XVI
LA MERE MAURICE
Un jour la mère Maurice, se trouvant seule dans le verger avec
Germain, lui dit d'un air d'amitié: "Mon pauvre gendre, je
crois que vous n'êtes pas bien. Vous ne mangez pas aussi bien
qu'à l'ordinaire, vous ne riez plus, vous causez de moins en
moins. Est-ce que quelqu'un de chez nous, ou nous-mêmes, sans
le savoir et sans le vouloir, vous avons fait de la peine?
— Non, ma mère, répondit Germain, vous avez toujours été aussi
bonne pour moi que la mère qui m'a mis au monde, et je serais
un ingrat si je me plaignais de vous, ou de votre mari, ou de
personne de la maison.
— En ce cas, mon enfant, c'est le chagrin de la mort de votre
femme qui vous revient. Au lieu de s'en aller avec le temps,
votre ennui empire, et il faut absolument faire ce que votre
beau-père vous a dit fort sagement: il faut vous remarier.
— Oui, ma mère, ce serait aussi mon idée; mais les femmes que
vous m'avez conseillé de rechercher ne me conviennent pas.
Quand je les vois, au lieu d'oublier ma Catherine, j'y pense
davantage.
— C'est qu'apparemment, Germain, nous n'avons pas su deviner
votre goût. Il faut donc que vous nous aidiez, en nous disant
la vérité. Sans doute il y a quelque part une femme qui est
faite pour vous, car le bon Dieu ne fait personne sans lui
réserver son bonheur dans une autre personne. Si donc vous
savez où la prendre, cette femme qu'il vous faut, prenez-la;
et qu'elle soit belle ou laide, jeune ou vieille, riche ou
pauvre, nous sommes décidés, mon vieux et moi, à vous donner
consentement; car nous sommes fatigués de vous voir triste, et
nous ne pouvons pas vivre tranquilles si vous ne l'êtes point.
— Ma mère, vous êtes aussi bonne que le bon Dieu, et mon père
pareillement, répondit Germain; mais votre compassion ne peut
pas porter remède à mes ennuis: la fille que je voudrais ne
veut point de moi.
— C'est donc qu'elle est trop jeune? S'attacher à une jeunesse
est déraison pour vous.
— Eh bien! oui, bonne mère, j'ai cette folie de m'être attaché
à une jeunesse, et je m'en blâme. Je fais mon possible pour
n'y plus penser; mais que je travaille ou que je me repose,
que je sois à la messe ou dans mon lit, avec mes enfants ou
avec vous, j'y pense toujours, je ne peux penser à autre
chose.
— Alors c'est comme un sort qu'on vous a jeté, Germain? Il n'y
a à ça qu'un remède, c'est que cette fille change d'idée et
vous écoute. Il faudra donc que je m'en mêle, et que je voie
si c'est possible. Vous allez me dire où elle est et comment
on l'appelle.
— Hélas! ma chère mère, je n'ose pas, dit Germain, parce que
vous allez vous moquer de moi.
— Je ne me moquerai pas de vous, Germain, parce que vous êtes
dans la peine et que je ne veux pas vous y mettre davantage.
Serait-ce point la Fanchette?
— Non, ma mère, ça ne l'est point.
— Ou la Rosette?
— Non.
— Dites donc, car je n'en finirai pas, s'il faut que je nomme
toutes les filles du pays.
Germain baissa la tête et ne put se décider à répondre.
— Allons! dit la mère Maurice, je vous laisse tranquille pour
aujourd'hui, Germain; peut-être que demain vous serez plus
confiant avec moi, ou bien que votre belle-sœur sera plus
adroite à vous questionner.
Et elle ramassa sa corbeille pour aller étendre son linge sur
les buissons.
Germain fit comme les enfants qui se décident quand ils voient
qu'on ne s'occupera plus d'eux. Il suivit sa belle-mère, et
lui nomma enfin en tremblant _la petite Marie à la Guillette_.
Grande fut la surprise de la mère Maurice: c'était la dernière
à laquelle elle eût songé. Mais elle eut la délicatesse de ne
point se récrier et de faire mentalement ses commentaires.
Puis, voyant que son silence accablait Germain, elle lui
tendit sa corbeille en lui disant: — Alors est-ce une raison
pour ne point m'aider dans mon travail? Portez donc cette
charge, et venez parler avec moi. Avez-vous bien réfléchi,
Germain? êtes-vous bien décidé?
— Hélas! ma chère mère, ce n'est pas comme cela qu'il faut
parler: je serais décidé si je pouvais réussir; mais comme je
ne serais pas écouté, je ne suis décidé qu'à m'en guérir si je
peux.
— Et si vous ne pouvez pas?
— Toute chose a son terme, mère Maurice: quand le cheval est
trop chargé, il tombe; et quand le bœuf n'a rien à manger, il
meurt.
— C'est donc à dire que vous mourrez, si vous ne réussissez
point? A Dieu ne plaise, Germain! Je n'aime pas qu'un homme
comme vous dise de ces choses-là, parce que quand il les dit
il les pense. Vous êtes d'un grand courage, et la faiblesse
est dangereuse chez les gens forts. Allons, prenez de
l'espérance. Je ne conçois pas qu'une fille dans la misère, et
à laquelle vous faites beaucoup d'honneur en la recherchant,
puisse vous refuser.
— C'est pourtant la vérité, elle me refuse.
— Et quelles raisons vous en donne-t-elle?
— Que vous lui avez toujours fait du bien, que sa famille doit
beaucoup à la vôtre, et qu'elle ne veut point vous déplaire en
me détournant d'un mariage riche.
— Si elle dit cela, elle prouve de bons sentiments, et c'est
honnête de sa part. Mais en vous disant cela, Germain, elle ne
vous guérit point, car elle vous dit sans doute qu'elle vous
aime, et qu'elle vous épouserait si nous le voulions?
— Voilà le pire! elle dit que son cœur n'est point porté vers
moi.
— Si elle dit ce qu'elle ne pense pas, pour mieux vous
éloigner d'elle, c'est une enfant qui mérite que nous
l'aimions et que nous passions par-dessus sa jeunesse à cause
de sa grande raison.
— Oui, dit Germain, frappé d'une espérance qu'il n'avait pas
encore conçue: ça serait bien sage et bien _comme il faut_ de sa
part! mais si elle est si raisonnable, je crains bien que
c'est à cause que je lui déplais.
— Germain, dit la mère Maurice, vous allez me promettre de
vous tenir tranquille pendant toute la semaine, de ne point
vous tourmenter, de manger, de dormir, et d'être gai comme
autrefois. Moi, je parlerai à mon vieux, et si je le fais
consentir, vous saurez alors le vrai sentiment de la fille à
votre endroit.
