George Sand

La Mare au Diable
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Marie n'avait pas de volonté; et, quoiqu'elle eût encore 
grande envie de dormir, elle se disposa à suivre Germain.

Celui-ci prit son fils dans ses bras sans le réveiller, et 
voulut que Marie s'approchât de lui pour se cacher dans son 
manteau, puisqu'elle ne voulait pas reprendre sa cape roulée 
autour du petit Pierre.

Quand il sentit la jeune fille si près de lui, Germain, qui 
s'était distrait et égayé un instant, recommença à perdre la 
tête. Deux ou trois fois il s'éloigna brusquement, et la 
laissa marcher seule. Puis voyant qu'elle avait peine à le 
suivre, il l'attendait, l'attirait vivement près de lui, et la 
pressait si fort, qu'elle en était étonnée et même fâchée sans 
oser le dire.

Comme ils ne savaient point du tout de quelle direction ils 
étaient partis, ils ne savaient pas celle qu'ils suivaient; si 
bien qu'ils remontèrent encore une fois tout le bois, se 
retrouvèrent, de nouveau, en face de la lande déserte, 
revinrent sur leurs pas, et, après avoir tourné et marché 
longtemps, ils aperçurent de la clarté à travers les branches.

— Bon! voici une maison, dit Germain, et des gens déjà 
éveillés, puisque le feu est allumé. Il est donc bien tard?

Mais ce n'était pas une maison: c'était le feu de bivouac 
qu'ils avaient couvert en partant, et qui s'était rallumé à la 
brise...

Ils avaient marché pendant deux heures pour se retrouver au 
point de départ.


 

XI


A LA BELLE ETOILE


Pour le coup j'y renonce! dit Germain en frappant du pied. 
On nous a jeté un sort, c'est bien sûr, et nous ne sortirons 
d'ici qu'au grand jour. Il faut que cet endroit soit endiablé.

— Allons, allons, ne nous fâchons pas, dit Marie, et prenons-
en notre parti. Nous ferons un plus grand feu, l'enfant est si 
bien enveloppé qu'il ne risque rien, et pour passer une nuit 
dehors nous n'en mourrons point. Où avez-vous caché la bâtine, 
Germain? Au milieu des grands houx, grand étourdi! C'est 
commode pour aller la reprendre!

— Tiens l'enfant, prends-le, que je retire son lit des 
broussailles; je ne veux pas que tu te piques les mains.

— C'est fait, voici le lit, et quelques piqûres ne sont pas 
des coups de sabre, reprit la brave petite fille.

Elle procéda de nouveau au coucher du petit Pierre, qui était 
si bien endormi cette fois qu'il ne s'aperçut en rien de ce 
nouveau voyage. Germain mit tant de bois au feu que toute la 
forêt en resplendit à la ronde; mais la petite Marie n'en 
pouvait plus, et quoiqu'elle ne se plaignît de rien, elle ne 
se soutenait plus sur ses jambes. Elle était pâle et ses dents 
claquaient de froid et de faiblesse. Germain la prit dans ses 
bras pour la réchauffer; et l'inquiétude, la compassion, des 
mouvements de tendresse irrésistible s'emparant de son cœur, 
firent taire ses sens. Sa langue se délia comme par miracle, 
et toute honte cessant:

— Marie, lui dit-il, tu me plais, et je suis bien malheureux 
de ne pas te plaire. Si tu voulais m'accepter pour ton mari, 
il n'y aurait ni beau-père, ni parents, ni voisins, ni 
conseils qui pussent m'empêcher de me donner à toi. Je sais 
que tu rendrais mes enfants heureux, que tu leur apprendrais à 
respecter le souvenir de leur mère, et, ma conscience étant en 
repos, je pourrais contenter mon cœur. J'ai toujours eu de 
l'amitié pour toi, et à présent je me sens si amoureux que si 
tu me demandais de faire toute ma vie tes mille volontés, je 
te le jurerais sur l'heure. Vois, je t'en prie, comme je 
t'aime, et tâche d'oublier mon âge. Pense que c'est une fausse 
idée qu'on se fait quand on croit qu'un homme de trente ans 
est vieux. D'ailleurs je n'ai que vingt-huit ans! une jeune 
fille craint de se faire critiquer en prenant un homme qui a 
dix ou douze ans de plus qu'elle, parce que ce n'est pas la 
coutume du pays; mais j'ai entendu dire que dans d'autres pays 
on ne regardait point à cela; qu'au contraire on aimait mieux 
donner pour soutien, à une jeunesse, un homme raisonnable et 
d'un courage bien éprouvé qu'un jeune gars qui peut se 
déranger, et, de bon sujet qu'on le croyait, devenir un 
mauvais garnement. D'ailleurs, les années ne font pas toujours 
l'âge. Cela dépend de la force et de la santé qu'on a. Quand 
un homme est usé par trop de travail et de misère ou par la 
mauvaise conduite, il est vieux avant vingt-cinq ans. Au lieu 
que moi... Mais tu ne m'écoutes pas, Marie.

— Si fait, Germain, je vous entends bien, répondit la petite 
Marie, mais je songe à ce que m'a toujours dit ma mère: c'est 
qu'une femme de soixante ans est bien à plaindre quand son 
mari en a soixante-dix ou soixante-quinze, et qu'il ne peut 
plus travailler pour la nourrir. Il devient infirme, et il 
faut qu'elle le soigne à l'âge où elle commencerait elle-même 
à avoir grand besoin de ménagement et de repos. C'est ainsi 
qu'on arrive à finir sur la paille.

— Les parents ont raison de dire cela, j'en conviens, Marie, 
reprit Germain; mais enfin ils sacrifieraient tout le temps de 
la jeunesse, qui est le meilleur, à prévoir ce qu'on deviendra 
à l'âge où l'on n'est plus bon à rien, et où il est 
indifférent de finir d'une manière ou d'une autre. Mais moi, 
je ne suis pas dans le danger de mourir de faim sur mes vieux 
jours. Je suis à même d'amasser quelque chose, puisque, vivant 
avec les parents de ma femme, je travaille beaucoup et ne 
dépense rien. D'ailleurs, je t'aimerai tant, vois-tu, que ça 
m'empêchera de vieillir. On dit que quand un homme est 
heureux, il se conserve, et je sens bien que je suis plus 
jeune que Bastien pour t'aimer; car il ne t'aime pas, lui, il 
est trop bête, trop enfant pour comprendre comme tu es jolie 
et bonne, et faite pour être recherchée. Allons, Marie, ne me 
déteste pas, je ne suis pas un méchant homme: j'ai rendu ma 
Catherine heureuse, elle a dit devant Dieu à son lit de mort 
qu'elle n'avait jamais eu de moi que du contentement, et elle 
m'a recommandé de me remarier. Il semble que son esprit ait 
parlé ce soir à son enfant, au moment où il s'est endormi. 
Est-ce que tu n'as pas entendu ce qu'il disait? et comme sa 
petite bouche tremblait, pendant que ses yeux regardaient en 
l'air quelque chose que nous ne pouvions pas voir! Il voyait 
sa mère, sois-en sûre, et c'était elle qui lui faisait dire 
qu'il te voulait pour la remplacer.

