William Shakespear

Henri IV (1re partie)
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Note du transcripteur.

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    Ce document est tiré de:


    OEUVRES COMPLÈTES DE
    SHAKSPEARE

    TRADUCTION DE
    M. GUIZOT

    NOUVELLE ÉDITION ENTIÈREMENT REVUE
    AVEC UNE ÉTUDE SUR SHAKSPEARE
    DES NOTICES SUR CHAQUE PIÈCE ET DES NOTES

    Volume 6
    Le marchand de Venise, Les joyeuses Bourgeoises de
    Windsor, Le roi Jean, La vie et la mort du roi Richard II,
    Henri IV (1re partie).

    PARIS
    A LA LIBRAIRIE ACADÉMIQUE
    DIDIER ET Cie, LIBRAIRES-ÉDITEURS
    35, QUAI DES AUGUSTINS
    1863


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                              HENRI IV

                              TRAGÉDIE

                          PREMIÈRE PARTIE.


                               NOTICE
                       SUR LA PREMIÈRE PARTIE
                             DE HENRI IV

Les commentateurs donnent à ces deux pièces le titre de comédies; et en
effet, bien que le sujet appartienne à la tragédie, l'intention en est
comique. Dans les tragédies de Shakspeare, le comique naît quelquefois
spontanément de la situation des personnages introduits pour le service
de l'action tragique: ici non-seulement une partie de l'action roule
absolument sur des personnages de comédie; mais encore la plupart de
ceux que leur rang, les intérêts dont ils s'occupent et les dangers
auxquels ils s'exposent pourraient élever à la dignité de personnages
tragiques, sont présentés sous l'aspect qui appartient à la comédie, par
le côté faible ou bizarre de leur nature. L'impétuosité presque puérile
du bouillant Hotspur, la brutale originalité de son bon sens, cette
humeur d'un soldat contre tout ce qui veut retenir un instant ses
pensées hors du cercle des intérêts auxquels il a dévoué sa vie, donnent
lieu à des scènes extrêmement piquantes. Le Gallois Glendower, glorieux,
fanfaron, charlatan en même temps que brave, qui tient tête à Hotspur
tant que celui-ci le menace ou le contrarie, mais qui cède et se retire
aussitôt qu'une plaisanterie vient alarmer son amour-propre par la
crainte du ridicule, est une conception vraiment comique. Il n'y a pas
jusqu'aux trois ou quatre paroles que prononce Douglas qui n'aient aussi
leur nuance de fanfaronnade. Aucun de ces trois courages ne s'exprime de
même; mais tout cède à celui de Hotspur, auquel la teinte comique qu'a
reçue son caractère n'ôte rien de l'intérêt qu'il inspire. On s'attache
à lui comme à l'Alceste du _Misanthrope_, à un grand caractère victime
d'une qualité que l'impétuosité de son humeur et la préoccupation de ses
propres idées ont tourné en défaut. On voit le brave Hotspur acceptant
l'entreprise qu'on lui propose avant de la connaître, certain du succès
dès qu'il est frappé de l'idée de l'action; on le voit perdant
successivement tous les appuis sur lesquels il avait compté, abandonné
ou trahi par ceux qui l'ont entraîné dans le danger, et comme poussé par
une sorte de fatalité vers l'abîme qu'il n'aperçoit qu'au moment où il
n'est plus temps de reculer, et où il tombe en ne regrettant que sa
gloire. C'est là sans doute une catastrophe tragique, et le fond de la
première pièce, qui a pour sujet le premier pas de Henri V vers la
gloire, en exigeait une de ce genre; mais la peinture des égarements de
la jeunesse du prince n'en forme pas moins la partie la plus importante
de l'ouvrage, dont le caractère principal est Falstaff.

Falstaff est l'un des personnages les plus célèbres de la comédie
anglaise, et peut-être aucun théâtre n'en offre-t-il un plus gai. Ce
serait un spectacle assez triste que celui des emportements d'une
jeunesse aussi désordonnée que celle de Henri V, dans des moeurs aussi
rudes que celles de son temps, si, au milieu de cette grossière
débauche, des habitudes et des prétentions d'un genre plus relevé ne
venaient former un contraste et jouer un rôle d'autant plus amusant
qu'il est déplacé. Il eût été fort moral, sans doute, de faire porter,
sur le prince qui s'avilit, le ridicule de cette inconvenance; mais
quand Shakspeare n'eût pas été le poëte de la cour d'Angleterre, ni la
vraisemblance ni l'art ne lui permettaient de dégrader un personnage tel
que Henri V; il a soin, au contraire, de lui conserver partout la
hauteur de son caractère et la supériorité de sa position; et Falstaff,
destiné à nous amuser, n'est admis dans la pièce que pour le
divertissement du prince.

Fait pour être un homme de bonne compagnie, Falstaff n'a pas encore
renoncé à toutes ses prétentions en ce genre: il n'a point adopté la
grossièreté des situations où le rabaissent ses vices; il leur a tout
livré, excepté son amour-propre; il ne s'est point fait un mérite de sa
crapule, il n'a point mis sa vanité dans les exploits d'un bandit: les
manières et les qualités d'un gentilhomme, c'est encore à cela qu'il
tiendrait s'il pouvait tenir à quelque chose; c'est à cela qu'il
prétendrait s'il lui était permis d'avoir, ou possible de soutenir une
prétention. Du moins veut-il se donner le plaisir de les affecter
toutes, dût ce plaisir lui valoir un affront; sans y croire, sans
espérer qu'on le croie, il faut à tout prix qu'il réjouisse ses oreilles
de l'éloge de sa bravoure, presque de ses vertus. C'est là une de ses
faiblesses, comme le goût du vin d'Espagne est une tentation à laquelle
il ne lui est pas plus possible de résister, et la naïveté avec laquelle
il cède, les embarras où elle le met, l'espèce d'imprudence hypocrite
qui l'aide à s'en tirer, en l'ont un personnage extraordinairement
plaisant. Les jeux de mots, bien que fréquents dans cette pièce, y sont
beaucoup moins nombreux que dans quelques autres drames d'un genre plus
sérieux, et ils y sont infiniment mieux placés. Le mélange de subtilité,
que Shakspeare devait à l'esprit de son temps, n'empêche pas que dans
cette pièce, ainsi que dans celles où reparaît Falstaff, la gaieté ne
soit peut-être plus franche et plus naturelle que dans aucun autre
ouvrage du théâtre anglais.

La première partie de _Henri IV_ parut, selon Malone, en 1597. Chalmers
et Drake croient qu'elle fut écrite en 1596; mais leur opinion, à cet
égard, ne s'appuie sur aucun témoignage sérieux. Ce qu'il y a de bien
positif, c'est que cette pièce fut écrite avant 1598, car Meres la cite
dans cette même année parmi les oeuvres de Shakspeare.



                              HENRI IV

                              TRAGÉDIE

                          PREMIÈRE PARTIE.