Germain promit, et la semaine se passa sans que le père
Maurice lui dît un mot en particulier et parût se douter de
rien. Le laboureur s'efforça de paraître tranquille, mais il
était toujours plus pâle et plus tourmenté.
XVII
LA PETITE MARIE
Enfin, le dimanche matin, au sortir de la messe, sa belle-mère
lui demanda ce qu'il avait obtenu de sa bonne amie depuis la
conversation dans le verger.
— Mais, rien du tout, répondit-il. Je ne lui ai pas parlé.
— Comment donc voulez-vous la persuader si vous ne lui parlez
pas?
— Je ne lui ai parlé qu'une fois, répondit Germain. C'est
quand nous avons été ensemble à Fourche; et, depuis ce temps-
là, je ne lui ai pas dit un seul mot. Son refus m'a fait tant
de peine que j'aime mieux ne pas l'entendre recommencer à me
dire qu'elle ne m'aime pas.
— Eh bien, mon fils, il faut lui parler maintenant; votre
beau-père vous autorise à le faire. Allez, décidez-vous! je
vous le dis, et, s'il le faut, je le veux; car vous ne pouvez
pas rester dans ce doute-là.
Germain obéit. Il arriva chez la Guillette, la tête basse et
l'air accablé. La petite Marie était seule au coin du feu, si
pensive qu'elle n'entendit pas venir Germain. Quand elle le
vit devant elle, elle sauta de surprise sur sa chaise, et
devint toute rouge.
— Petite Marie, lui dit-il en s'asseyant auprès d'elle, je
viens te faire de la peine et t'ennuyer, je le sais bien: mais
_l'homme et la femme de chez nous_ (désignant ainsi, selon
l'usage, les chefs de famille) veulent que je te parle et que
je te demande de m'épouser. Tu ne le veux pas, toi, je m'y
attends.
— Germain, répondit la petite Marie, c'est donc décidé que
vous m'aimez?
— Ça te fâche, je le sais, mais ce n'est pas ma faute: si tu
pouvais changer d'avis, je serais trop content, et sans doute
je ne mérite pas que cela soit. Voyons, regarde-moi, Marie, je
suis donc bien affreux?
— Non, Germain, répondit-elle en souriant, vous êtes plus beau
que moi.
— Ne te moque pas; regarde-moi avec indulgence; il ne me
manque encore ni un cheveu ni une dent. Mes yeux te disent que
je t'aime. Regarde-moi donc dans les yeux, ça y est écrit, et
toute fille sait lire dans cette écriture-là.
Marie regarda dans les yeux de Germain avec son assurance
enjouée; puis, tout à coup, elle détourna la tête et se mit à
trembler
— Ah! mon Dieu! je te fais peur, dit Germain, tu me regardes
comme si j'étais le fermier des Ormeaux. Ne me crains pas, je
t'en prie, cela me fait trop de mal. Je ne te dirai pas de
mauvaises paroles, moi; je ne t'embrasserai pas malgré toi, et
quand tu voudras que je m'en aille, tu n'auras qu'à me montrer
la porte. Voyons, faut-il que je sorte pour que tu finisses de
trembler?
Marie tendit la main au laboureur, mais sans détourner sa tête
penchée vers le foyer, et sans dire un mot.
— Je comprends, dit Germain; tu me plains, car tu es bonne; tu
es fâchée de me rendre malheureux: mais tu ne peux pourtant
pas m'aimer?
— Pourquoi me dites-vous de ces choses-là, Germain? répondit
enfin la petite Marie, vous voulez donc me faire pleurer?
— Pauvre petite fille, tu as bon cœur, je le sais; mais tu ne
m'aimes pas, et tu me caches ta figure parce que tu crains de
me laisser voir ton déplaisir et ta répugnance. Et moi, je
n'ose pas seulement te serrer la main! Dans le bois, quand mon
fils dormait, et que tu dormais aussi, j'ai failli t'embrasser
tout doucement. Mais je serais mort de honte plutôt que de te
le demander, et j'ai autant souffert dans cette nuit-là qu'un
homme qui brûlerait à petit feu. Depuis ce temps-là j'ai rêvé
à toi toutes les nuits. Ah! comme je t'embrassais, Marie! Mais
toi, pendant ce temps-là, tu dormais sans rêver. Et, à
présent, sais-tu ce que je pense? c'est que si tu te
retournais pour me regarder avec les yeux que j'ai pour toi,
et si tu approchais ton visage du mien, je crois que j'en
tomberais mort de joie. Et toi, tu penses que si pareille
chose t'arrivait tu en mourrais de colère et de honte!
Germain parlait comme dans un rêve sans entendre ce qu'il
disait. La petite Marie tremblait toujours; mais comme il
tremblait encore davantage, il ne s'en apercevait plus. Tout à
coup elle se retourna; elle était toute en larmes et le
regardait d'un air de reproche. Le pauvre laboureur crut que
c'était le dernier coup, et, sans attendre son arrêt, il se
leva pour partir; mais la jeune fille l'arrêta en l'entourant
de ses deux bras, et, cachant sa tête dans son sein:
— Ah! Germain, lui dit-elle en sanglotant, vous n'avez donc
pas deviné que je vous aime?
Germain serait devenu fou, si son fils, qui le cherchait et
qui entra dans la chaumière au grand galop sur un bâton, avec
sa petite sœur en croupe qui fouettait avec une branche
d'osier ce coursier imaginaire, ne l'eût rappelé à lui-même.
Il le souleva dans ses bras, et le mettant dans ceux de sa
fiancée:
— Tiens, lui dit-il, tu as fait plus d'un heureux en m'aimant!
APPENDICE
I
LES NOCES DE CAMPAGNE
Ici finit l'histoire du mariage de Germain, telle qu'il me l'a
racontée lui-même, le fin laboureur qu'il est! Je te demande
pardon, lecteur ami, de n'avoir pas su te la traduire mieux;
car c'est une véritable traduction qu'il faut au langage
antique et naïf des paysans de la contrée que je _chante_ (comme
on disait jadis). Ces gens-là parlent trop français pour nous,
et, depuis Rabelais et Montaigne, les progrès de la langue
nous ont fait perdre bien des vieilles richesses. Il en est
ainsi de tous les progrès, il faut en prendre son parti. Mais
c'est encore un plaisir d'entendre ces idiotismes pittoresques
régner sur le vieux terroir du centre de la France; d'autant
plus que c'est la véritable expression du caractère
moqueusement tranquille et plaisamment disert des gens qui
s'en servent. La Touraine a conservé un certain nombre
précieux de locutions patriarcales. Mais la Touraine s'est
grandement civilisée avec et depuis la Renaissance. Elle s'est
couverte de châteaux, de routes, d'étrangers et de mouvement.
