George Sand

La Mare au Diable
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Mais la chasteté des mœurs est une tradition sacrée dans 
certaines campagnes éloignées du mouvement corrompu des 
grandes villes, et, entre toutes les familles de Belair, la 
famille de Maurice était réputée honnête et servant la vérité. 
Germain s'en allait chercher femme; Marie était une enfant 
trop jeune et trop pauvre pour qu'il y songeât dans cette vue, 
et, à moins d'être un _sans cœur_ et un _mauvais homme_, il était 
impossible qu'il eût une coupable pensée auprès d'elle. Le 
père Maurice ne fut donc nullement inquiet de lui voir prendre 
en croupe cette jolie fille; la Guillette eût cru lui faire 
injure si elle lui eût recommandé de la respecter comme sa 
sœur; Marie monta sur la jument en pleurant, après avoir vingt 
fois embrassé sa mère et ses jeunes amies. Germain, qui était 
triste pour son compte, compatissait d'autant plus à son 
chagrin, et s'en alla d'un air sérieux, tandis que les gens du 
voisinage disaient adieu de la main à la pauvre Marie sans 
songer à mal.


VI


PETIT-PIERRE


La _Grise_ était jeune, belle et vigoureuse. Elle portait sans 
effort son double fardeau, couchant les oreilles et rongeant 
son frein, comme une fière et ardente jument qu'elle était. En 
passant devant le pré-long, elle aperçut sa mère, qui 
s'appelait la vieille Grise, comme elle la jeune Grise, et 
elle hennit en signe d'adieu. La vieille Grise approcha de la 
haie en faisant résonner ses enferges, essaya de galoper sur 
la marge du pré pour suivre sa fille; puis, la voyant prendre 
le grand trot, elle hennit à son tour, et resta pensive, 
inquiète, le nez au vent, la bouche pleine d'herbes qu'elle ne 
songeait plus à manger. 

— Cette pauvre bête connaît toujours sa progéniture, dit 
Germain pour distraire la petite Marie de son chagrin. Ça me 
fait penser que je n'ai pas embrassé mon Petit-Pierre avant de 
partir Le mauvais enfant n'était pas là! Il voulait, hier au 
soir, me faire promettre de l'emmener, et il a pleuré pendant 
une heure dans son lit. Ce matin, encore, il a tout essayé 
pour me persuader. Oh! qu'il est adroit et câlin! mais quand 
il a vu que ça ne se pouvait pas, monsieur s'est fâché: il est 
parti dans les champs, et je ne l'ai pas revu de la journée.

— Moi, je l'ai vu, dit la petite Marie en faisant effort pour 
rentrer ses larmes. Il courait avec les enfants de Soulas du 
côté des tailles, et je me suis bien doutée qu'il était hors 
de la maison depuis longtemps, car il avait faim et mangeait 
des prunelles et des mûres de buisson. Je lui ai donné le pain 
de mon goûter, et il m'a dit: "Merci, ma Marie mignonne: quand 
tu viendras chez nous, je te donnerai de la galette." C'est un 
enfant trop gentil que vous avez là, Germain!

— Oui, qu'il est gentil, reprit le laboureur, et je ne sais 
pas ce que je ne ferais pas pour lui! Si sa grand'mère n'avait 
pas eu plus de raison que moi, je n'aurais pas pu me tenir de 
l'emmener, quand je le voyais pleurer si fort que son pauvre 
petit cœur en était tout gonflé.

— Eh bien! pourquoi ne l'auriez-vous pas emmené, Germain? Il 
ne vous aurait guère embarrassé; il est si raisonnable quand 
on fait sa volonté!

— Il paraît qu'il aurait été de trop là où je vais. Du moins 
c'était l'avis du père Maurice... Moi, pourtant, j'aurais 
pensé qu'au contraire il fallait voir comment on le recevrait, 
et qu'un si gentil enfant ne pouvait qu'être pris en bonne 
amitié... Mais ils disent à la maison qu'il ne faut pas 
commencer par faire voir les charges du ménage... Je ne sais 
pas pourquoi je te parle de ça, petite Marie; tu n'y comprends 
rien.

— Si fait, Germain; je sais que vous allez vous marier; ma 
mère me l'a dit, en me recommandant de n'en parler à personne, 
ni chez vous, ni là où je vais, et vous pouvez être 
tranquille: je n'en dirai mot.

— Tu feras bien, car ce n'est pas fait; peut-être que je ne 
conviendrai pas à la femme en question.

— Il faut espérer que si, Germain. Pourquoi donc ne lui 
conviendrez-vous pas?

— Qui sait? J'ai trois enfants, et c'est lourd pour une femme 
qui n'est pas leur mère!

— C'est vrai, mais vos enfants ne sont pas comme d'autres 
enfants.

— Crois-tu?

— Ils sont beaux comme des petits anges, et si bien élevés 
qu'on n'en peut pas voir de plus aimables.

— Il y a Sylvain qui n'est pas trop commode.

— Il est tout petit! il ne peut pas être autrement que 
terrible, mais il a tant d'esprit!

— C'est vrai qu'il a de l'esprit: et un courage! Il ne craint 
ni vaches, ni taureaux, et si on le laissait faire, il 
grimperait déjà sur les chevaux avec son aîné.

— Moi, à votre place, j'aurais amené l'aîné. Bien sûr ça vous 
aurait fait aimer tout de suite, d'avoir un enfant si beau!

— Oui, si la femme aime les enfants; mais si elle ne les aime 
pas!

— Est-ce qu'il y a des femmes qui n'aiment pas les enfants?


Pas beaucoup, je pense; mais enfin il y en a, et c'est là ce 
qui me tourmente. 


Vous ne la connaissez donc pas du tout cette femme?

— Pas plus que toi, et je crains de ne pas la mieux connaître, 
après que je l'aurai vue. Je ne suis pas méfiant, moi. Quand 
on me dit de bonnes paroles, j'y crois: mais j'ai été plus 
d'une fois à même de m'en repentir, car les paroles ne sont 
pas des actions.

— On dit que c'est une fort brave femme.

— Qui dit cela? le père Maurice!

— Oui, votre beau-père.

— C'est fort bien; mais il ne la connaît pas non plus.

— Eh bien, vous la verrez tantôt, vous ferez grande attention, 
et il faut espérer que vous ne vous tromperez pas, Germain.

— Tiens, petite Marie, je serais bien aise que tu entres un 
peu dans la maison, avant de t'en aller tout droit aux 
Ormeaux: tu es fine, toi, tu as toujours montré de l'esprit, 
et tu fais attention à tout. Si tu vois quelque chose qui te 
donne à penser, tu m'en avertiras tout doucement.

— Oh! non, Germain, je ne ferai pas cela! je craindrais trop 
de me tromper; et, d'ailleurs, si une parole dite à la légère 
venait à vous dégoûter de ce mariage, vos parents m'en 
voudraient, et j'ai bien assez de chagrins comme ça, sans en 
attirer d'autres sur ma pauvre chère femme de mère.

