FALSTAFF.--C'est un homme de bonne mine, ma foi, et de corpulence, qui a
l'air gai, l'oeil gracieux et un port des plus nobles. Je crois qu'il
peut avoir quelque cinquante ans, ou, par Notre-Dame, tirant vers
soixante.... Je me le rappelle maintenant; son nom est Falstaff. Si cet
homme était un débauché, il me tromperait bien, car, Henri, je vois la
vertu dans ses yeux. Si donc l'arbre peut se connaître par le fruit,
comme le fruit par l'arbre, alors je le déclare hautement, il y a de la
vertu dans ce Falstaff; conserve-le et bannis tout le reste. Or, dis-moi
à présent, méchant vaurien, dis-moi, qu'es-tu devenu depuis un mois?
HENRI.--Est-ce là parler en roi?--Prends ma place; je vais faire le rôle
de mon père.
FALSTAFF.--Quoi! me déposséder?--Si tu le fais la moitié aussi
gravement, aussi majestueusement, en paroles et en matière, pends-moi
par les talons comme un lapin écorché.
HENRI.--A la bonne heure: je me mets là.
FALSTAFF.--Et moi ici. Jugez, messieurs.
HENRI.--Oh çà! Henri, d'où venez-vous?
FALSTAFF.--Mon noble seigneur, d'Eastcheap.
HENRI.--Les plaintes que j'entends faire de toi sont bien graves.
FALSTAFF.--Ventrebleu! seigneur, elles sont fausses.--Oh! je vous en
ferai voir long pour un jeune prince.
HENRI.--Quoi! tu jures, enfant pervers? A dater de ce jour, ne lève
jamais les yeux sur moi; je te retire avec colère mes bonnes grâces. Il
y a un démon qui te hante sous la figure d'un gros vieux corps d'homme,
une espèce de tonneau est ton compagnon. Pourquoi fais-tu ta société de
ce magasin d'humeurs, de ce coffre à mangeaille, de cette créature
animale, de cette loupe d'hydropisie, de cette énorme tonne de vin
d'Espagne, de cette valise de tripes, de ce boeuf gras[44] rôti le
pudding dans le ventre, de ce doyen du vice, de cette iniquité en
cheveux gris, de ce père pendard, de cette vieille frivolité? A quoi
est-il bon? à goûter le vin d'Espagne et à le boire. Que le voit-on
faire avec grâce et propreté? rien autre chose que couper un chapon et
le manger. Quelle science a-t-il? pas d'autre que la ruse. En quoi rusé?
en coquinerie seulement. En quoi coquin? en tout. En quoi honnête? en
rien.
[Note 44: _Manningtree ox._ Manningtree, dans le comté d'Essex, est
célèbre par la richesse de ses pâturages. Il y avait, à ce qu'il paraît,
des occasions où le boeuf de Manningtree jouait le rôle de notre boeuf
gras.]
FALSTAFF.--Je voudrais que Votre Altesse n'allât pas plus vite que je ne
peux la suivre. Que veut-elle dire en ceci?
HENRI.--Ce scélérat abominable, corrupteur de jeunesse, ce Falstaff, ce
vieux satan à barbe grise.
FALSTAFF.--Seigneur, je connais l'homme.
HENRI.--Je le sais bien que tu le connais.
FALSTAFF.--Mais de dire que je connais plus de mal en lui qu'en
moi-même, ce serait dire plus que je ne sais. Qu'il soit vieux (et je
l'en plains bien), ses cheveux blancs en font foi; mais qu'il soit (sauf
votre révérence) un suborneur de filles, c'est ce que je nie absolument.
Si le vin d'Espagne sucré est une offense, Dieu veuille avoir pitié des
pécheurs! Si c'est un crime d'être vieux et gai, je connais plus d'un
vieux cabaretier de damné. Si pour être gras l'on est haïssable, alors
les vaches maigres de Pharaon sont dignes d'être aimées. Non, mon bon
seigneur, bannis Peto, bannis Bardolph, bannis Poins; mais pour
l'aimable Jack Falstaff, le bon Jack Falstaff, l'honnête Jack Falstaff,
le vaillant Jack Falstaff, et d'autant plus vaillant qu'il est le vieux
Jack Falstaff, ne le bannis point de la société de ton Henri, non, ne le
bannis point de la société de ton Henri. Si tu bannis le gros Jack,
autant bannir le reste de l'univers.
HENRI.--Je le bannis; je le veux.
(On frappe. Sortent l'hôtesse, François et Bardolph.)
(Bardolph rentre en courant.)
BARDOLPH.--Oh! milord, milord, le shérif est à la porte avec la plus
monstrueuse garde...
FALSTAFF.--Va-t'en, drôle!--Achevez la pièce; j'ai bien des choses à
dire en faveur de ce Falstaff.
(L'hôtesse rentre précipitamment.)
L'HOTESSE.--O Jésus! mon prince, mon prince!
FALSTAFF.--Allons, allons, le diable monté à cheval sur un chalumeau? De
quoi s'agit-il?
L'HOTESSE.--Le shérif et toute la garde sont à la porte; ils viennent
pour faire la visite de la maison. Les laisserai-je entrer?
FALSTAFF.--Entends-tu, Hal? Ne prends donc pas une bonne pièce d'or pour
une fausse. Tu es foncièrement fou, sans qu'il y paraisse.
HENRI.--Et toi, naturellement poltron, sans instinct.
FALSTAFF.--Je renie votre _major_[45].--Si vous voulez renier aussi le
shérif, soit, sinon laissez-le entrer. Si je ne fais pas autant qu'un
autre homme à la charrette, la peste soit de mon éducation; et j'espère
bien aussi, au moyen de la corde, être aussi vite étranglé qu'un autre.
[Note 45: _I deny your major._
Jeu de mots entre _major_, majeur, et _mayor_, le principal officier de
toute corporation, dont le shérif n'est que le second.]
HENRI.--Va te cacher derrière la tapisserie.--Vous autres, montez
là-haut. A présent, mes maîtres, un visage honnête et une bonne
conscience.
FALSTAFF.--J'ai vu le temps que j'avais l'un et l'autre; mais ce
temps-là est passé: c'est pourquoi je vais me cacher.
(Tous sortent excepté Henri et Poins.)
HENRI.--Faites entrer le shérif. (_Entrent le shérif et un voiturier_.)
Eh bien, monsieur le shérif, que me voulez-vous?
LE SHÉRIF.--D'abord, monseigneur, veuillez me pardonner. La clameur
publique et toutes les apparences accusent quelques hommes qui sont dans
cette maison.
HENRI.--Quels hommes?
LE SHÉRIF.--Il y en a un bien connu, mon gracieux seigneur, un homme
gros et gras.
LE VOITURIER.--Oh! gras comme beurre.
HENRI.--L'homme que vous désignez, je vous assure, n'est point ici; car,
moi qui vous parle, je lui ai donné une commission à faire à l'heure
qu'il est. Mais, shérif, je te donne ma parole que d'ici à demain
l'heure du dîner, je l'enverrai pour te répondre, à toi ou à qui il
appartiendra, sur tout ce dont il pourra être accusé. Ainsi, permettez
que je vous prie à présent de vous retirer.