Le Berry est resté stationnaire, et je crois qu'après la
Bretagne et quelques provinces de l'extrême midi de la France,
c'est le pays le plus _conservé_ qui se puisse trouver à l'heure
qu'il est. Certaines coutumes sont si étranges, si curieuses,
que j'espère t'amuser encore un instant, cher lecteur, si tu
permets que je te raconte en détail une noce de campagne,
celle de Germain, par exemple, à laquelle j'eus le plaisir
d'assister il y a quelques années.
Car hélas! tout s'en va. Depuis seulement que j'existe il
s'est fait plus de mouvement dans les idées et dans les
coutumes de mon village, qu'il ne s'en était vu durant des
siècles avant la révolution. Déjà la moitié des cérémonies
celtiques, païennes ou moyen âge, que j'ai vues encore en
pleine vigueur dans mon enfance, se sont effacées. Encore un
ou deux ans peut-être, et les chemins de fer passeront leur
niveau sur nos vallées profondes, emportant, avec la rapidité
de la foudre, nos antiques traditions et nos merveilleuses
légendes.
C'était en hiver, aux environs du carnaval, époque de l'année
où il est séant et convenable chez nous de faire les noces.
Dans l'été on n'a guère le temps, et les travaux d'une ferme
ne peuvent souffrir trois jours de retard, sans parler des
jours complémentaires affectés à la digestion plus ou moins
laborieuse de l'ivresse morale et physique que laisse une
fête. — J'étais assis sous le vaste manteau d'une antique
cheminée de cuisine, lorsque des coups de pistolet, des
hurlements de chiens, et les sons aigus de la cornemuse
m'annoncèrent l'approche des fiancés. Bientôt le père et la
mère Maurice, Germain et la petite Marie, suivis de Jacques et
de sa femme, des principaux parents respectifs et des parrains
et marraines des fiancés, firent leur entrée dans la cour.
La petite Marie n'ayant pas encore reçu les cadeaux de noces,
appelés _livrées_, était vêtue de ce qu'elle avait de mieux dans
ses hardes modestes: une robe de gros drap sombre, un fichu
blanc à grands ramages de couleurs voyantes, un tablier
d'_incarnat_, indienne rouge fort à la mode alors et dédaignée
aujourd'hui, une coiffe de mousseline très blanche, et dans
cette forme heureusement conservée, qui rappelle la coiffure
d'Anne Boleyn et d'Agnès Sorel. Elle était fraîche et
souriante, point orgueilleuse du tout, quoiqu'il y eût bien de
quoi. Germain était grave et attendri auprès d'elle, comme le
jeune Jacob saluant Rachel aux citernes de Laban. Toute autre
fille eût pris un air d'importance et une tenue de triomphe;
car, dans tous les rangs, c'est quelque chose que d'être
épousée pour ses beaux yeux. Mais les yeux de la jeune fille
étaient humides et brillants d'amour; on voyait bien qu'elle
était profondément éprise, et qu'elle n'avait point le loisir
de s'occuper de l'opinion des autres. Son petit air résolu ne
l'avait point abandonnée; mais c'était toute franchise et tout
bon vouloir chez elle; rien d'impertinent dans son succès,
rien de personnel dans le sentiment de sa force. Je ne vis
oncques si gentille fiancée, lorsqu'elle répondait nettement à
ses jeunes amies qui lui demandaient si elle était contente:
— Dame! bien sûr! je ne me plains pas du bon Dieu.
Le père Maurice porta la parole; il venait faire les
compliments et invitations d'usage. Il attacha d'abord au
manteau de la cheminée une branche de laurier ornée de rubans;
ceci s'appelle l'_exploit_, c'est-à-dire la lettre de faire
part; puis il distribua à chacun des invités une petite croix
faite d'un bout de ruban bleu traversé d'un autre bout de
ruban rose; le rose pour la fiancée, le bleu pour l'épouseur;
et les invités des deux sexes durent garder ce signe pour en
orner les uns leur cornette, les autres leur boutonnière le
jour de la noce. C'est la lettre d'admission, la carte
d'entrée.
Alors le père Maurice prononça son compliment. Il invitait le
maître de la maison et toute _sa compagnie_, c'est-à-dire tous
ses enfants, tous ses parents, tous ses amis et tous ses
serviteurs, à la bénédiction, _au festin, à la divertissance, à
la dansière et à tout ce qui en suit_. Il ne manqua pas de
dire: — Je viens vous _faire l'honneur_ de vous _semondre_.
Locution très juste, bien qu'elle nous paraisse un contresens,
puisqu'elle exprime l'idée de rendre les honneurs à ceux qu'on
en juge dignes.
Malgré la libéralité de l'invitation portée ainsi de maison en
maison dans toute la paroisse, la politesse, qui est
grandement discrète chez les paysans, veut que deux personnes
seulement de chaque famille en profitent, un chef de famille
sur le ménage, un de leurs enfants sur le nombre.
Ces invitations faites, les fiancés et leurs parents allèrent
dîner ensemble à la métairie.
La petite Marie garda ses trois moutons sur le communal, et
Germain travailla la terre comme si de rien n'était.
La veille du jour marqué pour le mariage, vers deux heures de
l'après-midi, la musique arriva, c'est-à-dire le _cornemuseux_
et le _vielleux_, avec leurs instruments ornés de longs rubans
flottants, et jouant une marche de circonstance, sur un rythme
un peu lent pour des pieds qui ne seraient pas indigènes, mais
parfaitement combiné avec la nature du terrain gras et des
chemins ondulés de la contrée. Des coups de pistolet, tirés
par les jeunes gens et les enfants, annoncèrent le
commencement de la noce. On se réunit peu à peu, et l'on dansa
sur la pelouse devant la maison pour se mettre en train. Quand
la nuit fut venue, on commença d'étranges préparatifs, on se
sépara en deux bandes, et quand la nuit fut close, on procéda
à la cérémonie des _livrées_.
Ceci se passait au logis de la fiancée, la chaumière à la
Guillette. La Guillette prit avec elle sa fille, une douzaine
de jeunes et jolies _pastoures_, amies et parentes de sa fille,
deux ou trois respectables matrones, voisines fortes en bec,
promptes à la réplique et gardiennes rigides des anciens us.
Puis elle choisit une douzaine de vigoureux champions, ses
parents et amis; enfin le vieux _chanvreur_ de la paroisse,
homme disert et beau parleur s'il en fut.