PERSONNAGES

LE ROI HENRI IV.
HENRI, prince de Galles,   } fils du
JEAN, prince de Lancastre, } roi.
LE COMTE DE WESTMORELAND,  } partisans
SIR WALTER BLOUNT,         } du roi.
THOMAS PERCY, comte de Worcester.
HENRI PERCY, comte de Northumberland.
HENRI PERCY, surnommé HOTSPUR, son fils.
EDMOND MORTIMER, comte de la Marche.
SCROOP, archevêque d'York.
ARCHIBALD, comte de Douglas.
OWEN GLENDOWER.
SIR RICHARD VERNON.
SIR JEAN FALSTAFF.
POINS.
GADSHILL.
PETO
BARDOLPHE.
LADY PERCY, femme de Hotspur,
soeur de Mortimer.
LADY MORTIMER, fille de Glendower,
et femme de Mortimer.
QUICKLY, hôtesse d'une taverne à
East-Cheap.

Lords, officiers, shérif, cabaretier, garçon de chambre, garçons de
cabaret, deux voituriers, voyageurs, suite.



La scène est en Angleterre.




                           ACTE PREMIER


SCÈNE I

Un appartement dans le palais.

_Entrent_ LE ROI HENRI, WESTMORELAND, SIR WALTER BLOUNT _et d'autres_.


LE ROI.--Ébranlés et épuisés par les soucis comme nous le sommes,
tâchons de trouver un moment où la paix effrayée puisse reprendre
haleine, et nous annoncer d'une voix entrecoupée les nouvelles luttes
que nous devons aller soutenir sur de lointains rivages... Les abords[1]
de cette terre altérée ne verront plus ses lèvres teintes du sang de ses
propres enfants. La terre ne sillonnera plus son sein de tranchées,
n'écrasera plus ses fleurs sous les pieds ferrés de coursiers ennemis.
Ces yeux irrités qui naguère comme les météores d'un ciel orageux, tous
d'une même nature, tous formés de la même substance, se venaient
rencontrer dans le choc des partis livrés à la guerre intestine et dans
la mêlée furieuse des massacres civils formeront maintenant des rangs
unis et bien ordonnés, ils se dirigeront tous vers un même but, et ne
combattront plus leurs connaissances, leurs parents, leurs alliés. Le
tranchant de la guerre ne viendra plus comme un couteau mal rengainé
couper son propre maître. Maintenant donc, mes amis, soldat du Christ,
enrôlé sous sa croix sainte, pour laquelle nous nous sommes tous engagés
à combattre, nous allons conduire jusqu'à son sépulcre une armée
d'Anglais dont les bras furent formés dans le sein de leur mère pour
aller poursuivre les païens sur les plaines saintes que foulèrent ses
pieds divins, cloués, il y a quatorze cents ans, pour notre avantage,
sur le bois amer de la croix. Mais ce projet existe depuis un an, et je
n'ai pas besoin de vous le dire: cela sera, donc ce n'est pas encore
aujourd'hui que nous nous rassemblons pour le départ. Maintenant,
Westmoreland, mon cher cousin, rendez-moi compte de ce qui fut arrêté
hier au soir dans notre conseil, pour hâter une expédition si chère.

[Note 1:

    _No more the thirsty entrance of this soil
    Shall daub her lips with her own children's blood._

Les commentateurs, à qui cette phrase a paru trop difficile à expliquer,
ont supposé quelque corruption dans le texte et ont substitué le mot
_Erinnys_ au mot _entrance_, qu'on trouve dans les premières éditions.
La correction ne paraît pas heureuse. Shakspeare, dans ses pièces tirées
de l'histoire moderne, use rarement des images de l'ancienne mythologie,
et celle-ci ne serait nullement en rapport avec le genre de poésie
employé dans le reste du discours. Le mot _entrance_, au contraire, par
une de ces extensions si familières à Shakspeare, et si naturelles dans
une langue qui n'est point fixée, peut très-bien avoir été employé dans
son sens naturel d'_entrée_, _abords_, _avenue_, et dans le sens de
_bouche_; il est même probable que c'est cet avantage de présenter une
double idée qui l'aura fait choisir au poëte. Les _abords_ de
l'Angleterre en étaient naturellement la partie la plus ensanglantée,
soit par les invasions maritimes, soit par les incursions des Écossais
et des Gallois qui se mêlaient presque toujours à ses troubles civils;
et la _bouche altérée de la terre teignant ses lèvres_, etc., est une
métaphore suivie à la manière de Shakspeare, dont la grammaire est
beaucoup plus vague que l'imagination. Les commentateurs ont presque
toujours le tort de vouloir l'expliquer par la grammaire.]

WESTMORELAND.--Mon souverain, on discutait avec ardeur les moyens de
l'exécuter promptement, et hier au soir seulement on avait arrêté
plusieurs des dépenses qu'elle exige, lorsqu'à travers ces débats
survint tout à coup un courrier de Galles, chargé de fâcheuses
nouvelles. La pire de toutes c'est que le noble Mortimer, qui conduisait
les gens du comte d'Hereford contre les troupes irrégulières et sauvages
de Glendower, est tombé entre les mains féroces de ce Gallois. Mille de
ses soldats ont été massacrés; et les Galloises ont exercé sur leurs
cadavres de telles horreurs, leur ont fait subir des mutilations si
brutales, si infâmes, qu'on ne peut les redire ou les indiquer.

LE ROI.--Les nouvelles de ce combat auraient, à ce qu'il paraît, empêché
de donner suite à l'affaire de la terre sainte.

WESTMORELAND.--Oui, mon gracieux seigneur, cette nouvelle jointe avec
d'autres; car il est venu du Nord, des nouvelles plus pénibles et plus
fâcheuses encore: et les voici. Le jour de l'exaltation de la
Sainte-Croix, le vaillant Hotspur, ce jeune Henri Percy, et le brave
Archambald, cet Écossais tout plein de valeur et de renommée, se sont
livrés à Holmedon un sérieux et sanglant combat. Les nouvelles ne nous
en sont parvenues que par le bruit de leur mousqueterie, et accompagnées
seulement de conjectures; car celui qui nous les a apportées est monté à
cheval au moment où la lutte devenait le plus opiniâtre, totalement
incertain sur l'issue qu'elle pourrait avoir.

LE ROI.--Un ami plein d'affection et d'habile fidélité, sir Walter
Blount, arrive ici descendant de cheval et couvert des différentes
espèces de poussières qu'il a traversées depuis Holmedon jusqu'à cette
résidence; et il nous a apporté des nouvelles agréables et douces. Le
comte de Douglas est défait. Sir Walter a vu dans les plaines d'Holmedon
dix mille de ces hardis Écossais et vingt-deux chevaliers baignés dans
leur sang. Au nombre des prisonniers d'Hotspur sont Mordake, comte de
Fife, et fils aîné du vaincu Douglas[2], les comtes d'Athol, de Murray,
d'Angus et de Menteith. Ne sont-ce pas là d'honorables dépouilles, une
riche conquête? Eh, cousin, qu'en dites-vous?

