derniers moments de Jean quelque chose
d'une souffrance infernale, sans avoir recours à des remords qui en
effet n'eussent pas été plus d'accord avec le caractère réel de ce
méprisable prince qu'avec la manière adoucie dont le poëte l'a tracé.
LE ROI JEAN
TRAGÉDIE
PERSONNAGES
LE ROI JEAN.
LE PRINCE HENRI son fils, depuis le roi Henri III.
ARTHUR, duc de Bretagne, fils de Geoffroy, dernier duc de Bretagne;
et frère aîné du roi Jean.
GUILLAUME MARESHALL, comte de Pembroke.
GEOFFROY FITZ-PETER, comte d'Essex, grand justicier d'Angleterre.
GUILLAUME LONGUE-ÉPÉE, comte de Salisbury.
ROBERT BIGOT, comte de Norfolk.
HUBERT.
ROBERT FAULCONBRIDGE, fils de sir Robert Faulconbridge.
PHILIPPE FAULCONBRIDGE, son frère utérin, bâtard du roi Richard Ier.
JACQUES GOURNEY, attaché au service de lady Faulconbridge.
PIERRE DE POMFRET, prophète.
PHILIPPE, roi de France.
LOUIS, dauphin.
L'ARCHIDUC D'AUTRICHE.
LE CARDINAL PANDOLPHE, légat du pape.
MELUN, seigneur français.
CHATILLON, ambassadeur de France envoyé au roi Jean.
ÉLÉONORE, veuve du roi Henri II, et mère du roi Jean.
CONSTANCE, mère d'Arthur.
BLANCHE, fille d'Alphonse, roi de Castille, et nièce du roi Jean.
LADY FAULCONBRIDGE, mère du bâtard et de Robert Faulconbridge.
SEIGNEURS, DAMES, CITOYENS D'ANGERS, OFFICIERS, SOLDATS, HÉRAUTS,
MESSAGERS, ET AUTRES GENS DE SUITE.
La scène est tantôt en Angleterre, et tantôt en France.
ACTE PREMIER
SCÈNE I
Northampton.--Une salle de représentation dans le palais.
_Entrent_ LE ROI JEAN, LA REINE ÉLÉONORE, PEMBROKE, ESSEX, et SALISBURY
_avec_ CHATILLON.
LE ROI JEAN.--Eh bien, Châtillon, parlez; que veut de nous la France?
CHATILLON.--Ainsi, après vous avoir salué, parle le roi de France, par
moi son ambassadeur, à Sa Majesté, à Sa Majesté usurpée d'Angleterre.
ÉLÉONORE.--Étrange début! Majesté usurpée!
LE ROI JEAN.--Silence, ma bonne mère, écoutez l'ambassade.
CHATILLON.--Philippe de France, suivant les droits et au nom du fils de
feu Geoffroy votre frère, Arthur Plantagenet, fait valoir ses titres
légitimes à cette belle île et son territoire, l'Irlande, Poitiers,
l'Anjou, la Touraine, le Maine, vous invitant à déposer l'épée qui
usurpe la domination de ces différents titres, et à la remettre dans la
main du jeune Arthur, votre neveu, votre royal et vrai souverain.
LE ROI JEAN.--Et que s'ensuivra-t-il si nous nous y refusons?
CHATILLON.--L'impérieuse entremise d'une guerre sanglante et cruelle,
pour ressaisir par la force des droits que la force seule refuse.
LE ROI JEAN.--Ici nous avons guerre pour guerre, sang pour sang,
hostilité pour hostilité: c'est ainsi que je réponds au roi de France.
CHATILLON.--Dès lors recevez par ma bouche le défi de mon roi, dernier
terme de mon ambassade.
LE ROI JEAN.--Porte-lui le mien, et va-t'en en paix.--Sois aux yeux de
la France comme l'éclair; car avant que tu aies pu annoncer que j'y
viendrai, le tonnerre de mon canon s'y fera entendre. Ainsi donc,
va-t'en! sois la trompette de ma vengeance et le sinistre présage de
votre ruine.--Qu'on lui donne une escorte honorable; Pembroke,
veillez-y.--Adieu, Châtillon.
(Châtillon et Pembroke sortent.)
ÉLÉONORE.--Eh bien, mon fils! n'ai-je pas toujours dit que cette
ambitieuse Constance n'aurait point de repos qu'elle n'eût embrasé la
France et le monde entier pour les droits et la cause de son fils?
Quelques faciles arguments d'amour auraient pu cependant prévenir et
arranger ce que le gouvernement de deux royaumes doit régler maintenant
par des événements terribles et sanglants.
LE ROI JEAN.--Nous avons pour nous notre solide possession et notre
droit.
ÉLÉONORE.--Votre solide possession bien plus que votre droit; autrement
cela irait mal pour vous et moi; ma conscience confie ici à votre
oreille ce que personne n'entendra jamais que le ciel, vous et moi.
(Entre le shérif de Northampton, qui parle bas à Essex.)
ESSEX.--Mon souverain, on apporte ici de la province, pour être soumis à
votre justice, le plus étrange différend dont j'aie jamais entendu
parler: introduirai-je les parties?