Le rôle que joue en Bretagne le _bazvalan_, le tailleur du
village, c'est le broyeur de chanvre ou le cardeur de laine
(deux professions souvent réunies en une seule) qui le remplit
dans nos campagnes. Il est de toutes les solennités tristes ou
gaies, parce qu'il est essentiellement érudit et beau diseur,
et, dans ces occasions, il a toujours le soin de porter la
parole pour accomplir dignement certaines formalités usitées
de temps immémorial. Les professions errantes, qui
introduisent l'homme au sein des familles sans lui permettre
de se concentrer dans la sienne, sont propres à le rendre
bavard, plaisant, conteur et chanteur.
Le broyeur de chanvre est particulièrement sceptique. Lui et
un autre fonctionnaire rustique, dont nous parlerons tout à
l'heure, le fossoyeur, sont toujours les esprits forts du
lieu. Ils ont tant parlé de revenants et ils savent si bien
tous les tours dont ces malins esprits sont capables, qu'ils
ne les craignent guère. C'est particulièrement la nuit que
tous, fossoyeurs, chanvreurs et revenants exercent leur
industrie. C'est aussi la nuit que le chanvreur raconte ses
lamentables légendes. Qu'on me permette une digression.
Quand le chanvre est _arrivé_ à point, c'est-à-dire suffisamment
trempé dans les eaux courantes et à demi séché à la _rive_, on
le rapporte dans la cour des habitations; on le place debout
par petites gerbes qui, avec leurs tiges écartées du bas et
leurs têtes liées en boules, ressemblent déjà passablement le
soir à une longue procession de petits fantômes blancs,
plantés sur leurs jambes grêles, et marchant sans bruit le
long des murs.
C'est à la fin de septembre, quand les nuits sont encore
tièdes, qu'à la pâle clarté de la lune on commence à broyer.
Dans la journée, le chanvre a été chauffé au four; on l'en
retire, le soir, pour le broyer chaud. On se sert pour cela
d'une sorte de chevalet surmonté d'un levier en bois, qui,
retombant sur des rainures, hache la plante sans la couper.
C'est alors qu'on entend la nuit, dans les campagnes, ce bruit
sec et saccadé de trois coups frappés rapidement. Puis, un
silence se fait; c'est le mouvement du bras qui retire la
poignée de chanvre pour la broyer sur une autre partie de sa
longueur. Et les trois coups recommencent; c'est l'autre bras
qui agit sur le levier, et toujours ainsi jusqu'à ce que la
lune soit voilée par les premières lueurs de l'aube. Comme ce
travail ne dure que quelques jours dans l'année, les chiens ne
s'y habituent pas et poussent des hurlements plaintifs vers
tous les points de l'horizon.
C'est le temps des bruits insolites et mystérieux dans la
campagne. Les grues émigrantes passent dans des régions où, en
plein jour, l'œil les distingue à peine. La nuit, on les
entend seulement; et ces voix rauques et gémissantes, perdues
dans les nuages, semblent l'appel et l'adieu d'âmes
tourmentées qui s'efforcent de trouver le chemin du ciel, et
qu'une invincible fatalité force à planer non loin de la
terre, autour de la demeure des hommes; car ces oiseaux
voyageurs ont d'étranges incertitudes et de mystérieuses
anxiétés dans le cours de leur traversée aérienne. Il leur
arrive parfois de perdre le vent, lorsque des brises
capricieuses se combattent ou se succèdent dans les hautes
régions. Alors on voit, lorsque ces déroutes arrivent durant
le jour, le chef de file flotter à l'aventure dans les airs,
puis faire volte-face, revenir se placer à la queue de la
phalange triangulaire, tandis qu'une savante manœuvre de ses
compagnons les ramène bientôt en bon ordre derrière lui.
Souvent, après de vains efforts, le guide épuisé renonce à
conduire la caravane; un autre se présente, essaie à son tour,
et cède la place à un troisième, qui retrouve le courant et
engage victorieusement la marche. Mais que de cris, que de
reproches, que de remontrances, que de malédictions sauvages
ou de questions inquiètes sont échangés, dans une langue
inconnue, entre ces pèlerins ailés!
Dans la nuit sonore, on entend ces clameurs sinistres
tournoyer parfois assez longtemps au-dessus des maisons; et
comme on ne peut rien voir, on ressent malgré soi une sorte de
crainte et de malaise sympathique, jusqu'à ce que cette nuée
sanglotante se soit perdue dans l'immensité.
Il y a d'autres bruits encore qui sont propres à ce moment de
l'année, et qui se passent principalement dans les vergers. La
cueille des fruits n'est pas encore faite, et mille
crépitations inusitées font ressembler les arbres à des êtres
animés. Une branche grince, en se courbant, sous un poids
arrivé tout à coup à son dernier degré de développement; ou
bien, une pomme se détache et tombe à vos pieds avec un son
mat sur la terre humide. Alors vous entendez fuir, en frôlant
les branches et les herbes, un être que vous ne voyez pas:
c'est le chien du paysan, ce rôdeur curieux, inquiet, à la
fois insolent et poltron, qui se glisse partout, qui ne dort
jamais, qui cherche toujours on ne sait quoi, qui vous épie,
caché dans les broussailles, et prend la fuite au bruit de la
pomme tombée, croyant que vous lui lancez une pierre.
C'est durant ces nuits-là, nuits voilées et grisâtres, que le
chanvreur raconte ses étranges aventures de follets et de
lièvres blancs, d'âmes en peine et de sorciers transformés en
loups, de sabbat au carrefour et de chouettes prophétesses au
cimetière. Je me souviens d'avoir passé ainsi les premières
heures de la nuit autour des _broyes_ en mouvement, dont la
percussion impitoyable, interrompant le récit du chanvreur à
l'endroit le plus terrible, nous faisait passer un frisson
glacé dans les veines. Et souvent aussi le bonhomme continuait
à parler en broyant; et il y avait quatre à cinq mots perdus:
mots effrayants, sans doute, que nous n'osions pas lui faire
répéter, et dont l'omission ajoutait un mystère plus affreux
aux mystères déjà si sombres de son histoire. C'est en vain
que les servantes nous avertissaient qu'il était bien tard
pour rester dehors, et que l'heure de dormir était depuis
longtemps sonnée pour nous: elles-mêmes mouraient d'envie
d'écouter encore; et avec quelle terreur ensuite nous
traversions le hameau pour rentrer chez nous! comme le porche
de l'église nous paraissait profond, et l'ombre des vieux
arbres épaisse et noire! Quant au cimetière, on ne le voyait
point; on fermait les yeux en le côtoyant.
Mais le chanvreur n'est pas plus que le sacristain adonné
exclusivement au plaisir de faire peur; il aime à faire rire,
il est moqueur et sentimental au besoin, quand il faut chanter
l'amour et l'hyménée; c'est lui qui recueille et conserve dans
sa mémoire les chansons les plus anciennes, et qui les
transmet à la postérité. C'est donc lui qui est chargé, dans
les noces, du personnage que nous allons lui voir jouer à la
présentation des livrées de la petite Marie.