LE SHÉRIF.--C'est ce que je vais faire, mon prince. Voilà deux honnêtes
gens qui dans ce vol ont perdu trois cents marcs.
HENRI.--Cela peut être. S'il a volé ces hommes-là, il en sera
responsable. Ainsi, adieu.
LE SHÉRIF.--Bonsoir, mon noble seigneur.
HENRI.--Je crois que c'est bonjour, n'est-ce pas?
LE SHÉRIF.--En effet, mon prince, je crois qu'il peut être deux heures
du matin.
(Le shérif et le voiturier s'en vont.)
HENRI.--Ce graisseux coquin est aussi connu que le dôme de Saint-Paul:
appelez-le.
POINS.--Falstaff!--Il dort profondément derrière la tapisserie et ronfle
comme un cheval.
HENRI.--Écoutez avec quel effort il tire sa respiration.--Fouillez dans
ses poches!--(_Poins fouille dans ses poches_.) Eh bien, qu'as-tu
trouvé?
POINS.--Rien que des papiers, milord.
HENRI.--Voyons un peu ce que c'est. Lis-les.
POINS.--Item, un chapon. 2 sh. 2d.
Item, sauce 0 4
Item, vin d'Espagne. 5 8
Item, anchois et vin d'Espagne après souper 5 8
Item, pain, un demi-penny 0 1
HENRI.--O l'infâme! rien qu'un demi-penny de pain pour cette odieuse
quantité de vin d'Espagne! Garde soigneusement le reste; nous lirons
cela plus à loisir: laissons-le là dormir jusqu'au jour. J'irai à la
cour dans la matinée.--Il nous faudra tous partir pour la guerre, et
j'aurai soin de te procurer quelque poste honorable. Quant à ce gros
maraud, je le ferai placer dans l'infanterie, une marche d'un quart de
mille le tuera. Je ferai rendre l'argent volé avec usure.--Viens me
trouver de bonne heure dans la matinée. Et sur ce, bonjour, Poins.
POINS.--Bonjour, mon bon seigneur.
(Ils partent.)
FIN DU DEUXIÈME ACTE.
ACTE TROISIÈME
SCÈNE I
A Bangor.--La maison de l'archidiacre.
_Entrent_ HOTSPUR, WORCESTER, MORTIMER ET GLENDOWER.
MORTIMER.--Ces promesses sont belles: nos partisans sont sûrs, et notre
début présente les plus belles espérances.
HOTSPUR.--Lord Mortimer,--et vous, cousin Glendower, voulez-vous que
nous nous asseyions?--et vous aussi, mon oncle Worcester.--Malédiction!
j'ai oublié la carte.
GLENDOWER.--Non: la voici. Assieds-toi, cousin Percy, assieds-toi, mon
bon cousin Hotspur: toutes les fois que Lancaster parle de vous sous ce
nom, son visage pâlit; et poussant un soupir, il vous souhaite le ciel.
HOTSPUR.--Et à vous l'enfer, toutes les fois qu'il entend prononcer le
nom d'Owen Glendower.
GLENDOWER.--Je ne peux l'en blâmer: lors de ma naissance, le front du
firmament se remplit de figures enflammées et de signaux brûlants, et à
l'instant où je vins au monde, les immenses fondements de la terre
tremblèrent comme un poltron.
HOTSPUR.--Eh bon! ne fussiez-vous jamais né, la chatte de votre mère
eût-elle simplement fait ses chats, le globe n'en aurait pas moins
tremblé dans ce moment-là.
GLENDOWER.--Je vous dis que la terre trembla quand je naquis.
HOTSPUR.--Et je dis, moi, que si vous supposez que ce soit de peur de
vous, la terre et moi nous ne nous ressemblons guère.
GLENDOWER.--Le ciel était tout en feu, et la terre a tremblé.
HOTSPUR.--Eh bien, la terre aura tremblé de voir le ciel en feu, et non
pas de terreur de votre naissance. Souvent la nature malade lance
d'étranges éruptions; souvent la terre en travail est pressée et
tourmentée d'une sorte de colique causée par les vents désordonnés que
renferment ses entrailles. En s'efforçant de sortir, ils secouent cette
vieille bonne dame de terre, et jettent à bas les clochers et les tours
couvertes de mousse. Sans doute qu'à votre naissance notre grand'mère la
terre, souffrant de cette incommodité, se sera agitée de douleur.
GLENDOWER.--Cousin, il est bien des hommes de qui je ne souffre pas ces
sortes de contradictions.--Permettez-moi de vous répéter encore qu'à ma
naissance le front des cieux s'est couvert de figures enflammées, que
les chèvres sont descendues des montagnes, et que les grands troupeaux
ont épouvanté les plaines de leurs étranges clameurs. Tous ces signes
m'ont annoncé comme un être extraordinaire, et tous les événements de ma
vie démontrent que je ne suis pas dans la classe des hommes vulgaires.
Quel homme parmi les vivants, de tous ceux qu'enferme la mer qui gronde
autour des rivages, de l'Angleterre, de l'Ecosse et des terres de
Galles, peut se vanter de m'avoir jamais appelé son élève, ou de m'avoir
enseigné à lire? Trouvez-moi un simple fils de femme qui puisse me
suivre dans les pénibles sentiers de la science, ou m'accompagner dans
la recherche de ses profonds secrets?
HOTSPUR.--Je crois bien qu'il n'est point d'homme qui parle mieux le
gallois.--Je vais dîner.
MORTIMER.--Finissez, cousin Percy; vous le rendrez fou.
GLENDOWER.--Je puis appeler les esprits du fond de l'abîme.
HOTSPUR.--Et moi aussi je le peux, et il n'y a pas un homme qui ne le
puisse; mais viendront-ils quand vous les appellerez?
GLENDOWER.--Et je puis vous apprendre, cousin, à commander au diable.
HOTSPUR.--Et moi, cousin, je puis vous apprendre à faire honte au diable
en disant la vérité; dites la vérité, et vous ferez honte au diable[46].
Si vous avez le pouvoir de l'évoquer, faites-le venir ici, et je jure
bien que j'aurai le pouvoir, moi, de le faire enfuir de honte. Oh! tant
que vous vivrez, dites la vérité, et vous ferez honte au diable.
MORTIMER.--Allons, allons, finissons tous ces inutiles bavardages.
GLENDOWER.--Trois fois Henri Bolingbroke a levé une armée pour
m'attaquer, et trois fois je vous l'ai renvoyé des rives de la Wye et de
la sablonneuse Severn sans avoir pu porter une seule botte[47], et battu
des orages.
[Note 46: _Tell truth and shame the devil._ Proverbe.]
[Note 47: _Have I sent him Bootless home, and weather beaten back Home
without boots!_
Jeu de mots entre _boot_, butin, et _boot_, botte.]
HOTSPUR.--Sans bottes et par le mauvais temps encore! Comment diable
aura-t-il fait pour ne pas gagner la fièvre?
GLENDOWER.--Allons, voici la carte. Ferons-nous par tiers, comme nous en
sommes convenus, le partage de nos droits?