— Germain, répondit Marie, tout étonnée et toute pensive, vous 
parlez honnêtement et tout ce que vous dites est vrai. Je suis 
sûre que je ferais bien de vous aimer, si ça ne mécontentait 
pas trop vos parents: mais que voulez-vous que j'y fasse? le 
cœur ne m'en dit pas pour vous. Je vous aime bien, mais 
quoique votre âge ne vous enlaidisse pas, il me fait peur. Il 
me semble que vous êtes quelque chose pour moi, comme un oncle 
ou un parrain; que je vous dois le respect, et que vous auriez 
des moments où vous me traiteriez comme une petite fille 
plutôt que comme votre femme et votre égale. Enfin, mes 
camarades se moqueraient peut-être de moi, et quoique ça soit 
une sottise de faire attention à cela, je crois que je serais 
honteuse et un peu triste le jour de mes noces.

— Ce sont là des raisons d'enfant; tu parles tout à fait comme 
un enfant, Marie!

— Eh bien! oui, je suis un enfant, dit-elle, et c'est à cause 
de cela que je crains un homme trop raisonnable. Vous voyez 
bien que je suis trop jeune pour vous, puisque déjà vous me 
reprochez de parler sans raison! Je ne puis pas avoir plus de 
raison que mon âge n'en comporte.

— Hélas! mon Dieu, que je suis donc à plaindre d'être si 
maladroit et de dire si mal ce que je pense! s'écria Germain. 
Marie, vous ne m'aimez pas, voilà le fait; vous me trouvez 
trop simple et trop lourd. Si vous m'aimiez un peu, vous ne 
verriez pas si clairement mes défauts. Mais vous ne m'aimez 
pas, voilà!

— Eh bien! ce n'est pas ma faute, répondit-elle, un peu 
blessée de ce qu'il ne la tutoyait plus; j'y fais mon possible 
en vous écoutant, mais plus je m'y essaie et moins je peux me 
mettre dans la tête que nous devions être mari et femme.

Germain ne répondit pas. Il mit sa tête dans ses deux mains et 
il fut impossible à la petite Marie de savoir s'il pleurait, 
s'il boudait, ou s'il était endormi. Elle fut un peu inquiète 
de le voir si morne et de ne pas deviner ce qui roulait dans 
son esprit; mais elle n'osa pas lui parler davantage, et comme 
elle était trop étonnée de ce qui venait de se passer pour 
avoir envie de se rendormir, elle attendit le jour avec 
impatience, soignant toujours le feu et veillant l'enfant, 
dont Germain paraissait ne plus se souvenir. Cependant Germain 
ne dormait point; il ne réfléchissait pas à son sort, et ne 
faisait ni projets de courage, ni plans de séduction. Il 
souffrait, il avait une montagne d'ennui sur le cœur Il aurait 
voulu être mort. Tout paraissait devoir tourner mal pour lui, 
et s'il eût pu pleurer il ne l'aurait pas fait à demi. Mais il 
y avait un peu de colère contre lui-même, mêlée à sa peine, et 
il étouffait sans pouvoir et sans vouloir se plaindre.

Quand le jour fut venu et que les bruits de la campagne 
l'annoncèrent à Germain, il sortit son visage de ses mains et 
se leva. Il vit que la petite Marie n'avait pas dormi non 
plus, mais il ne sut rien lui dire pour marquer sa 
sollicitude. Il était tout à fait découragé. Il cacha de 
nouveau le bât de la Grise dans les buissons, prit son sac sur 
son épaule, et tenant son fils par la main:

— A présent, Marie, dit-il, nous allons tâcher d'achever notre 
voyage. Veux-tu que je te conduise aux Ormeaux?

— Nous sortirons du bois ensemble, lui répondit-elle, et quand 
nous saurons où nous sommes, nous irons chacun de notre côté.

Germain ne répondit pas. Il était blessé de ce que la jeune 
fille ne lui demandait pas de la mener jusqu'aux Ormeaux, et 
il ne s'apercevait pas qu'il le lui avait offert d'un ton qui 
semblait provoquer un refus.

Un bûcheron qu'ils rencontrèrent au bout de deux cents pas les 
mit dans le bon chemin, et leur dit qu'après avoir passé la 
grande prairie ils n'avaient qu'à prendre, l'un tout droit, 
l'autre sur la gauche, pour gagner leurs différents gîtes, qui 
étaient d'ailleurs si voisins qu'on voyait distinctement les 
maisons de Fourche de la ferme des Ormeaux, et réciproquement.

Puis, quand ils eurent remercié et dépassé le bûcheron, celui-
ci les rappela pour leur demander s'ils n'avaient pas perdu un 
cheval.

— J'ai trouvé, leur dit-il, une belle jument grise dans ma 
cour, où peut-être le loup l'aura forcée de chercher un 
refuge. Mes chiens ont _jappé à nuitée_, et au point du jour 
j'ai vu la bête chevaline sous mon hangar; elle y est encore. 
Allons-y, et si vous la reconnaissez, emmenez-la.

Germain ayant donné d'avance le signalement de la Grise et 
s'étant convaincu qu'il s'agissait bien d'elle, se mit en 
route pour aller rechercher son bât. La petite Marie lui 
offrit alors de conduire son enfant aux Ormeaux, où il 
viendrait le reprendre lorsqu'il aurait fait son entrée à 
Fourche.

— Il est un peu malpropre après la nuit que nous avons passée, 
dit-elle. Je nettoierai ses habits, je laverai son joli 
museau, je le peignerai, et, quand il sera beau et brave, vous 
pourrez le présenter à votre nouvelle famille.

— Et qui te dit que je veuille aller à Fourche? répondit 
Germain avec humeur Peut-être n'irai-je pas!

— Si fait, Germain, vous devez y aller, vous irez, reprit la 
jeune fille.

— Tu es bien pressée que je me marie avec une autre, afin 
d'être sûre que je ne t'ennuierai plus?

— Allons, Germain, ne pensez plus à cela: c'est une idée qui 
vous est venue dans la nuit, parce que cette mauvaise aventure 
avait un peu dérangé vos esprits. Mais à présent il faut que 
la raison vous revienne; je vous promets d'oublier ce que vous 
m'avez dit et de n'en jamais parler à personne.

— Eh! parles-en si tu veux. Je n'ai pas l'habitude de renier 
mes paroles. Ce que je t'ai dit était vrai, honnête, et je 
n'en rougirai devant personne.