II
LES LIVREES
Quand tout le monde fut réuni dans la maison, on ferma, avec
le plus grand soin, les portes et les fenêtres; on alla même
barricader la lucarne du grenier; on mit des planches, des
tréteaux, des souches et des tables en travers de toutes les
issues, comme si on se préparait à soutenir un siège; et il se
fit dans cet intérieur fortifié un silence d'attente assez
solennel, jusqu'à ce qu'on entendît au loin des chants, des
rires, et le son des instruments rustiques. C'était la bande
de l'épouseur, Germain en tête, accompagné de ses plus hardis
compagnons, du fossoyeur, des parents, amis et serviteurs, qui
formaient un joyeux et solide cortège.
Cependant, à mesure qu'ils approchèrent de la maison, ils se
ralentirent, se concertèrent et firent silence. Les jeunes
filles, enfermées dans le logis, s'étaient ménagé aux fenêtres
de petites fentes, par lesquelles elles les virent arriver et
se développer en ordre de bataille. Il tombait une pluie fine
et froide, qui ajoutait au piquant de la situation, tandis
qu'un grand feu pétillait dans l'âtre de la maison. Marie eût
voulu abréger les lenteurs inévitables de ce siège en règle;
elle n'aimait pas à voir ainsi se morfondre son fiancé, mais
elle n'avait pas voix au chapitre dans la circonstance, et
même elle devait partager ostensiblement la mutine cruauté de
ses compagnes.
Quand les deux camps furent ainsi en présence, une décharge
d'armes à feu, partie du dehors, mit en grande rumeur tous les
chiens des environs. Ceux de la maison se précipitèrent vers
la porte en aboyant, croyant qu'il s'agissait d'une attaque
réelle, et les petits enfants, que leurs mères s'efforçaient
en vain de rassurer, se mirent à pleurer et à trembler. Toute
cette scène fut si bien jouée qu'un étranger y eût été pris,
et eût songé peut-être à se mettre en état de défense contre
une bande de chauffeurs.
Alors le fossoyeur barde et orateur du fiancé, se plaça devant
la porte, et, d'une voix lamentable, engagea avec le
chanvreur, placé à la lucarne qui était située au-dessus de la
même porte, le dialogue suivant:
LE FOSSOYEUR
Hélas! mes bonnes gens, mes chers paroissiens, pour l'amour de
Dieu, ouvrez-moi la porte.
LE CHANVREUR
Qui êtes-vous donc, et pourquoi prenez-vous la licence de nous
appeler vos chers paroissiens? Nous ne vous connaissons pas.
LE FOSSOYEUR
Nous sommes d'honnêtes gens bien en peine. N'ayez peur de
nous, mes amis! donnez-nous l'hospitalité. Il tombe du
verglas, nos pauvres pieds sont gelés, et nous revenons de si
loin que nos sabots en sont fendus.
LE CHANVREUR
Si vos sabots sont fendus, vous pouvez chercher par terre;
vous trouverez bien un brin d'oisil (osier) pour faire des
_arcelets_ (petites lames de fer en forme d'arcs qu'on place sur
les sabots fendus pour les consolider).
LE FOSSOYEUR
Des arcelets d'oisil, ce n'est guère solide. Vous vous moquez
de nous, bonnes gens, et vous feriez mieux de nous ouvrir. On
voit luire une belle flamme dans votre logis; sans doute vous
avez mis la broche, et on se réjouit chez vous le cœur et le
ventre. Ouvrez donc à de pauvres pèlerins qui mourront à votre
porte si vous ne leur faites merci.
LE CHANVREUR
Ah! ah! vous êtes des pèlerins? vous ne nous disiez pas cela.
Et de quel pèlerinage arrivez-vous, s'il vous plaît?
LE FOSSOYEUR
Nous vous dirons cela quand vous nous aurez ouvert la porte,
car nous venons de si loin que vous ne voudriez pas le croire.
LE CHANVREUR
Vous ouvrir la porte? oui-da! nous ne saurions nous fier à
vous. Voyons: est-ce de Saint-Sylvain de Pouligny que vous
arrivez?
LE FOSSOYEUR
Nous avons été à Saint-Sylvain de Pouligny, mais nous avons
été bien plus loin encore.
LE CHANVREUR
Alors vous avez été jusqu'à Sainte-Solange?
LE FOSSOYEUR
A Sainte-Solange nous avons été, pour sûr; mais nous avons été
plus loin encore.
LE CHANVREUR
Vous mentez; vous n'avez même jamais été jusqu'à Sainte-
Solange.
LE FOSSOYEUR
Nous avons été plus loin, car à cette heure, nous arrivons de
Saint-Jacques de Compostelle.
LE CHANVREUR
Quelle bêtise nous contez-vous? Nous ne connaissons pas cette
paroisse-là. Nous voyons bien que vous êtes de mauvaises gens,
des brigands, des rien du tout et des menteurs. Allez plus
loin chanter vos sornettes; nous sommes sur nos gardes, et
vous n'entrerez point céans.
LE FOSSOYEUR
Hélas! mon pauvre homme, ayez pitié de nous! Nous ne sommes
pas des pèlerins, vous l'avez deviné; mais nous sommes de
malheureux braconniers poursuivis par des gardes. Mêmement les
gendarmes sont après nous et, si vous ne nous faites point
cacher dans votre fenil, nous allons être pris et conduits en
prison.
LE CHANVREUR
Et qui nous prouvera que, cette fois-ci, vous soyez ce que
vous dites? car voilà déjà un mensonge que vous n'avez pas pu
soutenir.
LE FOSSOYEUR
Si vous voulez nous ouvrir, nous vous montrerons une belle
pièce de gibier que nous avons tuée.
LE CHANVREUR
Montrez-la tout de suite, car nous sommes en méfiance.
LE FOSSOYEUR
Eh bien, ouvrez une porte ou une fenêtre, qu'on vous passe la
bête.
LE CHANVREUR
Oh! que nenni! pas si sot! Je vous regarde par un petit
pertuis! et je ne vois parmi vous ni chasseurs, ni gibier.
Ici un garçon bouvier? trapu et d'une force herculéenne, se
détacha du groupe où il se tenait inaperçu, éleva vers la
lucarne une oie plumée, passée dans une forte broche de fer,
ornée de bouquets de paille et de rubans.
— Oui-da! s'écria le chanvreur, après avoir passé avec
précaution un bras dehors pour tâter le rôt; ceci n'est point
une caille, ni une perdrix; ce n'est ni un lièvre, ni un
lapin; c'est quelque chose comme une oie ou un dindon.