LE ROI JEAN.--Qu'elles approchent.--Nos abbayes et nos prieurés payeront
les frais de cette expédition. (_Le shérif rentre avec Robert
Faulconbridge et Philippe son frère bâtard._) Quelles gens êtes-vous?
PHILIPPE FAULCONBRIDGE.--Je suis moi, votre fidèle sujet, un gentilhomme
né dans le comté de Northampton, et fils aîné, comme je le suppose, de
Robert Faulconbridge, soldat fait chevalier sur le champ de bataille par
Coeur de Lion, dont la main conférait l'honneur.
LE ROI JEAN.--Et toi, qui es-tu?
ROBERT FAULCONBRIDGE.--Le fils et l'héritier du même Faulconbridge.
LE ROI JEAN.--Celui-ci est l'aîné, et tu es l'héritier? Vous ne veniez
donc pas de la même mère, ce me semble.
PHILIPPE FAULCONBRIDGE.--Très-certainement de la même mère, puissant
roi; cela est bien connu, et du même père aussi, à ce que je pense; mais
pour la connaissance certaine de cette vérité, je vous en réfère au ciel
et à ma mère; quant à moi j'en doute, comme peuvent le faire tous les
enfants des hommes.
ÉLÉONORE.--Fi donc! homme grossier, tu diffames ta mère et blesses son
honneur par cette méfiance.
PHILIPPE FAULCONBRIDGE.--Moi, madame? Non, je n'ai aucune raison pour
cela; c'est la prétention de mon frère, et non pas la mienne; s'il peut
le prouver, il me chasse de cinq cents bonnes livres de revenu au moins.
Que le ciel garde l'honneur de ma mère, et mon héritage avec!
LE ROI JEAN.--Un bon garçon tout franc.--Pourquoi ton frère, étant le
plus jeune, réclame-t-il ton héritage?
PHILIPPE FAULCONBRIDGE.--Je ne sais pas pourquoi, si ce n'est pour
s'emparer du bien. Une fois il m'a insolemment accusé de bâtardise: que
je sois engendré aussi légitimement que lui, oui ou non, c'est ce que je
mets sur la tête de ma mère; mais que je sois aussi bien engendré que
lui, mon souverain (que les os qui prirent cette peine pour moi reposent
doucement), comparez nos visages, et jugez vous-même, si le vieux sir
Robert nous engendra tous deux, s'il fut notre père;--que celui-là lui
ressemble. O vieux sir Robert, notre père, je remercie le ciel à genoux
de ce que je ne vous ressemble pas!
LE ROI JEAN.--Quelle tête à l'envers le ciel nous a envoyée là!
ÉLÉONORE.--Il a quelque chose du visage de Coeur de Lion, et l'accent de
sa voix le rappelle; ne découvrez-vous pas quelques traces de mon fils
dans la robuste structure de cet homme?
LE ROI JEAN.--Mon oeil a bien examiné les formes et les trouve
parfaitement celles de Richard. Parle, drôle, quels sont tes motifs pour
prétendre aux biens de ton frère?
PHILIPPE FAULCONBRIDGE.--Parce qu'il a une moitié du visage semblable à
mon père; avec cette moitié de visage il voudrait avoir tous mes biens.
Une pièce de quatre sous[1] à demi face, cinq cents livres de revenu!
[Note 1: _Half faced groat_, ce fut sous Henri VII que l'on frappa des
_groats_, pièces de quatre sous portant la figure du roi de profil.
Jusque-là presque toutes les monnaies d'argent avaient porté la figure
de face.]
ROBERT FAULCONBRIDGE.--Mon gracieux souverain, lorsque mon père vivait,
votre frère l'employait beaucoup.
PHILIPPE FAULCONBRIDGE.--Fort bien; mais cela ne fait pas que vous
puissiez, monsieur, vous emparer de mon bien; il faut que vous nous
disiez comment il employait ma mère.
ROBERT FAULCONBRIDGE.--Une fois il l'envoya en ambassade en Allemagne
pour y traiter avec l'empereur d'affaires importantes de ce temps-là. Le
roi se prévalut de son absence, et tout le temps qu'elle dura, il
séjourna chez mon père. Vous dire comment il y réussit, j'en ai honte,
mais la vérité est la vérité. De vastes étendues de mer et de rivages
étaient entre mon père et ma mère, (comme je l'ai entendu dire à mon
père lui-même), lorsque ce vigoureux gentilhomme que voilà fut engendré.
A son lit de mort il me légua ses terres par testament, et jura par sa
mort que celui-ci, fils de ma mère, n'était point à lui; ou que s'il
l'était, il était venu au monde quatorze grandes semaines avant que le
cours du temps fût accompli. Ainsi donc, mon bon souverain, faites que
je possède ce qui est à moi, les biens de mon père, suivant la volonté
de mon père.
