Il y eut une foule à la porte de la mairie et de l'église pour
regarder la jolie mariée. Pourquoi ne dirions-nous pas son
costume? il lui allait si bien! Sa cornette de mousseline
claire et brodée partout, avait les barbes garnies de
rientelle. Dans ce temps-là les paysannes ne se permettaient
pas de montrer un seul cheveu; et quoiqu'elles cachent sous
leurs cornettes de magnifiques chevelures roulées dans des
rubans de fil blanc pour soutenir la coiffe, encore
aujourd'hui ce serait une action indécente et honteuse que de
se montrer aux hommes la tête nue. Cependant elles se
permettent à présent de laisser sur le front un mince bandeau
qui les embellit beaucoup. Mais je regrette la coiffure
classique de mon temps: ces dentelles blanches à cru sur la
peau avaient un caractère d'antique chasteté qui me semblait
plus solennel, et quand une figure était belle ainsi, c'était
d'une beauté dont rien ne peut exprimer le charme et la
majesté naïve.
La petite Marie portait encore cette coiffure, et son front
était si blanc et si pur, qu'il défiait le blanc du linge de
l'assombrir Quoiqu'elle n'eût pas fermé l'œil de la nuit,
l'air du matin et surtout la joie intérieure d'une âme aussi
limpide que le ciel, et puis encore un peu de flamme secrète,
contenue par la pudeur de l'adolescence, lui faisaient monter
aux joues un éclat aussi suave que la fleur du pêcher aux
premiers rayons d'avril.
Son fichu blanc, chastement croisé sur son sein, ne laissait
voir que les contours délicats d'un cou arrondi comme celui
d'une tourterelle; son déshabillé de drap fin vert-myrte
dessinait sa petite taille, qui semblait parfaite, mais qui
devait grandir et se développer encore, car elle n'avait pas
dix-sept ans. Elle portait un tablier de soie violet-pensée,
avec la bavette, que nos villageoises ont eu le tort de
supprimer et qui donnait tant d'élégance et de modestie à la
poitrine. Aujourd'hui elles étalent leur fichu avec plus
d'orgueil, mais il n'y a plus dans leur toilette cette fine
fleur d'antique pudicité qui les faisait ressembler à des
vierges d'Holbein. Elles sont plus coquettes, plus gracieuses.
Le bon genre autrefois était une sorte de raideur sévère qui
rendait leur rare sourire plus profond et plus idéal.
A l'offrande, Germain mit, selon l'usage, le _treizain_, c'est-
à-dire treize pièces d'argent, dans la main de sa fiancée. Il
lui passa au doigt une bague d'argent, d'une forme invariable
depuis des siècles, mais que _l'alliance d'or_ a remplacée
désormais. Au sortir de l'église, Marie lui dit tout bas:
— Est-ce bien la bague que je souhaitais? celle que je vous ai
demandée, Germain?
— Oui, répondit-il, celle que ma Catherine avait au doigt
lorsqu'elle est morte. C'est la même bague pour mes deux
mariages.
— Je vous remercie, Germain, dit la jeune femme d'un ton
sérieux et pénétré. Je mourrai avec, et si c'est avant vous,
vous la garderez pour le mariage de votre petite Solange.
IV
LE CHOU
On remonta à cheval et on revint très vite à Belair. Le repas
fut splendide, et dura, entremêlé de danses et de chants,
jusqu'à minuit. Les vieux ne quittèrent point la table pendant
quatorze heures. Le fossoyeur fit la cuisine et la fit fort
bien. Il était renommé pour cela, et il quittait ses fourneaux
pour venir danser et chanter entre chaque service. Il était
épileptique pourtant, ce pauvre père Bontemps! Qui s'en serait
douté? Il était frais, fort, et gai comme un jeune homme. Un
jour nous le trouvâmes comme mort, tordu par son mal dans un
fossé, à l'entrée de la nuit. Nous le rapportâmes chez nous
dans une brouette, et nous passâmes la nuit à le soigner.
Trois jours après il était de noce, chantait comme une grive
et sautait comme un cabri, se trémoussant à l'ancienne mode.
En sortant d'un mariage, il allait creuser une fosse et clouer
une bière. Il s'en acquittait pieusement, et quoiqu'il n'y
parût point ensuite à sa belle humeur, il en conservait une
impression sinistre qui hâtait le retour de son accès. Sa
femme, paralytique, ne bougeait de sa chaise depuis vingt ans.