MORTIMER.--L'archidiacre a déjà tracé avec une parfaite égalité les
limites des trois parts. L'Angleterre, depuis la Trent et la Severn
jusqu'ici, au sud et à l'est, m'est assignée pour mon lot. Toute la
partie de l'ouest, et le pays de Galles au delà des rives de la Severn
et toutes les terres fertiles comprises entre ces limites, sont à Owen
Glendower. Et à vous, cher cousin, tout le reste vers le nord, à partir
de la Trent. Déjà nos trois traités de partage sont dressés. Après les
avoir mutuellement scellés, opération qui peut être terminée ce soir,
demain, cousin Percy, vous, et moi et le bon Worcester, nous partirons
ensemble pour aller rejoindre votre père, et les troupes écossaises, au
rendez-vous qui nous est donné à Shrewsbury. Mon père Glendower n'est
pas prêt encore, et nous n'aurons pas besoin de son secours d'ici à
quatorze jours.--(_A Glendower_.) Dans cet intervalle, vous aurez eu le
temps de rassembler vos vassaux, vos amis et les gentilshommes de votre
voisinage.
GLENDOWER.--Je vous aurai rejoints avant ce temps, milords, et vos dames
viendront sous mon escorte. Il faut en ce moment leur échapper
adroitement et sans leur dire adieu; car il y aurait un déluge de
répandu quand vos femmes et vous auriez à vous dire adieu.
HOTSPUR.--Il me semble que ma portion au nord, depuis Burton jusqu'ici,
n'égale pas les vôtres en étendue. Voyez comme cette rivière vient par
ici me faire un crochet dans mes terres et m'en couper les meilleures,
une énorme demi-lune, un angle prodigieux. Je veux que le courant soit
coupé en cet endroit. Les ondes claires et argentées de la Trent
couleront ici dans un nouveau canal uni et droit; elle ne serpentera
plus dans ce profond détour, pour me venir voler un si riche coin de
terre.
GLENDOWER.--Elle ne serpentera plus? Elle serpentera, il le faut bien.
Vous voyez que c'est là son cours.
MORTIMER.--Oui, mais remarquez donc comme elle continue et revient sur
moi de l'autre côté pour vous élargir de même, me retranchant sur ce
point là tout autant qu'elle vous ôte sur l'autre.
WORCESTER.--Sans doute, mais vous pouvez, sans qu'il en coûte fort cher,
couper ici la rivière; et en regagnant du côté du nord cette pointe de
terre, la faire ainsi couler tout droit et sans détours.
HOTSPUR.--Je veux qu'il en soit ainsi; cela ne coûtera pas cher.
GLENDOWER.--Et moi, je ne veux pas qu'on change son cours.
HOTSPUR.--Vous ne le voulez pas?
GLENDOWER.--Non, et vous ne le ferez pas.
HOTSPUR.--Qui me dira non?
GLENDOWER.--Qui? ce sera moi.
HOTSPUR.--Tâchez donc que je ne l'entende pas. Parlez gallois.
GLENDOWER.--Je sais parler anglais, milord, et tout aussi bien que vous;
car j'ai été élevé à la cour d'Angleterre, et très-jeune encore j'ai
arrangé pour la harpe, et très-agréablement, une quantité de chansons
anglaises, et j'ai su ajouter à la langue d'utiles ornements, mérite
qu'on n'a jamais remarqué en vous.
HOTSPUR.--Vraiment, je m'en félicite de tout mon coeur. J'aimerais mieux
être chat et crier miaou, que d'être un de vos ouvriers en vers de
ballades. J'aimerais mieux entendre grincer un chandelier de cuivre ou
une roue mal graissée gratter son essieu; cela m'agacerait moins les
dents, beaucoup moins que tous ces diminutifs de poésie: elles
ressemblent à l'allure forcée d'un poulain qu'on dresse.
GLENDOWER.--Allons, on vous changera le cours de la Trent.
HOTSPUR.--Oh! je ne m'en embarrasse guère. J'en donnerai, quand on
voudra, trois fois autant à l'ami de qui j'aurai à me louer; mais en
fait de marché, voilà comme je suis, je chicanerais sur la neuvième
partie d'un cheveu. Les articles sont-ils dressés? Partons-nous?
GLENDOWER.--La lune est belle; vous pouvez partir la nuit. Je vais
presser le rédacteur pendant ce temps, et vous, préparez vos femmes à
votre départ.--Je crains que ma fille n'en perde la raison, tant elle
aime passionnément son cher Mortimer!
(Il sort.)
MORTIMER.--Fi, cousin Percy! pouvez-vous contrarier ainsi mon père.
HOTSPUR.--Je ne peux m'en empêcher. Il me met quelquefois en colère,
quand il vient me parler de la taupe et de la fourmi, de l'enchanteur
Merlin et de ses prophéties, et d'un dragon, et d'un poisson sans
nageoires, d'un grillon aux ailes rognées, d'un corbeau dans la mue,
d'un lion couchant, d'un chat dansant, et de tout ce ramas de folies qui
me mettent hors de sens, je vous le dis de bonne foi. La nuit dernière
il m'a tenu au moins neuf heures entières à faire l'énumération des noms
des diables qu'il a pour laquais. Je lui disais: _Hom,_ et _fort bien,
continuez_; mais je n'en ai pas écouté un mot. Oh! il est aussi ennuyeux
qu'un cheval éreinté, ou une femme qui gronde; pis qu'une maison où il
fume.--Oui, j'aimerais mieux vivre de fromage et d'ail, dans un moulin
bien loin, que de faire bonne chère dans quelque maison de plaisance que
ce fût de toute la chrétienté, s'il fallait l'avoir là à me parler.
MORTIMER.--Croyez-moi, c'est un digne gentilhomme, extrêmement instruit,
et qui possède de singuliers secrets; vaillant comme un lion,
merveilleusement affable, et aussi généreux que les mines de l'Inde.
Voulez-vous que je vous dise, cousin? il fait le plus grand cas de votre
caractère, et il fait même violence à sa nature pour fléchir lorsque
vous contrariez ses idées; oui, je vous le proteste. Je vous garantis
qu'il n'est pas d'homme sous le ciel qui eût pu le provoquer comme vous
avez fait, sans s'exposer au châtiment et au danger. Mais ne recommencez
pas souvent, je vous en supplie.
WORCESTER.--En vérité, milord, vous vous obstinez beaucoup trop à la
contradiction; depuis que vous êtes arrivé, vous en avez assez fait pour
pousser sa patience à bout. Il faut absolument, milord, que vous
appreniez à vous corriger de ce défaut. Quelquefois il annonce de la
grandeur, du courage, du feu, et voilà le plus grand éloge qu'on en
puisse faire. Mais souvent il décèle une opiniâtreté furieuse, un défaut
d'éducation, un manque d'empire sur soi-même, de l'orgueil, de la
hauteur, de la présomption et du dédain; et le moindre de ces vices, dès
qu'un gentilhomme en est possédé, lui fait perdre les coeurs; et laisse
derrière soi une souillure qui ternit l'éclat de ses autres qualités, et
leur dérobe les louanges qu'elles méritent.