Comme ils devisaient ainsi, la Grise fit un écart en dressant 
les oreilles, puis revint sur ses pas, et se rapprocha du 
buisson, où quelque chose qu'elle commençait à reconnaître 
l'avait d'abord effrayée. Germain jeta un regard sur le 
buisson, et vit dans le fossé, sous les branches épaisses et 
encore fraîches d'un têteau de chêne, quelque chose qu'il prit 
pour un agneau.

— C'est une bête égarée, dit-il, ou morte, car elle ne bouge. 
Peut-être que quelqu'un la cherche; il faut voir!

— Ce n'est pas une bête, s'écria la petite Marie: c'est un 
enfant qui dort; c'est votre Petit-Pierre.

— Par exemple! dit Germain en descendant de cheval; voyez ce 
petit garnement qui dort là, si loin de la maison, et dans un 
fossé où quelque serpent pourrait bien le trouver!

Il prit dans ses bras l'enfant, qui lui sourit en ouvrant les 
yeux et jeta ses bras autour de son cou en lui disant: Mon 
petit père, tu vas m'emmener avec toi!

— Ah oui! toujours la même chanson! Que faisiez-vous là, 
mauvais Pierre?

— J'attendais mon petit père à passer, dit l'enfant; je 
regardais sur le chemin, et à force de regarder, je me suis 
endormi.

— Et si j'étais passé sans te voir, tu serais resté toute la 
nuit dehors, et le loup t'aurait mangé!

— Oh! je savais bien que tu me verrais! répondit Petit-Pierre 
avec confiance.

— Eh bien, à présent, mon Pierre, embrasse-moi, dis moi adieu, 
et retourne vite à la maison, si tu ne veux pas qu'on soupe 
sans toi.

— Tu ne veux donc pas m'emmener? s'écria le petit en 
commençant à frotter ses yeux pour montrer qu'il avait dessein 
de pleurer.

— Tu sais bien que grand-père et grand'mère ne le veulent pas, 
dit Germain, se retranchant derrière l'autorité des vieux 
parents, comme un homme qui ne compte guère sur la sienne 
propre.

Mais l'enfant n'entendit rien. Il se prit à pleurer tout de 
bon, disant que puisque son père emmenait la petite Marie, il 
pouvait bien l'emmener aussi. On lui objecta qu'il fallait 
passer les grands bois, qu'il y avait là beaucoup de méchantes 
bêtes qui mangeaient les petits enfants, que la Grise ne 
voulait pas porter trois personnes, qu'elle l'avait déclaré en 
partant, et que dans le pays où l'on se rendait, il n'y avait 
ni lit ni souper pour les marmots. Toutes ces excellentes 
raisons ne persuadèrent point Petit-Pierre; il se jeta sur 
l'herbe, et s'y roula, en criant que son petit père ne 
l'aimait plus, et que s'il ne l'emmenait pas, il ne rentrerait 
point du jour ni de la nuit à la maison.

Germain avait un cœur de père aussi tendre et aussi faible que 
celui d'une femme. La mort de la sienne, les soins qu'il avait 
été forcé de rendre seul à ses petits, aussi la pensée que ces 
pauvres enfants sans mère avaient besoin d'être beaucoup 
aimés, avaient contribué à le rendre ainsi, et il se fit en 
lui un si rude combat, d'autant plus qu'il rougissait de sa 
faiblesse et s'efforçait de cacher son malaise à la petite 
Marie, que la sueur lui en vint au front et que ses yeux se 
bordèrent de rouge, prêts à pleurer aussi. Enfin il essaya de 
se mettre en colère; mais en se retournant vers la petite 
Marie, comme pour la prendre à témoin de sa fermeté d'âme, il 
vit que le visage de cette bonne fille était baigné de larmes, 
et tout son courage l'abandonnant, il lui fut impossible de 
retenir les siennes, bien qu'il grondât et menaçât encore.

— Vrai, vous avez le cœur trop dur, lui dit enfin la petite 
Marie, et, pour ma part, je ne pourrais jamais résister comme 
cela à un enfant qui a un si gros chagrin. Voyons, Germain, 
emmenez-le. Votre jument est bien habituée à porter deux 
personnes et un enfant, à preuve que votre beau-frère et sa 
femme, qui est plus lourde que moi de beaucoup, vont au marché 
le samedi avec leur garçon, sur le dos de cette bonne bête. 
Vous le mettrez à cheval devant vous, et d'ailleurs j'aime 
mieux m'en aller toute seule à pied que de faire de la peine à 
ce petit.

— Qu'à cela ne tienne, répondit Germain, qui mourait d'envie 
de se laisser convaincre. La Grise est forte et en porterait 
deux de plus, s'il y avait place sur son échine. Mais que 
ferons-nous de cet enfant en route? il aura froid, il aura 
faim... et qui prendra soin de lui ce soir et demain pour le 
coucher, le laver et le rhabiller? Je n'ose pas donner cet 
ennui-là à une femme que je ne connais pas, et qui trouvera, 
sans doute, que je suis bien sans façons avec elle pour 
commencer.

— D'après l'amitié ou l'ennui qu'elle montrera, vous la 
connaîtrez tout de suite, Germain, croyez-moi; et d'ailleurs, 
si elle rebute votre Pierre, moi je m'en charge. J'irai chez 
elle l'habiller et je l'emmènerai aux champs demain. Je 
l'amuserai toute la journée et j'aurai soin qu'il ne manque de 
rien.

— Et il t'ennuiera, ma pauvre fille! Il te gênera! toute une 
journée, c'est long!

— Ça me fera plaisir, au contraire, ça me tiendra compagnie, 
et ça me rendra moins triste le premier jour que j'aurai à 
passer dans un nouveau pays. Je me figurerai que je suis 
encore chez nous.

L'enfant, voyant que la petite Marie prenait son parti, 
s'était cramponné à sa jupe et la tenait si fort qu'il eût 
fallu lui faire du mal pour l'en arracher. Quand il reconnut 
que son père cédait, il prit la main de Marie dans ses deux 
petites mains brunies par le soleil, et l'embrassa en sautant 
de joie et en la tirant vers la jument, avec cette impatience 
ardente que les enfants portent dans leurs désirs.

— Allons, allons, dit la jeune fille, en le soulevant dans ses 
bras, tâchons d'apaiser ce pauvre cœur qui saute comme un 
petit oiseau, et si tu sens le froid quand la nuit viendra, 
dis-le-moi, mon Pierre, je te serrerai dans ma cape. Embrasse 
ton petit père, et demande-lui pardon d'avoir fait le méchant. 
Dis que ça ne t'arrivera plus, jamais! jamais, entends-tu?

— Oui, oui, à condition que je ferai toujours sa volonté, 
n'est-ce pas? dit Germain en essuyant les yeux du petit avec 
son mouchoir: ah! Marie, vous me le gâtez, ce drôle-là!... Et 
vraiment, tu es une trop bonne fille, petite Marie. Je ne sais 
pas pourquoi tu n'es pas entrée bergère chez nous à la Saint-
Jean dernière. Tu aurais pris soin de mes enfants, et j'aurais 
mieux aimé te payer un bon prix pour les servir, que d'aller 
chercher une femme qui croira peut-être me faire beaucoup de 
grâce en ne les détestant pas.

