Marie n'avait pas de volonté; et, quoiqu'elle eût encore
grande envie de dormir, elle se disposa à suivre Germain.
Celui-ci prit son fils dans ses bras sans le réveiller, et
voulut que Marie s'approchât de lui pour se cacher dans son
manteau, puisqu'elle ne voulait pas reprendre sa cape roulée
autour du petit Pierre.
Quand il sentit la jeune fille si près de lui, Germain, qui
s'était distrait et égayé un instant, recommença à perdre la
tête. Deux ou trois fois il s'éloigna brusquement, et la
laissa marcher seule. Puis voyant qu'elle avait peine à le
suivre, il l'attendait, l'attirait vivement près de lui, et la
pressait si fort, qu'elle en était étonnée et même fâchée sans
oser le dire.
Comme ils ne savaient point du tout de quelle direction ils
étaient partis, ils ne savaient pas celle qu'ils suivaient; si
bien qu'ils remontèrent encore une fois tout le bois, se
retrouvèrent, de nouveau, en face de la lande déserte,
revinrent sur leurs pas, et, après avoir tourné et marché
longtemps, ils aperçurent de la clarté à travers les branches.
— Bon! voici une maison, dit Germain, et des gens déjà
éveillés, puisque le feu est allumé. Il est donc bien tard?
Mais ce n'était pas une maison: c'était le feu de bivouac
qu'ils avaient couvert en partant, et qui s'était rallumé à la
brise...
Ils avaient marché pendant deux heures pour se retrouver au
point de départ.
XI
A LA BELLE ETOILE
Pour le coup j'y renonce! dit Germain en frappant du pied.
On nous a jeté un sort, c'est bien sûr, et nous ne sortirons
d'ici qu'au grand jour. Il faut que cet endroit soit endiablé.
— Allons, allons, ne nous fâchons pas, dit Marie, et prenons-
en notre parti. Nous ferons un plus grand feu, l'enfant est si
bien enveloppé qu'il ne risque rien, et pour passer une nuit
dehors nous n'en mourrons point. Où avez-vous caché la bâtine,
Germain? Au milieu des grands houx, grand étourdi! C'est
commode pour aller la reprendre!
— Tiens l'enfant, prends-le, que je retire son lit des
broussailles; je ne veux pas que tu te piques les mains.
— C'est fait, voici le lit, et quelques piqûres ne sont pas
des coups de sabre, reprit la brave petite fille.
Elle procéda de nouveau au coucher du petit Pierre, qui était
si bien endormi cette fois qu'il ne s'aperçut en rien de ce
nouveau voyage. Germain mit tant de bois au feu que toute la
forêt en resplendit à la ronde; mais la petite Marie n'en
pouvait plus, et quoiqu'elle ne se plaignît de rien, elle ne
se soutenait plus sur ses jambes. Elle était pâle et ses dents
claquaient de froid et de faiblesse. Germain la prit dans ses
bras pour la réchauffer; et l'inquiétude, la compassion, des
mouvements de tendresse irrésistible s'emparant de son cœur,
firent taire ses sens. Sa langue se délia comme par miracle,
et toute honte cessant:
— Marie, lui dit-il, tu me plais, et je suis bien malheureux
de ne pas te plaire. Si tu voulais m'accepter pour ton mari,
il n'y aurait ni beau-père, ni parents, ni voisins, ni
conseils qui pussent m'empêcher de me donner à toi. Je sais
que tu rendrais mes enfants heureux, que tu leur apprendrais à
respecter le souvenir de leur mère, et, ma conscience étant en
repos, je pourrais contenter mon cœur. J'ai toujours eu de
l'amitié pour toi, et à présent je me sens si amoureux que si
tu me demandais de faire toute ma vie tes mille volontés, je
te le jurerais sur l'heure. Vois, je t'en prie, comme je
t'aime, et tâche d'oublier mon âge. Pense que c'est une fausse
idée qu'on se fait quand on croit qu'un homme de trente ans
est vieux. D'ailleurs je n'ai que vingt-huit ans! une jeune
fille craint de se faire critiquer en prenant un homme qui a
dix ou douze ans de plus qu'elle, parce que ce n'est pas la
coutume du pays; mais j'ai entendu dire que dans d'autres pays
on ne regardait point à cela; qu'au contraire on aimait mieux
donner pour soutien, à une jeunesse, un homme raisonnable et
d'un courage bien éprouvé qu'un jeune gars qui peut se
déranger, et, de bon sujet qu'on le croyait, devenir un
mauvais garnement. D'ailleurs, les années ne font pas toujours
l'âge. Cela dépend de la force et de la santé qu'on a. Quand
un homme est usé par trop de travail et de misère ou par la
mauvaise conduite, il est vieux avant vingt-cinq ans. Au lieu
que moi... Mais tu ne m'écoutes pas, Marie.
— Si fait, Germain, je vous entends bien, répondit la petite
Marie, mais je songe à ce que m'a toujours dit ma mère: c'est
qu'une femme de soixante ans est bien à plaindre quand son
mari en a soixante-dix ou soixante-quinze, et qu'il ne peut
plus travailler pour la nourrir. Il devient infirme, et il
faut qu'elle le soigne à l'âge où elle commencerait elle-même
à avoir grand besoin de ménagement et de repos. C'est ainsi
qu'on arrive à finir sur la paille.
— Les parents ont raison de dire cela, j'en conviens, Marie,
reprit Germain; mais enfin ils sacrifieraient tout le temps de
la jeunesse, qui est le meilleur, à prévoir ce qu'on deviendra
à l'âge où l'on n'est plus bon à rien, et où il est
indifférent de finir d'une manière ou d'une autre. Mais moi,
je ne suis pas dans le danger de mourir de faim sur mes vieux
jours. Je suis à même d'amasser quelque chose, puisque, vivant
avec les parents de ma femme, je travaille beaucoup et ne
dépense rien. D'ailleurs, je t'aimerai tant, vois-tu, que ça
m'empêchera de vieillir. On dit que quand un homme est
heureux, il se conserve, et je sens bien que je suis plus
jeune que Bastien pour t'aimer; car il ne t'aime pas, lui, il
est trop bête, trop enfant pour comprendre comme tu es jolie
et bonne, et faite pour être recherchée. Allons, Marie, ne me
déteste pas, je ne suis pas un méchant homme: j'ai rendu ma
Catherine heureuse, elle a dit devant Dieu à son lit de mort
qu'elle n'avait jamais eu de moi que du contentement, et elle
m'a recommandé de me remarier. Il semble que son esprit ait
parlé ce soir à son enfant, au moment où il s'est endormi.