[Note 2: Mordake, comte de Fife, n'était pas fils de Douglas, mais
d'Archambald, duc d'Albanie et régent du royaume d'Écosse; mais
Shakspeare qui suivait sans y regarder de plus près, la version
d'Hollinshed, avait été trompé par l'omission d'une virgule dans le
texte du chroniqueur, à l'endroit où il fait emmener les prisonniers
faits par Hotspur à la bataille d'Holmedon; _Mordake earl of Fife, son
to the governor Archambald earl Douglas_. C'est l'omission de cette
virgule après Archambald qui a fait l'erreur de Shakspeare.]

WESTMORELAND.--Oui, certes, c'est une victoire dont pourrait se vanter
un prince.

LE ROI.--Eh! vraiment c'est en ceci que tu m'affliges, et que tu me fais
faire le péché d'envie contre Northumberland quand je le vois père d'un
fils si désirable; d'un fils, le sujet éternel des discours de la
louange, la tige la plus élancée du bocage, le favori, l'orgueil de la
fortune caressante, tandis que moi spectateur de sa gloire, je vois la
débauche et le déshonneur souiller le front de mon jeune Henri. O plût
au ciel qu'on pût prouver que quelque fée se glissant dans la nuit, a
tiré pour les échanger nos enfants de leurs langes, et qu'elle a nommé
le mien _Percy_, et le sien _Plantagenet_! Alors j'aurais son Henri et
il aurait le mien.--Mais bannissons-le de ma pensée.--Que dites-vous,
cousin, de l'orgueil de ce jeune Percy? Les prisonniers qu'il a faits
dans cette rencontre, il prétend se les approprier, et il me fait dire
que je n'en aurai pas d'autres que Mordake, comte de Fife.

WESTMORELAND.--Ce sont là les leçons de son oncle; j'y reconnais
Worcester, toujours malveillant pour vous dans toutes les occasions.
C'est lui qui l'engage à se rengorger ainsi et à lever sa jeune crête
contre la dignité de votre couronne.

LE ROI.--Mais je l'ai envoyé chercher pour m'en rendre raison, et c'est
ce qui nous oblige à laisser quelque temps de côté nos saints projets
sur Jérusalem. Cousin, mercredi prochain nous tiendrons notre conseil à
Windsor: instruisez-en les lords, mais vous, revenez promptement vers
nous; car il reste plus de choses à dire et à faire, que la colère ne me
permet en ce moment de vous l'expliquer.

WESTMORELAND.--Je vais, mon prince, exécuter vos ordres.


SCÈNE II

Un autre appartement dans le palais.

_Entrent_ HENRI, _prince de Galles_, ET FALSTAFF.


FALSTAFF.--Dis donc, Hal[3], quelle heure est-il, mon garçon?

HENRI.--Tu as l'esprit si fort épaissi à force de t'enivrer de vieux vin
d'Espagne[4], de te déboutonner après souper, et de dormir sur les bancs
des tavernes l'après-dîner, que tu ne sais plus demander ce que tu as
véritablement envie de savoir. Que diable as-tu affaire à l'heure qu'il
est? A moins que les heures ne fussent des verres de vin d'Espagne, les
minutes autant de chapons, à moins que nous n'eussions pour horloges la
voix des appareilleuses, pour cadrans les enseignes de tabagies, et que
le bien-faisant soleil lui-même ne fût une belle et lascive courtisane
en taffetas couleur de feu, je ne vois pas de motif à cette inutilité de
venir demander l'heure qu'il est.

[Note 3: _Hal_. Diminutif de Henri.]

[Note 4: _Sack._ C'est un grand sujet de discussion que de savoir ce
qu'était le _sack_ du temps de Shakspeare, car il n'était pas du temps
de Falstaff d'un usage aussi commun que l'a supposé le poëte. Il paraît
constant que le _sack_ était un vin d'Espagne; l'usage d'y mettre du
sucre donne lieu de croire que c'était un vin sec, comme le mot _sack_
pourrait aussi le faire croire. C'était, selon toute apparence, du vin
de Xérès ou de Pacaret; quelques-uns pensent que le _sack_ était un vin
brûlé et sucré, une espèce de ratafia. Le _sack_ des Anglais aujourd'hui
est le vin des Canaries; on l'appelait alors _sweet sack_.]

FALSTAFF.--Ma foi, Hal, vous entrez dans mon sens; car nous autres
coupeurs de bourses, nous nous laissons conduire par la lune et les sept
étoiles, et non par Phoebus, _ce chevalier errant, blond_[5]. Et je t'en
prie, mon cher lustig, dis-moi un peu, quand une fois tu seras
roi...--Dieu conserve ta grâce (majesté, j'aurais dû dire, car de grâces
tu n'en auras jamais)!...

HENRI.--Comment! pas du tout?

FALSTAFF.--Non, par ma foi, pas seulement autant qu'on en peut avoir à
dire après un oeuf ou du beurre[6].

[Note 5: _That wandering knight so fair._ Paroles tirées probablement de
quelque ancienne ballade sur les aventures du _Chevalier du Soleil_.]

[Note 6: _Not so much as will serve to be prologue to an egg and
butter._ Le nom de _grâces_ se donne également en Angleterre au
_benedicite_ qui précède le repas et aux prières qui se disent à la fin.
Shakspeare le prend ici dans le premier sens; il a fallu, pour conserver
le jeu de mots, y substituer le dernier.]

HENRI.--Eh bien! enfin donc? Au fait, au fait.

FALSTAFF.--Vraiment je veux donc te dire, mon cher lustig, quand tu
seras roi, tu ne dois pas souffrir que nous autres gardes du corps de la
nuit, soyons traités de voleurs qui attaquent la beauté du jour. Qu'on
nous appelle, à la bonne heure, forestiers de Diane, gentilshommes des
ténèbres, les mignons de la lune, et qu'on dise de nous que nous nous
gouvernons bien, puisque nous sommes comme la mer, gouvernés par notre
noble maîtresse la lune, sous la protection de laquelle nous exerçons...
le vol.

HENRI.--Tu as raison, et ce que tu dis est vrai sous tous les rapports:
car notre fortune à nous autres gens de la lune, a son flux et reflux
comme la mer; de même que la mer, nous sommes gouvernés par la lune; et
pour preuve, une bourse résolument enlevée le lundi soir sera
dissolument vidée le mardi matin, gagnée en jurant, la _bourse ou la
vie_, dépensée en criant, _apporte bouteille_. En cet instant, marée
basse comme le pied de l'échelle, nous serons d'un moment à l'autre à
flot aussi haut que le bras de la potence.

FALSTAFF.--Pardieu, tu dis bien vrai, mon garçon.--Et n'est-ce pas que
mon hôtesse de la taverne est une agréable créature?

HENRI.--Douce comme le miel d'Hybla, mon vieux garnement[7]. Et n'est-il
pas vrai aussi qu'un pourpoint de buffle est une agréable robe de
chambre pour prison[8]?