HOTSPUR.--Fort bien, me voici à l'école; Que vos bonnes manières vous
fassent prospérer!--Je vois venir nos femmes, faisons nos adieux.
(Rentrent Glendower avec lady Mortimer, et lady Percy.)
MORTIMER.--Voilà ce qui me dépite et m'impatiente à mourir. Ma femme ne
sait pas dire un mot d'anglais, ni moi un moi de gallois.
GLENDOWER.--Ma fille pleure, elle ne veut point se séparer de vous; elle
veut aussi se faire soldat et aller à la guerre.
MORTIMER.--Mon bon père, dites-lui qu'elle et ma tante Percy nous
suivront de près sous votre escorte.
(Glendower parle à sa fille en gallois, et elle lui répond dans le même
langage.)
GLENDOWER.--Elle se désespère. C'est une petite créature entêtée et
volontaire, sur qui la persuasion ne peut rien.
(Lady Mortimer parle à son époux en gallois.)
MORTIMER.--J'entends tes regards: pour ce joli gallois qui tombe de ces
yeux gonflés de larmes, j'y suis parfaitement habile; et si la honte ne
me retenait pas, je te répondrais dans le même langage, (_Lady Mortimer
parle_.) Oui, je comprends tes baisers et toi les miens, et c'est un
dialogue tout en sentiment.--Mais je te promets, ma bien-aimée, de ne
pas perdre un instant jusqu'à ce que j'aie appris ta langue; car dans ta
bouche le gallois a autant de douceur que les airs les mieux composés
chantés par une belle reine, sous un berceau d'été, avec les plus
ravissantes modulations et l'accompagnement de son luth.
GLENDOWER.--Si vous vous attendrissez, elle perdra la raison.
(Lady Mortimer parle encore.)
MORTIMER.--Oh! je suis parfaitement ignorant de ceci.
GLENDOWER.--Elle vous invite à vous coucher sur les joncs voluptueux, et
à reposer votre tête chérie sur ses genoux; elle vous chantera l'air que
vous aimez, et fera régner sur vos paupières le dieu du sommeil qui
charmera vos sens par un doux assoupissement, et vous fera passer de la
veille au sommeil par un aussi doux changement que celui qui sépare le
jour de la nuit, une heure avant que le céleste attelage commence à
l'orient sa course dorée.
MORTIMER.--Je veux bien de tout mon coeur m'asseoir et l'entendre
chanter. Pendant ce temps-là, à ce que je présume, notre traité sera
rédigé.
GLENDOWER.--Allons, asseyez-vous. Les musiciens qui vont jouer des
instruments volent dans les airs à mille lieues de vous, et cependant
ils vont à l'instant être en ces lieux: asseyez-vous et soyez attentifs.
HOTSPUR.--Viens, Kate: tu sais aussi admirablement te coucher. Allons,
vite, vite, que je puisse reposer ma tête sur tes genoux.
LADY PERCY.--Laisse-moi tranquille, oison sans cervelle.
(Glendower prononce quelques mots en gallois, et l'on entend des
instruments.)
HOTSPUR.--Oh! je commence à m'apercevoir que le diable entend le
gallois; cela ne m'étonne pas, il est si capricieux. Par Notre-Dame, il
est bon musicien!
LADY PERCY.--Vous devriez être musicien des pieds à la tête, car vous
n'êtes gouverné que par vos caprices. Allons, tenez-vous tranquille,
mauvais sujet, et écoutez cette lady chanter en gallois.
HOTSPUR.--J'aimerais beaucoup mieux entendre _Lady_, ma chienne, hurler
en irlandais.
LADY PERCY.--Veux-tu avoir la tête cassée?
HOTSPUR.--Non.
LADY PERCY.--Tiens-toi donc tranquille.
HOTSPUR.--Ni l'un ni l'autre: je suis comme les femmes.
LADY PERCY.--Va, Dieu te conduise.
HOTSPUR.--Au lit de la Galloise?
LADY PERCY.--Que dis-tu là?
HOTSPUR.--Paix! Elle chante. (_Lady Mortimer chante une chanson
galloise._) Allons, Kate, je veux que vous me chantiez aussi votre
chanson.
LADY PERCY.--Non, par ma foi.
HOTSPUR.--Non, par ma foi! Mon coeur, vous jurez comme la femme d'un
confiseur. Non, par ma foi, et aussi vrai que je vis, et comme je veux
que Dieu me pardonne, et aussi sûr qu'il fait jour; vos serments sont
d'une étoffe si mince, si légère! On dirait que vous n'êtes jamais
sortie des faubourgs de Londres. Jure-moi, Kate, en lady, comme tu en es
une, avec un bon serment qui emplisse la bouche; et laisse-moi ton par
ma foi et ces protestations de pain d'épice aux garnitures de
velours[48] et aux citadins endimanchés. Allons, chante.
[Note 48: _Velvet guards_. Les femmes des gros bourgeois de la Cité
portaient, dans leurs jours de parure, des robes garnies de bandes de
velours.]
LADY PERCY.--Je ne veux pas chanter.
HOTSPUR.--C'est pourtant le plus court chemin pour devenir tailleur, ou
siffleur de rouges-gorges. Si nos articles sont copiés, je veux partir
d'ici avant deux heures; amis, venez quand vous voudrez.
(Il sort.)
GLENDOWER.--Allons, allons, lord Mortimer; vous êtes aussi lent que
l'impétueux Percy est impatient de partir. Pendant tout ceci, on achève
de mettre les articles au net: nous n'avons plus qu'à les sceller, et
ensuite, à cheval sans délai.
MORTIMER.--De tout mon coeur.
(Ils sortent.)
SCÈNE II
Londres.--Un appartement du palais.
_Entrent_ LE ROI HENRI, LE PRINCE DE GALLES _et des Lords. _
LE ROI.--Milords, veuillez vous retirer; nous avons, le prince de Galles
et moi, à causer ensemble: mais ne vous éloignez pas; dans un moment
nous aurons besoin de vous. (_Les lords sortent_.) Je ne sais pas si
Dieu, pour quelque offense que j'aurai commise, a, dans ses secrets
jugements, arrêté qu'il ferait sortir de mon propre sang l'instrument de
sa vengeance et le châtiment qu'il me destine; mais tu me fais croire,
par la manière dont tu vis, que tu es spécialement marqué pour être le
ministre de son ardente colère, et la verge dont il punira mes
égarements. Autrement, réponds-moi, se ferait-il que des penchants si
déréglés, des goûts si abjects, une conduite si déplorable, si nulle, si
licencieuse, des passions si basses, de si misérables plaisirs, une
société aussi grossière que celle dans laquelle tu es entré et comme
enraciné, puissent s'associer à la noblesse de ton sang, et te paraître
dignes du coeur d'un prince?
HENRI.--Avec le bon plaisir de Votre Majesté, je voudrais pouvoir me
justifier de toutes mes fautes aussi complétement que je suis certain de
me laver d'un grand nombre d'autres dont on m'a chargé. Du moins,
laissez-moi vous demander en compensation de tant de récits mensongers,
que l'oreille du pouvoir est forcée d'entendre de la bouche de ces
parasites souriants, de ces vils marchands de nouvelles, laissez-moi
vous demander qu'une soumission sincère m'obtienne le pardon des
véritables irrégularités où s'est à tort laissé égarer ma jeunesse.