— Il ne faut pas voir comme ça les choses par le mauvais côté, 
répondit la petite Marie, en tenant la bride du cheval pendant 
que Germain plaçait son fils sur le devant du large bât garni 
de peau de chèvre: si votre femme n'aime pas les enfants, vous 
me prendrez à votre service l'an prochain, et, soyez 
tranquille, je les amuserai si bien qu'ils ne s'apercevront de 
rien.


VII


DANS LA LANDE


Ah çà, dit Germain, lorsqu'ils eurent fait quelques pas, que 
va-t-on penser à la maison en ne voyant pas rentrer ce petit 
bonhomme? Les parents vont être inquiets et le chercheront 
partout.

— Vous allez dire au cantonnier qui travaille là-haut sur la 
route, que vous l'emmenez, et vous lui recommanderez d'avertir 
votre monde.

— C'est vrai, Marie, tu t'avises de tout, toi; moi, je ne 
pensais plus que Jeannie devait être par là.

— Et justement, il demeure tout près de la métairie; et il ne 
manquera pas de faire la commission.

Quand on eut avisé à cette précaution, Germain remit la jument 
au trot, et Petit-Pierre était si joyeux, qu'il ne s'aperçut 
pas tout de suite qu'il n'avait pas dîné; mais le mouvement du 
cheval lui creusant l'estomac, il se prit, au bout d'une 
lieue, à bâiller, à pâlir, et à confesser qu'il mourait de 
faim.

— Voilà que ça commence, dit Germain. Je savais bien que nous 
n'irions pas loin sans que ce monsieur criât la faim ou la 
soif.

— J'ai soif aussi! dit Petit-Pierre.

— Eh bien! nous allons donc entrer dans le cabaret de la mère 
Rebec, à Corlay, au _Point du Jour_. Belle enseigne, mais pauvre 
gîte! Allons, Marie, tu boiras aussi un doigt de vin.

— Non, non, je n'ai besoin de rien, dit-elle, je tiendrai la 
jument pendant que vous entrerez avec le petit.

— Mais j'y songe, ma bonne fille, tu as donné ce matin le pain 
de ton goûter à mon Pierre, et toi tu es à jeun; tu n'as pas 
voulu dîner avec nous à la maison, tu ne faisais que pleurer.

— Oh! je n'avais pas faim, j'avais trop de peine! et je vous 
jure qu'à présent encore je ne sens aucune envie de manger.

— Il faut te forcer, petite; autrement tu seras malade. Nous 
avons du chemin à faire, et il ne faut pas arriver là-bas 
comme des affamés pour demander du pain avant de dire bonjour. 
Moi-même je veux te donner l'exemple, quoique je n'aie pas 
grand appétit; mais j'en viendrai à bout, vu que, après tout, 
je n'ai pas dîné non plus. Je vous voyais pleurer, toi et ta 
mère, et ça me troublait le cœur. Allons, allons, je vais 
attacher la Grise à la porte; descends, je le veux.

Ils entrèrent tous trois chez la Rebec, et, en moins d'un 
quart d'heure, la grosse boiteuse réussit à leur servir une 
omelette de bonne mine, du pain bis et du vin clairet.

Les paysans ne mangent pas vite, et le petit Pierre avait si 
grand appétit qu'il se passa bien une heure avant que Germain 
pût songer à se remettre en route. La petite Marie avait mangé 
par complaisance d'abord; puis, peu à peu, la faim était 
venue: car à seize ans on ne peut pas faire longtemps diète, 
et l'air des campagnes est impérieux. Les bonnes paroles que 
Germain sut lui dire pour la consoler et lui faire prendre 
courage produisirent aussi leur effet; elle fit effort pour se 
persuader que sept mois seraient bientôt passés, et pour 
songer au bonheur qu'elle aurait de se retrouver dans sa 
famille et dans son hameau, puisque le père Maurice et Germain 
s'accordaient pour lui promettre de la prendre à leur service. 
Mais comme elle commençait à s'égayer et à badiner avec le 
petit Pierre, Germain eut la malheureuse idée de lui faire 
regarder, par la fenêtre du cabaret, la belle vue de la vallée 
qu'on voit tout entière de cette hauteur, et qui est si 
riante, si verte et si fertile. Marie regarda et demanda si de 
là on voyait les maisons de Belair.

— Sans doute, dit Germain, et la métairie, et même ta maison. 
Tiens, ce petit point gris, pas loin du grand peuplier à 
Godard, plus bas que le clocher. 

— Ah! je la vois, dit la petite; et là-dessus elle recommença 
de pleurer.

— J'ai eu tort de te faire songer à ça, dit Germain, je ne 
fais que des bêtises aujourd'hui! Allons, Marie, partons, ma 
fille; les jours sont courts, et dans une heure, quand la lune 
montera, il ne fera pas chaud.

Ils se remirent en route, traversèrent la grande _brande_, et 
comme, pour ne pas fatiguer la jeune fille et l'enfant par un 
trop grand trot, Germain ne pouvait faire aller la Grise bien 
vite, le soleil était couché quand ils quittèrent la route 
pour gagner les bois.

Germain connaissait le chemin jusqu'au Magnier; mais il pensa 
qu'il aurait plus court en ne prenant pas l'avenue de 
Chanteloube, mais en descendant par Presles et la Sépulture, 
direction qu'il n'avait pas l'habitude de prendre quand il 
allait à la foire. Il se trompa et perdit encore un peu de 
temps avant d'entrer dans le bois; encore n'y entra-t-il point 
par le bon côté, et il ne s'en aperçut pas, si bien qu'il 
tourna le dos à Fourche et gagna beaucoup plus haut du côté 
d'Ardentes.

Ce qui l'empêchait alors de s'orienter, c'était un brouillard 
qui s'élevait avec la nuit, un de ces brouillards des soirs 
d'automne, que la blancheur du clair de lune rend plus vagues 
et plus trompeurs encore. Les grandes flaques d'eau dont les 
clairières sont semées exhalaient des vapeurs si épaisses que, 
lorsque la Grise les traversait, on ne s'en apercevait qu'au 
clapotement de ses pieds et à la peine qu'elle avait à les 
tirer de la vase.