[Note 7: _My old lad of the castle._ Expression souvent employée par les
anciens auteurs, et qui s'était probablement appliquée d'abord aux
satellites du seigneur châtelain: elle fait ici allusion au premier nom
de Falstaff, qui du moins à ce qu'il paraît, s'était d'abord appelé
_Oldcastle_. Sir John Oldcastle avait été mis à mort sous Henri V, comme
partisan des opinions de Wycleff, et soit hasard, soit haine religieuse,
son nom était devenu sur le théâtre celui d'un personnage burlesque,
d'un caractère tout opposé à celui qui fait les martyrs, et
très-différent en effet, à ce qu'il paraît, de celui du véritable
Oldcastle; c'est sous ce travestissement, et comme associé aux désordres
de Henri, que paraît sir John Oldcastle dans une vieille pièce intitulée
_les fameuses victoires d'Henri V, contenant la bataille d'Agincourt_;
et toujours est-il certain que les écrivains jésuites avaient pris texte
de cette tradition théâtrale pour charger de vices la mémoire du
sectateur de Wycleff. Quoi qu'il en soit, Shakspeare, à ce qu'il
paraîtrait, s'empara, selon son usage, du personnage déjà en possession
du théâtre, et lui conserva d'abord son premier nom, ainsi qu'il a
conservé ceux de _Ned_ et de _Gadshill_, autres compagnons de Henri dans
la vieille pièce de la bataille d'Agincourt. Mais ensuite, soit par
respect pour la mémoire d'une victime du catholicisme, soit par égard
pour la famille d'Oldcastle, Elisabeth demanda un changement de nom, et
le vieux camarade du prince de Galles prit alors celui de Falstaff, en
conservant tous les attributs d'Oldcastle, comme le gros ventre, la
gourmandise, etc.]

[Note 8: _Is not a buff jerkin a most sweet robe of durance._ Il est
difficile d'entendre le sens de cette plaisanterie, comme de toutes
celles qui portent sur des usages familiers au temps où l'auteur
écrivait, mais impossibles à retrouver plus tard. _Durance_ signifie
généralement _durée_, _souffrance_, et plus spécialement _prison_: il
paraît aussi que le mot _durance_ avait été donné à certaines étoffes;
le jeu de mots est clair entre ces deux derniers sens du mot _durance_;
mais il n'est pas aussi aisé de comprendre le rôle que joue dans la
plaisanterie du prince le _pourpoint de buffle_, qui est cependant ce
qui choque le plus Falstaff. Le pourpoint de buffle était l'habit des
officiers du shérif: est-ce une manière de les désigner et de les
rappeler à Falstaff, que ses méfaits exposent sans cesse à leur
poursuite? C'était aussi l'habit militaire de la chevalerie. Est-ce une
manière de désigner les chevaliers? sir John l'était.]

FALSTAFF.--Quoi, quoi? Mauvais plaisant, fou que tu es! qu'as-tu donc à
me pincer, à m'épiloguer de cette manière? que diable ai-je affaire à
ton pourpoint de buffle?

HENRI.--Et que diable ai-je affaire, moi, avec ton hôtesse de la
taverne?

FALSTAFF.--Eh! mais tu l'as bien fait venir compter avec toi plus et
plus d'une fois.

HENRI.--Et t'ai-je jamais fait venir toi, pour payer ta part?

FALSTAFF.--Non: oh! je te rendrai justice: tu as toujours tout payé là.

HENRI.--Là et ailleurs aussi, tant que mes fonds pouvaient s'étendre; et
quand ils m'ont manqué, j'ai usé de mon crédit.

FALSTAFF.--Oh! pour cela oui, et si bien usé, que, s'il n'était pas si
clair que tu es l'héritier présomptif....--Mais dis-moi donc, je t'en
prie, mon cher enfant, verra-t-on encore en Angleterre des gibets sur
pied, quand tu seras roi? Et cette grotesque figure, la mère la Loi,
avec son frein rouillé, pourra-t-elle toujours jouer de mauvais tours
aux gens de coeur? Je t'en prie, quand tu seras roi, ne pends point les
voleurs.

HENRI.--Non, ce sera toi.

FALSTAFF.--Moi, oh! bravo. Pardieu je serai un excellent juge.

HENRI.--Et voilà comme tu juges déjà mal; car je veux dire que c'est toi
qui auras l'emploi de pendre les voleurs, et que tu deviendras ainsi un
merveilleux bourreau.

FALSTAFF.--Fort bien, Hal, fort bien: je puis vous dire qu'en quelque
façon ce métier-là s'accorderait avec mon humeur tout aussi bien que
celui de faire ma cour.

HENRI.--Pour être revêtu de quelque emploi.

FALSTAFF.--Certainement pour être vêtu[9]. Le bourreau a une garde-robe
qui n'est pas mince.--Je suis aussi triste qu'un vieux matou, ou qu'un
ours emmuselé.

HENRI.--Ou qu'un lion décrépit, ou bien que le luth d'un amant.

FALSTAFF.--Oui, ou le bourdonnement d'une musette du comté de Lincoln.

HENRI.--Pourquoi pas comme un lièvre, ou comme les vapeurs de
Moorditch[10]?

FALSTAFF.--Tu as toujours les comparaisons les plus désagréables, et tu
es le comparatif en personne le plus maudit... aimable jeune
prince!...--Mais, Hal, je t'en prie, ne me tourmente plus davantage de
ces folies. Je voudrais de tout mon coeur que nous fussions toi et moi
là où l'on achète une provision de bonne renommée. Un vieux lord du
conseil m'a diablement bourré l'autre jour dans la rue à votre sujet,
mon cher monsieur, mais je n'y ai pas fait attention; et cependant il
parlait fort sagement, mais je n'y ai pas pris garde, et pourtant il
parlait sagement, et dans la rue encore.

HENRI.--Tu as bien fait: car la sagesse crie dans les rues, et personne
n'y prend garde[11].

[Note 9: Le Prince. _For obtaining of suits?_ Fals. _Yea, for obtaining
of suits._

Jeu de mots sur le mot _suits_, qui signifie une _requête_ et un
_vêtement complet_.]

[Note 10: _The melancholy of moor-ditch._ _Moor-ditch_ était un fossé
bourbeux qui environnait une partie des murs de Londres, et dont les
exhalaisons occasionnaient, à ce qu'il paraît, une maladie appelée _the
melancholy of moor-ditch_.]

[Note 11: Paroles de l'Écriture.]

FALSTAFF.--Oh! tu as de damnables applications; en vérité, tu serais
capable de corrompre un saint.--Tu m'as fait bien du tort, Hal! Dieu te
le pardonne; mais avant de te connaître, Hal, je ne savais rien de rien;
et aujourd'hui, pour dire la vérité, je ne vaux rien de mieux que ce
qu'il y a de pis. Il faut que je quitte cette vie-là, et je la
quitterai; si je ne le fais pas, dis que je suis un misérable. Il n'y a
pas un fils de roi dans la chrétienté pour qui je veuille me faire
damner.

