George Sand

La Mare au Diable
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Il y eut une foule à la porte de la mairie et de l'église pour 
regarder la jolie mariée. Pourquoi ne dirions-nous pas son 
costume? il lui allait si bien! Sa cornette de mousseline 
claire et brodée partout, avait les barbes garnies de 
rientelle. Dans ce temps-là les paysannes ne se permettaient 
pas de montrer un seul cheveu; et quoiqu'elles cachent sous 
leurs cornettes de magnifiques chevelures roulées dans des 
rubans de fil blanc pour soutenir la coiffe, encore 
aujourd'hui ce serait une action indécente et honteuse que de 
se montrer aux hommes la tête nue. Cependant elles se 
permettent à présent de laisser sur le front un mince bandeau 
qui les embellit beaucoup. Mais je regrette la coiffure 
classique de mon temps: ces dentelles blanches à cru sur la 
peau avaient un caractère d'antique chasteté qui me semblait 
plus solennel, et quand une figure était belle ainsi, c'était 
d'une beauté dont rien ne peut exprimer le charme et la 
majesté naïve.

La petite Marie portait encore cette coiffure, et son front 
était si blanc et si pur, qu'il défiait le blanc du linge de 
l'assombrir Quoiqu'elle n'eût pas fermé l'œil de la nuit, 
l'air du matin et surtout la joie intérieure d'une âme aussi 
limpide que le ciel, et puis encore un peu de flamme secrète, 
contenue par la pudeur de l'adolescence, lui faisaient monter 
aux joues un éclat aussi suave que la fleur du pêcher aux 
premiers rayons d'avril.

Son fichu blanc, chastement croisé sur son sein, ne laissait 
voir que les contours délicats d'un cou arrondi comme celui 
d'une tourterelle; son déshabillé de drap fin vert-myrte 
dessinait sa petite taille, qui semblait parfaite, mais qui 
devait grandir et se développer encore, car elle n'avait pas 
dix-sept ans. Elle portait un tablier de soie violet-pensée, 
avec la bavette, que nos villageoises ont eu le tort de 
supprimer et qui donnait tant d'élégance et de modestie à la 
poitrine. Aujourd'hui elles étalent leur fichu avec plus 
d'orgueil, mais il n'y a plus dans leur toilette cette fine 
fleur d'antique pudicité qui les faisait ressembler à des 
vierges d'Holbein. Elles sont plus coquettes, plus gracieuses. 
Le bon genre autrefois était une sorte de raideur sévère qui 
rendait leur rare sourire plus profond et plus idéal.

A l'offrande, Germain mit, selon l'usage, le _treizain_, c'est-
à-dire treize pièces d'argent, dans la main de sa fiancée. Il 
lui passa au doigt une bague d'argent, d'une forme invariable 
depuis des siècles, mais que _l'alliance d'or_ a remplacée 
désormais. Au sortir de l'église, Marie lui dit tout bas:

— Est-ce bien la bague que je souhaitais? celle que je vous ai 
demandée, Germain?

— Oui, répondit-il, celle que ma Catherine avait au doigt 
lorsqu'elle est morte. C'est la même bague pour mes deux 
mariages.

— Je vous remercie, Germain, dit la jeune femme d'un ton 
sérieux et pénétré. Je mourrai avec, et si c'est avant vous, 
vous la garderez pour le mariage de votre petite Solange.


 

IV


LE CHOU


On remonta à cheval et on revint très vite à Belair. Le repas 
fut splendide, et dura, entremêlé de danses et de chants, 
jusqu'à minuit. Les vieux ne quittèrent point la table pendant 
quatorze heures. Le fossoyeur fit la cuisine et la fit fort 
bien. Il était renommé pour cela, et il quittait ses fourneaux 
pour venir danser et chanter entre chaque service. Il était 
épileptique pourtant, ce pauvre père Bontemps! Qui s'en serait 
douté? Il était frais, fort, et gai comme un jeune homme. Un 
jour nous le trouvâmes comme mort, tordu par son mal dans un 
fossé, à l'entrée de la nuit. Nous le rapportâmes chez nous 
dans une brouette, et nous passâmes la nuit à le soigner. 
Trois jours après il était de noce, chantait comme une grive 
et sautait comme un cabri, se trémoussant à l'ancienne mode. 
En sortant d'un mariage, il allait creuser une fosse et clouer 
une bière. Il s'en acquittait pieusement, et quoiqu'il n'y 
parût point ensuite à sa belle humeur, il en conservait une 
impression sinistre qui hâtait le retour de son accès. Sa 
femme, paralytique, ne bougeait de sa chaise depuis vingt ans. 
Sa mère en a cent quarante et vit encore. Mais lui, le pauvre 
homme, si gai, si bon, si amusant, il s'est tué l'an dernier 
en tombant de son grenier sur le pavé. Sans doute, il était en 
proie au fatal accès de son mal, et, comme d'habitude, il 
s'était caché dans le foin pour ne pas effrayer et affliger sa 
famille. Il termina ainsi, d'une manière tragique, une vie 
étrange comme lui-même, un mélange de choses lugubres et 
folles, terribles et riantes, au milieu desquelles son cœur 
était toujours resté bon et son caractère aimable.