Quand on eut enfin trouvé une belle allée bien droite, et 
qu'arrivé au bout, Germain chercha à voir où il était, il 
s'aperçut bien qu'il s'était perdu; car le père Maurice, en 
lui expliquant son chemin, lui avait dit qu'à la sortie des 
bois il aurait à descendre un bout de côte très raide, à 
traverser une immense prairie et à passer deux fois la rivière 
à gué. Il lui avait même recommandé d'entrer dans cette 
rivière avec précaution, parce qu'au commencement de la saison 
il y avait eu de grandes pluies et que l'eau pouvait être un 
peu haute. Ne voyant ni descente, ni prairie, ni rivière, mais 
la lande unie et blanche comme une nappe de neige, Germain 
s'arrêta, chercha une maison, attendit un passant, et ne 
trouva rien qui pût le renseigner. Alors il revint sur ses pas 
et rentra dans les bois. Mais le brouillard s'épaissit encore 
plus, la lune fut tout à fait voilée, les chemins étaient 
affreux, les fondrières profondes. Par deux fois, la Grise 
faillit s'abattre; chargée comme elle l'était, elle perdait 
courage, et, si elle conservait assez de discernement pour ne 
pas se heurter contre les arbres, elle ne pouvait empêcher que 
ceux qui la montaient n'eussent affaire à de grosses branches, 
qui barraient le chemin à la hauteur de leurs têtes et qui les 
mettaient fort en danger. Germain perdit son chapeau dans une 
de ces rencontres et eut grand'peine à le retrouver. Petit-
Pierre s'était endormi, et, se laissant aller comme un sac, il 
embarrassait tellement les bras de son père, que celui-ci ne 
pouvait plus ni soutenir ni diriger le cheval.

— Je crois que nous sommes ensorcelés, dit Germain en 
s'arrêtant: car ces bois ne sont pas assez grands pour qu'on 
s'y perde, à moins d'être ivre, et il y a deux heures au moins 
que nous y tournons sans pouvoir en sortir. La Grise n'a 
qu'une idée en tête, c'est de s'en retourner à la maison, et 
c'est elle qui me fait tromper. Si nous voulons nous en aller 
chez nous, nous n'avons qu'à la laisser faire. Mais quand nous 
sommes peut-être à deux pas de l'endroit où nous devons 
coucher, il faudrait être fou pour y renoncer et recommencer 
une si longue route. Cependant, je ne sais plus que faire. Je 
ne vois ni ciel ni terre, et je crains que cet enfant-là ne 
prenne la fièvre si nous restons dans ce damné brouillard, ou 
qu'il ne soit écrasé par notre poids si le cheval vient à 
s'abattre en avant.

— Il ne faut pas nous obstiner davantage, dit la petite Marie. 
Descendons, Germain; donnez-moi l'enfant, je le porterai fort 
bien, et j'empêcherai mieux que vous que la cape, se 
dérangeant, ne le laisse à découvert. Vous conduirez la jument 
par la bride, et nous verrons peut-être plus clair quand nous 
serons plus près de la terre.

Ce moyen ne réussit qu'à les préserver d'une chute de cheval, 
car le brouillard rampait et semblait se coller à la terre 
humide. La marche était pénible, et ils furent bientôt si 
harassés qu'ils s'arrêtèrent en rencontrant enfin un endroit 
sec sous de grands chênes. La petite Marie était en nage, mais 
elle ne se plaignait ni ne s'inquiétait de rien. Occupée 
seulement de l'enfant, elle s'assit sur le sable et le coucha 
sur ses genoux, tandis que Germain explorait les environs, 
après avoir passé les rênes de la Grise dans une branche 
d'arbre.

Mais la Grise, qui s'ennuyait fort de ce voyage, donna un coup 
de reins, dégagea les rênes, rompit les sangles, et lâchant, 
par manière d'acquit, une demi-douzaine de ruades plus haut 
que sa tête, partit à travers les taillis, montrant fort bien 
qu'elle n'avait besoin de personne pour retrouver son chemin.

— Çà, dit Germain, après avoir vainement cherché à la 
rattraper, nous voici à pied, et rien ne nous servirait de 
nous trouver dans le bon chemin, car il nous faudrait 
traverser la rivière à pied; et à voir comme ces routes sont 
pleines d'eau, nous pouvons être sûrs que la prairie est sous 
la rivière. Nous ne connaissons pas les autres passages. Il 
nous faut donc attendre que ce brouillard se dissipe; ça ne 
peut pas durer plus d'une heure ou deux. Quand nous verrons 
clair, nous chercherons une maison, la première venue à la 
lisière du bois; mais à présent nous ne pouvons sortir d'ici; 
il y a là une fosse, un étang, je ne sais quoi devant nous; et 
derrière, je ne saurais pas non plus dire ce qu'il y a, car je 
ne comprends plus par quel côté nous sommes arrivés.


VIII


SOUS LES GRANDS CHENES


Eh bien! prenons patience, Germain, dit la petite Marie. Nous 
ne sommes pas mal sur cette petite hauteur. La pluie ne perce 
pas la feuillée de ces gros chênes, et nous pouvons allumer du 
feu, car je sens de vieilles souches qui ne tiennent à rien et 
qui sont assez sèches pour flamber. Vous avez bien du feu, 
Germain? Vous fumiez votre pipe tantôt.

— J'en avais! mon briquet était sur le bât dans mon sac, avec 
le gibier que je portais à ma future; mais la maudite jument a 
tout emporté, même mon manteau, qu'elle va perdre et déchirer 
à toutes les branches.

— Non pas, Germain; la bâtine, le manteau, le sac, tout est là 
par terre, à vos pieds. La Grise a cassé les sangles et tout 
jeté à côté d'elle en partant.

— C'est, vrai Dieu, certain! dit le laboureur; et si nous 
pouvons trouver un peu de bois mort à tâtons, nous réussirons 
à nous sécher et à nous réchauffer.

— Ce n'est pas difficile, dit la petite Marie, le bois mort 
craque partout sous les pieds; mais donnez-moi d'abord ici la 
bâtine.

— Qu'en veux-tu faire?

— Un lit pour le petit: non, pas comme ça, à l'envers; il ne 
roulera pas dans la ruelle; et c'est encore tout chaud du dos 
de la bête. Calez-moi ça de chaque côté avec ces pierres que 
vous voyez là!

— Je ne les vois pas, moi! Tu as donc des yeux de chat!

— Tenez! voilà qui est fait, Germain! Donnez-moi votre 
manteau, que j'enveloppe ses petits pieds, et ma cape par-
dessus son corps. Voyez! s'il n'est pas couché là aussi bien 
que dans son lit! et tâtez-le comme il a chaud!

— C'est vrai! tu t'entends à soigner les enfants, Marie!

— Ce n'est pas bien sorcier. A présent, cherchez votre briquet 
dans votre sac, et je vais arranger le bois.

— Ce bois ne prendra jamais, il est trop humide.

— Vous doutez de tout, Germain! vous ne vous souvenez donc pas 
d'avoir été pâtour et d'avoir fait de grands feux aux champs, 
au beau milieu de la pluie?

— Oui, c'est le talent des enfants qui gardent les bêtes; mais 
moi j'ai été toucheur de bœufs aussitôt que j'ai su marcher.

— C'est pour cela que vous êtes plus fort de vos bras 
qu'adroit de vos mains. Le voilà bâti ce bûcher, vous allez 
voir s'il ne flambera pas! Donnez-moi le feu et une poignée de 
fougère sèche. C'est bien! soufflez à présent; vous n'êtes pas 
poumonique?

— Non pas que je sache, dit Germain en soufflant comme un 
soufflet de forge. Au bout d'un instant, la flamme brilla, 
jeta d'abord une lumière rouge, et finit par s'élever en jets 
bleuâtres sous le feuillage des chênes, luttant contre la 
brume et séchant peu à peu l'atmosphère à dix pieds à la 
ronde.