HENRI.--Jack, où irons-nous demain escamoter une bourse?

FALSTAFF.--Où tu voudras, mon garçon; je suis de la partie. Si je n'y
vas pas, appelle-moi un misérable, et fais moi quelque affront.

HENRI.--Je vois que tu t'amendes bien. Tu passes de la prière au
guet-apens.

(Poins paraît dans le fond du théâtre.)

FALSTAFF.--Que veux-tu, Hal, c'est ma vocation, mon ami; et ce n'est pas
péché pour un homme que de suivre sa vocation.--Poins! Nous allons
savoir tout à l'heure si Gadshill a lié une partie. Oh! si les hommes
étaient sauvés selon leur mérite, quel trou dans l'enfer serait assez
chaud pour lui? C'est peut-être le plus universel coquin qui ait jamais
crié _arrête_ à un honnête homme.

HENRI.--Bonjour, Ned[12].

[Note 12: _Ned_, diminutif d'Edward.]

POINS.--Bonjour, cher Hal.--Que dit M. Remords? que dit sir
Jean-vin-sucré? Jack, comment le diable et toi vous arrangez-vous au
sujet de ton âme, après la lui avoir vendue, le vendredi saint dernier,
pour un verre de vin de Madère et une cuisse de chapon froid?

HENRI.--Sir Jean ne s'en dédit pas; il tiendra son marché avec le
diable, car de sa vie encore il n'a fait mentir de proverbes. Il donnera
au diable ce qui lui appartient.

POINS.--Eh bien, te voilà donc damné pour tenir ta parole au diable?

HENRI.--Il l'aurait été aussi pour avoir friponné le diable.

POINS.--Mais, mes enfants, mes enfants, c'est demain qu'il faut se
rendre dès quatre heures du matin chez Gadshill. Il y a des pèlerins qui
s'en vont à Cantorbéry, chargés de riches offrandes, et des marchands
qui chevauchent vers Londres avec des bourses bien grasses. J'ai des
masques pour vous tous, et vous avez vos chevaux; Gadshill couche ce
soir à Rochester; j'ai commandé le souper pour cette nuit à Eastcheap.
Il n'y a pas plus de danger là qu'à dormir dans vos lits. Si vous voulez
venir, je vous garnis vos bourses de couronnes jusqu'au bord: si vous ne
voulez pas, restez à la maison, et allez vous faire pendre.

FALSTAFF.--Ecoute, Edouard; si je reste ici et n'y vais point, je vous
ferai tous pendre pour y avoir été.

POINS.--En vérité, Côtelettes.

FALSTAFF.--Veux-tu en être, Hal?

HENRI.--Qui! moi, voler! Moi, aller faire le brigand? Non pas moi, sur
ma foi!

FALSTAFF.--Tiens, tu n'as en toi rien d'un honnête homme, d'un homme de
coeur, d'un bon camarade; tu n'es pas sorti du sang royal; tiens, si tu
n'oses pas tenir pour dix schellings[13].

[Note 13: _Thou camest not of the blood royal, if thou darest not stand
for ten shillings._ Jeu de mots sur _royal_ ou _reale_, qui signifiait
aussi une monnaie de la valeur de dix schellings.]

HENRI.--A la bonne heure, je ferai donc, une fois dans ma vie, un coup
de tête.

FALSTAFF.--Voilà ce qui s'appelle parler.

HENRI.--Eh bien, arrive ce qui voudra, je garde la maison.

FALSTAFF.--Sur mon Dieu, s'il en est ainsi, je conspire quand tu seras
roi.

HENRI.--Je ne m'en soucie guère.

POINS.--Sir John, je t'en prie, laisse-nous seuls un moment le prince et
moi; je lui donnerai de si bonnes raisons pour cette expédition, qu'il y
viendra.

FALSTAFF.--A la bonne heure: puisses-tu avoir l'esprit de persuasion, et
lui l'intelligence du profit! afin que ce que tu diras puisse le
toucher, et que ce qu'il entendra, il puisse le croire, et afin que le
prince véritable puisse (par récréation) devenir un faux voleur; car les
pauvres abus de ce siècle ont bien besoin de protection. Adieu, vous me
retrouverez à Eastcheap.

HENRI.--Adieu, printemps passé; adieu, été de la Toussaint.

(Falstaff sort.)

POINS.--Allons, mon bon, doux et gracieux seigneur, montez à cheval
demain avec nous. J'ai une farce à jouer que je ne saurais arranger tout
seul. Falstaff, Bardolph, Peto et Gadshill dévaliseront ces hommes que
nous sommes à guetter. Ni vous, ni moi, n'y serons; et quand ils auront
leur butin, si entre vous et moi nous ne les volons pas à notre tour, je
veux que vous m'abattiez la tête de dessus les épaules.

HENRI.--Mais comment ferons-nous pour nous séparer d'eux au moment du
départ?

POINS.--Quoi! nous ne partirons qu'avant ou après eux, et nous leur
fixerons un rendez-vous, auquel nous serons les maîtres de manquer.
Alors ils s'aventureront tout seuls à faire cet exploit, et ils ne
l'auront pas plutôt accompli, que nous tomberons sur eux.

HENRI.--Oui, mais il est probable qu'ils nous reconnaîtront à nos
chevaux, à nos habits, enfin à toutes sortes d'indices.

POINS.--Bah! d'abord ils ne verront pas nos chevaux, je les attacherai
dans le bois; nous changerons de masques dès que nous les aurons
quittés; et de plus, mon cher, j'ai pour l'occasion, des fourreaux de
bougran dont nous couvrirons nos vêtements qu'en effet ils connaissent.

HENRI.--Mais j'ai peur aussi qu'ils ne soient trop forte partie pour
nous.

POINS.--Oh! pour cela, il y en a deux dont je réponds comme des plus
fieffés poltrons qui aient jamais tourné le dos; et pour le troisième,
s'il se bat plus longtemps que de raison, je renonce au métier des
armes.--Le bon de cette plaisanterie sera d'entendre après les
inconcevables mensonges que nous débitera ce gros coquin, lorsque nous
nous retrouverons à souper: comme quoi il s'est battu avec une trentaine
au moins, quelles parades il a faites, quels coups il a allongés, quels
dangers il a courus; notre divertissement sera de le mettre en défaut.

HENRI.--En bien, j'irai avec toi; va nous préparer tout ce qui est
nécessaire, et puis retrouve-toi ce soir à Eastcheap; j'y souperai,
adieu.

POINS.--Adieu, mon prince.

(Il sort.)