— Oui; mais si votre femme savait qu'au moment d'arriver, vous 
avez pensé à une autre, ça la disposerait mal pour vous. Ainsi 
faites attention aux paroles que vous direz maintenant; ne me 
regardez pas comme ça devant le monde, avec un air tout 
singulier. Songez au père Maurice qui compte sur votre 
obéissance, et qui serait bien en colère contre moi si je vous 
détournais de faire sa volonté. Bonjour, Germain; j'emmène 
Petit-Pierre afin de vous forcer d'aller à Fourche. C'est un 
gage que je vous garde.

— Tu veux donc aller avec elle? dit le laboureur à son fils, 
en voyant qu'il s'attachait aux mains de la petite Marie, et 
qu'il la suivait résolument.

— Oui, père, répondit l'enfant qui avait écouté et compris à 
sa manière ce qu'on venait de dire sans méfiance devant lui. 
Je m'en vais avec ma Marie mignonne: tu viendras me chercher 
quand tu auras fini de te marier; mais je veux que Marie reste 
ma petite mère.

— Tu vois bien qu'il le veut, lui! dit Germain à la jeune 
fille. Ecoute, Petit-Pierre, ajouta-t-il, moi je le souhaite, 
qu'elle soit ta mère et qu'elle reste toujours avec toi: c'est 
elle qui ne le veut pas. Tâche qu'elle raccorde ce qu'elle me 
refuse.

— Sois tranquille, mon père, je lui ferai dire oui: la petite 
Marie fait toujours ce que je veux.

Il s'éloigna avec la jeune fille. Germain resta seul, plus 
triste, plus irrésolu que jamais.


 

XII


LA LIONNE DU VILLAGE


Cependant, quand il eut réparé le désordre du voyage dans ses 
vêtements et dans l'équipage de son cheval, quand il fut monté 
sur la Grise et qu'on lui eut indiqué le chemin de Fourche, il 
pensa qu'il n'y avait plus à reculer, et qu'il fallait oublier 
cette nuit d'agitations comme un rêve dangereux.

Il trouva le père Léonard au seuil de sa maison blanche, assis 
sur un beau banc de bois peint en vert-épinard. Il y avait six 
marches de pierre disposées en perron, ce qui faisait voir que 
la maison avait une cave. Le mur du jardin et de la chènevière 
était crépi à chaux et à sable. C'était une belle habitation; 
il s'en fallait de peu pour qu'on ne la prît pour une maison 
de bourgeois.

Le futur beau-père vint au-devant de Germain, et après lui 
avoir demandé, pendant cinq minutes, des nouvelles de toute sa 
famille, il ajouta la phrase consacrée à questionner poliment 
ceux qu'on rencontre, sur le but de leur voyage: _Vous êtes 
donc venu pour vous promener par ici?_

— Je suis venu vous voir, répondit le laboureur, et vous 
présenter ce petit cadeau de gibier de la part de mon beau-
père, en vous disant, aussi de sa part, que vous devez savoir 
dans quelles intentions je viens chez vous.

— Ah! ah! dit le père Léonard en riant et en frappant sur son 
estomac rebondi, je vois, j'entends, j'y suis! Et, clignant de 
l'œil, il ajouta: Vous ne serez pas le seul à faire vos 
compliments, mon jeune homme. Il y en a déjà trois à la maison 
qui attendent comme vous. Moi, je ne renvoie personne, et je 
serais bien embarrassé de donner tort ou raison à quelqu'un, 
car ce sont tous de bons partis. Pourtant, à cause du père 
Maurice et de la qualité des terres que vous cultivez, 
j'aimerais mieux que ce fût vous. Mais ma fille est majeure et 
maîtresse de son bien; elle agira donc selon son idée. Entrez, 
faites-vous connaître; je souhaite que vous ayez le bon 
numéro!

— Pardon, excuse, répondit Germain, fort surpris de se trouver 
en surnuméraire là ou il avait compté d'être seul. Je ne 
savais pas que votre fille fût déjà pourvue de prétendants, et 
je n'étais pas venu pour la disputer aux autres.

— Si vous avez cru que, parce que vous tardiez à venir, 
répondit, sans perdre sa bonne humeur, le père Léonard, ma 
fille se trouvait au dépourvu, vous vous êtes grandement 
trompé, mon garçon. La Catherine a de quoi attirer les 
épouseurs, et elle n'aura que l'embarras du choix. Mais entrez 
à la maison, vous dis-je, et ne perdez pas courage. C'est une 
femme qui vaut la peine d'être disputée.

Et poussant Germain par les épaules avec une rude gaieté:

— Allons, Catherine, s'écria-t-il en entrant dans la maison, 
en voilà un de plus!

Cette manière joviale mais grossière d'être présenté à la 
veuve, en présence de ses autres soupirants, acheva de 
troubler et de mécontenter le laboureur Il se sentit gauche et 
resta quelques instants sans oser lever les yeux sur la belle 
et sur sa cour.

La veuve Guérin était bien faite et ne manquait pas de 
fraîcheur. Mais elle avait une expression de visage et une 
toilette qui déplurent tout d'abord à Germain. Elle avait 
l'air hardi et content d'elle-même, et ses cornettes garnies 
d'un triple rang de dentelle, son tablier de soie, et son 
fichu de blonde noire étaient peu en rapport avec l'idée qu'il 
s'était faite d'une veuve sérieuse et rangée.

Cette recherche d'habillement et ces manières dégagées la lui 
firent trouver vieille et laide, quoiqu'elle ne fût ni l'un ni 
l'autre. Il pensa qu'une si jolie parure et des manières si 
enjouées siéraient à l'âge et à l'esprit de la petite Marie, 
mais que cette veuve avait la plaisanterie lourde et hasardée, 
et qu'elle portait sans distinction ses beaux atours.

Les trois prétendants étaient assis à une table chargée de 
vins et de viandes, qui étaient là en permanence pour eux 
toute la matinée du dimanche; car le père Léonard aimait à 
faire montre de sa richesse, et la veuve n'était pas fâchée 
non plus d'étaler sa belle vaisselle, et de tenir table comme 
une rentière. Germain, tout simple et confiant qu'il était, 
observa les choses avec assez de pénétration, et pour la 
première fois de sa vie il se tint sur la défensive en 
trinquant. Le père Léonard l'avait forcé de prendre place avec 
ses rivaux, et, s'asseyant lui-même vis-à-vis de lui, il le 
traitait de son mieux et s'occupait de lui avec prédilection. 
Le cadeau de gibier, malgré la brèche que Germain y avait 
faite pour son propre compte, était encore assez copieux pour 
produire de l'effet. La veuve y parut sensible, et les 
prétendants y jetèrent un coup d'œil de dédain.

Germain se sentait mal à l'aise en cette compagnie et ne 
mangeait pas de bon cœur. Le père Léonard l'en plaisanta.