— Maintenant, je vais m'asseoir auprès du petit pour qu'il ne 
lui tombe pas d'étincelles sur le corps, dit la jeune fille. 
Vous, mettez du bois et animez le feu, Germain! nous 
n'attraperons ici ni fièvre ni rhume, je vous en réponds.

— Ma foi, tu es une fille d'esprit, dit Germain, et tu sais 
faire le feu comme une petite sorcière de nuit. Je me sens 
tout ranimé, et le cœur me revient; car avec les jambes 
mouillées jusqu'aux genoux, et l'idée de rester comme cela 
jusqu'au point du jour, j'étais de fort mauvaise humeur tout à 
l'heure.

— Et quand on est de mauvaise humeur, on ne s'avise de rien, 
reprit la petite Marie.

— Et tu n'es donc jamais de mauvaise humeur, toi?

— Eh non! jamais. A quoi bon?

— Oh! ce n'est bon à rien, certainement; mais le moyen de s'en 
empêcher, quand on a des ennuis! Dieu sait que tu n'en as pas 
manqué, toi, pourtant, ma pauvre petite: car tu n'as pas 
toujours été heureuse!

— C'est vrai, nous avons souffert, ma pauvre mère et moi. Nous 
avions du chagrin, mais nous ne perdions jamais courage.

— Je ne perdrais pas courage pour quelque ouvrage que ce fût, 
dit Germain; mais la misère me fâcherait; car je n'ai jamais 
manqué de rien. Ma femme m'avait fait riche et je le suis 
encore; je le serai tant que je travaillerai à la métairie: ce 
sera toujours, j'espère; mais chacun doit avoir sa peine! j'ai 
souffert autrement.

— Oui, vous avez perdu votre femme, et c'est grand'pitié!

— N'est-ce pas?

— Oh! je l'ai bien pleurée, allez, Germain! car elle était si 
bonne! Tenez, n'en parlons plus; car je la pleurerais encore, 
tous mes chagrins sont en train de me revenir aujourd'hui.

— C'est vrai qu'elle t'aimait beaucoup, petite Marie! elle 
faisait grand cas de toi et de ta mère. Allons! tu pleures? 
Voyons, ma fille, je ne veux pas pleurer, moi...

— Vous pleurez, pourtant, Germain! Vous pleurez aussi! Quelle 
honte y a-t-il pour un homme à pleurer sa femme? Ne vous gênez 
pas, allez! je suis bien de moitié avec vous dans cette peine-
là!

— Tu as un bon cœur, Marie, et ça me fait du bien de pleurer 
avec toi. Mais approche donc tes pieds du feu; tu as tes jupes 
toutes mouillées aussi, pauvre petite fille! Tiens, je vas 
prendre ta place auprès du petit, chauffe-toi mieux que ça.

— J'ai assez chaud, dit Marie; et si vous voulez vous asseoir, 
prenez un coin du manteau, moi je suis très bien.

— Le fait est qu'on n'est pas mal ici, dit Germain en 
s'asseyant tout auprès d'elle. Il n'y a que la faim qui me 
tourmente un peu. Il est bien neuf heures du soir, et j'ai eu 
tant de peine à marcher dans ces mauvais chemins, que je me 
sens tout affaibli. Est-ce que tu n'as pas faim, aussi, toi, 
Marie?

— Moi? pas du tout. Je ne suis pas habituée, comme vous, à 
faire quatre repas, et j'ai été tant de fois me coucher sans 
souper, qu'une fois de plus ne m'étonne guère.

— Eh bien, c'est commode une femme comme toi; ça ne fait pas 
de dépense, dit Germain en soudant.

— Je ne suis pas une femme, dit naïvement Marie, sans 
s'apercevoir de la tournure que prenaient les idées du 
laboureur. Est-ce que vous rêvez?

— Oui, je crois que je rêve, répondit Germain; c'est la faim 
qui me fait divaguer peut-être!

— Que vous êtes donc gourmand! reprit-elle en s'égayant un peu 
à son tour; eh bien! si vous ne pouvez pas vivre cinq ou six 
heures sans manger, est-ce que vous n'avez pas là du gibier 
dans votre sac, et du feu pour le faire cuire?

— Diantre! c'est une bonne idée! mais le présent à mon futur 
beau-père?

— Vous avez six perdrix et un lièvre! Je pense qu'il ne faut 
pas tout cela pour vous rassasier?

— Mais faire cuire cela ici, sans broche et sans landiers, ça 
deviendra du charbon!

— Non pas, dit la petite Marie; je me charge de vous le faire 
cuire sous la cendre sans goût de fumée. Est-ce que vous 
n'avez jamais attrapé d'alouettes dans les champs, et que vous 
ne les avez pas fait cuire entre deux pierres? Ah! c'est vrai! 
j'oublie que vous n'avez pas été pastour! Voyons, plumez cette 
perdrix! Pas si fort! vous lui arrachez la peau!

— Tu pourrais bien plumer l'autre pour me montrer!

— Vous voulez donc en manger deux? Quel ogre! Allons, les 
voilà plumées, je vais les cuire.

— Tu ferais une parfaite cantinière, petite Marie; mais, par 
malheur, tu n'as pas de cantine, et je serai réduit à boire 
l'eau de cette mare.

— Vous voudriez du vin, pas vrai? Il vous faudrait peut-être 
du café? vous vous croyez à la foire sous la ramée! Appelez 
l'aubergiste: de la liqueur au fin laboureur de Belair!

— Ah! petite méchante, vous vous moquez de moi? Vous ne 
boiriez pas du vin, vous, si vous en aviez?

— Moi? j'en ai bu ce soir avec vous chez la Rebec, pour la 
seconde fois de ma vie; mais si vous êtes bien sage, je vais 
vous en donner une bouteille quasi pleine, et du bon encore!

— Comment, Marie, tu es donc sorcière, décidément?

— Est-ce que vous n'avez pas fait la folie de demander deux 
bouteilles de vin à la Rebec? Vous en avez bu une avec votre 
petit, et j'ai à peine avalé trois gouttes de celle que vous 
aviez mise devant moi. Cependant vous les avez payées toutes 
les deux sans y regarder.

— Eh bien?

— Eh bien, j'ai mis dans mon panier celle qui n'avait pas été 
bue, parce que j'ai pensé que vous ou votre petit auriez soif 
en route; et la voilà.

— Tu es la fille la plus avisée que j'aie jamais rencontrée. 
Voyez! elle pleurait pourtant, cette pauvre enfant, en sortant 
de l'auberge! ça ne l'a pas empêchée de penser aux autres plus 
qu'à elle-même. Petite Marie, l'homme qui t'épousera ne sera 
pas sot.

— Je l'espère, car je n'aimerais pas un sot. Allons, mangez 
vos perdrix, elles sont cuites à point; et, faute de pain, 
vous vous contenterez de châtaignes.

— Et où diable as-tu pris aussi des châtaignes?