Est-ce que tu n'as pas entendu ce qu'il disait? et comme sa
petite bouche tremblait, pendant que ses yeux regardaient en
l'air quelque chose que nous ne pouvions pas voir! Il voyait
sa mère, sois-en sûre, et c'était elle qui lui faisait dire
qu'il te voulait pour la remplacer.
— Germain, répondit Marie, tout étonnée et toute pensive, vous
parlez honnêtement et tout ce que vous dites est vrai. Je suis
sûre que je ferais bien de vous aimer, si ça ne mécontentait
pas trop vos parents: mais que voulez-vous que j'y fasse? le
cœur ne m'en dit pas pour vous. Je vous aime bien, mais
quoique votre âge ne vous enlaidisse pas, il me fait peur. Il
me semble que vous êtes quelque chose pour moi, comme un oncle
ou un parrain; que je vous dois le respect, et que vous auriez
des moments où vous me traiteriez comme une petite fille
plutôt que comme votre femme et votre égale. Enfin, mes
camarades se moqueraient peut-être de moi, et quoique ça soit
une sottise de faire attention à cela, je crois que je serais
honteuse et un peu triste le jour de mes noces.
— Ce sont là des raisons d'enfant; tu parles tout à fait comme
un enfant, Marie!
— Eh bien! oui, je suis un enfant, dit-elle, et c'est à cause
de cela que je crains un homme trop raisonnable. Vous voyez
bien que je suis trop jeune pour vous, puisque déjà vous me
reprochez de parler sans raison! Je ne puis pas avoir plus de
raison que mon âge n'en comporte.
— Hélas! mon Dieu, que je suis donc à plaindre d'être si
maladroit et de dire si mal ce que je pense! s'écria Germain.
Marie, vous ne m'aimez pas, voilà le fait; vous me trouvez
trop simple et trop lourd. Si vous m'aimiez un peu, vous ne
verriez pas si clairement mes défauts. Mais vous ne m'aimez
pas, voilà!
— Eh bien! ce n'est pas ma faute, répondit-elle, un peu
blessée de ce qu'il ne la tutoyait plus; j'y fais mon possible
en vous écoutant, mais plus je m'y essaie et moins je peux me
mettre dans la tête que nous devions être mari et femme.
Germain ne répondit pas. Il mit sa tête dans ses deux mains et
il fut impossible à la petite Marie de savoir s'il pleurait,
s'il boudait, ou s'il était endormi. Elle fut un peu inquiète
de le voir si morne et de ne pas deviner ce qui roulait dans
son esprit; mais elle n'osa pas lui parler davantage, et comme
elle était trop étonnée de ce qui venait de se passer pour
avoir envie de se rendormir, elle attendit le jour avec
impatience, soignant toujours le feu et veillant l'enfant,
dont Germain paraissait ne plus se souvenir. Cependant Germain
ne dormait point; il ne réfléchissait pas à son sort, et ne
faisait ni projets de courage, ni plans de séduction. Il
souffrait, il avait une montagne d'ennui sur le cœur Il aurait
voulu être mort. Tout paraissait devoir tourner mal pour lui,
et s'il eût pu pleurer il ne l'aurait pas fait à demi. Mais il
y avait un peu de colère contre lui-même, mêlée à sa peine, et
il étouffait sans pouvoir et sans vouloir se plaindre.
Quand le jour fut venu et que les bruits de la campagne
l'annoncèrent à Germain, il sortit son visage de ses mains et
se leva. Il vit que la petite Marie n'avait pas dormi non
plus, mais il ne sut rien lui dire pour marquer sa
sollicitude. Il était tout à fait découragé. Il cacha de
nouveau le bât de la Grise dans les buissons, prit son sac sur
son épaule, et tenant son fils par la main:
— A présent, Marie, dit-il, nous allons tâcher d'achever notre
voyage. Veux-tu que je te conduise aux Ormeaux?
— Nous sortirons du bois ensemble, lui répondit-elle, et quand
nous saurons où nous sommes, nous irons chacun de notre côté.
Germain ne répondit pas. Il était blessé de ce que la jeune
fille ne lui demandait pas de la mener jusqu'aux Ormeaux, et
il ne s'apercevait pas qu'il le lui avait offert d'un ton qui
semblait provoquer un refus.
Un bûcheron qu'ils rencontrèrent au bout de deux cents pas les
mit dans le bon chemin, et leur dit qu'après avoir passé la
grande prairie ils n'avaient qu'à prendre, l'un tout droit,
l'autre sur la gauche, pour gagner leurs différents gîtes, qui
étaient d'ailleurs si voisins qu'on voyait distinctement les
maisons de Fourche de la ferme des Ormeaux, et réciproquement.
Puis, quand ils eurent remercié et dépassé le bûcheron, celui-
ci les rappela pour leur demander s'ils n'avaient pas perdu un
cheval.
— J'ai trouvé, leur dit-il, une belle jument grise dans ma
cour, où peut-être le loup l'aura forcée de chercher un
refuge. Mes chiens ont _jappé à nuitée_, et au point du jour
j'ai vu la bête chevaline sous mon hangar; elle y est encore.
Allons-y, et si vous la reconnaissez, emmenez-la.
Germain ayant donné d'avance le signalement de la Grise et
s'étant convaincu qu'il s'agissait bien d'elle, se mit en
route pour aller rechercher son bât. La petite Marie lui
offrit alors de conduire son enfant aux Ormeaux, où il
viendrait le reprendre lorsqu'il aurait fait son entrée à
Fourche.
— Il est un peu malpropre après la nuit que nous avons passée,
dit-elle. Je nettoierai ses habits, je laverai son joli
museau, je le peignerai, et, quand il sera beau et brave, vous
pourrez le présenter à votre nouvelle famille.
— Et qui te dit que je veuille aller à Fourche? répondit
Germain avec humeur Peut-être n'irai-je pas!
— Si fait, Germain, vous devez y aller, vous irez, reprit la
jeune fille.
— Tu es bien pressée que je me marie avec une autre, afin
d'être sûre que je ne t'ennuierai plus?
— Allons, Germain, ne pensez plus à cela: c'est une idée qui
vous est venue dans la nuit, parce que cette mauvaise aventure
avait un peu dérangé vos esprits. Mais à présent il faut que
la raison vous revienne; je vous promets d'oublier ce que vous
m'avez dit et de n'en jamais parler à personne.
— Eh! parles-en si tu veux. Je n'ai pas l'habitude de renier
mes paroles. Ce que je t'ai dit était vrai, honnête, et je
n'en rougirai devant personne.