— Vous voilà bien triste, lui dit-il, et vous boudez contre 
votre verre. Il ne faut pas que l'amour vous coupe l'appétit, 
car un galant à jeun ne sait point trouver de jolies paroles 
comme celui qui s'est éclairci les idées avec une petite 
pointe de vin. Germain fut mortifié qu'on le supposât déjà 
amoureux, et l'air maniéré de la veuve, qui baissa les yeux en 
souriant, comme une personne sûre de son fait, lui donna 
l'envie de protester contre sa prétendue défaite; mais il 
craignit de paraître incivil, sourit et prit patience.

Les galants de la veuve lui parurent trois rustres. Il fallait 
qu'ils fussent bien riches pour qu'elle admît leurs 
prétentions. L'un avait plus de quarante ans et était quasi 
aussi gros que le père Léonard; un autre était borgne et 
buvait tant qu'il en était abruti; le troisième était jeune et 
assez joli garçon; mais il voulait faire de l'esprit et disait 
des choses si plates que cela faisait pitié. Pourtant la veuve 
en riait comme si elle eût admiré toutes ces sottises, et, en 
cela, elle ne faisait pas preuve de goût. Germain crut d'abord 
qu'elle en était coiffée; mais bientôt il s'aperçut qu'il 
était lui-même encouragé d'une manière particulière, et qu'on 
souhaitait qu'il se livrât davantage. Ce lui fut une raison 
pour se sentir et se montrer plus froid et plus grave.

L'heure de la messe arriva, et on se leva de table pour s'y 
rendre ensemble. Il fallait aller jusqu'à Mers, à une bonne 
demi-lieue de là, et Germain était si fatigué qu'il eût fort 
souhaité avoir le temps de faire un somme auparavant; mais il 
n'avait pas coutume de manquer la messe, et il se mit en route 
avec les autres.

Les chemins étaient couverts de monde, et la veuve marchait 
d'un air fier, escortée de ses trois prétendants, donnant le 
bras tantôt à l'un, tantôt à l'autre, se rengorgeant et 
portant haut la tête. Elle eût fort souhaité produire le 
quatrième aux yeux des passants; mais Germain trouva si 
ridicule d'être traîné ainsi de compagnie par un cotillon, à 
la vue de tout le monde, qu'il se tint à distance convenable, 
causant avec le père Léonard, et trouvant moyen de le 
distraire et de l'occuper assez pour qu'ils n'eussent point 
l'air de faire partie de la bande.


 

XIII


LE MAITRE


Lorsqu'ils atteignirent le village, la veuve s'arrêta pour les 
attendre. Elle voulait absolument faire son entrée avec tout 
son monde; mais Germain, lui refusant cette satisfaction, 
quitta le père Léonard, accosta plusieurs personnes de sa 
connaissance, et entra dans l'église par une autre porte. La 
veuve en eut du dépit.

Après la messe, elle se montra partout triomphante sur la 
pelouse où l'on dansait, et ouvrit la danse avec ses trois 
amoureux successivement. Germain la regarda faire, et trouva 
qu'elle dansait bien, mais avec affectation.

— Eh bien! lui dit Léonard en lui frappant sur l'épaule, vous 
ne faites donc pas danser ma fille? Vous êtes aussi par trop 
timide! 

— Je ne danse plus depuis que j'ai perdu ma femme, répondit le 
laboureur

— Eh bien! puisque vous en recherchez une autre, le deuil est 
fini dans le cœur comme sur l'habit.

— Ce n'est pas une raison, père Léonard; d'ailleurs je me 
trouve trop vieux, je n'aime plus la danse.

— Ecoutez, reprit Léonard en l'attirant dans un endroit isolé, 
vous avez pris du dépit, en entrant chez moi, de voir la place 
déjà entourée d'assiégeants, et je vois que vous êtes très 
fier; mais ceci n'est pas raisonnable, mon garçon. Ma fille 
est habituée à être courtisée, surtout depuis deux ans qu'elle 
a fini son deuil, et ce n'est pas à elle à aller au-devant de 
vous.

— Il y a déjà deux ans que votre fille est à marier, et elle 
n'a pas encore pris son parti? dit Germain.

— Elle ne veut pas se presser, et elle a raison. Quoiqu'elle 
ait la mine éveillée et qu'elle vous paraisse peut-être ne pas 
beaucoup réfléchir, c'est une femme d'un grand sens, et qui 
sait fort bien ce qu'elle fait.

— Il ne me semble pas, dit Germain ingénument, car elle a 
trois galants à sa suite, et si elle savait ce qu'elle veut, 
il y en aurait au moins deux qu'elle trouverait de trop et 
qu'elle prierait de rester chez eux.

— Pourquoi donc? vous n'y entendez rien, Germain. Elle ne veut 
ni du vieux, ni du borgne, ni du jeune, j'en suis quasi 
certain; mais si elle les renvoyait, on penserait qu'elle veut 
rester veuve, et il n'en viendrait pas d'autre.

— Ah! oui! ceux-là servent d'enseigne!

— Comme vous dites. Où est le mal, si cela leur convient?

— Chacun son goût! dit Germain.

— Je vois que ce ne serait pas le vôtre. Mais voyons, on peut 
s'entendre, à supposer que vous soyez préféré: on pourrait 
vous laisser la place.

— Oui, à supposer! Et en attendant qu'on puisse le savoir, 
combien de temps faudrait-il rester le nez au vent?

— Ça dépend de vous, je crois, si vous savez parler et 
persuader. Jusqu'ici ma fille a très bien compris que le 
meilleur temps de sa vie serait celui qu'elle passerait à se 
laisser courtiser, et elle ne se sent pas pressée de devenir 
la servante d'un homme, quand elle peut commander à plusieurs. 
Ainsi, tant que le jeu lui plaira, elle peut se divertir; mais 
si vous plaisez plus que le jeu, le jeu pourra cesser. Vous 
n'avez qu'à ne pas vous rebuter. Revenez tous les dimanches, 
faites-la danser, donnez à connaître que vous vous mettez sur 
les rangs, et si on vous trouve plus aimable et mieux appris 
que les autres, un beau jour on vous le dira sans doute.

— Pardon, père Léonard, votre fille a le droit d'agir comme 
elle l'entend, et je n'ai pas celui de la blâmer. A sa place, 
moi, j'agirais autrement; j'y mettrais plus de franchise et je 
ne ferais pas perdre du temps à des hommes qui ont sans doute 
quelque chose de mieux à faire qu'à tourner autour d'une femme 
qui se moque d'eux. Mais, enfin, si elle trouve son amusement 
et son bonheur à cela, cela ne me regarde point. Seulement, il 
faut que je vous dise une chose qui m'embarrasse un peu à vous 
avouer depuis ce matin, vu que vous avez commencé par vous 
tromper sur mes intentions, et que vous ne m'avez pas donné le 
temps de vous répondre: si bien que vous croyez ce qui n'est 
point. Sachez donc que je ne suis pas venu ici dans la vue de 
demander votre fille en mariage, mais dans celle de vous 
acheter une paire de bœufs que vous voulez conduire en foire 
la semaine prochaine, et que mon beau-père suppose lui 
convenir.