LE ROI JEAN.--Jeune homme, ton frère est légitime; la femme de ton père
le conçut après son mariage; et si elle n'a pas joué franc jeu, à elle
seule en est la faute; faute dont tous les maris courent le hasard du
jour où ils prennent femme. Dis-moi, si mon frère, qui, à ce que tu dis,
prit la peine d'engendrer ce fils, avait revendiqué de ton père ce fils
comme le sien, n'est-il pas vrai, mon ami, que ton père aurait pu
retenir ce veau, né de sa vache, en dépit du monde entier; oui, ma foi,
il l'aurait pu: donc, si étant à mon frère, mon frère ne pouvait pas le
revendiquer, ton père non plus ne peut point le refuser, lors même qu'il
n'est pas à lui.--Cela est concluant.--Le fils de ma mère engendra
l'héritier de ton père; l'héritier de ton père doit avoir les biens de
ton père.
ROBERT FAULCONBRIDGE.--La volonté de mon père n'aura donc aucune force,
pour déposséder l'enfant qui n'est pas le sien?
PHILIPPE FAULCONBRIDGE.--Pas plus de force, monsieur, pour me déposséder
que n'en eut sa volonté pour m'engendrer, à ce que je présume.
ÉLÉONORE.--Qu'aimerais-tu mieux: être un Faulconbridge et ressembler à
ton frère, pour jouir de ton héritage, ou être réputé le fils de Coeur
de Lion, seigneur de ta bonne mine, et pas de biens avec?
PHILIPPE FAULCONBRIDGE.--Madame, si mon frère avait ma tournure et que
j'eusse la sienne, celle de sir Robert, à qui il ressemble, si mes
jambes étaient ces deux houssines comme celles-là, que mes bras fussent
ainsi rembourrés comme des peaux d'anguille, ma face si maigre, que je
craignisse d'attacher une rose à mon oreille, de peur qu'on ne dît:
voyez où va cette pièce de trois liards[2], et que je fusse, à raison de
cette tournure, héritier de tout ce royaume, je ne veux jamais bouger de
cette place, si je ne donnais jusqu'au dernier pouce pour avoir ma
figure. Pour rien au monde je ne voudrais être sir Rob[3].
[Note 2: _Where three farthings goes._ La reine Élisabeth avait fait
frapper différentes pièces de monnaies, entre autres des pièces de trois
_farthings_, environ trois liards, portant d'un côté son effigie et de
l'autre une rose. La pièce de trois _farthings_ était d'argent et
extrêmement mince; la mode de porter une rose à son oreille appartenait
au même temps.]
[Note 3: _Rob_ diminutif de _Robert_, et probablement un terme de
mépris.]
ÉLÉONORE.--Tu me plais: veux-tu renoncer à ta fortune, lui abandonner
ton bien et me suivre? Je suis un soldat et sur le point de passer en
France.
PHILIPPE FAULCONBRIDGE.--Frère, prenez mon bien, je prendrai, moi, la
chance qui m'est offerte. Votre figure vient de gagner cinq cents livres
de revenu; cependant, vendez-la cinq sous, et ce sera cher.--Madame, je
vous suivrai jusqu'à la mort.
ÉLÉONORE.--Ah! mais je voudrais que vous y arrivassiez avant moi.
PHILIPPE FAULCONBRIDGE.--L'usage à la campagne est de céder à nos
supérieurs.
LE ROI JEAN.--Quel est ton nom?
PHILIPPE FAULCONBRIDGE.--Philippe, mon souverain, c'est ainsi que
commence mon nom. Philippe, fils aîné de la femme du bon vieux sir
Robert.
LE ROI JEAN.--Dès aujourd'hui porte le nom de celui dont tu portes la
figure. Agenouille-toi Philippe, mais relève-toi plus grand, relève-toi
sir Richard et Plantagenet.
PHILIPPE FAULCONBRIDGE.--Frère du côté maternel, donnez-moi votre
main; mon père me donna de l'honneur, le vôtre vous donna du
bien.--Maintenant, bénie soit l'heure de la nuit ou du jour où je fus
engendré en l'absence de sir Robert!
ÉLÉONORE.--La vraie humeur des Plantagenets!--Je suis ta grand'mère,
Richard; appelle-moi ainsi.
PHILIPPE FAULCONBRIDGE.--Par hasard, madame, et non par la bonne foi. Eh
bien, quoi? légèrement à gauche, un peu hors du droit chemin, par la
fenêtre ou par la lucarne: qui n'ose sortir le jour marche
nécessairement de nuit; tenir est tenir, de quelque manière qu'on y soit
parvenu; de près ou de loin a bien gagné qui a bien visé; et je suis
moi, de quelque façon que j'aie été engendré.
LE ROI JEAN.--Va, Faulconbridge, tu as maintenant ce que tu voulais: un
chevalier sans terre te fait écuyer terrier.--Venez, madame, et vous
aussi Richard, venez. Hâtons-nous de partir pour la France, pour la
France, cela est plus que nécessaire.