HENRI.--Je vous connais tous; et veux bien pour un temps favoriser les
caprices déréglés de votre oisiveté. En cela je continuerai à imiter le
soleil qui permet quelquefois aux nuages impurs et contagieux de dérober
sa beauté à l'univers, afin que lorsqu'il lui plaira de redevenir
lui-même, le monde, après en avoir été privé, le voie avec plus
d'admiration reparaître tout à coup à travers les noires et hideuses
vapeurs qui avaient paru le suffoquer. Si l'année entière se passait en
jours de congé, les jeux seraient bientôt aussi ennuyeux que le travail.
Mais quand ils ne viennent que de temps à autre, ils reviennent toujours
désirés; rien ne plaît que ce qui n'arrive pas communément. Ainsi quand
je rejetterai ces habitudes déréglées, et que je payerai la dette que je
n'ai jamais reconnue, autant mes promesses auront été au-dessous de ma
conduite, autant je tromperai l'attente des hommes; et telle qu'un métal
brillant sur un fond obscur, ma réforme, dont l'éclat sera rehaussé par
mes fautes, paraîtra plus méritoire, et attirera plus de regards que le
mérite qu'aucune tache ne fait ressortir. Ainsi je veux faillir de
manière à me servir habilement de mes fautes, lorsque ensuite je
regagnerai le temps perdu au moment où on y comptera le moins.

(Il sort.)


SCÈNE III

Autre appartement du palais.

_Entrent_ LE ROI HENRI, NORTHUMBERLAND, WORCESTER, HOTSPUR, SIR W.
BLOUNT _et autres personnages_.


LE ROI.--Mon sang a été trop calme et trop froid, de ne pas bouillir à
cet indigne affront: c'est ainsi que vous avez pensé, et en conséquence
vous foulez ma patience aux pieds. Mais soyez bien sûrs que désormais je
serai ce que je suis par mon rang puissant et redoutable, plutôt que de
me livrer à mon caractère, qui a été jusqu'ici coulant comme l'huile,
doux comme un jeune duvet, et m'a fait perdre ainsi mes titres au
respect que les âmes orgueilleuses ne rendent jamais qu'aux orgueilleux.

WORCESTER.--Notre maison, mon souverain, n'a guère mérité qu'on déployât
sur elle la verge du pouvoir, de ce même pouvoir que nos propres mains
ont aidé à devenir si imposant.

NORTHUMBERLAND.--Seigneur...

LE ROI.--Worcester, va-t'en: car je vois dans tes yeux l'audace de la
désobéissance.--Oh! monsieur! votre maintien est trop arrogant, trop
impérieux, et la majesté royale ne se laisserait pas plus longtemps
insulter par le froncement de sourcils d'un serviteur. Vous avez toute
liberté de vous retirer: quand nous aurons besoin de vos services et de
vos conseils, nous vous ferons appeler. (_Worcester sort._--_A
Northumberland._) Vous vouliez parler.

NORTHUMBERLAND.--Oui, mon bon seigneur: ces prisonniers, demandés au nom
de Votre Altesse, et que Henri Percy a faits ici près de Holmedon, n'ont
pas été, à ce qu'il assure, refusés d'une manière aussi positive qu'on
l'a rapporté à Votre Majesté. C'est donc à l'envie, ou bien à une
méprise, qu'on doit attribuer cette faute, et non pas à mon fils.

HOTSPUR.--Mon souverain, je n'ai point refusé de prisonniers; mais je me
rappelle que, le combat fini, au moment où je me sentais desséché par
les fureurs de l'action et l'excès de la fatigue; lorsque, faible et
hors d'haleine, je m'appuyais sur mon épée, il vint à moi un certain
lord, propre, élégamment paré, frais comme un marié, et le menton
nouvellement fauché, offrant l'aspect d'un champ de chaume après la
moisson; il était parfumé comme une lingère. Entre son pouce et l'index,
il tenait une petite boite de senteur que de temps en temps il portait
et ôtait à son nez, qui en reniflait d'humeur, quand je m'approchai de
lui[14]. Et en même temps il ne cessait de sourire et de babiller; et
comme les soldats passaient près de lui, emportant les corps morts, il
les traitait d'impertinents coquins et de mal-appris, de venir apporter
ainsi un sale et vilain cadavre entre le vent et sa grandeur. Il me
questionna en termes arrangés et d'un ton de jolie femme: entre autres
choses, il me demanda mes prisonniers au nom de Votre Majesté. Moi, dans
ce moment, tout irrité, avec mes blessures refroidies, de me sentir
ainsi harcelé par un perroquet, dans mon ressentiment et mon impatience,
je lui répondis, sans y faire attention, je ne sais pas quoi... qu'il
les aurait ou qu'il ne les aurait pas: car il me mettait en fureur quand
il venait si sautillant, sentant si bon, me parler dans le langage d'une
femme de chambre de cour, de canons, de tambours et de blessures; me
dire, Dieu sait à quel propos, qu'il n'y avait rien au monde de si
admirable que le spermaceti pour des contusions internes... et que
c'était grand'pitié qu'on allât déterrer, dans les entrailles de la
terre innocente, ce traître de salpêtre qui a détruit lâchement plus
d'un bon et robuste compagnon, et que sans ces détestables armes à feu
il aurait été guerrier comme les autres. C'est, je vous le dis, mon
prince, à ce plat bavardage, aux propos décousus qu'il me tenait, que je
répondis indirectement; et je vous en conjure, que son rapport ne soit
pas regardé ici comme d'assez de valeur pour m'accuser, et venir se
mettre entre mon attachement et votre haute Majesté.

[Note 14:

_Who there with angry, When I next came there Took it in snuff._

_Take in snuff_ répond à ce que nous appelons _se sentir monter la
moutarde au nez_. Hotspur joue ici sur l'expression, et prétend que le
nez du lord qui respirait cette odeur, _took it in snuff_, le prenait en
guise de tabac; ce qui veut dire aussi: le prenait avec colère,
_angry_.]

BLOUNT.--En considérant les circonstances, mon bon seigneur, tout ce
qu'Henri Percy aura dit à un pareil personnage, en pareil lieu, et dans
un pareil moment, peut bien, avec tout ce qu'on vous a rapporté, périr
dans un juste oubli, sans jamais être relevé pour lui nuire, ou fonder
aucun motif d'accusation; ce qu'il a dit alors, il le désavoue
maintenant.

LE ROI.--Mais cependant il refuse encore ses prisonniers, à moins que
l'on n'accepte ses réserves, ses conditions, qui sont que nous payerons
sur-le-champ, à nos frais, la rançon de son beau-frère, de l'extravagant
Mortimer[15], qui, sur mon âme, a volontairement livré la vie des
soldats qu'il a menés au combat contre cet indigne magicien et damné
Glendower[16] dont la fille, à ce que nous apprenons, vient tout
récemment d'épouser le comte des Marches[17]. Ainsi nous viderons nos
coffres pour racheter un traître et le remettre dans le pays; nous irons
solder la trahison, et traiter avec la peur quand elle s'est perdue et
livrée elle-même! Non, qu'il périsse de faim sur les montagnes stériles!
Jamais je ne regarderai comme mon ami l'homme dont la voix me demandera
de dépenser un penny pour délivrer et faire rentrer dans mes États le
rebelle Mortimer.