LE ROI.--Dieu te pardonne!--Mais laisse-moi encore, Henri, m'étonner de
tes inclinations qui prennent un vol tout à fait opposé à celui de tes
ancêtres. Tu as honteusement perdu ta place au conseil, et c'est ton
jeune frère qui la remplit aujourd'hui; tu as aliéné de toi les coeurs
de presque toute la cour et de tous les princes de mon sang; tu as
détruit l'attente et les espérances que l'on avait fondées sur toi, et
il n'est pas d'homme qui, dans son âme, ne prédise ta chute. Si j'avais
été aussi prodigue de ma présence, que je me fusse si fréquemment
prostitué aux regards des hommes, et usé à si vil prix dans les sociétés
vulgaires, l'opinion publique qui m'a conduit au trône serait restée
fidèle à celui qui en était possesseur, et m'aurait laissé dans un exil
sans honneur, confondu parmi la foule, sans distinction et sans éclat.
Mais, parce que je me montrais rarement, je ne pouvais faire un pas que,
semblable à une comète, je n'excitasse l'admiration, que les pères ne
dissent à leurs enfants; _C'est lui_; d'autres demandaient: _Où est-il?
lequel est Bolingbroke_? Et alors j'enlevais au ciel tous les hommages,
me parant d'une telle modestie que j'arrachais à tous les coeurs le
serment de fidélité, à toutes les bouches des cris et des acclamations,
en la présence du roi couronné lui-même. Ainsi j'ai conservé la
fraîcheur et la nouveauté de ma personne; comme une robe pontificale, ma
présence a toujours excité l'admiration. Aussi l'apparition de ma
grandeur, rare, mais somptueuse, prenait l'apparence d'une fête que sa
rareté rendait solennelle. Le roi, toujours en l'air, courait de droite
et de gauche autour de mauvais bouffons, d'une bande d'esprits légers
comme de la paille, promptement allumés et promptement consumés. Il
jouait ainsi la dignité, et compromettait la grandeur royale avec de
sots baladins, laissant profaner son auguste nom par leurs sarcasmes,
livrant sa personne, au détriment de sa renommée, en butte aux
railleries d'une troupe d'enfants moqueurs, et servant de plastron aux
quolibets du premier venu de ces ridicules imberbes. On le voyait en
société avec le peuple des rues. Il s'était vendu à la popularité, et
chaque jour en proie aux regards de la multitude, il les rassasia du
miel de sa présence, et commença à changer en dégoût le charme des
choses douces, dont il suffit d'user un peu plus qu'un peu pour en avoir
beaucoup trop. Aussi lorsqu'il avait l'occasion de se montrer, de même
que le coucou au mois de juin, on l'entendait, on ne le regardait plus,
on le voyait avec des yeux qui, fatigués et blasés par un spectacle
continuel, ne lui accordaient aucun de ces regards attentifs et pleins
de surprise qu'attire, semblable au soleil, la majesté suprême
lorsqu'elle brille rarement aux yeux de ses admirateurs. Au contraire
les paupières appesanties se baissaient à sa vue, fermées par le
sommeil, et lui présentaient cet aspect nébuleux qu'offrent les peuples
à l'objet de leur inimitié; tant ils étaient gorgés, rassasiés,
surchargés de sa présence! Et tu es, Henri, précisément dans le même
cas. Tu as perdu par cette communication banale le privilége de ton rang
élevé; tous les yeux sont las de ta présence trop prodiguée.... excepté
les miens, qui ont désiré de te voir encore, et se sentent malgré moi, à
ta vue, obscurcis par les larmes d'une folle tendresse.
HENRI.--Mon trois fois gracieux seigneur, je serai dorénavant plus
semblable à moi-même.
LE ROI.--Par l'univers, tel tu es en ce jour, tel était Richard lorsque,
revenant de France, je débarquai à Ravensburg, et tel que j'étais alors,
tel est aujourd'hui Percy. Et par mon sceptre, par le salut de mon âme,
Percy a dans le pays un pouvoir plus respectable que toi, l'ombre du
successeur au trône. Car, sans droit à la couronne, sans la moindre
apparence de droit, il remplit nos campagnes de guerriers armés. Il
affronte la gueule menaçante du lion, et quoiqu'il ne doive pas plus aux
années que toi, il conduit aux combats sanglants et aux coups meurtriers
de vieux lords et de vénérables prélats. Quel honneur immortel ne
s'est-il pas acquis contre le fameux Douglas dont les hauts faits, les
rapides incursions, et la grande renommée dans les armes, enlèvent à
tous les guerriers la première place, et le titre suprême de premier
capitaine du siècle dans tous les royaumes qui reconnaissent le Christ?
Eh bien! trois fois cet Hotspur, ce Mars au maillot, ce héros encore
enfant, a battu le grand Douglas et fait échouer ses entreprises; il l'a
fait une fois prisonnier, lui a rendu la liberté et s'en est fait un ami
pour emboucher aujourd'hui la trompe retentissante du défi et ébranler
la paix et la sûreté de notre trône. Que dis-tu de cela? Percy,
Northumberland, monseigneur l'archevêque d'York, Douglas, Mortimer,
s'unissent contre nous, et déjà sont en armes.... Mais pourquoi
t'informé-je de ces nouvelles? pourquoi, Henri, te parlé-je de mes
ennemis à toi qui es mon plus proche comme mon plus cher[49] ennemi?--Il
n'est pas impossible que, subjugué par la crainte, entraîné par la
bassesse de tes inclinations, ou par une suite de mécontentements, tu ne
combattes bientôt contre moi à la solde de Percy, rampant à ses pieds,
le saluant lorsqu'il fronce le sourcil, et pour montrer à quel point tu
es dégénéré.
[Note 49: _Dearest_; c'est ici à la fois et le plus aimé et celui qui
coûte le plus cher.]
HENRI.--Ne le croyez pas; vous ne verrez rien de semblable; et que le
ciel pardonne à ceux qui m'ont fait perdre à ce point l'estime de Votre
Majesté! C'est par la tête de Percy que je veux tout racheter; et à la
fin de quelque glorieuse journée, j'oserai vous dire que je suis votre
fils, lorsque je me présenterai à vous, entièrement couvert d'une
sanglante parure, et le visage caché sous un masque de sang. Ce sang une
fois lavé, avec lui s'effacera ma honte, et ce jour sera le jour même,
en quelque temps qu'il arrive, où ce jeune fils de la gloire et de la
renommée, ce vaillant Hotspur, ce chevalier loué de tous, et votre
Henri, auquel on ne songe pas, viendront à se mesurer ensemble. Les
honneurs qui reposent sur son casque vont tous devenir le but de mes
efforts; plût au ciel qu'ils fussent en grand nombre, et sur ma tête
toutes mes hontes redoublées! Un temps viendra où je forcerai ce
jouvenceau du nord à changer ses glorieuses actions contre mes
indignités. Mon bon seigneur, Percy n'est que mon facteur; il amasse
pour moi des faits glorieux, et je lui en ferai rendre un compte si
rigoureux, qu'il faudra qu'il me cède tous ses honneurs jusqu'au
dernier; oui, jusqu'au plus léger des mérites qui auront honoré sa vie,
ou j'en arracherai le compte de son coeur. Voilà ce que je promets ici
sur le nom de Dieu; et, s'il permet que je l'exécute, je conjure Votre
Majesté que cet exploit serve à expier ma jeunesse et à guérir les
cruelles blessures de mon intempérance. Si je n'y parviens pas, la vie
en finissant rompt tous les engagements, et je mourrai cent mille fois
avant de violer la moindre parcelle de ce serment.