— Oui; mais si votre femme savait qu'au moment d'arriver, vous
avez pensé à une autre, ça la disposerait mal pour vous. Ainsi
faites attention aux paroles que vous direz maintenant; ne me
regardez pas comme ça devant le monde, avec un air tout
singulier. Songez au père Maurice qui compte sur votre
obéissance, et qui serait bien en colère contre moi si je vous
détournais de faire sa volonté. Bonjour, Germain; j'emmène
Petit-Pierre afin de vous forcer d'aller à Fourche. C'est un
gage que je vous garde.
— Tu veux donc aller avec elle? dit le laboureur à son fils,
en voyant qu'il s'attachait aux mains de la petite Marie, et
qu'il la suivait résolument.
— Oui, père, répondit l'enfant qui avait écouté et compris à
sa manière ce qu'on venait de dire sans méfiance devant lui.
Je m'en vais avec ma Marie mignonne: tu viendras me chercher
quand tu auras fini de te marier; mais je veux que Marie reste
ma petite mère.
— Tu vois bien qu'il le veut, lui! dit Germain à la jeune
fille. Ecoute, Petit-Pierre, ajouta-t-il, moi je le souhaite,
qu'elle soit ta mère et qu'elle reste toujours avec toi: c'est
elle qui ne le veut pas. Tâche qu'elle raccorde ce qu'elle me
refuse.
— Sois tranquille, mon père, je lui ferai dire oui: la petite
Marie fait toujours ce que je veux.
Il s'éloigna avec la jeune fille. Germain resta seul, plus
triste, plus irrésolu que jamais.
XII
LA LIONNE DU VILLAGE
Cependant, quand il eut réparé le désordre du voyage dans ses
vêtements et dans l'équipage de son cheval, quand il fut monté
sur la Grise et qu'on lui eut indiqué le chemin de Fourche, il
pensa qu'il n'y avait plus à reculer, et qu'il fallait oublier
cette nuit d'agitations comme un rêve dangereux.
Il trouva le père Léonard au seuil de sa maison blanche, assis
sur un beau banc de bois peint en vert-épinard. Il y avait six
marches de pierre disposées en perron, ce qui faisait voir que
la maison avait une cave. Le mur du jardin et de la chènevière
était crépi à chaux et à sable. C'était une belle habitation;
il s'en fallait de peu pour qu'on ne la prît pour une maison
de bourgeois.
Le futur beau-père vint au-devant de Germain, et après lui
avoir demandé, pendant cinq minutes, des nouvelles de toute sa
famille, il ajouta la phrase consacrée à questionner poliment
ceux qu'on rencontre, sur le but de leur voyage: _Vous êtes
donc venu pour vous promener par ici?_
— Je suis venu vous voir, répondit le laboureur, et vous
présenter ce petit cadeau de gibier de la part de mon beau-
père, en vous disant, aussi de sa part, que vous devez savoir
dans quelles intentions je viens chez vous.
— Ah! ah! dit le père Léonard en riant et en frappant sur son
estomac rebondi, je vois, j'entends, j'y suis! Et, clignant de
l'œil, il ajouta: Vous ne serez pas le seul à faire vos
compliments, mon jeune homme. Il y en a déjà trois à la maison
qui attendent comme vous. Moi, je ne renvoie personne, et je
serais bien embarrassé de donner tort ou raison à quelqu'un,
car ce sont tous de bons partis. Pourtant, à cause du père
Maurice et de la qualité des terres que vous cultivez,
j'aimerais mieux que ce fût vous. Mais ma fille est majeure et
maîtresse de son bien; elle agira donc selon son idée. Entrez,
faites-vous connaître; je souhaite que vous ayez le bon
numéro!
— Pardon, excuse, répondit Germain, fort surpris de se trouver
en surnuméraire là ou il avait compté d'être seul. Je ne
savais pas que votre fille fût déjà pourvue de prétendants, et
je n'étais pas venu pour la disputer aux autres.
— Si vous avez cru que, parce que vous tardiez à venir,
répondit, sans perdre sa bonne humeur, le père Léonard, ma
fille se trouvait au dépourvu, vous vous êtes grandement
trompé, mon garçon. La Catherine a de quoi attirer les
épouseurs, et elle n'aura que l'embarras du choix. Mais entrez
à la maison, vous dis-je, et ne perdez pas courage. C'est une
femme qui vaut la peine d'être disputée.
Et poussant Germain par les épaules avec une rude gaieté:
— Allons, Catherine, s'écria-t-il en entrant dans la maison,
en voilà un de plus!
Cette manière joviale mais grossière d'être présenté à la
veuve, en présence de ses autres soupirants, acheva de
troubler et de mécontenter le laboureur Il se sentit gauche et
resta quelques instants sans oser lever les yeux sur la belle
et sur sa cour.
La veuve Guérin était bien faite et ne manquait pas de
fraîcheur. Mais elle avait une expression de visage et une
toilette qui déplurent tout d'abord à Germain. Elle avait
l'air hardi et content d'elle-même, et ses cornettes garnies
d'un triple rang de dentelle, son tablier de soie, et son
fichu de blonde noire étaient peu en rapport avec l'idée qu'il
s'était faite d'une veuve sérieuse et rangée.
Cette recherche d'habillement et ces manières dégagées la lui
firent trouver vieille et laide, quoiqu'elle ne fût ni l'un ni
l'autre. Il pensa qu'une si jolie parure et des manières si
enjouées siéraient à l'âge et à l'esprit de la petite Marie,
mais que cette veuve avait la plaisanterie lourde et hasardée,
et qu'elle portait sans distinction ses beaux atours.
Les trois prétendants étaient assis à une table chargée de
vins et de viandes, qui étaient là en permanence pour eux
toute la matinée du dimanche; car le père Léonard aimait à
faire montre de sa richesse, et la veuve n'était pas fâchée
non plus d'étaler sa belle vaisselle, et de tenir table comme
une rentière. Germain, tout simple et confiant qu'il était,
observa les choses avec assez de pénétration, et pour la
première fois de sa vie il se tint sur la défensive en
trinquant. Le père Léonard l'avait forcé de prendre place avec
ses rivaux, et, s'asseyant lui-même vis-à-vis de lui, il le
traitait de son mieux et s'occupait de lui avec prédilection.
Le cadeau de gibier, malgré la brèche que Germain y avait
faite pour son propre compte, était encore assez copieux pour
produire de l'effet. La veuve y parut sensible, et les
prétendants y jetèrent un coup d'œil de dédain.
Germain se sentait mal à l'aise en cette compagnie et ne
mangeait pas de bon cœur. Le père Léonard l'en plaisanta.