Vraiment, vous êtes de beaux chasseurs! et ce gibier-là ne
vous a guère fait courir. Allez plus loin, mes drôles! toutes
vos menteries sont connues, et vous pouvez bien aller chez
vous faire cuire votre souper Vous ne mangerez pas le nôtre.
LE FOSSOYEUR
Hélas! mon Dieu, où irons-nous faire cuire notre gibier? C'est
bien peu de chose pour tant de monde que nous sommes; et,
d'ailleurs, nous n'avons ni feu ni lieu. A cette heure-ci
toutes les portes sont fermées, tout le monde est couché; il
n'y a que vous qui fassiez la noce dans votre maison, et il
faut que vous ayez le cœur bien dur pour nous laisser transir
dehors. Ouvrez-nous, braves gens, encore une fois; nous ne
vous occasionnerons pas de dépenses. Vous voyez bien que nous
apportons le rôti; seulement un peu de place à votre foyer, un
peu de flamme pour le faire cuire, et nous nous en irons
contents.
LE CHANVREUR
Croyez-vous qu'il y ait trop de place chez nous, et que le
bois ne nous coûte rien?
LE FOSSOYEUR
Nous avons là une petite botte de paille pour faire le feu,
nous nous en contenterons; donnez-nous seulement la permission
de mettre la broche en travers de votre cheminée.
LE CHANVREUR
Cela ne sera point; vous nous faites dégoût et point du tout
pitié. M'est avis que vous êtes ivres, que vous n'avez besoin
de rien, et que vous voulez entrer chez nous pour voler notre
feu et nos filles.
LE FOSSOYEUR
Puisque vous ne voulez entendre à aucune bonne raison, nous
allons entrer chez vous par force.
LE CHANVREUR
Essayez, si vous voulez. Nous sommes assez bien renfermés pour
ne pas vous craindre. Et puisque vous êtes insolents, nous ne
vous répondrons pas davantage.
Là-dessus le chanvreur ferma à grand bruit l'huis de la
lucarne, et redescendit dans la chambre au-dessous, par une
échelle. Puis il reprit la fiancée par la main, et les jeunes
gens des deux sexes se joignant à eux, tous se mirent à danser
et à crier joyeusement tandis que les matrones chantaient
d'une voix perçante, et poussaient de grands éclats de rire en
signe de mépris et de bravade contre ceux du dehors qui
tentaient l'assaut.
Les assiégeants, de leur côté, faisaient rage: ils
déchargeaient leurs pistolets dans les portes, faisaient
gronder les chiens, frappaient de grands coups sur les murs,
secouaient les volets, poussaient des cris effroyables; enfin
c'était un vacarme à ne pas s'entendre, une poussière et une
fumée à ne se point voir.
Pourtant cette attaque était simulée: le moment n'était pas
venu de violer l'étiquette. Si l'on parvenait, en rôdant, à
trouver un passage non gardé, une ouverture quelconque, on
pouvait chercher à s'introduire par surprise, et alors, si le
porteur de la broche arrivait à mettre son rôti au feu, la
prise de possession du foyer ainsi constatée, la comédie
finissait et le fiancé était vainqueur. Mais les issues de la
maison n'étaient pas assez nombreuses pour qu'on eût négligé
les précautions d'usage, et nul ne se fût arrogé le droit
d'employer la violence avant le moment fixé pour la lutte.
Quand on fut las de sauter et de crier, le chanvreur songea à
capituler. Il remonta à sa lucarne, l'ouvrit avec précaution,
et salua les assiégeants désappointés par un éclat de rire.
— Eh bien, mes gars, dit-il, vous voilà bien penauds! Vous
pensiez que rien n'était plus facile que d'entrer céans, et
vous voyez que notre défense est bonne. Mais nous commençons à
avoir pitié de vous, si vous voulez vous soumettre et accepter
nos conditions.
LE FOSSOYEUR
Parlez, mes braves gens; dites ce qu'il faut faire pour
approcher de votre foyer.
LE CHANVREUR
Il faut chanter, mes amis, mais chanter une chanson que nous
ne connaissions pas, et à laquelle nous ne puissions pas
répondre par une meilleure.
— Qu'à cela ne tienne! répondit le fossoyeur, et il entonna
d'une voix puissante:
_Voilà six mois que c'était le printemps_,
— _Me promenais sur l'herbette naissante_, répondit le chanvreur
d'une voix un peu enrouée, mais terrible. Vous moquez-vous,
mes pauvres gens, de nous chanter une pareille vieillerie?
vous voyez bien que nous vous arrêtons au premier mot!
— _C'était la fille d'un prince_...
— _Qui voulait se marier_, répondit le chanvreur. Passez, passez
à une autre! nous connaissons celle-là un peu trop.
LE FOSSOYEUR
Voulez-vous celle-ci?
— _En revenant de Nantes_...
LE CHANVREUR
— _J'étais bien fatigué, voyez! J'étais bien fatigué_.
Celle-là est du temps de ma grand'mère. Voyons-en une autre!
LE FOSSOYEUR
— _L'autre jour en me promenant_...
LE CHANVREUR
— _Le long de ce bois charmant!_ En voilà une qui est bête! Nos
petits enfants ne voudraient pas se donner la peine de vous
répondre! Quoi! voilà tout ce que vous savez?
LE FOSSOYEUR
Oh! nous vous en dirons tant que vous finirez par rester
court.
Il se passa bien une heure à combattre ainsi. Comme les deux
antagonistes étaient les deux plus forts du pays sur la
chanson, et que leur répertoire semblait inépuisable, cela eût
pu durer toute la nuit, d'autant plus que le chanvreur mit un
peu de malice à laisser chanter certaines complaintes en dix,
vingt ou trente couplets, feignant, par son silence, de se
déclarer vaincu. Alors on triomphait dans le camp du fiancé,
on chantait en chœur à pleine voix, et on croyait que cette
fois la partie adverse ferait défaut; mais, à la moitié du
couplet final, on entendait la voix rude et enrhumée du vieux
chanvreur beugler les derniers vers; après quoi il s'écriait:
Vous n'aviez pas besoin de vous fatiguer à en dire une si
longue, mes enfants! Nous la savions sur le bout du doigt!
Une ou deux fois pourtant le chanvreur fit la grimace, fronça
le sourcil et se retourna d'un air désappointé vers les
matrones attentives. Le fossoyeur chantait quelque chose de si
vieux, que son adversaire l'avait oublié, ou peut-être qu'il
ne l'avait jamais su; mais aussitôt les bonnes commères
nasillaient, d'une voix aigre comme celle de la mouette, le
refrain victorieux; et le fossoyeur, sommé de se rendre,
passait à d'autres essais.