PHILIPPE FAULCONBRIDGE.---Frère, adieu: que la fortune te soit
favorable, car tu fus engendré dans la voie de l'honnêteté. (_Tous les
personnages sortent, excepté Philippe_.) D'un pied d'honneur plus riche
que je n'étais, mais plus pauvre de bien, bien des pieds de
terrain.--Allons, actuellement je puis faire d'une Jeannette une
lady.--_Bonjour, sir Richard._--_Dieu vous le rende, mon ami_.--Et s'il
s'appelle George, je l'appellerai Pierre; car un honneur de date récente
oublie le nom des gens: ce serait trop attentif et trop poli pour votre
changement de destinée.--Et votre voyageur[4].--Lui et son cure-dent ont
leur place aux repas de ma seigneurie; et lorsque mon estomac de
chevalier est satisfait, alors je promène ma langue autour de mes dents,
et j'interroge mon élégant convive sur les pays qu'il a parcourus: _Mon
cher monsieur_ (c'est ainsi que je commence, appuyé sur mon coude), _je
vous supplie_...--Voilà la demande, et voici incontinent la réponse,
comme dans un alphabet: _O monsieur_, dit la réponse, _à vos ordres
très-honorés, à votre service, à votre disposition, monsieur_....--_Non,
monsieur_, dit la question: _c'est moi, mon cher monsieur, qui suis à la
vôtre_... et la réponse devinant toujours ainsi ce que veut la demande,
épargne un dialogue de compliments, et nous entretient des Alpes, des
Apennins, des Pyrénées et de la rivière du Pô, arrivant ainsi à l'heure
du souper. Voilà la société digne de mon rang, et qui cadre avec un
esprit ambitieux comme le mien! car c'est un vrai bâtard du temps (ce
que je serai toujours quoique je fasse) celui qui ne se pénètre pas des
moeurs qu'il observe, et cela, non-seulement par rapport à ses habitudes
de corps et d'esprit, ses formes extérieures et son costume, mais qui ne
sait pas encore débiter de son propre fonds le doux poison, si doux au
goût du siècle: ce que toutefois je ne veux point pratiquer pour
tromper, mais que je veux apprendre pour éviter d'être trompé, et pour
semer de fleurs les degrés de mon élévation.--Mais, qui vient si vite en
costume de cheval? Quelle est cette femme postillon? N'a-t-elle point de
mari qui prenne la peine de sonner du cor devant elle? (_Entrent lady
Faulconbridge et Jacques Gourney._) O Dieu! c'est ma mère! Quoi! vous à
cette heure, ma bonne dame? qui vous amène si précipitamment ici, à la
cour?
[Note 4: Recevoir et questionner les voyageurs était du temps de
Shakspeare l'un des passe-temps les plus recherchés de la bonne
compagnie. L'usage du cure-dent était regardé comme une affectation de
goût pour les modes étrangères.]
LADY FAULCONBRIDGE.--Où est ce misérable, ton frère? où est celui qui
pourchasse en tous sens mon honneur?
LE BATARD.--- Mon frère Robert? le fils du vieux sir Robert? le géant
Colbrand[5], cet homme puissant? est-ce le fils de sir Robert que vous
cherchez ainsi?
[Note 5: Colbrand était un géant danois que Guy de Warwick vainquit en
présence du roi Athelstan.]
LADY FAULCONBRIDGE.--Le fils de sir Robert! Oui, enfant irrespectueux,
le fils de sir Robert: pourquoi ce mépris pour sir Robert? Il est le
fils de sir Robert, et toi aussi.
LE BATARD.--Jacques Gourney, voudrais-tu nous laisser pour un moment?
GOURNEY.--De tout mon coeur, bon Philippe.
LE BATARD.--Philippe! le pierrot[6]!--Jacques, il court des bruits....
Tantôt je t'en dirai davantage. (_Jacques sort._)--Madame je ne suis
point le fils du vieux sir Robert; sir Robert aurait pu manger un
vendredi saint toute la part qu'il a eue en moi, sans rompre son jeûne;
Sir Robert pouvait bien faire, mais de bonne foi, avouez-le, a-t-il pu
m'engendrer? Sir Robert ne le pouvait pas; nous connaissons de ses
oeuvres.--Ainsi donc, ma bonne mère, à qui suis-je redevable de ces
membres? Jamais sir Robert n'a aidé à faire cette jambe.
LADY FAULCONBRIDGE.--T'es-tu ligué avec ton frère, toi, qui pour ton
propre avantage devrais défendre mon honneur? Que veut dire ce mépris,
varlet indiscipliné[7]?
LE BATARD.--Chevalier, chevalier, ma bonne mère, comme Basilisco[8]. Je
viens d'être armé; et j'ai le coup sur mon épaule. Mais, ma mère, je ne
suis plus le fils de sir Robert; j'ai renoncé à sir Robert et à mon
héritage; nom, légitimité, tout est parti; ainsi, ma bonne mère,
faites-moi connaître mon père; c'est quelque homme bien tourné,
j'espère: qui était-ce, ma mère?
[Note 6: On donne aux _pierrots_ le nom de _Philippe_, à cause de leur
cri qui paraît se rapprocher du son de ce nom.]
[Note 7: _Knave._ Ce nom de _varlet_, porté par les jeunes gentilshommes
qui n'avaient point encore pris rang dans la chevalerie, était ici le
sens exact du mot _knave_, et le seul qui pût faire comprendre la
réponse du bâtard. Pour conserver leur véritable couleur et toute leur
énergie, les pièces de Shakspeare, du moins celles dont le sujet est
tiré de l'histoire d'Angleterre, auraient besoin d'être traduites en
vieux langage.]