— Vous voilà bien triste, lui dit-il, et vous boudez contre
votre verre. Il ne faut pas que l'amour vous coupe l'appétit,
car un galant à jeun ne sait point trouver de jolies paroles
comme celui qui s'est éclairci les idées avec une petite
pointe de vin. Germain fut mortifié qu'on le supposât déjà
amoureux, et l'air maniéré de la veuve, qui baissa les yeux en
souriant, comme une personne sûre de son fait, lui donna
l'envie de protester contre sa prétendue défaite; mais il
craignit de paraître incivil, sourit et prit patience.
Les galants de la veuve lui parurent trois rustres. Il fallait
qu'ils fussent bien riches pour qu'elle admît leurs
prétentions. L'un avait plus de quarante ans et était quasi
aussi gros que le père Léonard; un autre était borgne et
buvait tant qu'il en était abruti; le troisième était jeune et
assez joli garçon; mais il voulait faire de l'esprit et disait
des choses si plates que cela faisait pitié. Pourtant la veuve
en riait comme si elle eût admiré toutes ces sottises, et, en
cela, elle ne faisait pas preuve de goût. Germain crut d'abord
qu'elle en était coiffée; mais bientôt il s'aperçut qu'il
était lui-même encouragé d'une manière particulière, et qu'on
souhaitait qu'il se livrât davantage. Ce lui fut une raison
pour se sentir et se montrer plus froid et plus grave.
L'heure de la messe arriva, et on se leva de table pour s'y
rendre ensemble. Il fallait aller jusqu'à Mers, à une bonne
demi-lieue de là, et Germain était si fatigué qu'il eût fort
souhaité avoir le temps de faire un somme auparavant; mais il
n'avait pas coutume de manquer la messe, et il se mit en route
avec les autres.
Les chemins étaient couverts de monde, et la veuve marchait
d'un air fier, escortée de ses trois prétendants, donnant le
bras tantôt à l'un, tantôt à l'autre, se rengorgeant et
portant haut la tête. Elle eût fort souhaité produire le
quatrième aux yeux des passants; mais Germain trouva si
ridicule d'être traîné ainsi de compagnie par un cotillon, à
la vue de tout le monde, qu'il se tint à distance convenable,
causant avec le père Léonard, et trouvant moyen de le
distraire et de l'occuper assez pour qu'ils n'eussent point
l'air de faire partie de la bande.
XIII
LE MAITRE
Lorsqu'ils atteignirent le village, la veuve s'arrêta pour les
attendre. Elle voulait absolument faire son entrée avec tout
son monde; mais Germain, lui refusant cette satisfaction,
quitta le père Léonard, accosta plusieurs personnes de sa
connaissance, et entra dans l'église par une autre porte. La
veuve en eut du dépit.
Après la messe, elle se montra partout triomphante sur la
pelouse où l'on dansait, et ouvrit la danse avec ses trois
amoureux successivement. Germain la regarda faire, et trouva
qu'elle dansait bien, mais avec affectation.
— Eh bien! lui dit Léonard en lui frappant sur l'épaule, vous
ne faites donc pas danser ma fille? Vous êtes aussi par trop
timide!
— Je ne danse plus depuis que j'ai perdu ma femme, répondit le
laboureur
— Eh bien! puisque vous en recherchez une autre, le deuil est
fini dans le cœur comme sur l'habit.
— Ce n'est pas une raison, père Léonard; d'ailleurs je me
trouve trop vieux, je n'aime plus la danse.
— Ecoutez, reprit Léonard en l'attirant dans un endroit isolé,
vous avez pris du dépit, en entrant chez moi, de voir la place
déjà entourée d'assiégeants, et je vois que vous êtes très
fier; mais ceci n'est pas raisonnable, mon garçon. Ma fille
est habituée à être courtisée, surtout depuis deux ans qu'elle
a fini son deuil, et ce n'est pas à elle à aller au-devant de
vous.
— Il y a déjà deux ans que votre fille est à marier, et elle
n'a pas encore pris son parti? dit Germain.
— Elle ne veut pas se presser, et elle a raison. Quoiqu'elle
ait la mine éveillée et qu'elle vous paraisse peut-être ne pas
beaucoup réfléchir, c'est une femme d'un grand sens, et qui
sait fort bien ce qu'elle fait.
— Il ne me semble pas, dit Germain ingénument, car elle a
trois galants à sa suite, et si elle savait ce qu'elle veut,
il y en aurait au moins deux qu'elle trouverait de trop et
qu'elle prierait de rester chez eux.
— Pourquoi donc? vous n'y entendez rien, Germain. Elle ne veut
ni du vieux, ni du borgne, ni du jeune, j'en suis quasi
certain; mais si elle les renvoyait, on penserait qu'elle veut
rester veuve, et il n'en viendrait pas d'autre.
— Ah! oui! ceux-là servent d'enseigne!
— Comme vous dites. Où est le mal, si cela leur convient?
— Chacun son goût! dit Germain.
— Je vois que ce ne serait pas le vôtre. Mais voyons, on peut
s'entendre, à supposer que vous soyez préféré: on pourrait
vous laisser la place.
— Oui, à supposer! Et en attendant qu'on puisse le savoir,
combien de temps faudrait-il rester le nez au vent?
— Ça dépend de vous, je crois, si vous savez parler et
persuader. Jusqu'ici ma fille a très bien compris que le
meilleur temps de sa vie serait celui qu'elle passerait à se
laisser courtiser, et elle ne se sent pas pressée de devenir
la servante d'un homme, quand elle peut commander à plusieurs.
Ainsi, tant que le jeu lui plaira, elle peut se divertir; mais
si vous plaisez plus que le jeu, le jeu pourra cesser. Vous
n'avez qu'à ne pas vous rebuter. Revenez tous les dimanches,
faites-la danser, donnez à connaître que vous vous mettez sur
les rangs, et si on vous trouve plus aimable et mieux appris
que les autres, un beau jour on vous le dira sans doute.
— Pardon, père Léonard, votre fille a le droit d'agir comme
elle l'entend, et je n'ai pas celui de la blâmer. A sa place,
moi, j'agirais autrement; j'y mettrais plus de franchise et je
ne ferais pas perdre du temps à des hommes qui ont sans doute
quelque chose de mieux à faire qu'à tourner autour d'une femme
qui se moque d'eux. Mais, enfin, si elle trouve son amusement
et son bonheur à cela, cela ne me regarde point. Seulement, il
faut que je vous dise une chose qui m'embarrasse un peu à vous
avouer depuis ce matin, vu que vous avez commencé par vous
tromper sur mes intentions, et que vous ne m'avez pas donné le
temps de vous répondre: si bien que vous croyez ce qui n'est
point. Sachez donc que je ne suis pas venu ici dans la vue de
demander votre fille en mariage, mais dans celle de vous
acheter une paire de bœufs que vous voulez conduire en foire
la semaine prochaine, et que mon beau-père suppose lui
convenir.