Il eût été trop long d'attendre de quel côté resterait la
victoire. Le parti de la fiancée déclara qu'il faisait grâce à
condition qu'on offrirait à celle-ci un présent digne d'elle.
Alors commença le chant des livrées sur un air solennel comme
un chant d'église.
Les hommes du dehors dirent en basse-taille à l'unisson:
Ouvrez la porte, ouvrez,
Marie, ma mignonne,
J'_ons_ de beaux cadeaux à vous présenter.
Hélas! ma mie, laissez-nous entrer.
A quoi les femmes répondirent de l'intérieur, et en fausset,
d'un ton dolent:
Mon père est en chagrin, ma mère en grand'tristesse,
Et moi je suis fille de trop grand merci
Pour ouvrir ma porte à _cette heure ici_.
Les hommes reprirent le premier couplet jusqu'au quatrième
vers, qu'ils modifièrent de la sorte:
_J'ons un beau mouchoir à vous présenter_.
Mais, au nom de la fiancée, les femmes répondirent de même que
la première fois.
Pendant vingt couplets, au moins, les hommes énumérèrent tous
les cadeaux de la livrée, mentionnant toujours un objet
nouveau dans le dernier vers: un beau _devanteau_ (tablier), de
beaux rubans, un habit de drap, de la rientelle, une croix
d'or, et jusqu'à _un cent d'épingles_ pour compléter la modeste
corbeille de la mariée. Le refus des matrones était
irrévocable; mais enfin les garçons se décidèrent à parler
_d'un beau mari à leur présenter_ et elles répondirent en
s'adressant à la mariée, en lui chantant avec les hommes:
Ouvrez la porte, ouvrez,
Marie, ma mignonne,
C'est un beau mari qui vient vous chercher,
Allons, ma mie, laissons-les entrer.
III
LE MARIAGE
Aussitôt le chanvreur tira la cheville de bois qui fermait la
porte à l'intérieur: c'était encore, à cette époque, la seule
serrure connue dans la plupart des habitations de notre
hameau. La bande du fiancé fit irruption dans la demeure de la
fiancée, mais non sans combat; car les garçons cantonnés dans
la maison, même le vieux chanvreur et les vieilles commères se
mirent en devoir de garder le foyer. Le porteur de la broche,
soutenu par les siens, devait arriver à planter le rôti dans
l'âtre. Ce fut une véritable bataille, quoiqu'on s'abstînt de
se frapper et qu'il n'y eût point de colère dans cette lutte.
Mais on se poussait et on se pressait si étroitement, et il y
avait tant d'amour-propre en jeu dans cet essai de forces
musculaires, que les résultats pouvaient être plus sérieux
qu'ils ne le paraissaient à travers les rires et les chansons.
Le pauvre vieux chanvreur, qui se débattait comme un lion, fut
collé à la muraille et serré par la foule, jusqu'à perdre la
respiration. Plus d'un champion renversé fut foulé aux pieds
involontairement, plus d'une main cramponnée à la broche fut
ensanglantée. Ces jeux sont dangereux, et les accidents ont
été assez graves dans les derniers temps pour que nos paysans
aient résolu de laisser tomber en désuétude la cérémonie des
livrées. Je crois que nous avons vu la dernière à la noce de
Françoise Meillant et encore la lutte ne fut-elle que simulée.
Cette lutte fut encore assez passionnée à la noce de Germain.
Il y avait une question de point d'honneur de part et d'autre
à envahir et à défendre le foyer de la Guillette. L'énorme
broche de fer fut tordue comme une vis sous les vigoureux
poignets qui se la disputaient. Un coup de pistolet mit le feu
à une petite provision de chanvre en poupées, placée sur une
claie, au plafond. Cet incident fit diversion, et, tandis que
les uns s'empressaient d'étouffer ce germe d'incendie, le
fossoyeur, qui était grimpé au grenier sans qu'on s'en
aperçût, descendit par la cheminée, et saisit la broche au
moment où le bouvier qui la défendait auprès de l'âtre,
l'élevait au-dessus de sa tête pour empêcher qu'elle ne lui
fût arrachée. Quelque temps avant la prise d'assaut, les
matrones avaient eu le soin d'éteindre le feu, de crainte
qu'en se débattant auprès, quelqu'un ne vînt à y tomber et à
se brûler. Le facétieux fossoyeur, d'accord avec le bouvier,
s'empara donc du trophée sans difficulté et le jeta en travers
sur les _landiers_. C'en était fait! il n'était plus permis d'y
toucher. Il sauta au milieu de la chambre et alluma un reste
de paille, qui entourait la broche, pour faire le simulacre de
la cuisson du rôti, car l'oie était en pièces et jonchait le
plancher de ses membres épars.
Il y eut alors beaucoup de rires et de discussions
fanfaronnes. Chacun montrait les horions qu'il avait reçus, et
comme c'était souvent la main d'un ami qui avait frappé,
personne ne se plaignit ni ne se querella. Le chanvreur, à
demi aplati, se frottait les reins, disant qu'il s'en souciait
fort peu, mais qu'il protestait contre la ruse de son compère
le fossoyeur, et que, s'il n'eût été à demi mort, le foyer
n'eût pas été conquis si facilement. Les matrones balayaient
le pavé, et l'ordre se faisait. La table se couvrait de brocs
de vin nouveau. Quand on eut trinqué ensemble et repris
haleine, le fiancé fut amené au milieu de la chambre, et, armé
d'une baguette, il dut se soumettre à une nouvelle épreuve.
Pendant la lutte, la fiancée avait été cachée avec trois de
ses compagnes par sa mère, sa marraine et ses tantes, qui
avaient fait asseoir les quatre jeunes filles sur un banc,
dans un coin reculé de la salle, et les avaient couvertes d'un
grand drap blanc. Les trois compagnes avaient été choisies de
la même taille que Marie, et leurs cornettes de hauteur
identique, de sorte que le drap leur couvrant la tête et les
enveloppant jusque par-dessous les pieds, il était impossible
de les distinguer l'une de l'autre.
Le fiancé ne devait les toucher qu'avec le bout de sa
baguette, et seulement pour désigner celle qu'il jugeait être
sa femme. On lui donnait le temps d'examiner, mais avec les
yeux seulement, et les matrones, placées à ses côtés,
veillaient rigoureusement à ce qu'il n'y eût point de
supercherie. S'il se trompait, il ne pouvait danser de la
soirée avec sa fiancée, mais seulement avec celle qu'il avait
choisie par erreur.