— J'entends, Germain, répondit Léonard fort tranquillement; 
vous avez changé d'idée en voyant ma fille avec ses amoureux. 
C'est comme il vous plaira. Il paraît que ce qui attire les 
uns rebute les autres, et vous avez le droit de vous retirer 
puisque aussi bien vous n'avez pas encore parlé. Si vous 
voulez sérieusement acheter mes bœufs, venez les voir au 
pâturage; nous en causerons, et, que nous fassions ou non ce 
marché, vous viendrez dîner avec nous avant de vous en 
retourner.

— Je ne veux pas que vous vous dérangiez, reprit Germain, vous 
avez peut-être affaire ici; moi je m'ennuie un peu de voir 
danser et de ne rien faire. Je vais voir vos bêtes, et je vous 
trouverai tantôt chez vous.

Là-dessus Germain s'esquiva et se dirigea vers les prés, où 
Léonard lui avait, en effet, montré de loin une partie de son 
bétail. Il était vrai que le père Maurice en avait à acheter, 
et Germain pensa que s'il lui ramenait une belle paire de 
bœufs d'un prix modéré, il se ferait mieux pardonner d'avoir 
manqué volontairement le but de son voyage.

Il marcha vite et se trouva bientôt à peu de distance des 
Ormeaux. Il éprouva alors le besoin d'aller embrasser son 
fils, et même de revoir la petite Marie, quoiqu'il eût perdu 
l'espoir et chassé la pensée de lui devoir son bonheur. Tout 
ce qu'il venait de voir et d'entendre, cette femme coquette et 
vaine, ce père à la fois rusé et borné, qui encourageait sa 
fille dans des habitudes d'orgueil et de déloyauté, ce luxe 
des villes, qui lui paraissait une infraction à la dignité des 
mœurs de la campagne, ce temps perdu à des paroles oiseuses et 
niaises, cet intérieur si différent du sien, et surtout ce 
malaise profond que l'homme des champs éprouve lorsqu'il sort 
de ses habitudes laborieuses, tout ce qu'il avait subi d'ennui 
et de confusion depuis quelques heures donnait à Germain 
l'envie de se retrouver avec son enfant et sa petite voisine. 
N'eût-il pas été amoureux de cette dernière, il l'aurait 
encore cherchée pour se distraire et remettre ses esprits dans 
leur assiette accoutumée.

Mais il regarda en vain dans les prairies environnantes, il 
n'y trouva ni la petite Marie ni le petit Pierre: il était 
pourtant l'heure où les pasteurs sont aux champs. Il y avait 
un grand troupeau dans une _chôme;_ il demanda à un jeune 
garçon, qui le gardait, si c'étaient les moutons de la 
métairie des Ormeaux.

— Oui, dit l'enfant.

— En êtes-vous le berger? est-ce que les garçons gardent les 
bêtes à laine des métairies, dans votre endroit?

— Non. Je les garde aujourd'hui parce que la bergère est 
partie: elle était malade.

— Mais n'avez-vous pas une nouvelle bergère, arrivée de ce 
matin?

— Oh! bien oui? elle est déjà partie aussi.

— Comment, partie? n'avait-elle pas un enfant avec elle?

— Oui: un petit garçon qui a pleuré. Ils se sont en allés tous 
les deux au bout de deux heures.

— En allés, où?

— D'où ils venaient, apparemment. Je ne leur ai pas demandé.

— Mais pourquoi donc s'en allaient-ils? dit Germain de plus en 
plus inquiet.

— Dame! est-ce que je sais?

— On ne s'est pas entendu sur le prix? ce devait être pourtant 
une chose convenue d'avance.

— Je ne peux rien vous en dire. Je les ai vus entrer et 
sortir, voilà tout.

Germain se dirigea vers la ferme et questionna les métayers. 
Personne ne put lui expliquer le fait; mais il était constant 
qu'après avoir causé avec le fermier, la jeune fille était 
partie sans rien dire, emmenant l'enfant qui pleurait.

— Est-ce qu'on a maltraité mon fils? s'écria Germain dont les 
yeux s'enflammèrent.

— C'était donc votre fils? Comment se trouvait-il avec cette 
petite? D'où êtes-vous donc, et comment vous appelle-t-on?

Germain, voyant que, selon l'habitude du pays, on allait 
répondre à ses questions par d'autres questions, frappa du 
pied avec impatience et demanda à parler au maître.

Le maître n'y était pas: il n'avait pas coutume de rester 
toute la journée entière quand il venait à la ferme. Il était 
monté à cheval, et il était parti on ne savait pour quelle 
autre de ses fermes.

— Mais enfin, dit Germain en proie à une vive anxiété, ne 
pouvez-vous savoir la raison du départ de cette jeune fille?

Le métayer échangea un sourire étrange avec sa femme, puis il 
répondit qu'il n'en savait rien, que cela ne le regardait pas. 
Tout ce que Germain put apprendre, c'est que la jeune fille et 
l'enfant étaient allés du côté de Fourche. Il courut à 
Fourche: la veuve et ses amoureux n'étaient pas de retour, non 
plus que le père Léonard. La servante lui dit qu'une jeune 
fille et un enfant étaient venus le demander, mais que, ne les 
connaissant pas, elle n'avait pas voulu les recevoir, et leur 
avait conseillé d'aller à Mers.

— Et pourquoi avez-vous refusé de les recevoir? dit Germain 
avec humeur. On est donc bien méfiant dans ce pays-ci, qu'on 
n'ouvre pas la porte à son prochain?

— Ah dame! répondit la servante, dans une maison riche comme 
celle-ci on a raison de faire bonne garde. Je réponds de tout 
quand les maîtres sont absents, et je ne peux pas ouvrir aux 
premiers venus.

— C'est une laide coutume, dit Germain, et j'aimerais mieux 
être pauvre que de vivre comme cela dans la crainte. Adieu, la 
fille! adieu à votre vilain pays!

Il s'enquit dans les maisons environnantes. On avait vu la 
bergère et l'enfant. Comme le petit était parti de Belair à 
l'improviste, sans toilette, avec sa blouse un peu déchirée et 
sa petite peau d'agneau sur le corps; comme aussi la petite 
Marie était, pour cause, fort pauvrement vêtue en tout temps, 
on les avait pris pour des mendiants. On leur avait offert du 
pain; la jeune fille en avait accepté un morceau pour l'enfant 
qui avait faim, puis elle était partie très vite avec lui, et 
avait gagné les bois.

Germain réfléchit un instant, puis il demanda si le fermier 
des Ormeaux n'était pas venu à Fourche.

— Oui, lui répondit-on; il a passé à cheval peu d'instants 
après cette petite.

— Est-ce qu'il a couru après elle?

— Ah! vous le connaissez donc? dit en riant le cabaretier de 
l'endroit, auquel il s'adressait. Oui, certes; c'est un 
gaillard endiablé pour courir après les filles. Mais je ne 
crois pas qu'il ait attrapé celle-là; quoique après tout, s'il 
l'eût vue...