— J'entends, Germain, répondit Léonard fort tranquillement;
vous avez changé d'idée en voyant ma fille avec ses amoureux.
C'est comme il vous plaira. Il paraît que ce qui attire les
uns rebute les autres, et vous avez le droit de vous retirer
puisque aussi bien vous n'avez pas encore parlé. Si vous
voulez sérieusement acheter mes bœufs, venez les voir au
pâturage; nous en causerons, et, que nous fassions ou non ce
marché, vous viendrez dîner avec nous avant de vous en
retourner.
— Je ne veux pas que vous vous dérangiez, reprit Germain, vous
avez peut-être affaire ici; moi je m'ennuie un peu de voir
danser et de ne rien faire. Je vais voir vos bêtes, et je vous
trouverai tantôt chez vous.
Là-dessus Germain s'esquiva et se dirigea vers les prés, où
Léonard lui avait, en effet, montré de loin une partie de son
bétail. Il était vrai que le père Maurice en avait à acheter,
et Germain pensa que s'il lui ramenait une belle paire de
bœufs d'un prix modéré, il se ferait mieux pardonner d'avoir
manqué volontairement le but de son voyage.
Il marcha vite et se trouva bientôt à peu de distance des
Ormeaux. Il éprouva alors le besoin d'aller embrasser son
fils, et même de revoir la petite Marie, quoiqu'il eût perdu
l'espoir et chassé la pensée de lui devoir son bonheur. Tout
ce qu'il venait de voir et d'entendre, cette femme coquette et
vaine, ce père à la fois rusé et borné, qui encourageait sa
fille dans des habitudes d'orgueil et de déloyauté, ce luxe
des villes, qui lui paraissait une infraction à la dignité des
mœurs de la campagne, ce temps perdu à des paroles oiseuses et
niaises, cet intérieur si différent du sien, et surtout ce
malaise profond que l'homme des champs éprouve lorsqu'il sort
de ses habitudes laborieuses, tout ce qu'il avait subi d'ennui
et de confusion depuis quelques heures donnait à Germain
l'envie de se retrouver avec son enfant et sa petite voisine.
N'eût-il pas été amoureux de cette dernière, il l'aurait
encore cherchée pour se distraire et remettre ses esprits dans
leur assiette accoutumée.
Mais il regarda en vain dans les prairies environnantes, il
n'y trouva ni la petite Marie ni le petit Pierre: il était
pourtant l'heure où les pasteurs sont aux champs. Il y avait
un grand troupeau dans une _chôme;_ il demanda à un jeune
garçon, qui le gardait, si c'étaient les moutons de la
métairie des Ormeaux.
— Oui, dit l'enfant.
— En êtes-vous le berger? est-ce que les garçons gardent les
bêtes à laine des métairies, dans votre endroit?
— Non. Je les garde aujourd'hui parce que la bergère est
partie: elle était malade.
— Mais n'avez-vous pas une nouvelle bergère, arrivée de ce
matin?
— Oh! bien oui? elle est déjà partie aussi.
— Comment, partie? n'avait-elle pas un enfant avec elle?
— Oui: un petit garçon qui a pleuré. Ils se sont en allés tous
les deux au bout de deux heures.
— En allés, où?
— D'où ils venaient, apparemment. Je ne leur ai pas demandé.
— Mais pourquoi donc s'en allaient-ils? dit Germain de plus en
plus inquiet.
— Dame! est-ce que je sais?
— On ne s'est pas entendu sur le prix? ce devait être pourtant
une chose convenue d'avance.
— Je ne peux rien vous en dire. Je les ai vus entrer et
sortir, voilà tout.
Germain se dirigea vers la ferme et questionna les métayers.
Personne ne put lui expliquer le fait; mais il était constant
qu'après avoir causé avec le fermier, la jeune fille était
partie sans rien dire, emmenant l'enfant qui pleurait.
— Est-ce qu'on a maltraité mon fils? s'écria Germain dont les
yeux s'enflammèrent.
— C'était donc votre fils? Comment se trouvait-il avec cette
petite? D'où êtes-vous donc, et comment vous appelle-t-on?
Germain, voyant que, selon l'habitude du pays, on allait
répondre à ses questions par d'autres questions, frappa du
pied avec impatience et demanda à parler au maître.
Le maître n'y était pas: il n'avait pas coutume de rester
toute la journée entière quand il venait à la ferme. Il était
monté à cheval, et il était parti on ne savait pour quelle
autre de ses fermes.
— Mais enfin, dit Germain en proie à une vive anxiété, ne
pouvez-vous savoir la raison du départ de cette jeune fille?
Le métayer échangea un sourire étrange avec sa femme, puis il
répondit qu'il n'en savait rien, que cela ne le regardait pas.
Tout ce que Germain put apprendre, c'est que la jeune fille et
l'enfant étaient allés du côté de Fourche. Il courut à
Fourche: la veuve et ses amoureux n'étaient pas de retour, non
plus que le père Léonard. La servante lui dit qu'une jeune
fille et un enfant étaient venus le demander, mais que, ne les
connaissant pas, elle n'avait pas voulu les recevoir, et leur
avait conseillé d'aller à Mers.
— Et pourquoi avez-vous refusé de les recevoir? dit Germain
avec humeur. On est donc bien méfiant dans ce pays-ci, qu'on
n'ouvre pas la porte à son prochain?
— Ah dame! répondit la servante, dans une maison riche comme
celle-ci on a raison de faire bonne garde. Je réponds de tout
quand les maîtres sont absents, et je ne peux pas ouvrir aux
premiers venus.
— C'est une laide coutume, dit Germain, et j'aimerais mieux
être pauvre que de vivre comme cela dans la crainte. Adieu, la
fille! adieu à votre vilain pays!
Il s'enquit dans les maisons environnantes. On avait vu la
bergère et l'enfant. Comme le petit était parti de Belair à
l'improviste, sans toilette, avec sa blouse un peu déchirée et
sa petite peau d'agneau sur le corps; comme aussi la petite
Marie était, pour cause, fort pauvrement vêtue en tout temps,
on les avait pris pour des mendiants. On leur avait offert du
pain; la jeune fille en avait accepté un morceau pour l'enfant
qui avait faim, puis elle était partie très vite avec lui, et
avait gagné les bois.
Germain réfléchit un instant, puis il demanda si le fermier
des Ormeaux n'était pas venu à Fourche.
— Oui, lui répondit-on; il a passé à cheval peu d'instants
après cette petite.
— Est-ce qu'il a couru après elle?
— Ah! vous le connaissez donc? dit en riant le cabaretier de
l'endroit, auquel il s'adressait. Oui, certes; c'est un
gaillard endiablé pour courir après les filles. Mais je ne
crois pas qu'il ait attrapé celle-là; quoique après tout, s'il
l'eût vue...