Sa mère en a cent quarante et vit encore. Mais lui, le pauvre
homme, si gai, si bon, si amusant, il s'est tué l'an dernier
en tombant de son grenier sur le pavé. Sans doute, il était en
proie au fatal accès de son mal, et, comme d'habitude, il
s'était caché dans le foin pour ne pas effrayer et affliger sa
famille. Il termina ainsi, d'une manière tragique, une vie
étrange comme lui-même, un mélange de choses lugubres et
folles, terribles et riantes, au milieu desquelles son cœur
était toujours resté bon et son caractère aimable.
Mais nous arrivons à la troisième journée des noces, qui est
la plus curieuse, et qui s'est maintenue dans toute sa rigueur
jusqu'à nos jours. Nous ne parlerons pas de la rôtie que l'on
porte au lit nuptial; c'est un assez sot usage qui fait
souffrir la pudeur de la mariée et tend à détruire celle des
jeunes filles qui y assistent. D'ailleurs je crois que c'est
un usage de toutes les provinces, et qui n'a chez nous rien de
particulier.
De même que la cérémonie des _livrées_ est le symbole de la
prise de possession du cœur et du domicile de la mariée, celle
du _chou_ est le symbole de la fécondité de l'hymen. Après le
déjeuner du lendemain de noces commence cette bizarre
représentation d'origine gauloise, mais qui, en passant par le
christianisme primitif, est devenue peu à peu une sorte de
_mystère_, ou de moralité bouffonne du moyen âge.
Deux garçons (les plus enjoués et les mieux disposés de la
bande) disparaissent pendant le déjeuner, vont se costumer, et
enfin reviennent escortés de la musique, des chiens, des
enfants et des coups de pistolet. Ils représentent un couple
de gueux, mari et femme, couverts des haillons les plus
misérables. Le mari est le plus sale des deux: c'est le vice
qui l'a ainsi dégradé; la femme n'est que malheureuse et
avilie par les désordres de son époux.
Ils s'intitulent _le jardinier et la jardinière_, et se disent
préposés à la garde et à la culture du chou sacré. Mais le
mari porte diverses qualifications qui toutes ont un sens. On
l'appelle indifféremment le _pailloux_, parce qu'il est coiffé
d'une perruque de paille ou de chanvre, et que, pour cacher sa
nudité mal garantie par ses guenilles, il s'entoure les jambes
et une partie du corps de paille. Il se fait aussi un gros
ventre ou une bosse avec de la paille ou du foin cachés sous
sa blouse. Le _peilloux_, parce qu'il est couvert de _peille_ (de
guenilles). Enfin, le _païen_, ce qui est plus significatif
encore, parce qu'il est censé, par son cynisme et ses
débauches, résumer en lui l'antipode de toutes les vertus
chrétiennes.
Il arrive, le visage barbouillé de suie et de lie de vin,
quelquefois affublé d'un masque grotesque. Une mauvaise tasse
de terre ébréchée, ou un vieux sabot, pendu à sa ceinture par
une ficelle, lui sert à demander l'aumône du vin. Personne ne
lui refuse, et il feint de boire, puis il répand le vin par
terre, en signe de libation. À chaque pas, il tombe, il se
roule dans la boue; il affecte d'être en proie à l'ivresse la
plus honteuse. Sa pauvre femme court après lui, le ramasse,
appelle au secours, arrache les cheveux de chanvre qui sortent
en mèches hérissées de sa cornette immonde, pleure sur
l'abjection de son mari et lui fait des reproches pathétiques.
— Malheureux! lui dit-elle, vois où nous a réduits ta mauvaise
conduite! J'ai beau filer, travailler pour toi, raccommoder
tes habits! tu te déchires, tu te souilles sans cesse. Tu m'as
mangé mon pauvre bien, nos six enfants sont sur la paille,
nous vivons dans une étable avec les animaux; nous voilà
réduits à demander l'aumône, et encore tu es si laid, si
dégoûtant, si méprisé, que bientôt on nous jettera le pain
comme à des chiens. Hélas! mes pauvres _mondes_ (mes pauvres
gens), ayez pitié de nous! ayez pitié de moi! Je n'ai pas
mérité mon sort, et jamais femme n'a eu un mari plus malpropre
et plus détestable. Aidez-moi à le ramasser, autrement les
voitures l'écraseront comme un vieux tesson de bouteille, et
je serai veuve, ce qui achèverait de me faire mourir de
chagrin, quoique tout le monde dise que ce serait un grand
bonheur pour moi.