[Note 8: _Basilisco_, personnage ridicule d'une mauvaise comédie
anglaise.]
LADY FAULCONBRIDGE.--As-tu nié d'être un Faulconbridge?
LE BATARD.--D'aussi grand coeur que je renie le diable.
LADY FAULCONBRIDGE.--Le roi Richard Coeur de Lion fut ton père; séduite
par une poursuite assidue et pressante, je lui donnai place dans le lit
de mon mari. Que le ciel ne me l'impute point à péché! Tu fus le fruit
d'une faute qui m'est encore chère, et à laquelle je fus trop vivement
sollicitée, pour pouvoir me défendre.
LE BATARD.--Maintenant, par cette lumière, si j'étais encore à naître,
madame, je ne souhaiterais pas un plus noble père. Il est des fautes
privilégiées sur la terre, et la vôtre est de ce nombre: votre faute ne
fut point folie. Il fallait bien mettre votre coeur à la discrétion de
Richard, comme un tribut de soumission à son amour tout-puissant; de
Richard dont le lion intrépide ne put soutenir la furie et la force
incomparable, ni préserver son coeur royal de la main du héros[9]. Celui
qui ravit de force le coeur des lions, peut facilement s'emparer de
celui d'une femme. Oui, ma mère, de toute mon âme je vous remercie de
mon père! Qu'homme qui vive ose dire que vous ne fîtes pas bien, lorsque
je fus engendré, j'enverrai son âme aux enfers. Venez, madame, je veux
vous présenter à mes parents; et ils diront que le jour où Richard
m'engendra, si tu lui avais dit non, c'eût été un crime. Quiconque dit
que c'en fut un en a menti; je dis, moi, que ce n'en fut pas un.
[Note 9: Allusion à une ancienne romance et à de vieilles chroniques où
l'on raconte que le roi Richard arracha le coeur d'un lion que le duc
d'Autriche avait fait entrer dans sa prison pour le dévorer, en
vengeance de la mort de son fils tué par Richard d'un coup de poing. Ce
fut de cet exploit, disent la romance et les chroniques, que lui vint le
surnom de _Coeur de Lion_, et c'est la peau portée par Richard que
l'archiduc est supposé lui avoir prise après l'avoir tué.]
FIN DU PREMIER ACTE.
ACTE DEUXIÈME
SCÈNE I.
La scène est en France.--Devant les murs d'Angers.
_Entrent d'un côté_ L'ARCHIDUC D'AUTRICHE _et ses soldats; de l'autre_
PHILIPPE, _roi de France et ses soldats_; LOUIS, CONSTANCE, ARTHUR _et
leur suite_.
LOUIS.--Soyez les bien arrivés devant les murs d'Angers, vaillant duc
d'Autriche.--Arthur, l'illustre fondateur de ta race, Richard qui
arracha le coeur à un lion et combattit dans les saintes guerres en
Palestine, descendit prématurément dans la tombe par les mains de ce
brave duc[10]; et lui, pour faire réparation à ses descendants, est ici
venu sur notre demande déployer ses bannières pour ta cause, mon enfant,
et faire justice de l'usurpation de ton oncle dénaturé, Jean
d'Angleterre: embrasse-le, chéris-le, souhaite-lui la bienvenue.
[Note 10: Richard.--_By this brave duke came early to his grave._ (Voyez
la note précédente.)]
ARTHUR.--Dieu vous pardonne la mort de Coeur de Lion, d'autant mieux que
vous donnez la vie à sa postérité, en ombrageant ses droits sous vos
ailes de guerre. Je vous souhaite la bienvenue d'une main sans pouvoir,
mais avec un coeur plein d'un amour sincère: duc, soyez le bienvenu
devant les portes d'Angers.
LOUIS.--Noble enfant! qui ne voudrait te rendre justice?
L'ARCHIDUC--Je dépose sur ta joue ce baiser plein de zèle, comme le
sceau de l'engagement que prend ici mon amitié, de ne jamais retourner
dans mes États jusqu'à ce qu'Angers, et les domaines qui t'appartiennent
en France, en compagnie de ce rivage pâle et au blanc visage, dont le
pied repousse les vagues mugissantes de l'Océan et sépare ses insulaires
des autres contrées; jusqu'à ce que l'Angleterre, enfermée par la mer
dont les flots lui servent de muraille, et qui se flatte d'être toujours
hors de l'atteinte des projets de l'étranger, jusqu'à ce que ce dernier
coin de l'Occident t'ait salué pour son roi: jusqu'alors, bel enfant, je
ne songerai pas à mes États et ne quitterai point les armes.
CONSTANCE.--Oh! recevez les remerciements de sa mère, les remerciements
d'une veuve, jusqu'au jour où la puissance de votre bras lui aura donné
la force de s'acquitter plus dignement envers votre amitié!
L'ARCHIDUC.--La paix du ciel est avec ceux qui tirent leur épée pour une
cause aussi juste et aussi sainte.