— C'est assez, merci! Et il vola plutôt qu'il ne courut à
l'écurie de Léonard. Il jeta la bâtine sur la Grise, sauta
dessus, et partit au grand galop dans la direction des bois de
Chanteloube.
Le cœur lui bondissait d'inquiétude et de colère, la sueur lui
coulait du front. Il mettait en sang les flancs de la Grise,
qui, en se voyant sur le chemin de son écurie, ne se faisait
pourtant pas prier pour courir.
XIV
LA VIEILLE
Germain se retrouva bientôt à l'endroit où il avait passé la
nuit au bord de la mare. Le feu fumait encore; une vieille
femme ramassait le reste de la provision de bois mort que la
petite Marie y avait entassée. Germain s'arrêta pour la
questionner. Elle était sourde, et, se méprenant sur ses
interrogations:
— Oui, mon garçon, dit-elle, c'est ici la Mare au Diable.
C'est un mauvais endroit, et il ne faut pas en approcher sans
jeter trois pierres dedans de la main gauche, en faisant le
signe de la croix de la main droite: ça éloigne les esprits.
Autrement il arrive des malheurs à ceux qui en font le tour.
— Je ne vous parle pas de ça, dit Germain en s'approchant
d'elle et en criant à tue-tête: N'avez-vous pas vu passer dans
le bois une fille et un enfant?
— Oui, dit la vieille, il s'est noyé un petit enfant!
Germain frémit de la tête aux pieds; mais heureusement la
vieille ajouta:
— Il y a bien longtemps de ça; en mémoire de l'accident on y
avait planté une belle croix; mais, par une belle nuit de
grand orage, les mauvais esprits l'ont jetée dans l'eau. On
peut en voir encore un bout. Si quelqu'un avait le malheur de
s'arrêter ici la nuit, il serait bien sûr de ne pouvoir jamais
en sortir avant le jour Il aurait beau marcher, marcher, il
pourrait faire deux cents lieues dans le bois et se retrouver
toujours à la même place. — L'imagination du laboureur se
frappa malgré lui de ce qu'il entendait, et l'idée du malheur
qui devait arriver pour achever de justifier les assertions de
la vieille femme s'empara si bien de sa tête, qu'il se sentit
froid par tout le corps. Désespérant d'obtenir d'autres
renseignements, il remonta à cheval et recommença de parcourir
le bois en appelant Pierre de toutes ses forces, et en
sifflant, faisant claquer son fouet, cassant les branches pour
remplir la forêt du bruit de sa marche, écoutant ensuite si
quelque voix lui répondait; mais il n'entendait que la cloche
des vaches éparses dans les taillis, et le cri sauvage des
porcs qui se disputaient la glandée.
Enfin Germain entendit derrière lui le bruit d'un cheval qui
courait sur ses traces, et un homme entre deux âges, brun,
robuste, habillé comme un demi-bourgeois, lui cria de
s'arrêter. Germain n'avait jamais vu le fermier des Ormeaux;
mais un instinct de rage lui fit juger de suite que c'était
lui. Il se retourna, et, le toisant de la tête aux pieds, il
attendit ce qu'il avait à lui dire.
— N'avez-vous pas vu passer par ici une jeune fille de quinze
ou seize ans, avec un petit garçon? dit le fermier en
affectant un air d'indifférence, quoiqu'il fût visiblement
ému.
— Et que lui voulez-vous? répondit Germain sans chercher à
déguiser sa colère.
— Je pourrais vous dire que ça ne vous regarde pas, mon
camarade! mais comme je n'ai pas de raisons pour le cacher, je
vous dirai que c'est une bergère que j'avais louée pour
l'année sans la connaître... Quand je l'ai vue arriver, elle
m'a semblé trop jeune et trop faible pour l'ouvrage de la
ferme. Je l'ai remerciée, mais je voulais lui payer les frais
de son petit voyage, et elle est partie fâchée pendant que
j'avais le dos tourné... Elle s'est tant pressée, qu'elle a
même oublié une partie de ses effets et sa bourse, qui ne
contient pas grand'chose, à coup sûr; quelques sous
probablement!... mais enfin, comme j'avais à passer par ici,
je pensais la rencontrer et lui remettre ce qu'elle a oublié
et ce que je lui dois.
Germain avait l'âme trop honnête pour ne pas hésiter en
entendant cette histoire, sinon très vraisemblable, du moins
possible. Il attachait un regard perçant sur le fermier, qui
soutenait son investigation avec beaucoup d'impudence ou de
candeur.
— Je veux en avoir le cœur net, se dit Germain, et, contenant
son indignation:
— C'est une fille de chez nous, dit-il; je la connais: elle
doit être par ici... Avançons ensemble... nous la retrouverons
sans doute.
— Vous avez raison, dit le fermier. Avançons... et pourtant,
si nous ne la trouvons pas au bout de l'avenue, j'y renonce...
car il faut que je prenne le chemin d'Ardentes.
— Oh! pensa le laboureur, je ne te quitte pas! quand même je
devrais tourner pendant vingt-quatre heures avec toi autour de
la Mare au Diable!
— Attendez! dit tout à coup Germain en fixant des yeux une
touffe de genêts qui s'agitait singulièrement: holà! holà!
Petit-Pierre, est-ce toi, mon enfant?
L'enfant, reconnaissant la voix de son père, sortit des genêts
en sautant comme un chevreuil, mais quand il le vit dans la
compagnie du fermier, il s'arrêta comme effrayé et resta
incertain.
— Viens, mon Pierre! viens, c'est moi! s'écria le laboureur en
courant après lui, et en sautant à bas de son cheval pour le
prendre dans ses bras: et où est la petite Marie?
— Elle est là, qui se cache, parce qu'elle a peur de ce vilain
homme noir, et moi aussi.
— Eh! sois tranquille; je suis là... Marie! Marie! c'est moi!
Marie approcha en rampant, et dès qu'elle vit Germain, que le
fermier suivait de près, elle courut se jeter dans ses bras;
et, s'attachant à lui comme une fille à son père:
— Ah! mon brave Germain, lui dit-elle, vous me défendrez; je
n'ai pas peur avec vous.
Germain eut le frisson. Il regarda Marie: elle était pâle, ses
vêtements étaient déchirés par les épines où elle avait couru,
cherchant le fourré, comme une biche traquée par les
chasseurs. Mais il n'y avait ni honte ni désespoir sur sa
figure.
— Ton maître veut te parler, lui dit-il, en observant toujours
ses traits.