— C'est assez, merci! Et il vola plutôt qu'il ne courut à 
l'écurie de Léonard. Il jeta la bâtine sur la Grise, sauta 
dessus, et partit au grand galop dans la direction des bois de 
Chanteloube.

Le cœur lui bondissait d'inquiétude et de colère, la sueur lui 
coulait du front. Il mettait en sang les flancs de la Grise, 
qui, en se voyant sur le chemin de son écurie, ne se faisait 
pourtant pas prier pour courir.


XIV


LA VIEILLE


Germain se retrouva bientôt à l'endroit où il avait passé la 
nuit au bord de la mare. Le feu fumait encore; une vieille 
femme ramassait le reste de la provision de bois mort que la 
petite Marie y avait entassée. Germain s'arrêta pour la 
questionner. Elle était sourde, et, se méprenant sur ses 
interrogations:

— Oui, mon garçon, dit-elle, c'est ici la Mare au Diable. 
C'est un mauvais endroit, et il ne faut pas en approcher sans 
jeter trois pierres dedans de la main gauche, en faisant le 
signe de la croix de la main droite: ça éloigne les esprits. 
Autrement il arrive des malheurs à ceux qui en font le tour. 

— Je ne vous parle pas de ça, dit Germain en s'approchant 
d'elle et en criant à tue-tête: N'avez-vous pas vu passer dans 
le bois une fille et un enfant?

— Oui, dit la vieille, il s'est noyé un petit enfant!

Germain frémit de la tête aux pieds; mais heureusement la 
vieille ajouta:

— Il y a bien longtemps de ça; en mémoire de l'accident on y 
avait planté une belle croix; mais, par une belle nuit de 
grand orage, les mauvais esprits l'ont jetée dans l'eau. On 
peut en voir encore un bout. Si quelqu'un avait le malheur de 
s'arrêter ici la nuit, il serait bien sûr de ne pouvoir jamais 
en sortir avant le jour Il aurait beau marcher, marcher, il 
pourrait faire deux cents lieues dans le bois et se retrouver 
toujours à la même place. — L'imagination du laboureur se 
frappa malgré lui de ce qu'il entendait, et l'idée du malheur 
qui devait arriver pour achever de justifier les assertions de 
la vieille femme s'empara si bien de sa tête, qu'il se sentit 
froid par tout le corps. Désespérant d'obtenir d'autres 
renseignements, il remonta à cheval et recommença de parcourir 
le bois en appelant Pierre de toutes ses forces, et en 
sifflant, faisant claquer son fouet, cassant les branches pour 
remplir la forêt du bruit de sa marche, écoutant ensuite si 
quelque voix lui répondait; mais il n'entendait que la cloche 
des vaches éparses dans les taillis, et le cri sauvage des 
porcs qui se disputaient la glandée.

Enfin Germain entendit derrière lui le bruit d'un cheval qui 
courait sur ses traces, et un homme entre deux âges, brun, 
robuste, habillé comme un demi-bourgeois, lui cria de 
s'arrêter. Germain n'avait jamais vu le fermier des Ormeaux; 
mais un instinct de rage lui fit juger de suite que c'était 
lui. Il se retourna, et, le toisant de la tête aux pieds, il 
attendit ce qu'il avait à lui dire.

— N'avez-vous pas vu passer par ici une jeune fille de quinze 
ou seize ans, avec un petit garçon? dit le fermier en 
affectant un air d'indifférence, quoiqu'il fût visiblement 
ému.

— Et que lui voulez-vous? répondit Germain sans chercher à 
déguiser sa colère.

— Je pourrais vous dire que ça ne vous regarde pas, mon 
camarade! mais comme je n'ai pas de raisons pour le cacher, je 
vous dirai que c'est une bergère que j'avais louée pour 
l'année sans la connaître... Quand je l'ai vue arriver, elle 
m'a semblé trop jeune et trop faible pour l'ouvrage de la 
ferme. Je l'ai remerciée, mais je voulais lui payer les frais 
de son petit voyage, et elle est partie fâchée pendant que 
j'avais le dos tourné... Elle s'est tant pressée, qu'elle a 
même oublié une partie de ses effets et sa bourse, qui ne 
contient pas grand'chose, à coup sûr; quelques sous 
probablement!... mais enfin, comme j'avais à passer par ici, 
je pensais la rencontrer et lui remettre ce qu'elle a oublié 
et ce que je lui dois.

Germain avait l'âme trop honnête pour ne pas hésiter en 
entendant cette histoire, sinon très vraisemblable, du moins 
possible. Il attachait un regard perçant sur le fermier, qui 
soutenait son investigation avec beaucoup d'impudence ou de 
candeur.

— Je veux en avoir le cœur net, se dit Germain, et, contenant 
son indignation:

— C'est une fille de chez nous, dit-il; je la connais: elle 
doit être par ici... Avançons ensemble... nous la retrouverons 
sans doute.

— Vous avez raison, dit le fermier. Avançons... et pourtant, 
si nous ne la trouvons pas au bout de l'avenue, j'y renonce... 
car il faut que je prenne le chemin d'Ardentes.

— Oh! pensa le laboureur, je ne te quitte pas! quand même je 
devrais tourner pendant vingt-quatre heures avec toi autour de 
la Mare au Diable!

— Attendez! dit tout à coup Germain en fixant des yeux une 
touffe de genêts qui s'agitait singulièrement: holà! holà! 
Petit-Pierre, est-ce toi, mon enfant?

L'enfant, reconnaissant la voix de son père, sortit des genêts 
en sautant comme un chevreuil, mais quand il le vit dans la 
compagnie du fermier, il s'arrêta comme effrayé et resta 
incertain.

— Viens, mon Pierre! viens, c'est moi! s'écria le laboureur en 
courant après lui, et en sautant à bas de son cheval pour le 
prendre dans ses bras: et où est la petite Marie?

— Elle est là, qui se cache, parce qu'elle a peur de ce vilain 
homme noir, et moi aussi.

— Eh! sois tranquille; je suis là... Marie! Marie! c'est moi!

Marie approcha en rampant, et dès qu'elle vit Germain, que le 
fermier suivait de près, elle courut se jeter dans ses bras; 
et, s'attachant à lui comme une fille à son père:

— Ah! mon brave Germain, lui dit-elle, vous me défendrez; je 
n'ai pas peur avec vous.

Germain eut le frisson. Il regarda Marie: elle était pâle, ses 
vêtements étaient déchirés par les épines où elle avait couru, 
cherchant le fourré, comme une biche traquée par les 
chasseurs. Mais il n'y avait ni honte ni désespoir sur sa 
figure.

— Ton maître veut te parler, lui dit-il, en observant toujours 
ses traits.