— C'est bien étonnant! tout le long du chemin, j'en ai pris 
aux branches en passant, et j'en ai rempli mes poches.

— Et elles sont cuites aussi?

— A quoi donc aurais-je eu l'esprit si je ne les avais pas 
mises dans le feu dès qu'il a été allumé? Ça se fait toujours, 
aux champs.

— Ah çà, petite Marie, nous allons souper ensemble! je veux 
boire à ta santé et te souhaiter un bon mari... là, comme tu 
le souhaiterais toi-même. Dis-moi un peu cela!

— J'en serais fort empêchée, Germain, car je n'y ai pas encore 
songé.

— Comment, pas du tout? jamais? dit Germain, en commençant à 
manger avec un appétit de laboureur, mais coupant les 
meilleurs morceaux pour les offrir à sa compagne, qui refusa 
obstinément et se contenta de quelques châtaignes. Dis-moi 
donc, petite Marie, reprit-il, voyant qu'elle ne songeait pas 
à lui répondre, tu n'as pas encore eu l'idée du mariage? tu es 
en âge, pourtant!

— Peut-être, dit-elle; mais je suis trop pauvre. Il faut au 
moins cent écus pour entrer en ménage, et je dois travailler 
cinq ou six ans pour les amasser.

— Pauvre fille! je voudrais que le père Maurice voulût bien me 
donner cent écus pour t'en faire cadeau.

— Grand merci, Germain. Eh bien! qu'est-ce qu'on dirait de 
moi?

— Que veux-tu qu'on dise? on sait bien que je suis vieux et 
que je ne peux pas t'épouser. Alors on ne supposerait pas que 
je... que tu...

— Dites donc, laboureur! voilà votre enfant qui se réveille, 
dit la petite Marie.


 

IX


LA PRIERE DU SOIR


Petit-Pierre s'était soulevé et regardait autour de lui d'un 
air pensif.

— Ah! il n'en fait jamais d'autre quand il entend manger, 
celui-là! dit Germain: le bruit du canon ne le réveillerait 
pas; mais quand on remue les mâchoires auprès de lui, il ouvre 
les yeux tout de suite.

— Vous avez dû être comme ça à son âge, dit la petite Marie 
avec un sourire malin. Allons, mon petit Pierre, tu cherches 
ton ciel de lit? Il est fait de verdure, ce soir, mon enfant; 
mais ton père n'en soupe pas moins. Veux-tu souper avec lui? 
Je n'ai pas mangé ta part; je me doutais bien que tu la 
réclamerais!

— Marie, je veux que tu manges, s'écria le laboureur, je ne 
mangerai plus. Je suis un vorace, un grossier: toi, tu te 
prives pour nous, ce n'est pas juste, j'en ai honte. Tiens, ça 
m'ôte la faim; je ne veux pas que mon fils soupe, si tu ne 
soupes pas.

— Laissez-nous tranquilles, répondit la petite Marie, vous 
n'avez pas la clef de nos appétits. Le mien est fermé 
aujourd'hui, mais celui de votre Pierre est ouvert comme celui 
d'un petit loup. Tenez, voyez comme il s'y prend! Oh! ce sera 
aussi un rude laboureur!

En effet, Petit-Pierre montra bientôt de qui il était fils, et 
à peine éveillé, ne comprenant ni où il était, ni comment il y 
était venu, il se mit à dévorer. Puis, quand il n'eut plus 
faim, se trouvant excité comme il arrive aux enfants qui 
rompent leurs habitudes, il eut plus d'esprit, plus de 
curiosité et plus de raisonnement qu'à l'ordinaire. Il se fit 
expliquer où il était, et quand il sut que c'était au milieu 
d'un bois, il eut un peu peur.

— Y a-t-il des méchantes bêtes dans ce bois? demanda-t-il à 
son père.

— Non, fit le père, il n'y en a point. Ne crains rien.

— Tu as donc menti quand tu m'as dit que si j'allais avec toi 
dans les grands bois les loups m'emporteraient?

— Voyez-vous ce raisonneur? dit Germain embarrassé.

— Il a raison, reprit la petite Marie, vous lui avez dit cela: 
il a bonne mémoire, il s'en souvient. Mais apprends, mon petit 
Pierre, que ton père ne ment jamais. Nous avons passé les 
grands bois pendant que tu dormais, et nous sommes à présent 
dans les petits bois, où il n'y a pas de méchantes bêtes.

— Les petits bois sont-ils bien loin des grands?

— Assez loin; d'ailleurs les loups ne sortent pas des grands 
bois. Et puis, s'il en venait ici, ton père les tuerait.

— Et toi aussi, petite Marie?

— Et nous aussi, car tu nous aiderais bien, mon Pierre? Tu 
n'as pas peur, toi? Tu taperais bien dessus!

— Oui, oui, dit l'enfant enorgueilli, en prenant une pose 
héroïque, nous les tuerions!

— Il n'y a personne comme toi pour parler aux enfants, dit 
Germain à la petite Marie, et pour leur faire entendre raison. 
Il est vrai qu'il n'y a pas longtemps que tu étais toi-même un 
petit enfant, et tu te souviens de ce que te disait ta mère. 
Je crois bien que plus on est jeune, mieux on s'entend avec 
ceux qui le sont. J'ai grand'peur qu'une femme de trente ans, 
qui ne sait pas encore ce que c'est que d'être mère, 
n'apprenne avec peine à babiller et à raisonner avec des 
marmots.

— Pourquoi donc pas, Germain? Je ne sais pourquoi vous avez 
une mauvaise idée touchant cette femme; vous en reviendrez!

— Au diable la femme! dit Germain. Je voudrais en être revenu 
pour n'y plus retourner. Qu'ai-je besoin d'une femme que je ne 
connais pas?

— Mon petit père, dit l'enfant, pourquoi donc est-ce que tu 
parles toujours de ta femme aujourd'hui, puisqu'elle est 
morte?...

— Hélas! tu ne l'as donc pas oubliée, toi, ta pauvre chère 
mère?

— Non, puisque je l'ai vu mettre dans une belle boîte de bois 
blanc, et que ma grand'mère m'a conduit auprès pour 
l'embrasser et lui dire adieu!... Elle était toute blanche et 
toute froide, et tous les soirs ma tante me fait prier le bon 
Dieu pour qu'elle aille se réchauffer avec lui dans le ciel. 
Crois-tu qu'elle y soit, à présent?

— Je l'espère, mon enfant; mais il faut toujours prier, ça 
fait voir à ta mère que tu l'aimes.

— Je vas dire ma prière, reprit l'enfant; je n'ai pas pensé à 
la dire ce soir. Mais je ne peux pas la dire tout seul; j'en 
oublie toujours un peu. Il faut que la petite Marie m'aide.

— Oui, mon Pierre, je vas t'aider, dit la jeune fille. Viens 
là te mettre à genoux sur moi.