— Mon maître? dit-elle fièrement; cet homme-là n'est pas mon
maître et ne le sera jamais!... C'est vous, Germain, qui êtes
mon maître. Je veux que vous me rameniez avec vous... Je vous
servirai pour rien!
Le fermier s'était avancé, feignant un peu d'impatience.
— Hé! la petite, dit-il, vous avez oublié chez nous quelque
chose que je vous rapporte.
— Nenni, monsieur, répondit la petite Marie, je n'ai rien
oublié, et je n'ai rien à vous demander...
— Ecoutez un peu ici, reprit le fermier, j'ai quelque chose à
vous dire, moi!... Allons!... n'ayez pas peur... deux mots
seulement...
— Vous pouvez les dire tout haut... je n'ai pas de secrets
avec vous.
— Venez prendre votre argent, au moins.
— Mon argent? Vous ne me devez rien, Dieu merci!
— Je m'en doutais bien, dit Germain à demi-voix; mais c'est
égal, Marie... écoute ce qu'il a à te dire... car, moi, je
suis curieux de le savoir. Tu me le diras après: j'ai mes
raisons pour ça. Va auprès de son cheval... je ne te perds pas
de vue.
Marie fit trois pas vers le fermier, qui lui dit, en se
penchant sur le pommeau de sa selle et en baissant la voix:
— Petite, voilà un beau louis d'or pour toi! tu ne diras rien,
entends-tu? Je dirai que je t'ai trouvée trop faible pour
l'ouvrage de ma ferme... Et qu'il ne soit plus question de
ça... Je repasserai par chez vous un de ces jours; et si tu
n'as rien dit, je te donnerai encore quelque chose... Et puis,
si tu es plus raisonnable, tu n'as qu'à parler: je te
ramènerai chez moi, ou bien, j'irai causer avec toi à la brune
dans les prés. Quel cadeau veux-tu que je te porte?
— Voilà, monsieur, le cadeau que je vous fais, moi! répondit à
haute voix la petite Marie, en lui jetant son louis d'or au
visage, et même assez rudement. Je vous remercie beaucoup, et
vous prie, quand vous repasserez par chez nous, de me faire
avertir: tous les garçons de mon endroit iront vous recevoir,
parce que chez nous, on aime fort les bourgeois qui veulent en
conter aux pauvres filles! Vous verrez ça, on vous attendra.
— Vous êtes une menteuse et une sotte langue! dit le fermier
courroucé, en levant son bâton d'un air de menace. Vous
voudriez faire croire ce qui n'est point, mais vous ne me
tirerez pas d'argent: on connaît vos pareilles!
Marie s'était reculée effrayée; mais Germain s'était élancé à
la bride du cheval du fermier, et la secouant avec force:
— C'est entendu, maintenant! dit-il, et nous voyons assez de
quoi il retourne... A terre! mon homme! à terre! et causons
tous les deux!
Le fermier ne se souciait pas d'engager la partie: il éperonna
son cheval pour se dégager, et voulut frapper de son bâton les
mains du laboureur pour lui faire lâcher prise; mais Germain
esquiva le coup, et, lui prenant la jambe, il le désarçonna et
le fit tomber sur la fougère, où il le terrassa, quoique le
fermier se fût remis sur ses pieds et se défendît
vigoureusement. Quand il le tint sous lui:
— Homme de peu de cœur! lui dit Germain, je pourrais te rouer
de coups si je voulais! Mais je n'aime pas à faire du mal, et
d'ailleurs aucune correction n'amenderait ta conscience...
Cependant, tu ne bougeras pas d'ici que tu n'aies demandé
pardon, à genoux, à cette jeune fille.
Le fermier, qui connaissait ces sortes d'affaires, voulut
prendre la chose en plaisanterie. Il prétendit que son péché
n'était pas si grave, puisqu'il ne consistait qu'en paroles,
et qu'il voulait bien demander pardon, à condition qu'il
embrasserait la fille, que l'on irait boire une pinte de vin
au prochain cabaret, et qu'on se quitterait bons amis.
— Tu me fais peine! répondit Germain en lui poussant la face
contre terre, et j'ai hâte de ne plus voir ta méchante mine.
Tiens, rougis si tu peux, et tâche de prendre le chemin des
_affronteux_1 [1. C'est le chemin qui détourne de la rue
principale à l'entrée des villages et les côtoie à
l'extérieur. On suppose que les gens qui craignent de recevoir
quelque affront mérité le prennent pour éviter d'être vus.]
quand tu passeras par chez nous.
Il ramassa le bâton de houx du fermier, le brisa sur son genou
pour lui montrer la force de ses poignets, et en jeta les
morceaux au loin avec mépris.
Puis, prenant d'une main son fils, et de l'autre la petite
Marie, il s'éloigna tout tremblant d'indignation.
XV
LE RETOUR À LA FERME
Au bout d'un quart d'heure ils avaient franchi les brandes.
Ils trottaient sur la grand'route, et la Grise hennissait à
chaque objet de sa connaissance. Petit-Pierre racontait à son
père ce qu'il avait pu comprendre dans ce qui s'était passé.
— Quand nous sommes arrivés, dit-il, cet _homme-là_ est venu
pour parler à ma Marie dans la bergerie où nous avons été tout
de suite, pour voir les beaux moutons. Moi, j'étais monté dans
la crèche pour jouer, et cet _homme-là_ ne me voyait pas. Alors
il a dit bonjour à ma Marie, et il l'a embrassée.
— Tu t'es laissé embrasser, Marie? dit Germain tout tremblant
de colère.
— J'ai cru que c'était une honnêteté, une coutume de l'endroit
aux arrivées, comme, chez vous, la grand'mère embrasse les
jeunes filles qui entrent à son service, pour leur faire voir
qu'elle les adopte et qu'elle leur sera comme une mère.
— Et puis alors, reprit Petit-Pierre, qui était fier d'avoir à
raconter une aventure, cet _homme-là_ t'a dit quelque chose de
vilain, quelque chose que tu m'as dit de ne jamais répéter et
de ne pas m'en souvenir: aussi je l'ai oublié bien vite.
Cependant, si mon père veut que je lui dise ce que c'était...
— Non, mon Pierre, je ne veux pas l'entendre, et je veux que
tu ne t'en souviennes jamais.