PHILIPPE.--Eh bien! alors, à l'ouvrage: dirigeons notre artillerie
contre les remparts de cette ville opiniâtre.--Assemblons nos plus
habiles tacticiens, pour dresser les plans les plus avantageux.--Nous
laisserons devant cette ville nos os de roi; nous arriverons jusqu'à la
place publique, en nous plongeant dans le sang des Français, mais nous
la soumettrons à cet enfant.
CONSTANCE.--Attendez une réponse à votre ambassade, de crainte de
souiller inconsidérément vos épées de sang. Châtillon peut nous
rapporter d'Angleterre, par la paix, la justice que nous prétendons
obtenir ici par la guerre. Nous nous reprocherions alors chaque goutte
de sang que trop de précipitation et d'ardeur aurait fait verser sans
nécessité.
(Châtillon entre).
PHILIPPE.--Chose étonnante, madame!--Voilà que sur votre désir est
arrivé Châtillon, notre envoyé.--Dis en peu de mots ce que dit
l'Angleterre, brave seigneur; nous t'écoutons tranquillement: parle,
Châtillon.
CHATILLON.--Retirez vos forces de ce misérable siége, et préparez-les à
une tâche plus grande. Le roi d'Angleterre, irrité de vos justes
demandes, a pris les armes; les vents contraires dont j'ai attendu le
bon plaisir, lui ont donné le temps de débarquer ses légions aussi tôt
que moi: il marche précipitamment vers cette ville; ses forces sont
considérables, et ses soldats pleins de confiance. Avec lui est arrivée
la reine mère, une Até, qui l'excite au sang et au combat; elle est
accompagnée de sa nièce, la princesse Blanche d'Espagne: avec eux est un
bâtard du feu roi, et tous les esprits turbulents du pays, intrépides
volontaires pleins de fougue et de témérité, qui, sous des visages de
femmes, portent la férocité des dragons. Ils ont vendu leurs biens dans
leur pays natal, et apportent fièrement leur patrimoine sur leur dos,
pour courir ici le hasard de fortunes nouvelles. En un mot, jamais plus
brave élite de guerriers invincibles que celle que viennent d'amener les
vaisseaux anglais ne vogua sur les flots gonflés, pour porter la guerre
et le ravage au sein de la chrétienté.--Leurs tambours incivils qui
m'interrompent (_les tambours battent_) m'interdisent plus de détails:
ils sont à la porte pour parlementer ou pour combattre; ainsi
préparez-vous.
PHILIPPE.--Combien peu nous étions préparés à une telle diligence!
L'ARCHIDUC--Plus elle est imprévue, plus nous devons redoubler d'efforts
pour nous défendre. Le courage croît avec l'occasion: qu'ils soient donc
les bienvenus; nous sommes prêts.
(Entrent le roi Jean, Éléonore, Blanche, le Bâtard, Pembroke avec une
partie de l'armée.)
LE ROI JEAN.--Paix à la France, si la France permet que nous fassions en
paix notre entrée juste et héréditaire dans ce qui nous appartient.
Sinon, que la France soit ensanglantée, et que la paix remonte au ciel!
Tandis que nous, agents du Dieu de colère, nous châtierons l'orgueil
méprisant qui chasse la paix vers le ciel.
PHILIPPE.--Paix à l'Angleterre, si ces guerriers retournent de France en
Angleterre pour y vivre en paix. Nous aimons l'Angleterre; et c'est à
cause de cet amour pour l'Angleterre que notre sueur coule ici sous le
faix de notre armure. Ce labeur que nous accomplissons ici devrait être
ton oeuvre; mais tu es si loin d'aimer l'Angleterre que tu as supplanté
son roi légitime, rompu la ligne de succession, renversé la fortune d'un
enfant et profané la pureté virginale de la couronne. Jette ici les yeux
(_en montrant Arthur_) sur le visage de ton frère Geoffroy.--Ces yeux,
ce front furent modelés sur les siens: ce petit abrégé contient toute la
substance de ce qui est mort dans Geoffroy; et la main du temps tirera
de cet abrégé un volume aussi considérable. Geoffroy était ton frère
aîné, et voilà son fils; Geoffroy avait droit au royaume d'Angleterre,
et cet enfant possède les droits de Geoffroy. Au nom de Dieu, comment
advient-il donc que tu sois appelé roi, lorsque le sang de la vie bat
dans les tempes à qui appartient la couronne dont tu t'empares?
LE ROI JEAN.--De qui tires-tu, roi de France, la haute mission d'exiger
de moi une réponse à tes interrogations?
PHILIPPE.--Du Juge d'en haut, qui excite dans l'âme de ceux qui ont la
puissance, la bonne pensée d'intervenir partout où il y a flétrissure et
violation de droits. Ce juge a mis cet enfant sous ma tutelle; et c'est
en son nom que j'accuse ton injustice, et avec son aide que je compte la
châtier.
LE ROI JEAN.--Mais quoi! c'est usurper l'autorité.
PHILIPPE.--Excuse-moi! C'est abattre un usurpateur.
ÉLÉONORE.--Qu'appelles-tu usurpateur, roi de France?
CONSTANCE.--Laissez-moi répondre:--l'usurpateur, c'est ton fils.
ÉLÉONORE.--Loin d'ici, insolente! Oui, ton bâtard sera roi, afin que tu
puisses être reine, et gouverner le monde!