[Note 15: Edmond Mortimer, comte des Marches, n'était pas le beau-frère,
mais le neveu d'Hotspur, par la femme de celui-ci, soeur de Roger
Mortimer, père d'Edmond. Dans la première scène du troisième acte
Mortimer, en parlant de lady Percy, femme d'Hotspur, l'appelle _sa
tante_.]

[Note 16: Owen Glendower, ou Glindour Dew, du lieu de sa naissance
(Glindourure, sur les bords de la Dee), était fils d'un gentilhomme du
pays de Galles; il avait d'abord étudié à Londres pour suivre la
carrière du barreau; mais n'ayant pu obtenir justice de lord Ruthwen,
qui lui retenait les terres provenant de l'héritage de son père, il
résolut de se la faire par les armes, ravagea les propriétés du lord,
emmena ses bestiaux, tua ses vassaux, et finit par le faire prisonnier
lui-même. Il parvint à une telle puissance qu'il se fit en 1402
couronner prince de Galles. Il fut mêlé à tous les troubles qui
désolèrent le règne de Henri IV; et, après des succès divers, mais qui
le laissaient toujours sur pied et toujours redoutable, il fut enfin
totalement défait et réduit à vivre dans les bois et dans les cavernes;
il y mourut de misère en 1420. Il était regardé comme magicien.]

[Note 17: Hollinshed et les autres chroniqueurs ont parlé de ce prétendu
mariage.]

HOTSPUR.--Le rebelle Mortimer! C'est par les hasards seuls de la guerre,
mon souverain, qu'il est tombé entre les mains de l'ennemi, et il suffit
d'une seule langue pour faire parler en témoignage de cette vérité
toutes ses blessures comme autant de bouches. Ces blessures qu'il a
reçues en brave, lorsque sur les bords de la douce Severn, seul contre
seul, fer contre fer, il a passé la meilleure partie d'une heure à faire
échange de courage avec le puissant Glendower. Trois fois ils ont repris
haleine, et trois fois, d'un mutuel accord, ils ont bu les eaux de la
rapide Severn, qui, effrayée alors de leurs sanguinaires regards, a fui
pleine de crainte à travers ses roseaux tremblants, et a caché sa tête
ondoyante dans les profondeurs de son lit tout ensanglanté par ces
valeureux combattants. Jamais une politique basse et corrompue ne colora
ses oeuvres de blessures si mortelles, et jamais le noble Mortimer n'eût
pu en recevoir un si grand nombre, le tout volontairement. Qu'on ne le
flétrisse donc pas du nom de rebelle.

LE ROI.--Tu le montres ce qu'il n'est pas, Percy, tu le montres ce qu'il
n'est pas: jamais il ne s'est mesuré avec Glendower. Je te dis, moi,
qu'il aurait aussi volontiers risqué de se trouver tête à tête avec le
diable, qu'en face d'Owen Glendower. N'as-tu pas honte?--Mais, jeune
homme, que désormais je ne vous entende plus dire un mot de Mortimer.
Envoyez-moi vos prisonniers par la voie la plus prompte, ou vous aurez
de mes nouvelles d'une manière qui pourra vous déplaire.--Milord
Northumberland, vous pouvez partir avec votre fils.--Envoyez-nous vos
prisonniers, ou vous en entendrez parler.

(Sortent le roi, Blount et la suite.)

HOTSPUR.--Et quand le diable voudrait rugir ici pour les avoir, je ne
les enverrai pas.--Je veux le suivre à l'instant, et le lui dire; je
veux soulager mon coeur, fût-ce au péril de ma tête.

NORTHUMBERLAND.--Quoi, tout ivre de colère?--Arrêtez et attendez un
moment. Voici votre oncle.

(Entre Worcester.)

HOTSPUR.--Ne plus parler de Mortimer! mordieu! j'en parlerai. Et que mon
âme n'ait jamais miséricorde si je ne me joins pas à lui! Oui,
j'épuiserai en sa faveur toutes ces veines, je répandrai tout mon sang
le plus précieux goutte à goutte sur la poussière, ou j'élèverai
Mortimer, qu'on foule aux pieds, aussi haut que ce roi oublieux, cet
ingrat et pervers Bolingbroke.

NORTHUMBERLAND, _à Worcester_.--Mon frère, le roi a fait perdre la
raison à votre neveu.

WORCESTER.--Qui donc a allumé toute cette fureur depuis que je suis
sorti?

HOTSPUR.--Il veut réellement avoir tous mes prisonniers, et lorsque je
suis venu à lui reparler de la rançon du frère de ma femme, ses joues
ont pâli, et il a tourné sur moi un oeil de mort; il tremblait au seul
nom de Mortimer.

WORCESTER.--Je ne puis le blâmer. Mortimer n'a-t-il pas été déclaré
publiquement par Richard, qui aujourd'hui n'est plus, le plus proche du
trône après lui?

NORTHUMBERLAND.--Rien n'est plus vrai; j'ai entendu la déclaration: ce
fut lorsque notre malheureux roi (Dieu veuille nous pardonner nos torts
envers lui!) partit pour son expédition d'Irlande; il y fut intercepté,
et n'en revint que pour être déposé, et bientôt après assassiné.

WORCESTER.--Et à cause de cette mort, la voix générale de l'univers nous
diffame et parle de nous avec opprobre.

HOTSPUR.--Mais, doucement, je vous en prie; le roi Richard a donc
déclaré mon frère, Edmond Mortimer, l'héritier de la couronne?

NORTHUMBERLAND.--Il l'a déclaré; moi-même je l'ai entendu.

HOTSPUR.--Vraiment, je ne puis blâmer le roi, son cousin, de désirer
qu'il meure de faim sur les montagnes stériles. Mais sera-t-il dit que
vous, qui avez posé la couronne sur la tête de cet homme ingrat, et qui,
pour son profit, portez la tache détestable d'un assassinat payé....
sera-t-il dit que vous subissiez patiemment un déluge de malédictions,
en demeurant simplement des agents de meurtre, des instruments
secondaires, les cordes, l'échelle, ou plutôt le bourreau....--Oh!
pardonner si je descends si bas pour vous montrer en quel rang et en
quelle catégorie vous vous placez sous ce roi artificieux.--N'avez-vous
pas de honte, qu'on puisse raconter à nos temps, ou étaler un jour dans
les chroniques, que des hommes de votre noblesse et de votre puissance
se sont engagés tous deux dans une cause injuste (comme, Dieu vous le
pardonne! vous l'avez fait tous deux), pour abattre Richard, cette douce
et belle rose, et planter à sa place cette épine, ce chardon, ce
Bolingbroke? Et pour comble d'opprobre, sera-t-il dit encore que vous
aurez été joués, écartés, rejetés par celui pour qui vous vous êtes
soumis à toutes ces ignominies? Non, il est temps encore de racheter vos
honneurs perdus, et de vous rétablir dans l'estime de l'univers.
Vengez-vous des insultants et dédaigneux mépris de ce roi orgueilleux,
jour et nuit occupé des moyens de se débarrasser de sa dette envers
vous; dût votre mort en être le sanglant payement.... je vous dis
donc....