L'enfant s'agenouilla sur la jupe de la jeune fille, joignit 
ses petites mains, et se mit à réciter sa prière, d'abord avec 
attention et ferveur, car il savait très bien le commencement; 
puis avec plus de lenteur et d'hésitation, et enfin répétant 
mot à mot ce que lui dictait la petite Marie, lorsqu'il arriva 
à cet endroit de son oraison, où le sommeil le gagnant chaque 
soir, il n'avait jamais pu l'apprendre jusqu'au bout. Cette 
fois encore, le travail de l'attention et la monotonie de son 
propre accent produisirent leur effet accoutumé, il ne 
prononça plus qu'avec effort les dernières syllabes, et encore 
après se les être fait répéter trois fois; sa tête 
s'appesantit et se pencha sur la poitrine de Marie: ses mains 
se détendirent, se séparèrent et retombèrent ouvertes sur ses 
genoux. A la lueur du feu du bivouac, Germain regarda son 
petit ange assoupi sur le cœur de la jeune fille, qui, le 
soutenant dans ses bras et réchauffant ses cheveux blonds de 
sa pure haleine, s'était laissée aller aussi à une rêverie 
pieuse, et priait mentalement pour l'âme de Catherine.

Germain fut attendri, chercha ce qu'il pourrait dire à la 
petite Marie pour lui exprimer ce qu'elle lui inspirait 
d'estime et de reconnaissance, mais ne trouva rien qui pût 
rendre sa pensée. Il s'approcha d'elle pour embrasser son fils 
qu'elle tenait toujours pressé contre son sein, et il eut 
peine à détacher ses lèvres du front du petit Pierre.

— Vous l'embrassez trop fort, lui dit Marie en repoussant 
doucement la tête du laboureur, vous allez le réveiller. 
Laissez-moi le recoucher puisque le voilà reparti pour les 
rêves du paradis.

L'enfant se laissa coucher, mais en s'étendant sur la peau de 
chèvre du bât, il demanda s'il était sur la Grise. Puis, 
ouvrant ses grands yeux bleus, et les tenant fixés vers les 
branches pendant une minute, il parut rêver tout éveillé, ou 
être frappé d'une idée qui avait glissé dans son esprit durant 
le jour, et qui s'y formulait à l'approche du sommeil. "Mon 
petit père, dit-il, si tu veux me donner une autre mère, je 
veux que ce soit la petite Marie."

Et, sans attendre de réponse, il ferma les yeux et s'endormit.


X


MALGRE LE FROID


La petite Marie ne parut pas faire d'autre attention aux 
paroles bizarres de l'enfant que de les regarder comme une 
parole d'amitié; elle l'enveloppa avec soin, ranima le feu, 
et, comme le brouillard endormi sur la mare voisine ne 
paraissait nullement près de s'éclaircir, elle conseilla à 
Germain de s'arranger auprès du feu pour faire un somme.

— Je vois que cela vous vient déjà, lui dit-elle, car vous ne 
dites plus mot, et vous regardez la braise comme votre petit 
faisait tout à l'heure. Allons, dormez, je veillerai à 
l'enfant et à vous.

— C'est toi qui dormiras, répondit le laboureur, et moi je 
vous garderai tous les deux, car jamais je n'ai eu moins envie 
de dormir; j'ai cinquante idées dans la tête.

— Cinquante, c'est beaucoup, dit la fillette avec une 
intention un peu moqueuse; il y a tant de gens qui seraient 
heureux d'en avoir une!

— Eh bien! si je ne suis pas capable d'en avoir cinquante, 
j'en ai du moins une qui ne me lâche pas depuis une heure.

— Et je vas vous la dire, ainsi que celles que vous aviez 
auparavant.

— Eh bien! oui, dis-la si tu la devines, Marie; dis-la-moi 
toi-même, ça me fera plaisir.

— Il y a une heure, reprit-elle, vous aviez l'idée de 
manger... et à présent vous avez l'idée de dormir.

— Marie, je ne suis qu'un bouvier, mais vraiment tu me prends 
pour un bœuf. Tu es une méchante fille, et je vois bien que tu 
ne veux point causer avec moi. Dors donc, cela vaudra mieux 
que de critiquer un homme qui n'est pas gai.

— Si vous voulez causer, causons, dit la petite fille en se 
couchant à demi auprès de l'enfant, et en appuyant sa tête 
contre le bât. Vous êtes en train de vous tourmenter, Germain, 
et en cela vous ne montrez pas beaucoup de courage pour un 
homme. Que ne dirais-je pas, moi, si je ne me défendais pas de 
mon mieux contre mon propre chagrin?

— Oui, sans doute, et c'est là justement ce qui m'occupe, ma 
pauvre enfant! Tu vas vivre loin de tes parents et dans un 
vilain pays de landes et de marécages, où tu attraperas les 
fièvres d'automne, où les bêtes à laine ne profitent pas, ce 
qui chagrine toujours une bergère qui a bonne intention; enfin 
tu seras au milieu d'étrangers qui ne seront peut-être pas 
bons pour toi, qui ne comprendront pas ce que tu vaux. Tiens, 
ça me fait plus de peine que je ne peux te le dire, et j'ai 
envie de te ramener chez ta mère au lieu d'aller à Fourche.

— Vous parlez avec beaucoup de bonté, mais sans raison, mon 
pauvre Germain; on ne doit pas être lâche pour ses amis, et au 
lieu de me montrer le mauvais côté de mon sort, vous devriez 
m'en montrer le bon, comme vous faisiez quand nous avons goûté 
chez la Rebec.

— Que veux-tu! ça me paraissait ainsi dans ce moment-là, et à 
présent ça me paraît autrement. Tu ferais mieux de trouver un 
mari.

— Ça ne se peut pas, Germain, je vous l'ai dit; et comme ça ne 
se peut pas, je n'y pense pas.

— Mais enfin si ça se trouvait? Peut-être que si tu voulais me 
dire comment tu souhaiterais qu'il fût, je parviendrais à 
imaginer quelqu'un.

— Imaginer n'est pas trouver. Moi, je n'imagine rien puisque 
c'est inutile.

— Tu n'aurais pas l'idée de trouver un riche?

— Non, bien sûr, puisque je suis pauvre comme Job.

— Mais s'il était à son aise, ça ne te ferait pas de peine 
d'être bien logée, bien nourrie, bien vêtue et dans une 
famille de braves gens qui te permettrait d'assister ta mère?

— Oh! pour cela, oui! assister ma mère est tout mon souhait.

— Et si cela se rencontrait, quand même l'homme ne serait pas 
de la première jeunesse, tu ne ferais pas trop la difficile?

— Ah! pardonnez-moi, Germain. C'est justement la chose à 
laquelle je tiendrais. Je n'aimerais pas un vieux!

— Un vieux, sans doute; mais, par exemple, un homme de mon 
âge?

— Votre âge est vieux pour moi, Germain; j'aimerais l'âge de 
Bastien, quoique Bastien ne soit pas si joli homme que vous.

— Tu aimerais mieux Bastien le porcher? dit Germain avec 
humeur. Un garçon qui a les yeux faits comme les bêtes qu'il 
mène?

— Je passerais par-dessus ses yeux, à cause de ses dix-huit 
ans.

Germain se sentit horriblement jaloux.