CONSTANCE.--Mon lit fut toujours aussi fidèle à ton fils, que le tien le
fut à ton époux: et cet enfant ressemble plus de visage à son père
Geoffroy, que toi et Jean ne lui ressemblez de caractère; il lui
ressemble comme l'eau à la pluie, ou le diable à sa mère. Mon enfant, un
bâtard! Sur mon âme, je crois que son père ne fut pas aussi légitimement
engendré: cela est impossible, puisque tu étais sa mère.
ÉLÉONORE.--Voilà une bonne mère, enfant, qui flétrit ton père.
CONSTANCE.--Voilà une bonne grand'mère, enfant, qui voudrait te flétrir.
L'ARCHIDUC.--Paix.
LE BATARD.--Écoutez le crieur.
L'ARCHIDUC.--Quel diable d'homme es-tu?
LE BATARD.--Un homme qui fera le diable avec vous, s'il peut vous
attraper seul, vous et votre peau; vous êtes le lièvre, dont parle le
proverbe, dont la valeur tire les lions morts par la barbe; je fumerai
la peau qui vous sert de casaque, si je puis vous saisir à mon aise,
drôle, songez-y; sur ma foi, je le ferai,--sur ma foi.
BLANCHE.--Oh! cette dépouille de lion convient trop bien à celui-là qui
l'a dérobée au lion!
LE BATARD.--Elle fait aussi bien sur son dos que les souliers du grand
Alcide aux pieds d'un âne!--Mais, mon âne, je vous débarrasserai le dos
de ce fardeau, comptez-y, ou bien j'y mettrai de quoi vous faire craquer
les épaules.
L'ARCHIDUC.--Quel est ce fanfaron qui nous assourdit les oreilles avec
ce débordement de paroles inutiles?
PHILIPPE.--Louis, déterminez ce que nous allons faire.
LOUIS.--Femmes et fous, cessez vos conversations.--Roi Jean, en deux
mots, voici le fait: Au nom d'Arthur, je revendique l'Angleterre et
l'Irlande, l'Anjou, la Touraine, le Maine; veux-tu les céder et déposer
les armes?
LE ROI JEAN.--Ma vie, plutôt!--Roi de France, je te défie. Arthur de
Bretagne, remets-toi entre mes mains; et tu recevras de mon tendre amour
plus que jamais ne pourra conquérir la lâche main du roi de France,
soumets-toi, mon garçon.
ÉLÉONORE.--Viens auprès de ta grand'mère, enfant.
CONSTANCE.--Va, mon enfant, va, mon enfant, auprès de cette grand'mère;
donne-lui un royaume, à ta grand'mère, et ta grand'mère te donnera une
plume, une cerise et une figue: la bonne grand'mère que voilà!
ARTHUR.--Paix! ma bonne mère; je voudrais être couché au fond de ma
tombe; je ne vaux pas tout le bruit qu'on fait pour moi.
ÉLÉONORE.--Sa mère lui fait une telle honte, pauvre enfant, qu'il en
pleure.
CONSTANCE.--Que sa mère puisse lui faire honte ou non, ayez honte de
vous-même. Ce sont les injustices de sa grand'mère et non l'opprobre de
sa mère qui font tomber de ses pauvres yeux ces perles faites pour
toucher le ciel et que le ciel acceptera comme honoraires: oui le ciel
séduit par ces larmes de cristal lui fera justice et le vengera de vous.
ÉLÉONORE.--Indigne calomniatrice du ciel et de la terre!
CONSTANCE.--Toi, qui offenses indignement le ciel et la terre, ne
m'appelle pas calomniatrice. Toi et ton fils vous usurpez les droits,
possessions et apanages royaux de cet enfant opprimé; c'est le fils de
ton fils aîné; il est malheureux par cela seul qu'il t'appartient. Tes
péchés sont visités dans ce pauvre enfant; il est sous l'arrêt de la loi
divine, bien qu'il soit éloigné à la seconde génération de ton sein qui
a conçu le péché.
LE ROI JEAN.--Insensée, taisez-vous.
CONSTANCE.--Je n'ai plus que ceci à dire: il n'est pas seulement puni
pour le péché de son aïeule, mais Dieu l'a prise elle et son péché pour
instrument de ses vengeances; cette postérité éloignée est punie pour
elle et par elle au moyen de son péché: le mal qu'elle lui fait est le
bedeau de son péché; tout est puni dans la personne de cet enfant, et
tout cela pour elle; malédiction sur elle!
ÉLÉONORE.--Criailleuse imprudente, je puis produire un testament qui
annule les titres de ton fils.
CONSTANCE.--Et qui en doute? Un testament! un testament inique!
l'expression de la volonté d'une femme, de la volonté d'une grand'mère
perverse!
PHILIPPE.--Cessez, madame, cessez, ou soyez plus modérée; il sied mal
dans cette assemblée de s'attaquer par de si choquantes
récriminations.--Qu'un trompette somme les habitants d'Angers de
paraître sur les murs, pour qu'ils nous disent de qui ils admettent les
droits, d'Arthur ou de Jean.
(Les trompettes sonnent. Les citoyens d'Angers paraissent sur les murs.)