— En ce cas, je vas l'oublier encore, reprit l'enfant. Et puis
alors, cet _homme-là_ a eu l'air de se fâcher parce que Marie
lui disait qu'elle s'en irait. Il lui a dit qu'il lui
donnerait tout ce qu'elle voudrait, cent francs! Et ma Marie
s'est fâchée aussi. Alors il est venu contre elle, comme s'il
voulait lui faire du mal. J'ai eu peur, et je me suis jeté
contre Marie en criant. Alors cet _homme-là_ a dit comme ça:
"Qu'est-ce que c'est que ça? d'où sort cet enfant-là? Mettez-
moi ça dehors." Et il a levé son bâton pour me battre. Mais ma
Marie l'a empêché, et elle lui a dit comme ça: "Nous causerons
plus tard, monsieur; à présent il faut que je conduise cet
enfant-là à Fourche, et puis je reviendrai." Et aussitôt qu'il
a été sorti de la bergerie, ma Marie m'a dit comme ça:
"Sauvons-nous, mon Pierre, allons-nous-en d'ici bien vite, car
cet homme-là est méchant, et il ne nous ferait que du mal."
Alors nous avons passé derrière les granges, nous avons passé
un petit pré, et nous avons été à Fourche pour te chercher
Mais tu n'y étais pas et on n'a pas voulu nous laisser
t'attendre. Et alors cet _homme-là_, qui était monté sur son
cheval noir, est venu derrière nous, et nous nous sommes
sauvés plus loin, et puis nous avons été nous cacher dans le
bois. Et puis il y est venu aussi, et quand nous l'entendions
venir, nous nous cachions. Et puis, quand il avait passé, nous
recommencions à courir pour nous en aller chez nous; et puis
enfin tu es venu, et tu nous as trouvés; et voilà comme tout
ça est arrivé. N'est-ce pas, ma Marie, que je n'ai rien
oublié?
— Non, mon Pierre, et ça est la vérité. A présent, Germain,
vous rendrez témoignage pour moi, et vous direz à tout le
monde de chez nous que si je n'ai pas pu rester là-bas, ce
n'est pas faute de courage et d'envie de travailler.
— Et toi, Marie, dit Germain, je te prierai de te demander à
toi-même si, quand il s'agit de défendre une femme et de punir
un insolent, un homme de vingt-huit ans n'est pas trop vieux!
Je voudrais un peu savoir si Bastien, ou tout autre joli
garçon, riche de dix ans moins que moi, n'aurait pas été
écrasé par cet _homme-là_, comme dit Petit-Pierre: qu'en penses-
tu?
— Je pense, Germain, que vous m'avez rendu un grand service,
et que je vous en remercierai toute ma vie.
— C'est là tout?
— Mon petit père, dit l'enfant, je n'ai pas pensé à dire à la
petite Marie ce que je t'avais promis. Je n'ai pas eu le
temps, mais je le lui dirai à la maison, et je le dirai aussi
à ma grand'mère.
Cette promesse de son enfant donna enfin à réfléchir à
Germain. Il s'agissait maintenant de s'expliquer avec ses
parents, et, en leur disant ses griefs contre la veuve Guérin,
de ne pas leur dire quelles autres idées l'avaient disposé à
tant de clairvoyance et de sévérité. Quand on est heureux et
fier, le courage de faire accepter son bonheur aux autres
paraît facile; mais être rebuté d'un côté, blâmé de l'autre,
ne fait pas une situation fort agréable.
Heureusement, le petit Pierre dormait quand ils arrivèrent à
la métairie, et Germain le déposa, sans l'éveiller, sur son
lit. Puis il entra sur toutes les explications qu'il put
donner. Le père Maurice, assis sur son escabeau à trois pieds,
à l'entrée de la maison, l'écouta gravement, et, quoiqu'il fût
mécontent du résultat de ce voyage, lorsque Germain, en
racontant le système de coquetterie de la veuve, demanda à son
beau-père s'il avait le temps d'aller les cinquante-deux
dimanches de l'année faire sa cour, pour risquer d'être
renvoyé au bout de l'an, le beau-père répondit, en inclinant
la tête en signe d'adhésion: "Tu n'as pas tort, Germain; ça ne
se pouvait pas." Et ensuite, quand Germain raconta comme quoi
il avait été forcé de ramener la petite Marie au plus vite
pour la soustraire aux insultes, peut-être aux violences d'un
indigne maître, le père Maurice approuva encore de la tête en
disant: "Tu n'as pas eu tort, Germain; ça se devait."
Quand Germain eut achevé son récit et donné toutes ses
raisons, le beau-père et la belle-mère firent simultanément un
gros soupir de résignation, en se regardant.
Puis, le chef de famille se leva en disant: "Allons! que la
volonté de Dieu soit faite! l'amitié ne se commande pas!"
— Venez souper, Germain, dit la belle-mère. Il est malheureux
que ça ne se soit pas mieux arrangé; mais, enfin, Dieu ne le
voulait pas, à ce qu'il paraît. Il faudra voir ailleurs.
— Oui, ajouta le vieillard, comme dit ma femme, on verra
ailleurs.
Il n'y eut pas d'autre bruit à la maison, et quand, le
lendemain, le petit Pierre se leva avec les alouettes, au
point du jour, n'étant plus excité par les événements
extraordinaires des jours précédents, il retomba dans
l'apathie des petits paysans de son âge, oublia tout ce qui
lui avait trotté par la tête, et ne songea plus qu'à jouer
avec ses frères et à faire l'homme avec les bœufs et les
chevaux.
Germain essaya d'oublier aussi, en se replongeant dans le
travail; mais il devint si triste et si distrait, que tout le
monde le remarqua. Il ne parlait pas à la petite Marie, il ne
la regardait même pas; et pourtant si on lui eût demandé dans
quel pré elle était et par quel chemin elle avait passé, il
n'était point d'heure du jour où il n'eût pu le dire s'il
avait voulu répondre. Il n'avait pas osé demander à ses
parents de la recueillir à la ferme pendant l'hiver, et
pourtant il savait bien qu'elle devait souffrir de la misère.
Mais elle n'en souffrit pas, et la mère Guillette ne put
jamais comprendre comment sa petite provision de bois ne
diminuait point, et comment son hangar se trouvait rempli le
matin lorsqu'elle l'avait laissé presque vide le soir. Il en
fut de même du blé et des pommes de terre. Quelqu'un passait
par la lucarne du grenier et vidait un sac sur le plancher
sans réveiller personne et sans laisser de traces. La vieille
en fut à la fois inquiète et réjouie; elle engagea sa fille à
n'en point parler, disant que si on venait à savoir le miracle
qui se faisait chez elle, on la tiendrait pour sorcière. Elle
pensait bien que le diable s'en mêlait, mais elle n'était pas
pressée de se brouiller avec lui en appelant les exorcismes du
curé sur sa maison; elle se disait qu'il serait temps, lorsque
Satan viendrait lui demander son âme en retour de ses
bienfaits.
La petite Marie comprenait mieux la vérité, mais elle n'osait
en parler à Germain, de peur de le voir revenir à son idée de
mariage, et elle feignait avec lui de ne s'apercevoir de rien.