— Allons, dit-il, je vois que tu en tiens pour Bastien. C'est 
une drôle d'idée, pas moins!

— Oui, ce serait une drôle d'idée, répondit la petite Marie en 
riant aux éclats, et ça ferait un drôle de mari. On lui ferait 
accroire tout ce qu'on voudrait. Par exemple, l'autre jour, 
j'avais ramassé une tomate dans le jardin à monsieur le curé; 
je lui ai dit que c'était une belle pomme rouge, et il a mordu 
dedans comme un goulu. Si vous aviez vu quelle grimace! Mon 
Dieu, qu'il était vilain!

— Tu ne l'aimes donc pas, puisque tu te moques de lui?

— Ce ne serait pas une raison. Mais je ne l'aime pas: il est 
brutal avec sa petite sœur, et il est malpropre.

— Eh bien! tu ne te sens pas portée pour quelque autre?

— Qu'est-ce que ça vous fait, Germain?

— Ça ne me fait rien, c'est pour parler. Je vois, petite 
fille, que tu as déjà un galant dans la tête.

— Non, Germain, vous vous trompez, je n'en ai pas encore; ça 
pourra venir plus tard: mais puisque je ne me marierai que 
quand j'aurai un peu amassé, je suis destinée à me marier tard 
et avec un vieux.

— Eh bien, prends-en un vieux tout de suite.

— Non pas! quand je ne serai plus jeune, ça me sera égal; à 
présent, ce serait différent.

— Je vois bien, Marie, que je te déplais: c'est assez clair, 
dit Germain avec dépit, et sans peser ses paroles.

La petite Marie ne répondit pas. Germain se pencha vers elle: 
elle dormait; elle était tombée vaincue et comme foudroyée par 
le sommeil, comme font les enfants qui dorment déjà lorsqu'ils 
babillent encore.

Germain fut content qu'elle n'eût pas fait attention à ses 
dernières paroles; il reconnut qu'elles n'étaient point sages, 
et il lui tourna le dos pour se distraire et changer de 
pensée.

Mais il eut beau faire, il ne put s'endormir, ni songer à 
autre chose qu'à ce qu'il venait de dire. Il tourna vingt fois 
autour du feu, il s'éloigna, il revint; enfin, se sentant 
aussi agité que s'il eût avalé de la poudre à canon, il 
s'appuya contre l'arbre qui abritait les deux enfants et les 
regarda dormir.

— Je ne sais pas comment je ne m'étais jamais aperçu, pensait-
il, que cette petite Marie est la plus jolie fille du pays!... 
Elle n'a pas beaucoup de couleur, mais elle a un petit visage 
frais comme une rose de buissons! Quelle gentille bouche et 
quel mignon petit nez!... Elle n'est pas grande pour son âge, 
mais elle est faite comme une petite caille et légère comme un 
petit pinson!... Je ne sais pas pourquoi on fait tant de cas 
chez nous d'une grande et grosse femme bien vermeille... La 
mienne était plutôt mince et pâle, et elle me plaisait par-
dessus tout... Celle-ci est toute délicate, mais elle ne s'en 
porte pas plus mal, et elle est jolie à voir comme un chevreau 
blanc!... Et puis, quel air doux et honnête! comme on lit son 
bon cœur dans ses yeux, même lorsqu'ils sont fermés pour 
dormir!... Quant à de l'esprit, elle en a plus que ma chère 
Catherine n'en avait, il faut en convenir, et on ne 
s'ennuierait pas avec elle... C'est gai, c'est sage, c'est 
laborieux, c'est aimant, et c'est drôle. Je ne vois pas ce 
qu'on pourrait souhaiter de mieux…

Mais qu'ai-je à m'occuper de tout cela? reprenait Germain, en 
tâchant de regarder d'un autre côté. Mon beau-père ne voudrait 
pas en entendre parler, et toute la famille me traiterait de 
fou!... D'ailleurs, elle-même ne voudrait pas de moi, la 
pauvre enfant!... Elle me trouve trop vieux: elle me l'a 
dit... Elle n'est pas intéressée, elle se soucie peu d'avoir 
encore de la misère et de la peine, de porter de pauvres 
habits, et de souffrir de la faim pendant deux ou trois mois 
de l'année, pourvu qu'elle contente son cœur un jour, et 
qu'elle puisse se donner à un mari qui lui plaira... elle a 
raison, elle! je ferais de même à sa place... et, dès à 
présent, si je pouvais suivre ma volonté, au lieu de 
m'embarquer dans un mariage qui ne me sourit pas, je 
choisirais une fille à mon gré...

Plus Germain cherchait à raisonner et à se calmer, moins il en 
venait à bout. Il s'en allait à vingt pas de là, se perdre 
dans le brouillard; et puis, tout d'un coup, il se retrouvait 
à genoux à côté des deux enfants endormis. Une fois même il 
voulut embrasser Petit-Pierre, qui avait un bras passé autour 
du cou de Marie, et il se trompa si bien que Marie, sentant 
une haleine chaude comme le feu courir sur ses lèvres, se 
réveilla et le regarda d'un air tout effaré, ne comprenant 
rien du tout à ce qui se passait en lui.

— Je ne vous voyais pas, mes pauvres enfants! dit Germain en 
se retirant bien vite. J'ai failli tomber sur vous et vous 
faire du mal.

La petite Marie eut la candeur de le croire, et se rendormit. 
Germain passa de l'autre côté du feu, et jura à Dieu qu'il 
n'en bougerait jusqu'à ce qu'elle fût réveillée. Il tint 
parole, mais ce ne fut pas sans peine. Il crut qu'il en 
deviendrait fou.

Enfin, vers minuit, le brouillard se dissipa, et Germain put 
voir les étoiles briller à travers les arbres. La lune se 
dégagea aussi des vapeurs qui la couvraient et commença à 
semer des diamants sur la mousse humide. Le tronc des chênes 
restait dans une majestueuse obscurité; mais, un peu plus 
loin, les tiges blanches des bouleaux semblaient une rangée de 
fantômes dans leurs suaires. Le feu se reflétait dans la mare; 
et les grenouilles, commençant à s'y habituer, hasardaient 
quelques notes grêles et timides; les branches anguleuses des 
vieux arbres, hérissées de pâles lichens, s'étendaient et 
s'entre-croisaient comme de grands bras décharnés sur la tête 
de nos voyageurs; c'était un bel endroit, mais si désert et si 
triste, que Germain, las d'y souffrir, se mit à chanter et à 
jeter des pierres dans l'eau pour s'étourdir sur l'ennui 
effrayant de la solitude. Il désirait aussi réveiller la 
petite Marie; et lorsqu'il vit qu'elle se levait et regardait 
le temps, il lui proposa de se remettre en route.

— Dans deux heures, lui dit-il, l'approche du jour rendra 
l'air si froid, que nous ne pourrons plus y tenir, malgré 
notre feu... A présent, on voit à se conduire, et nous 
trouverons bien une maison qui nous ouvrira, ou du moins 
quelque grange où nous pourrons passer à couvert le reste de 
la nuit.
                
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