Tel est le rôle de la jardinière et ses lamentations
continuelles durant toute la pièce. Car c'est une véritable
comédie libre, improvisée, jouée en plein air, sur les
chemins, à travers champs, alimentée par tous les accidents
fortuits qui se présentent, et à laquelle tout le monde prend
part, gens de la noce et du dehors, hôtes des maisons et
passants des chemins pendant trois ou quatre heures de la
journée, ainsi qu'on va le voir. Le thème est invariable, mais
on brode à l'infini sur ce thème, et c'est là qu'il faut voir
l'instinct mimique, l'abondance d'idées bouffonnes, la
faconde, l'esprit de repartie, et même l'éloquence naturelle
de nos paysans.
Le rôle de la jardinière est ordinairement confié à un homme
mince, imberbe et à teint frais, qui sait donner une grande
vérité à son personnage, et jouer le désespoir burlesque avec
assez de naturel pour qu'on en soit égayé et attristé en même
temps comme d'un fait réel. Ces hommes maigres et imberbes ne
sont pas rares dans nos campagnes, et, chose étrange, ce sont
parfois les plus remarquables pour la force musculaire.
Après que le malheur de la femme est constaté, les jeunes gens
de la noce l'engagent à laisser là son ivrogne de mari, et à
se divertir avec eux. Ils lui offrent le bras et l'entraînent.
Peu à peu elle s'abandonne, s'égaie et se met à courir, tantôt
avec l'un, tantôt avec l'autre, prenant des allures
dévergondées: nouvelle _moralité_, l'inconduite du mari provoque
et amène celle de la femme.
Le païen se réveille alors de son ivresse, il cherche des yeux
sa compagne, s'arme d'une corde et d'un bâton, et court après
elle. On le fait courir, on se cache, on passe la femme de
l'un à l'autre, on essaie de la distraire et de tromper le
jaloux. Ses _amis_ s'efforcent de l'enivrer. Enfin il rejoint
son infidèle et veut la battre. Ce qu'il y a de plus réel et
de mieux observé dans cette parodie des misères de la vie
conjugale, c'est que le jaloux ne s'attaque jamais à ceux qui
lui enlèvent sa femme. Il est fort poli et prient avec eux, il
ne veut s'en prendre qu'à la coupable, parce qu'elle est
censée ne pouvoir lui résister.
Mais au moment où il lève son bâton et apprête sa corde pour
attacher la délinquante, tous les hommes de la noce
s'interposent et se jettent entre les deux époux. _Ne la battez
pas! ne battez jamais votre femme!_ est la formule qui se
répète à satiété dans ces scènes. On désarme le mari, on le
force à pardonner, à embrasser sa femme, et bientôt il affecte
de l'aimer plus que jamais. Il s'en va bras dessus, bras
dessous avec elle, en chantant et en dansant, jusqu'à ce qu'un
nouvel accès d'ivresse le fasse rouler par terre: et alors
recommencent les lamentations de la femme, son découragement,
ses égarements simulés, la jalousie du mari, l'intervention
des voisins, et le raccommodement. Il y a dans tout cela un
enseignement naïf, grossier même, qui sent fort son origine
moyen âge, mais qui fait toujours impression, sinon sur les
mariés, trop amoureux ou trop raisonnables aujourd'hui pour en
avoir besoin, du moins sur les enfants et les adolescents. Le
païen effraie et dégoûte tellement les jeunes filles, en
courant après elles et en feignant de vouloir les embrasser,
qu'elles fuient avec une émotion qui n'a rien de joué. Sa face
barbouillée et son grand bâton (inoffensif pourtant) font
jeter les hauts cris aux marmots. C'est de la comédie de mœurs
à l'état le plus élémentaire, mais aussi le plus frappant.
Quand cette farce est bien mise en train, on se dispose à
aller chercher le chou. On apporte une civière sur laquelle on
place le païen armé d'une bêche, d'une corde et d'une grande
corbeille. Quatre hommes vigoureux l'enlèvent sur leurs
épaules. Sa femme le suit à pied, les _anciens_ viennent en
groupe après lui d'un air grave et pensif; puis la noce marche
par couples au pas réglé par la musique. Les coups de pistolet
recommencent, les chiens hurlent plus que jamais à la vue du
païen immonde, ainsi porté en triomphe. Les enfants
l'encensent dérisoirement avec des sabots au bout d'une
ficelle.