— Mon maître? dit-elle fièrement; cet homme-là n'est pas mon 
maître et ne le sera jamais!... C'est vous, Germain, qui êtes 
mon maître. Je veux que vous me rameniez avec vous... Je vous 
servirai pour rien!

Le fermier s'était avancé, feignant un peu d'impatience.

— Hé! la petite, dit-il, vous avez oublié chez nous quelque 
chose que je vous rapporte.

— Nenni, monsieur, répondit la petite Marie, je n'ai rien 
oublié, et je n'ai rien à vous demander...

— Ecoutez un peu ici, reprit le fermier, j'ai quelque chose à 
vous dire, moi!... Allons!... n'ayez pas peur... deux mots 
seulement...

— Vous pouvez les dire tout haut... je n'ai pas de secrets 
avec vous.

— Venez prendre votre argent, au moins.

— Mon argent? Vous ne me devez rien, Dieu merci!

— Je m'en doutais bien, dit Germain à demi-voix; mais c'est 
égal, Marie... écoute ce qu'il a à te dire... car, moi, je 
suis curieux de le savoir. Tu me le diras après: j'ai mes 
raisons pour ça. Va auprès de son cheval... je ne te perds pas 
de vue.

Marie fit trois pas vers le fermier, qui lui dit, en se 
penchant sur le pommeau de sa selle et en baissant la voix:

— Petite, voilà un beau louis d'or pour toi! tu ne diras rien, 
entends-tu? Je dirai que je t'ai trouvée trop faible pour 
l'ouvrage de ma ferme... Et qu'il ne soit plus question de 
ça... Je repasserai par chez vous un de ces jours; et si tu 
n'as rien dit, je te donnerai encore quelque chose... Et puis, 
si tu es plus raisonnable, tu n'as qu'à parler: je te 
ramènerai chez moi, ou bien, j'irai causer avec toi à la brune 
dans les prés. Quel cadeau veux-tu que je te porte?

— Voilà, monsieur, le cadeau que je vous fais, moi! répondit à 
haute voix la petite Marie, en lui jetant son louis d'or au 
visage, et même assez rudement. Je vous remercie beaucoup, et 
vous prie, quand vous repasserez par chez nous, de me faire 
avertir: tous les garçons de mon endroit iront vous recevoir, 
parce que chez nous, on aime fort les bourgeois qui veulent en 
conter aux pauvres filles! Vous verrez ça, on vous attendra.

— Vous êtes une menteuse et une sotte langue! dit le fermier 
courroucé, en levant son bâton d'un air de menace. Vous 
voudriez faire croire ce qui n'est point, mais vous ne me 
tirerez pas d'argent: on connaît vos pareilles!

Marie s'était reculée effrayée; mais Germain s'était élancé à 
la bride du cheval du fermier, et la secouant avec force:

— C'est entendu, maintenant! dit-il, et nous voyons assez de 
quoi il retourne... A terre! mon homme! à terre! et causons 
tous les deux!

Le fermier ne se souciait pas d'engager la partie: il éperonna 
son cheval pour se dégager, et voulut frapper de son bâton les 
mains du laboureur pour lui faire lâcher prise; mais Germain 
esquiva le coup, et, lui prenant la jambe, il le désarçonna et 
le fit tomber sur la fougère, où il le terrassa, quoique le 
fermier se fût remis sur ses pieds et se défendît 
vigoureusement. Quand il le tint sous lui:

— Homme de peu de cœur! lui dit Germain, je pourrais te rouer 
de coups si je voulais! Mais je n'aime pas à faire du mal, et 
d'ailleurs aucune correction n'amenderait ta conscience... 
Cependant, tu ne bougeras pas d'ici que tu n'aies demandé 
pardon, à genoux, à cette jeune fille.

Le fermier, qui connaissait ces sortes d'affaires, voulut 
prendre la chose en plaisanterie. Il prétendit que son péché 
n'était pas si grave, puisqu'il ne consistait qu'en paroles, 
et qu'il voulait bien demander pardon, à condition qu'il 
embrasserait la fille, que l'on irait boire une pinte de vin 
au prochain cabaret, et qu'on se quitterait bons amis.

— Tu me fais peine! répondit Germain en lui poussant la face 
contre terre, et j'ai hâte de ne plus voir ta méchante mine. 
Tiens, rougis si tu peux, et tâche de prendre le chemin des 
_affronteux_1 [1. C'est le chemin qui détourne de la rue 
principale à l'entrée des villages et les côtoie à 
l'extérieur. On suppose que les gens qui craignent de recevoir 
quelque affront mérité le prennent pour éviter d'être vus.] 
quand tu passeras par chez nous.

Il ramassa le bâton de houx du fermier, le brisa sur son genou 
pour lui montrer la force de ses poignets, et en jeta les 
morceaux au loin avec mépris.

Puis, prenant d'une main son fils, et de l'autre la petite 
Marie, il s'éloigna tout tremblant d'indignation.


 

XV


LE RETOUR À LA FERME


Au bout d'un quart d'heure ils avaient franchi les brandes. 
Ils trottaient sur la grand'route, et la Grise hennissait à 
chaque objet de sa connaissance. Petit-Pierre racontait à son 
père ce qu'il avait pu comprendre dans ce qui s'était passé.

— Quand nous sommes arrivés, dit-il, cet _homme-là_ est venu 
pour parler à ma Marie dans la bergerie où nous avons été tout 
de suite, pour voir les beaux moutons. Moi, j'étais monté dans 
la crèche pour jouer, et cet _homme-là_ ne me voyait pas. Alors 
il a dit bonjour à ma Marie, et il l'a embrassée.

— Tu t'es laissé embrasser, Marie? dit Germain tout tremblant 
de colère.

— J'ai cru que c'était une honnêteté, une coutume de l'endroit 
aux arrivées, comme, chez vous, la grand'mère embrasse les 
jeunes filles qui entrent à son service, pour leur faire voir 
qu'elle les adopte et qu'elle leur sera comme une mère.

— Et puis alors, reprit Petit-Pierre, qui était fier d'avoir à 
raconter une aventure, cet _homme-là_ t'a dit quelque chose de 
vilain, quelque chose que tu m'as dit de ne jamais répéter et 
de ne pas m'en souvenir: aussi je l'ai oublié bien vite. 
Cependant, si mon père veut que je lui dise ce que c'était...

— Non, mon Pierre, je ne veux pas l'entendre, et je veux que 
tu ne t'en souviennes jamais.