LE ROI.--Dans ce serment est renfermée la mort de cent mille rebelles.
Tu auras de l'emploi dans cette guerre et un commandement en chef
(_Entre Blount_.) Qu'est-ce donc, brave Blount? tes regards annoncent un
homme bien pressé.
BLOUNT.--Comme les affaires dont je viens vous parler. Le lord Mortimer
d'Écosse[50] fait savoir que Douglas et les rebelles d'Angleterre se
sont joints le onze de ce mois à Shrewsbury. S'ils se tiennent
mutuellement toutes leurs promesses, ils formeront le parti le plus
puissant et le plus formidable qui ait jamais attaqué un État.
[Note 50: Il n'y avait point de lord Mortimer d'Écosse, mais un comte
des Marches d'Ecosse, comme lord Mortimer était comte des Marches
d'Angleterre; c'est ce qui a fait confusion pour Shakspeare.]
LE ROI.--Le comte de Westmoreland s'est mis en marche aujourd'hui: mon
fils, le lord Jean de Lancastre, est avec lui; car cet avis date déjà de
cinq jours. Tu partiras, Henri, mercredi prochain. Jeudi nous nous
mettrons en campagne; notre rendez-vous est Bridgenorth; vous, Henri,
vous marcherez par la province de Glocester, et, à ce compte, tout bien
calculé, toutes nos troupes doivent être réunies à Bridgenorth dans
douze jours environ. Nous avons bien des affaires sur les bras: séparons
nous. La supériorité d'un ennemi se nourrit et profite du moindre délai.
SCÈNE III
Une chambre dans la taverne de la _Tête-de-Sanglier_.
_Entrent_ FALSTAFF ET BARDOLPH.
FALSTAFF.--Bardolph, ne suis-je pas indignement maigri depuis cette
dernière affaire? Ne trouves-tu pas que je suis déchu, que je viens à
rien? Vois, la peau me pend de tous côtés comme la robe de chambre d'une
vieille lady. Je suis flétri, ridé, comme une vieille poire de
messire-jean. Allons, il faut faire pénitence et cela tout à l'heure,
pendant qu'il me reste encore un peu de force; car bientôt je n'aurai
plus de coeur, et alors la force me manquera pour me repentir. Si je
n'ai pas oublié comment est fait le dedans d'une église, je veux être
sec comme un grain de moutarde et maigre comme le cheval d'un brasseur.
Oui, le dedans d'une église.--La compagnie, la mauvaise compagnie a fait
ma Perte.
BARDOLPH.--Sir Jean, vous êtes si chagrin que vous ne pouvez vivre
longtemps.
FALSTAFF.--Eh! voilà ce que c'est: allons, chante-moi quelque chanson
bien grasse, égaye-moi. Je vivais aussi vertueusement qu'il le faut à un
galant homme; j'étais en vérité assez vertueux: je jurais peu, je ne
jouais pas aux dés plus de sept fois par semaine; je n'allais pas en
mauvais lieux plus d'une fois dans le quart... d'heure: je rendais
l'argent que j'empruntais..... oui, trois où quatre fois cela m'est
arrivé; je vivais bien et j'étais bien réglé; et à présent je vis sans
règle et hors de toute mesure.
BARDOLPH.--Vraiment, vous êtes si gras, sir Jean, que vous ne pouvez pas
manquer d'être hors de toute mesure, hors de toute mesure raisonnable,
sir Jean.
FALSTAFF.--Corrige ta figure et je corrigerai ma vie. C'est toi qui es
notre amiral; tu portes la lanterne de poupe, mais c'est dans ton nez;
tu es le chevalier de la lampe ardente.
BARDOLPH.--Eh quoi, sir Jean, ma figure ne vous fait aucun mal.
FALSTAFF.--Non, par ma foi, j'en fais aussi bon usage que bien des gens
font d'une tête de mort, ou d'un _mémento mori_. Je ne vois jamais ta
face que je ne pense tout de suite au feu d'enfer, et au mauvais riche
qui vivait dans la pourpre; car il est là dans sa robe qui brûle, qui
brûle; si tu étais en aucune façon adonné à la vertu, je jurerais par ta
figure; mon serment serait par ce feu: mais tu es tout à fait abandonné,
et n'était le feu que tu as dans la figure, tu serais absolument un
enfant de ténèbres. Quand tu courus au haut de Gadshill, au milieu de la
nuit, pour attraper mon cheval, si je ne t'ai pas pris pour un _ignis
fatuus_, ou une boule de feu follet, je conviendrai que l'argent n'est
plus bon à rien. Oh! tu es une illumination perpétuelle, un éternel feu
de joie; tu m'as épargné plus de mille marcs en torches et en flambeaux
lorsque nous roulions ensemble, la nuit, de taverne en taverne; mais
aussi pour le vin d'Espagne que tu m'as bu, je me serais fourni le
luminaire, et aussi bon que peut le vendre le meilleur épicier de
l'Europe. Il y a plus de trente-deux ans que j'entretiens le feu de ta
salamandre; daigne le ciel m'en récompenser!
BARDOLPH.--Parbleu! je voudrais que vous eussiez ma figure dans le
ventre.
FALSTAFF.--Miséricorde! Je serais bien sûr d'avoir le feu aux
entrailles. (_Entre l'hôtesse_.) Eh bien, ma poule, ma chère
caquet-bon-bec, avez-vous su qui est-ce qui a vidé mes poches?
L'HOTESSE.--Comment, sir Jean! à quoi pensez-vous, sir Jean? Est-ce que
vous croyez que j'ai des filous dans ma maison? j'ai cherché, je me suis
informée et mon mari aussi, de tous nos gens, hommes, garçons,
domestiques, les uns après les autres: jamais de la vie il ne s'est
encore perdu un poil dans ma maison.
FALSTAFF.--Vous mentez, l'hôtesse; car Bardolph y a été rasé et y a
perdu beaucoup de poils; et moi je ferai serment que mes poches y ont
été vidées; allez, allez. Vous êtes une vraie femelle, allez.....
L'HOTESSE.--Qui moi! attends, attends, on ne m'a encore jamais appelée
ainsi chez moi.
FALSTAFF.--Allez, allez, je vous connais bien.
L'HOTESSE.--Non, sir Jean; vous ne me connaissez pas, sir Jean. Je vous
connais bien, moi, sir Jean: vous me devez de l'argent, sir Jean; et
aujourd'hui vous me cherchez querelle pour m'en frustrer. C'est moi qui
vous ai acheté une douzaine de chemises pour mettre à votre dos.