WORCESTER.--C'est assez, cousin, n'en dites pas davantage: à l'instant
même je vais vous ouvrir un livre secret, où du rapide coup d'oeil de la
colère vous allez lire des projets profonds et dangereux, aussi pleins
de périls et d'audace qu'il en faut pour traverser, sur une lance mal
assurée, un torrent mugissant à grand bruit.

HOTSPUR.--Si l'on y tombe, bonsoir, il faut périr ou nager.--Étendez le
danger du couchant à l'aurore, que l'honneur le traverse du nord au
midi, et mettez-les aux prises.--Oh! le sang remue bien davantage à
réveiller un lion qu'à lancer un lièvre.

NORTHUMBERLAND.--Voilà que l'idée de quelques grands exploits lui fait
perdre toute patience.

HOTSPUR.--Par le ciel, il me semble que ce serait un saut facile que
d'aller sur la face pâle de la lune enlever d'un coup la gloire
brillante, ou de plonger dans les profondeurs de la mer, là ou jamais la
sonde n'a touché le sol, pour y ressaisir par les cheveux la gloire
engloutie, en telle sorte que celui qui la retirerait de là pût posséder
sans rival tous les honneurs qu'elle accorde; mais ne me parlez pas
d'une association de deux demi-visages.

WORCESTER.--Le voilà qui embrasse un monde de fantômes, mais où ne se
trouve pas la réalité dont il devrait s'occuper.--Cher cousin,
donnez-moi un moment d'audience.

HOTSPUR.--Ah! je vous demande pardon.

WORCESTER.--Ces nobles Écossais qui sont prisonniers....

HOTSPUR.--Je les garderai tous. Par le ciel, il n'aura pas un seul
Écossais de ceux-là. Non, lui fallût-il un Écossais pour sauver son âme,
il ne l'aura pas. Par mon bras, je les garderai tous.

WORCESTER.--Vous vous jetez de côté et d'autre, et vous ne prêtez pas la
moindre attention à mes desseins.--Ces prisonniers, vous les garderez.

HOTSPUR.--Oui, je les garderai, cela est positif.--Il a dit qu'il ne
rachèterait pas Mortimer! Il a défendu à ma langue de nommer Mortimer!
Mais je l'attraperai au moment où il sera endormi, et dans son oreille
je crierai tout à coup: _Mortimer!_ Quoi! j'aurai un oiseau qui sera
instruit à ne dire que Mortimer, et je le lui donnerai, pour tenir sa
colère toujours en mouvement.

WORCESTER.--Écoutez donc, cousin; un mot.

HOTSPUR.--Je fais ici le serment solennel de n'avoir d'autre étude que
de chercher les moyens de vexer et de tourmenter sans cesse ce
Bolingbroke. Et ce ferrailleur de tavernes, son prince de Galles....
n'était que j'ai dans l'idée que son père ne l'aime pas et serait bien
aise qu'il lui arrivât quelque malheur, je voudrais qu'il s'empoisonnât
avec un pot de bière.

WORCESTER.--Adieu, cousin; je vous parlerai lorsque vous serez mieux
disposé à m'écouter.

NORTHUMBERLAND.--Eh quoi, quelle mouche te pique et quel fou impatient
es-tu donc de t'emporter ainsi dans des colères de femme, sans pouvoir
prêter l'oreille à d'autres voix que la tienne?

HOTSPUR.--Tenez, voyez-vous, je suis fustigé, fouetté de verges, déchiré
d'épines, piqué des fourmis quand j'entends parler de ce vil politique,
de ce Bolingbroke. Du temps de Richard.... Comment appelez-vous cet
endroit?... que le diable l'emporte!.... C'est dans le comté de
Glocester.... là, au château du duc, de son imbécile d'oncle, son oncle
d'York.... ce fut là que je fléchis pour la première fois le genou
devant ce roi des sourires, ce Bolingbroke, au moment où vous reveniez
avec lui de Ravenspurg.

NORTHUMBERLAND.--C'était au château de Berkley.

HOTSPUR.--Oui, c'est là même!.... Eh bien, quelle quantité de politesses
sucrées me fit alors ce chien couchant! voyez,.... _quand sa fortune,
encore au berceau, aurait grandi_. Et.... _mon aimable Henri Percy_....
et, _cher cousin_... Oh! que le diable emporte de pareils fourbes!--Dieu
veuille me pardonner! Bon oncle, dites votre affaire, j'ai fini.

WORCESTER.--Non, si vous n'avez pas fini, continuez; nous attendrons
votre loisir.

HOTSPUR.--J'ai fini, sur ma parole.

WORCESTER.--Allons, revenons encore une fois à vos prisonniers écossais.
Rendez-leur la liberté sur-le-champ et sans rançon, et que le fils de
Douglas soit votre seul agent pour lever une armée en Écosse. Ce qui, à
raison de diverses causes que je vous expliquerai par cet écrit, sera,
soyez-en certain, aisément accompli. (_A Northumberland._) Vous, milord,
tandis que votre fils sera employé, comme je viens de le dire, en
Écosse, vous vous insinuerez adroitement dans le coeur de ce noble
prélat, le meilleur de nos amis, l'archevêque.

NORTHUMBERLAND.--D'York, n'est-ce pas?

WORCESTER.--Lui-même, lui qui supporte avec peine la mort que son frère
le lord Scroop a subie à Bristol. Je ne parle pas ici par conjectures;
je ne dis pas ce que je pense qui pourrait être, mais ce que je sais qui
est médité, conçu, déjà réduit en plan, et n'attend que les premiers
regards de l'occasion propre à le faire éclore.

HOTSPUR.--Je pressens le tout. Sur ma vie, cela réussira.

NORTHUMBERLAND.--Toujours tu lâches la meute avant que la chasse soit
ouverte.

HOTSPUR.--Quoi? Il n'est pas possible que ce plan ne soit excellent. Et
ensuite l'armée d'Écosse et d'York!.... Ah! elles se joindront à
Mortimer.

WORCESTER.--C'est ce qui arrivera.

HOTSPUR.--Sur ma foi, c'est un projet merveilleusement imaginé.

WORCESTER.--Et nous n'avons pas peu de raisons de nous hâter. Il s'agit
de sauver nos têtes en nous mettant à la tête d'une armée[18]; car nous
aurions beau nous conduire aussi modestement que nous pourrions, le roi
se croira toujours notre débiteur, et pensera que nous nous jugeons mal
récompensés, jusqu'à ce qu'il ait trouvé moyen de nous payer
complétement; et voyez déjà comme il commence à nous retrancher toute
marque d'amitié.

[Note 18: _To save our heads by raising of a head_:

_Head_, armée, corps de troupes.]

HOTSPUR.--C'est un fait, c'est un fait. Nous serons vengés de lui.
                
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