— En ce cas, je vas l'oublier encore, reprit l'enfant. Et puis 
alors, cet _homme-là_ a eu l'air de se fâcher parce que Marie 
lui disait qu'elle s'en irait. Il lui a dit qu'il lui 
donnerait tout ce qu'elle voudrait, cent francs! Et ma Marie 
s'est fâchée aussi. Alors il est venu contre elle, comme s'il 
voulait lui faire du mal. J'ai eu peur, et je me suis jeté 
contre Marie en criant. Alors cet _homme-là_ a dit comme ça: 
"Qu'est-ce que c'est que ça? d'où sort cet enfant-là? Mettez-
moi ça dehors." Et il a levé son bâton pour me battre. Mais ma 
Marie l'a empêché, et elle lui a dit comme ça: "Nous causerons 
plus tard, monsieur; à présent il faut que je conduise cet 
enfant-là à Fourche, et puis je reviendrai." Et aussitôt qu'il 
a été sorti de la bergerie, ma Marie m'a dit comme ça: 
"Sauvons-nous, mon Pierre, allons-nous-en d'ici bien vite, car 
cet homme-là est méchant, et il ne nous ferait que du mal." 
Alors nous avons passé derrière les granges, nous avons passé 
un petit pré, et nous avons été à Fourche pour te chercher 
Mais tu n'y étais pas et on n'a pas voulu nous laisser 
t'attendre. Et alors cet _homme-là_, qui était monté sur son 
cheval noir, est venu derrière nous, et nous nous sommes 
sauvés plus loin, et puis nous avons été nous cacher dans le 
bois. Et puis il y est venu aussi, et quand nous l'entendions 
venir, nous nous cachions. Et puis, quand il avait passé, nous 
recommencions à courir pour nous en aller chez nous; et puis 
enfin tu es venu, et tu nous as trouvés; et voilà comme tout 
ça est arrivé. N'est-ce pas, ma Marie, que je n'ai rien 
oublié?

— Non, mon Pierre, et ça est la vérité. A présent, Germain, 
vous rendrez témoignage pour moi, et vous direz à tout le 
monde de chez nous que si je n'ai pas pu rester là-bas, ce 
n'est pas faute de courage et d'envie de travailler.

— Et toi, Marie, dit Germain, je te prierai de te demander à 
toi-même si, quand il s'agit de défendre une femme et de punir 
un insolent, un homme de vingt-huit ans n'est pas trop vieux! 
Je voudrais un peu savoir si Bastien, ou tout autre joli 
garçon, riche de dix ans moins que moi, n'aurait pas été 
écrasé par cet _homme-là_, comme dit Petit-Pierre: qu'en penses-
tu?

— Je pense, Germain, que vous m'avez rendu un grand service, 
et que je vous en remercierai toute ma vie.

— C'est là tout?

— Mon petit père, dit l'enfant, je n'ai pas pensé à dire à la 
petite Marie ce que je t'avais promis. Je n'ai pas eu le 
temps, mais je le lui dirai à la maison, et je le dirai aussi 
à ma grand'mère.

Cette promesse de son enfant donna enfin à réfléchir à 
Germain. Il s'agissait maintenant de s'expliquer avec ses 
parents, et, en leur disant ses griefs contre la veuve Guérin, 
de ne pas leur dire quelles autres idées l'avaient disposé à 
tant de clairvoyance et de sévérité. Quand on est heureux et 
fier, le courage de faire accepter son bonheur aux autres 
paraît facile; mais être rebuté d'un côté, blâmé de l'autre, 
ne fait pas une situation fort agréable.

Heureusement, le petit Pierre dormait quand ils arrivèrent à 
la métairie, et Germain le déposa, sans l'éveiller, sur son 
lit. Puis il entra sur toutes les explications qu'il put 
donner. Le père Maurice, assis sur son escabeau à trois pieds, 
à l'entrée de la maison, l'écouta gravement, et, quoiqu'il fût 
mécontent du résultat de ce voyage, lorsque Germain, en 
racontant le système de coquetterie de la veuve, demanda à son 
beau-père s'il avait le temps d'aller les cinquante-deux 
dimanches de l'année faire sa cour, pour risquer d'être 
renvoyé au bout de l'an, le beau-père répondit, en inclinant 
la tête en signe d'adhésion: "Tu n'as pas tort, Germain; ça ne 
se pouvait pas." Et ensuite, quand Germain raconta comme quoi 
il avait été forcé de ramener la petite Marie au plus vite 
pour la soustraire aux insultes, peut-être aux violences d'un 
indigne maître, le père Maurice approuva encore de la tête en 
disant: "Tu n'as pas eu tort, Germain; ça se devait."

Quand Germain eut achevé son récit et donné toutes ses 
raisons, le beau-père et la belle-mère firent simultanément un 
gros soupir de résignation, en se regardant. 

Puis, le chef de famille se leva en disant: "Allons! que la 
volonté de Dieu soit faite! l'amitié ne se commande pas!"

— Venez souper, Germain, dit la belle-mère. Il est malheureux 
que ça ne se soit pas mieux arrangé; mais, enfin, Dieu ne le 
voulait pas, à ce qu'il paraît. Il faudra voir ailleurs.

— Oui, ajouta le vieillard, comme dit ma femme, on verra 
ailleurs.

Il n'y eut pas d'autre bruit à la maison, et quand, le 
lendemain, le petit Pierre se leva avec les alouettes, au 
point du jour, n'étant plus excité par les événements 
extraordinaires des jours précédents, il retomba dans 
l'apathie des petits paysans de son âge, oublia tout ce qui 
lui avait trotté par la tête, et ne songea plus qu'à jouer 
avec ses frères et à faire l'homme avec les bœufs et les 
chevaux.

Germain essaya d'oublier aussi, en se replongeant dans le 
travail; mais il devint si triste et si distrait, que tout le 
monde le remarqua. Il ne parlait pas à la petite Marie, il ne 
la regardait même pas; et pourtant si on lui eût demandé dans 
quel pré elle était et par quel chemin elle avait passé, il 
n'était point d'heure du jour où il n'eût pu le dire s'il 
avait voulu répondre. Il n'avait pas osé demander à ses 
parents de la recueillir à la ferme pendant l'hiver, et 
pourtant il savait bien qu'elle devait souffrir de la misère. 
Mais elle n'en souffrit pas, et la mère Guillette ne put 
jamais comprendre comment sa petite provision de bois ne 
diminuait point, et comment son hangar se trouvait rempli le 
matin lorsqu'elle l'avait laissé presque vide le soir. Il en 
fut de même du blé et des pommes de terre. Quelqu'un passait 
par la lucarne du grenier et vidait un sac sur le plancher 
sans réveiller personne et sans laisser de traces. La vieille 
en fut à la fois inquiète et réjouie; elle engagea sa fille à 
n'en point parler, disant que si on venait à savoir le miracle 
qui se faisait chez elle, on la tiendrait pour sorcière. Elle 
pensait bien que le diable s'en mêlait, mais elle n'était pas 
pressée de se brouiller avec lui en appelant les exorcismes du 
curé sur sa maison; elle se disait qu'il serait temps, lorsque 
Satan viendrait lui demander son âme en retour de ses 
bienfaits.

La petite Marie comprenait mieux la vérité, mais elle n'osait 
en parler à Germain, de peur de le voir revenir à son idée de 
mariage, et elle feignait avec lui de ne s'apercevoir de rien.
                
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