Germain, se voyant en présence de ces fantômes enveloppés sous
le même suaire, craignait fort de se tromper; et, de fait,
cela était arrivé à bien d'autres, car les précautions étaient
toujours prises avec un soin consciencieux. Le cœur lui
battait. La petite Marie essayait bien de respirer fort et
d'agiter un peu le drap, mais ses malignes rivales en
faisaient autant, poussaient le drap avec leurs doigts, et il
y avait autant de signes mystérieux que de jeunes filles sous
le voile. Les cornettes carrées maintenaient ce voile si
également qu'il était impossible de voir la forme d'un front
dessiné par ses plis.
Germain, après dix minutes d'hésitation, ferma les yeux,
recommanda son âme à Dieu, et tendit la baguette au hasard. Il
toucha le front de la petite Marie, qui jeta le drap loin
d'elle en criant victoire. Il eut alors la permission de
l'embrasser et, l'enlevant dans ses bras robustes, il la porta
au milieu de la chambre, et ouvrit avec elle le bal, qui dura
jusqu'à deux heures du matin.
Alors on se sépara pour se réunir à huit heures. Comme il y
avait un certain nombre de jeunes gens venus des environs, et
qu'on n'avait pas des lits pour tout le monde, chaque invitée
du village reçut dans son lit deux ou trois jeunes compagnes,
tandis que les garçons allèrent pêle-mêle s'étendre sur le
fourrage du grenier de la métairie. Vous pouvez bien penser
que là ils ne dormirent guère, car ils ne songèrent qu'à se
lutiner les uns les autres, à échanger des lazzis et à se
conter de folles histoires. Dans les noces, il y a de rigueur
trois nuits blanches, qu'on ne regrette point.
A l'heure marquée pour le départ, après qu'on eut mangé la
soupe au lait relevée d'une forte dose de poivre, pour se
mettre en appétit, car le repas de noces promettait d'être
copieux, on se rassembla dans la cour de la ferme. Notre
paroisse étant supprimée, c'est à une demi-lieue de chez nous
qu'il fallait aller chercher la bénédiction nuptiale. Il
faisait un beau temps frais, mais les chemins étant fort
gâtés, chacun s'était muni d'un cheval, et chaque homme prit
en croupe une compagne jeune ou vieille. Germain partit sur la
Grise, qui, bien pansée, ferrée à neuf et ornée de rubans,
piaffait et jetait le feu par les naseaux. Il alla chercher sa
fiancée à la chaumière avec son beau-frère Jacques, lequel,
monté sur la vieille Grise, prit la bonne mère Guillette en
croupe tandis que Germain rentra dans la cour de la ferme,
amenant sa chère petite femme d'un air de triomphe.
Puis la joyeuse cavalcade se mit en route, escortée par les
enfants à pied, qui couraient en tirant des coups de pistolet
et faisaient bondir les chevaux. La mère Maurice était montée
sur une petite charrette avec les trois enfants de Germain et
les ménétriers. Ils ouvraient la marche au son des
instruments. Petit-Pierre était si beau, que la vieille grand-
mère en était tout orgueilleuse. Mais l'impétueux enfant ne
tint pas longtemps à ses côtés. A un temps d'arrêt qu'il
fallut faire à mi-chemin pour s'engager dans un passage
difficile, il s'esquiva et alla supplier son père de l'asseoir
devant lui sur la _Grise_.
— Oui-da! répondit Germain, cela va nous attirer de mauvaises
plaisanteries! il ne faut point.
— Je ne me soucie guère de ce que diront les gens de Saint-
Chartier, dit la petite Marie. Prenez-le, Germain, je vous en
prie: je serai encore plus fière de lui que de ma toilette de
noces.
Germain céda, et le beau trio s'élança dans les rangs au galop
triomphant de la _Grise_.
Et, de fait, les gens de Saint-Chartier, quoique très
railleurs et un peu taquins à l'endroit des paroisses
environnantes réunies à la leur, ne songèrent point à rire en
voyant un si beau marié, une si jolie mariée, et un enfant qui
eût fait envie à la femme d'un roi. Petit-Pierre avait un
habit complet de drap bleu barbeau, un gilet rouge si coquet
et si court qu'il ne lui descendait guère au-dessous du
menton. Le tailleur du village lui avait si bien serré les
entournures qu'il ne pouvait rapprocher ses deux petits bras.
Aussi comme il était fier! Il avait un chapeau rond avec une
ganse noir et or, et une plume de paon sortant crânement d'une
touffe de plumes de pintade. Un bouquet de fleurs plus gros
que sa tête lui couvrait l'épaule, et les rubans lui
flottaient jusqu'aux pieds. Le chanvreur, qui était aussi le
barbier et le perruquier de l'endroit, lui avait coupé les
cheveux en rond, en lui couvrant la tête d'une écuelle et
retranchant tout ce qui passait, méthode infaillible pour
assurer le coup de ciseau. Ainsi accoutré, le pauvre enfant
était moins poétique, à coup sûr, qu'avec ses longs cheveux au
vent et sa peau de mouton à la saint Jean-Baptiste; mais il
n'en croyait rien, et tout le monde l'admirait, disant qu'il
avait l'air d'un petit homme. Sa beauté triomphait de tout, et
de quoi ne triompherait pas, en effet, l'incomparable beauté
de l'enfance?
Sa petite sœur Solange avait, pour la première fois de sa vie,
une cornette à la place du béguin d'indienne que portent les
petites filles jusqu'à l'âge de deux ou trois ans. Et quelle
cornette! plus haute et plus large que tout le corps de la
pauvrette. Aussi comme elle se trouvait belle! Elle n'osait
pas tourner la tête, et se tenait toute raide, pensant qu'on
la prendrait pour la mariée.
Quant au petit Sylvain, il était encore en robe, et, endormi
sur les genoux de sa grand'mère, il ne se doutait guère de ce
que c'est qu'une noce.
Germain regardait ses enfants avec amour, et, en arrivant à la
mairie, il dit à sa fiancée:
— Tiens, Marie, j'arrive là un peu plus content que le jour où
je t'ai ramenée chez nous, des bois de Chanteloube, croyant
que tu ne m'aimerais jamais; je te pris dans mes bras pour te
mettre à terre comme à présent; mais je pensais que nous ne
nous retrouverions plus jamais sur la pauvre bonne Grise avec
cet enfant sur nos genoux. Tiens, je t'aime tant, j'aime tant
ces pauvres petits, je suis si heureux que tu m'aimes, et que
tu les aimes, et que mes parents t'aiment, et j'aime tant ta
mère et mes amis, et tout le monde aujourd'hui, que je
voudrais avoir trois ou quatre cœurs pour y suffire. Vrai,
c'est trop peu d'un pour y loger tant d'amitiés et tant de
contentement! J'en ai comme mal à l'estomac.