UN CITOYEN.--Qui nous appelle sur nos murs?
PHILIPPE.--C'est la France au nom de l'Angleterre.
LE ROI JEAN.--L'Angleterre par elle-même.--Habitants d'Angers et mes
bons sujets....
PHILIPPE.--Bons habitants d'Angers, sujets d'Arthur, notre trompette
vous a appelés à cette conférence amicale.
LE ROI JEAN.--Dans nos intérêts.--Écoutez-nous donc le premier.--Ces
drapeaux de la France que vous voyez rangés ici en face et à la vue de
votre ville, sont venus ici pour votre ruine; les canons ont leurs
entrailles pleines de vengeance, et déjà ils sont montés et prêts à
vomir contre vos murailles l'airain de leur colère; tous les préparatifs
d'un siége sanglant et d'une guerre sans merci de la part de ces
Français s'offrent aux yeux de votre ville. Vos portes précipitamment
fermées, et, sans notre arrivée, ces pierres immobiles qui vous
entourent, comme une ceinture, seraient, par l'effort de leur mitraille,
arrachées à cette heure de leurs solides lits de chaux, et ouvriraient
de larges brèches à la force sanguinaire pour attaquer en foule votre
repos.--Mais à notre aspect, à l'aspect de votre roi légitime, qui, par
une rapide et pénible marche est venu s'interposer entre vos portes et
leur furie, sauver de toute injure les flancs de votre cité, voyez les
Français confondus vous demander un pourparler; et, maintenant, au lieu
de boulets enveloppés de flammes qui jetteraient dans vos murailles la
fièvre et la terrible mort, ils ne vous envoient que de douces paroles
enveloppées de fumée pour jeter dans vos oreilles une erreur funeste à
votre fidélité; ajoutez-y la croyance qu'elles méritent, bons citoyens,
laissez-nous entrer, nous, votre roi, dont les forces épuisées par la
fatigue d'une marche si précipitée réclament un asile dans les murs de
votre cité.
PHILIPPE.--Lorsque j'aurai parlé, répondez-nous à tous deux. Voyez à ma
main droite, dont la protection est engagée par un voeu sacré à la cause
de celui qu'elle tient, le jeune Plantagenet, fils du frère aîné de cet
homme et son roi, comme de tout ce qu'il possède: c'est au nom de ses
justes droits foulés aux pieds, que nous foulons dans un appareil de
guerre ces vertes plaines devant votre ville; n'étant votre ennemi,
qu'autant que l'exigence de notre zèle hospitalier, pour les intérêts de
cet enfant opprimé, nous en fait un religieux devoir. Ne vous refusez
donc pas à rendre l'hommage que vous devez à celui à qui il est dû, à ce
jeune prince; et nos armes aussitôt, semblables à un ours muselé,
n'auront plus rien de terrible que l'aspect; la fureur de nos canons
s'épuisera vainement contre les nuages invulnérables du ciel; et, par
une heureuse et tranquille retraite, avec nos épées sans entailles et
nos casques sans coups, nous remporterons dans notre patrie ce sang
bouillonnant que nous étions venus verser contre votre ville, et
laisserons en paix vous, vos enfants et vos femmes; mais si vous
dédaignez follement l'offre que nous vous proposons, ce n'est pas
l'enceinte de vos antiques remparts qui vous garantira de nos messagers
de guerre, quand ces Anglais et leurs forces seraient tous logés dans
leurs vastes circonférences. Dites-nous donc si nous serons reçus dans
votre ville comme maîtres, au nom de celui pour qui nous réclamons la
soumission; ou donnerons-nous le signal à notre fureur, et
marcherons-nous à travers le sang à la conquête de ce qui nous
appartient?
UN CITOYEN.--En deux mots, nous sommes les sujets du roi d'Angleterre,
c'est pour lui et en son nom que nous tenons cette ville.
LE ROI JEAN.--Reconnaissez donc votre roi, et laissez-moi entrer.
UN CITOYEN.--Nous ne le pouvons pas: mais à celui qui prouvera qu'il est
roi; à celui-là nous prouverons que nous sommes fidèles; jusque-là, nos
portes sont barrées contre l'univers entier.
LE ROI JEAN.--La couronne d'Angleterre n'en prouve-t-elle pas le roi?
sinon je vous amène pour témoins deux fois quinze mille coeurs de la
race d'Angleterre.
LE BATARD.--Bâtards et autres.
LE ROI JEAN.--Prêts à justifier notre titre au prix de leur vie.
PHILIPPE.--Autant de guerriers aussi bien nés que les siens...
LE BATARD.--Parmi lesquels sont aussi quelques bâtards.
PHILIPPE.--Sont devant lui pour combattre ses prétentions.
UN CITOYEN.--En attendant que vous ayez réglé lequel a le meilleur
droit, nous, pour nous conserver au plus digne, nous nous défendrons
contre tous deux.
LE ROI JEAN.--- Alors que Dieu pardonne leurs péchés à toutes les âmes
qui, avant la chute de la rosée du soir, s'envoleront vers leur
éternelle demeure, dans ce procès terrible pour la royauté de notre
royaume!