Mais pourquoi cette ovation à un personnage si repoussant? On
marche à la conquête du chou sacré, emblème de la fécondité
matrimoniale, et c'est cet ivrogne abruti qui, seul, peut
porter la main sur la plante symbolique. Sans doute il y a là
un mystère antérieur au christianisme, et qui rappelle la fête
des Saturnales, ou quelque bacchanale antique. Peut-être ce
païen, qui est en même temps le jardinier par excellence,
n'est-il rien moins que Priape en personne, le dieu des
jardins et de la débauche, divinité qui dut être pourtant
chaste et sérieuse dans son origine, comme le mystère de la
reproduction, mais que la licence des mœurs et l'égarement des
idées ont dégradée insensiblement.
Quoi qu'il en soit, la marche triomphale arrive au logis de la
mariée et s'introduit dans son jardin. Là on choisit le plus
beau chou, ce qui ne se fait pas vite, car les anciens
tiennent conseil et discutent à perte de vue, chacun plaidant
pour le chou qui lui paraît le plus convenable. On va aux
voix, et quand le choix est fixé, le _jardinier_ attache sa
corde autour de la tige, et s'éloigne autant que le permet
l'étendue du jardin. La jardinière veille à ce que, dans sa
chute, le légume sacré ne soit point endommagé. Les _Plaisants_
de la noce, le chanvreur, le fossoyeur le charpentier ou le
sabotier (tous ceux enfin qui ne travaillent pas la terre, et
qui, passant leur vie chez les autres, sont réputés avoir, et
ont réellement plus d'esprit et de babil que les simples
ouvriers agriculteurs), se rangent autour du chou. L'un ouvre
une tranchée à la bêche, si profonde qu'on dirait qu'il s'agit
d'abattre un chêne. L'autre met sur son nez une _drogue_ en bois
ou en carton qui simule une paire de lunettes: il fait
l'office d'_ingénieur_ s'approche, s'éloigne, lève un plan,
lorgne les travailleurs, tire des lignes, fait le pédant,
s'écrie qu'on va tout gâter, fait abandonner et reprendre le
travail selon sa fantaisie, et le plus longuement, le plus
ridiculement possible dirige la besogne. Ceci est-il une
addition au formulaire antique de la cérémonie, en moquerie
des théoriciens en général que le paysan coutumier méprise
souverainement, ou en haine des arpenteurs qui règlent le
cadastre et répartissent l'impôt, ou enfin des employés aux
ponts et chaussées qui convertissent des communaux en routes,
et font supprimer de vieux abus chers au paysan? Tant il y a
que ce personnage de la comédie s'appelle le _géomètre_, et
qu'il fait son possible pour se rendre insupportable à ceux
qui tiennent la pioche et la pelle.
Enfin, après un quart d'heure de difficultés et de momeries,
pour ne pas couper les racines du chou et le déplanter sans
dommage, tandis que des pelletées de terre sont lancées au nez
des assistants (tant pis pour qui ne se range pas assez vite;
fût-il évêque ou prince, il faut qu'il reçoive le baptême de
la terre), le _païen_ tire la corde, la païenne tend son
tablier, et le chou tombe majestueusement aux _vivat_ des
spectateurs. Alors on apporte la corbeille, et le couple païen
y plante le chou avec toutes sortes de soins et de
précautions. On l'entoure de terre fraîche, on le soutient
avec des baguettes et des liens, comme font les bouquetières
des villes pour leurs splendides camélias en pot; on pique des
pommes rouges au bout des baguettes, des branches de thym, de
sauge et de laurier tout autour; on chamarre le tout de rubans
et de banderoles; on recharge le trophée sur la civière avec
le païen, qui doit le maintenir en équilibre et le préserver
d'accident, et enfin on sort du jardin en bon ordre et au pas
de marche.
Mais là quand il s'agit de franchir la porte, de même lorsque
ensuite il s'agit d'entrer dans la cour de la maison du marié,
un obstacle imaginaire si oppose au passage. Les porteurs du
fardeau trébuchent, poussent de grandes exclamations,
reculent, avancent encore, et, comme repoussés par une force
invincible, feignent de succomber sous le poids. Pendant cela,
les assistants crient, excitent et calment l'attelage humain.