FALSTAFF.--De la toile à canevas, d'abominable toile à canevas; j'en ai
fait présent à des boulangères, et elles en ont fait des tamis.
L'HOTESSE.--Là, comme je suis une honnête femme, c'était une toile de
Hollande à huit schellings l'aune. Mais vous me devez encore de l'argent
outre cela, sir Jean, pour votre pension d'ordinaire; les boissons de
surplus, et, d'argent prêté, vingt-quatre guinées.
FALSTAFF.--En voilà un qui a eu sa bonne part; qu'il vous paye.
L'HOTESSE.--Lui? Hélas! il est pauvre, il n'a rien.
FALSTAFF.--Comment! pauvre? Voyez sa figure. Qu'appelez-vous donc riche?
Il n'a qu'à monnayer son nez ou ses joues.--Je ne payerai pas un denier.
Est-ce que vous me prenez pour un nigaud? Comment, je ne serai pas libre
de prendre mes aises dans mon auberge, sans être exposé à avoir mes
poches dévalisées? J'ai perdu un cachet en bague de mon grand-père, qui
vaut quarante marcs.
L'HOTESSE.--Oh! Jésus! j'ai entendu le prince lui dire, je ne sais
combien de fois, que cette bague n'était que du cuivre.
FALSTAFF.--Comment? Le prince est un drôle et un écornifleur, que je
sanglerais comme un chien, s'il était ici, et qu'il osât dire cela.
(_Entrent le prince Henri et Poins au pas de marche; Falstaff va à leur
rencontre, jouant du fifre sur son bâton_.) Eh bien, mon garçon? Est-ce
que le vent souffle par là, tout de bon? Faut-il que nous marchions
tous?
BARDOLPH.--Oui, deux à deux, à la façon de Newgate.
L'HOTESSE.--Milord, je vous en prie, écoutez-moi.
HENRI.--Qu'est-ce que tu dis, madame Quickly? Comment se porte ton mari?
Je l'aime bien, c'est un brave homme.
L'HOTESSE.--Mon bon prince, écoutez-moi.
FALSTAFF.--Je t'en prie, laisse-la et écoute-moi.
HENRI.--Qu'est-ce que tu dis, Jack?
FALSTAFF.--La nuit dernière je me suis endormi derrière la tapisserie,
et on m'a vidé mes poches. Cette maison est devenue un mauvais lieu, on
y vole dans les poches.
HENRI.--Qu'as-tu perdu, Jack?
FALSTAFF.--Tu m'en croiras si tu veux, Hal, j'ai perdu trois ou quatre
obligations de quarante guinées chacune, et un cachet en bague de mon
grand-père.
HENRI.--Quelque drogue, de la somme de huit pence.
L'HOTESSE.--C'est ce que je lui disais, milord, et j'ai ajouté que
j'avais entendu Votre Grâce le dire plus d'une fois. Et, milord, il
parle de vous comme un mal embouché qu'il est; il a dit qu'il vous
cinglerait de coups.
HENRI.--Comment? il n'a pas dit cela.
L'HOTESSE.--Je n'ai ni foi, ni vérité, et je ne suis pas femme s'il ne
l'a pas dit.
FALSTAFF.--Il n'y a pas plus de foi en toi que dans un pruneau cuit[51],
pas plus de vérité que dans un renard en peinture; et quant à ta qualité
de femme, Marianne la pucelle[52] serait auprès de toi propre à faire la
femme d'un alderman. Va, chose, va.
L'HOTESSE.--Quelle chose? dis, quelle chose?
FALSTAFF.--Quelle chose! Mais une chose sur laquelle on peut dire grand
merci[53].
[Note 51: Un plat de pruneaux cuits était le mets d'usage, et presque
l'enseigne d'un mauvais lieu.]
[Note 52: _Maid Marian_. Ce fut, selon les anciennes ballades, le nom
que prit Mathilde, fille de lord Fitzwater, pour suivre dans les bois
son amant, le comte d'Huntington qui, proscrit et poursuivi, s'y était
réfugié, et y vécut longtemps de brigandage sous le nom de Robin Hood.
_Maid Marian_ était le personnage obligé d'une danse de bateleurs qui
s'exécutait particulièrement le 1er mai. Elle y était représentée par un
homme habillé en femme; c'est sur cette circonstance que porte la
plaisanterie de Falstaff.]
[Note 53: _A thing to thank God on_.
_Une chose dont il faut remercier Dieu_, c'est-à-dire, selon nos
locutions, une chose qui nous vient de Dieu et grâce, sans qu'il en
coûte rien; et aussi _une chose qui sert à remercier Dieu dessus_. La
plaisanterie ne se pouvait rendre qu'à peu près.]
L'HOTESSE.--Je ne suis pas une chose sur laquelle on puisse dire grand
merci, je suis bien aise de te le dire; je suis la femme d'un honnête
homme; et, sauf la chevalerie, tu es un drôle de m'appeler comme cela.
FALSTAFF.--Et toi, sauf la qualité de femme, tu es un animal brute de
dire autrement.
L'HOTESSE.--Dis donc, quel animal, drôle, dis donc?
FALSTAFF.--Quel animal? Pardieu! une loutre.
HENRI.--Une loutre, sir Jean? pourquoi une loutre?
FALSTAFF.--Pourquoi? parce qu'elle n'est ni chair ni poisson, on ne sait
comment ni par où la prendre.
L'HOTESSE.--Tu es un menteur quand tu dis cela; tu sais bien, et il n'y
a pas un homme au monde qui ne sache bien par où me prendre, entends-tu,
drôle?
HENRI.--Tu as raison, hôtesse, et c'est là une insigne calomnie.
L'HOTESSE.--Il en fait autant de vous, monseigneur; il disait l'autre
jour que vous lui deviez mille guinées.
HENRI.--Comment, coquin, est-ce que je te dois mille guinées?
FALSTAFF.--Mille guinées? Hal, un million. L'amitié vaut un million, et
tu me dois ton amitié.
L'HOTESSE.--Il a fait plus, monseigneur; il vous a traité de drôle, et
il a dit qu'il vous cinglerait de coups.
FALSTAFF.--L'ai-je dit, Bardolph?
BARDOLPH.--En vérité, sir Jean, vous l'avez dit.
FALSTAFF.--Oui, s'il disait que ma bague était de cuivre.
HENRI.--Je dis qu'elle est de cuivre; oses-tu tenir ta parole à présent?
FALSTAFF.--Mon Dieu! Hal, tu sais bien que comme homme je n'ai pas peur
de toi; mais comme prince, je te crains autant que je craindrais le
rugissement du lionceau.
HENRI.--Et pourquoi pas comme le lion même?
FALSTAFF.--C'est le roi en personne qu'on doit craindre comme le lion.
Et crois-tu, en conscience, que je te craigne comme je craindrais ton
père? Ma foi, si cela est vrai, je veux que ma ceinture casse.
HENRI.--Oh! si cela arrivait, comme ton ventre tomberait sur tes genoux!