"Bellement, bellement, enfant! Là, là, courage! Prenez garde!
patience! Baissez-vous. La porte est trop basse! Serrez-vous,
elle est trop étroite! un peu à gauche; à droite à présent!
allons, du cœur, vous y êtes!"
C'est ainsi que dans les années de récolte abondante, le char
à bœufs, chargé outre mesure de fourrage ou de moissons, se
trouve trop large ou trop haut pour entrer sous le porche de
la grange. C'est ainsi qu'on crie après les robustes animaux
pour les retenir ou les exciter; c'est ainsi qu'avec de
l'adresse et de vigoureux efforts on fait passer la montagne
des richesses, sans l'écrouler, sous l'arc de triomphe
rustique. C'est surtout le dernier charroi, appelé la
_gerbaude_, qui demande ces précautions, car c'est aussi une
fête champêtre, et la dernière gerbe enlevée au dernier sillon
est placée au sommet du char, ornée de rubans et de fleurs, de
même que le front des bœufs et l'aiguillon du bouvier Ainsi,
l'entrée triomphale et pénible du chou dans la maison est un
simulacre de la prospérité et de la fécondité qu'il
représente.
Arrivé dans la cour du marié, le chou est enlevé et porté au
plus haut de la maison ou de la grange. S'il est une cheminée,
un pignon, un pigeonnier plus élevé que les autres faîtes, il
faut, à tout risque, porter ce fardeau au point culminant de
l'habitation. Le païen l'accompagne jusque-là, le fixe, et
l'arrose d'un grand broc de vin, tandis qu'une salve de coups
de pistolet et les contorsions joyeuses de la païenne
signalent son inauguration.
La même cérémonie recommence immédiatement. On va déterrer un
autre chou dans le jardin du marié pour le porter avec les
mêmes formalités sur le toit que sa femme vient d'abandonner
pour le suivre. Ces trophées restent là jusqu'à ce que le vent
et la pluie détruisent les corbeilles et emportent le chou.
Mais ils y vivent assez longtemps pour donner quelque chance
de succès à la prédiction que font les anciens et les matrones
en le saluant: "Beau chou, disent-ils, vis et fleuris, afin
que notre jeune mariée ait un beau petit enfant avant la fin
de l'année; car si tu mourais trop vite ce serait signe de
stérilité, et tu serais là-haut sur sa maison comme un mauvais
présage."
La journée est déjà avancée quand toutes ces choses sont
accomplies. Il ne reste plus qu'à faire la conduite aux
parrains et marraines des conjoints. Quand ces parents
putatifs demeurent au loin, on les accompagne avec la musique
et toute la noce jusqu'aux limites de la paroisse. Là, on
danse encore sur le chemin et on les embrasse en se séparant
d'eux. Le païen et sa femme sont alors débarbouillés et
rhabillés proprement, quand la fatigue de leur rôle ne les a
pas forcés à aller faire un somme.
On dansait, on chantait et on mangeait encore à la métairie de
Belair, ce troisième jour de noce, à minuit, lors du mariage
de Germain. Les anciens, attablés, ne pouvaient s'en aller, et
pour cause. Ils ne retrouvèrent leurs jambes et leurs esprits
que le lendemain au petit jour. Alors, tandis que ceux-là
regagnaient leurs demeures, silencieux et trébuchants,
Germain, fier et dispos, sortit pour aller lier ses bœufs,
laissant sommeiller sa jeune compagne jusqu'au lever du
soleil. L'alouette, qui chantait en montant vers les cieux,
lui semblait être la voix de son cœur rendant grâce à la
Providence. Le givre, qui brillait aux buissons décharnés, lui
semblait la blancheur des fleurs d'avril précédant
l'apparition des feuilles. Tout était riant et serein pour lui
dans la nature. Le petit Pierre avait tant ri et tant sauté la
veille, qu'il ne vint pas l'aider à conduire ses bœufs; mais
Germain était content d'être seul. Il se mit à genoux dans le
sillon qu'il allait refendre, et fit la prière du matin avec
une effusion si grande que deux larmes coulèrent sur ses joues
encore humides de sueur
On entendait au loin les chants des jeunes garçons des
paroisses voisines, qui partaient pour retourner chez eux, et
qui redisaient d'une voix un peu enrouée les refrains joyeux
de la veille.