Mais, maraud, il n'y a pas dans ta maudite panse la moindre place pour
la foi, la vérité, l'honneur; elle n'est remplie que de tripes et de
boyaux. Accuser une honnête femme d'avoir vidé tes poches! Mais toi,
fils de catin, impudent, boursouflé coquin, s'il y a autre chose dans
tes poches que des cartes de cabaret, des _memento_ de mauvais lieux, et
la valeur d'un malheureux sou de sucre candi pour t'allonger l'haleine;
et s'il te peut revenir autre chose à empocher que des injures, je suis
un misérable: et cependant, monsieur tiendra tête, il ne souffrira pas
qu'on lui manque. N'as-tu pas de honte?
FALSTAFF.--Écoute, Hal, tu sais bien que dans l'état d'innocence Adam a
failli: et que peut donc faire le pauvre Jack Falstaff dans ce siècle
corrompu? Tu vois bien qu'il y a plus de chair chez moi que dans un
autre, par conséquent plus de fragilité.--Enfin vous avouez donc que
vous avez retourné mes poches?
HENRI.--L'histoire le dit.
FALSTAFF.--Hôtesse, je te pardonne: va préparer le déjeuner; aime ton
mari, veille sur tes domestiques, et chéris tes hôtes; tu me trouveras
traitable autant que de raison; tu le vois, je suis apaisé.--Allons,
paix!--Je t'en prie, décampe. (_L'hôtesse sort_.) A présent, Hal,
revenons aux nouvelles de la cour... Et l'affaire du vol, mon enfant,
qu'est-ce que cela est devenu?
HENRI.--Oh! mon cher Roastbeef, il faut que je te serve encore de bon
ange. L'argent est rendu.
FALSTAFF.--Oh! mais je n'aime point du tout cette restitution; c'est
faire double travail.
HENRI.--Je suis bien avec mon père, je puis faire tout ce que je veux.
FALSTAFF.--Vole-moi donc le trésor royal; c'est la première chose à
faire, et sans te donner la peine de te laver les mains.
BARDOLPH.--Faites cela, milord.
HENRI.--Je t'ai procuré à toi, Jack, une place dans l'infanterie.
FALSTAFF.--J'aurais mieux aimé que ce fût dans la cavalerie.--Où
trouverai-je quelqu'un qui ait la main bonne pour voler? il me faudrait
absolument un bon voleur de vingt à vingt-deux ans: je suis diablement
dégarni de tout. Enfin, n'importe; Dieu soit loué, ces rebelles ne s'en
prennent qu'aux honnêtes gens; je les en estime et honore.
HENRI.--Bardolph!
BARDOLPH--Prince!
HENRI.--Va-t'en porter cette lettre au lord Jean de Lancastre, mon frère
Jean; celle-ci, à milord de Westmoreland. Allons, Poins, à cheval; car
nous avons encore, toi et moi, trente milles à faire avant dîner. Jack,
viens me trouver demain au temple, à deux heures après dîner: là tu
sauras quelle est ta place, et tu recevras tes instructions et de
l'argent. La terre brûle, Percy est au faîte de sa gloire; il faut
qu'eux ou nous descendions de beaucoup.
(Sortent le prince, Poins et Bardolph.)
FALSTAFF.--Courtes paroles, braves gens.--Hôtesse, mon déjeuner, allons.
Oh! que cette taverne n'est-elle le tambour de ma compagnie!
(Il sort.)
FIN DU TROISIÈME ACTE.
ACTE QUATRIÈME
SCÈNE I
Le camp des rebelles près de Shrewsbury.
_Entrent_ HOTSPUR, WORCESTER, DOUGLAS.
HOTSPUR.--Très-bien parlé, mon noble Écossais. Si la vérité dans ce
siècle poli n'était pas prise pour la flatterie, on pourrait dire de
Douglas qu'il n'est point de notre temps un guerrier dont le nom
parcoure aussi généralement l'univers. Par le ciel, il m'est impossible
de flatter: je dédaigne le doucereux langage des courtisans; mais il
n'est point d'homme qui occupe une plus belle place que vous dans mon
coeur et mon amitié. Oui, sommez-moi de ma parole, éprouvez-moi, milord.
DOUGLAS.--Tu es roi de l'honneur.--Il n'est point sur la terre d'homme
si puissant que je ne sois prêt à lui tenir tête.
HOTSPUR.--N'y manquez pas, tout sera au mieux.--(_Entre un messager_.)
Quelles lettres as-tu là?--(_A Douglas_.) Je ne sais que vous remercier.
LE MESSAGER.--Ces lettres viennent de votre père.
HOTSPUR.--Des lettres de lui! Pourquoi ne vient-il pas lui-même?
LE MESSAGER.--Il ne peut venir, milord; il est dangereusement malade.
HOTSPUR.--Morbleu! comment a-t-il le loisir d'être malade, au moment de
se battre?--Qui conduit ses troupes? Sous le commandement de qui nous
arrivent-elles?
LE MESSAGER.--Ses lettres pourront vous le dire, milord, et non pas moi.
WORCESTER.--Je te prie, dis-moi, garde-t-il le lit?
LE MESSAGER.--Il le gardait depuis quatre jours quand je suis parti; et
au moment où je l'ai quitté, ses médecins craignaient beaucoup pour sa
vie.
WORCESTER.--J'aurais voulu voir nos affaires dans un état sûr et solide
avant que la maladie vînt le visiter. Jamais sa santé ne fut d'un plus
grand prix qu'aujourd'hui.
HOTSPUR.--Malade en ce moment! en ce moment au lit! Cette maladie
attaque la partie vitale de notre entreprise; elle est contagieuse pour
nous, et même pour notre camp.--Il me mande ici: «Qu'une maladie
interne.... que ses amis ne peuvent être rassemblés sitôt par la voie
des messages; et qu'il n'a pas cru prudent de livrer de si loin à
d'autres âmes que la sienne un secret si important et si dangereux.»
Cependant il nous donne un conseil hardi: c'est qu'avec le petit nombre
de troupes que nous avons réunies nous marchions en avant, afin de
sonder les dispositions de la fortune pour nous: «car, écrit-il, il
n'est plus temps de se décourager, attendu que le roi est sûrement
instruit de tous nos desseins.» Qu'en dites-vous?
WORCESTER.--La maladie de votre père nous mutile tout à fait.
HOTSPUR.--C'est une des plus dangereuses. C'est un membre de moins....
et cependant, tout bien examiné, non. Le tort que nous fait son absence
nous paraît plus considérable qu'il ne le sera en effet. Serait-il à
propos de risquer sur un coup de dé la somme réunie de toutes nos
forces? de placer une si riche fortune sur les chances périlleuses d'une
heure incertaine? Cela ne vaudrait rien, car dans cette heure unique
nous attaquerions le fond et l'essentiel de nos espérances, le dernier
terme de nos ressources et de notre fortune.
DOUGLAS.--Il est certain que cela ne pourrait être autrement, au lieu
qu'à présent il nous reste une sorte de survivance agréable sur
l'avenir. Nous pouvons dépenser hardiment dans l'espérance des
ressources futures; cela nous donne le point d'appui d'une retraite.
HOTSPUR.--Oui, un rendez-vous, un asile où nous réfugier, s'il arrive
que le diable et le malheur regardent de travers cette première
fleur[54] de nos affaires.