Mais nous arrivons à la troisième journée des noces, qui est 
la plus curieuse, et qui s'est maintenue dans toute sa rigueur 
jusqu'à nos jours. Nous ne parlerons pas de la rôtie que l'on 
porte au lit nuptial; c'est un assez sot usage qui fait 
souffrir la pudeur de la mariée et tend à détruire celle des 
jeunes filles qui y assistent. D'ailleurs je crois que c'est 
un usage de toutes les provinces, et qui n'a chez nous rien de 
particulier.

De même que la cérémonie des _livrées_ est le symbole de la 
prise de possession du cœur et du domicile de la mariée, celle 
du _chou_ est le symbole de la fécondité de l'hymen. Après le 
déjeuner du lendemain de noces commence cette bizarre 
représentation d'origine gauloise, mais qui, en passant par le 
christianisme primitif, est devenue peu à peu une sorte de 
_mystère_, ou de moralité bouffonne du moyen âge.

Deux garçons (les plus enjoués et les mieux disposés de la 
bande) disparaissent pendant le déjeuner, vont se costumer, et 
enfin reviennent escortés de la musique, des chiens, des 
enfants et des coups de pistolet. Ils représentent un couple 
de gueux, mari et femme, couverts des haillons les plus 
misérables. Le mari est le plus sale des deux: c'est le vice 
qui l'a ainsi dégradé; la femme n'est que malheureuse et 
avilie par les désordres de son époux.

Ils s'intitulent _le jardinier et la jardinière_, et se disent 
préposés à la garde et à la culture du chou sacré. Mais le 
mari porte diverses qualifications qui toutes ont un sens. On 
l'appelle indifféremment le _pailloux_, parce qu'il est coiffé 
d'une perruque de paille ou de chanvre, et que, pour cacher sa 
nudité mal garantie par ses guenilles, il s'entoure les jambes 
et une partie du corps de paille. Il se fait aussi un gros 
ventre ou une bosse avec de la paille ou du foin cachés sous 
sa blouse. Le _peilloux_, parce qu'il est couvert de _peille_ (de 
guenilles). Enfin, le _païen_, ce qui est plus significatif 
encore, parce qu'il est censé, par son cynisme et ses 
débauches, résumer en lui l'antipode de toutes les vertus 
chrétiennes.

Il arrive, le visage barbouillé de suie et de lie de vin, 
quelquefois affublé d'un masque grotesque. Une mauvaise tasse 
de terre ébréchée, ou un vieux sabot, pendu à sa ceinture par 
une ficelle, lui sert à demander l'aumône du vin. Personne ne 
lui refuse, et il feint de boire, puis il répand le vin par 
terre, en signe de libation. À chaque pas, il tombe, il se 
roule dans la boue; il affecte d'être en proie à l'ivresse la 
plus honteuse. Sa pauvre femme court après lui, le ramasse, 
appelle au secours, arrache les cheveux de chanvre qui sortent 
en mèches hérissées de sa cornette immonde, pleure sur 
l'abjection de son mari et lui fait des reproches pathétiques.

— Malheureux! lui dit-elle, vois où nous a réduits ta mauvaise 
conduite! J'ai beau filer, travailler pour toi, raccommoder 
tes habits! tu te déchires, tu te souilles sans cesse. Tu m'as 
mangé mon pauvre bien, nos six enfants sont sur la paille, 
nous vivons dans une étable avec les animaux; nous voilà 
réduits à demander l'aumône, et encore tu es si laid, si 
dégoûtant, si méprisé, que bientôt on nous jettera le pain 
comme à des chiens. Hélas! mes pauvres _mondes_ (mes pauvres 
gens), ayez pitié de nous! ayez pitié de moi! Je n'ai pas 
mérité mon sort, et jamais femme n'a eu un mari plus malpropre 
et plus détestable. Aidez-moi à le ramasser, autrement les 
voitures l'écraseront comme un vieux tesson de bouteille, et 
je serai veuve, ce qui achèverait de me faire mourir de 
chagrin, quoique tout le monde dise que ce serait un grand 
bonheur pour moi.

Tel est le rôle de la jardinière et ses lamentations 
continuelles durant toute la pièce. Car c'est une véritable 
comédie libre, improvisée, jouée en plein air, sur les 
chemins, à travers champs, alimentée par tous les accidents 
fortuits qui se présentent, et à laquelle tout le monde prend 
part, gens de la noce et du dehors, hôtes des maisons et 
passants des chemins pendant trois ou quatre heures de la 
journée, ainsi qu'on va le voir. Le thème est invariable, mais 
on brode à l'infini sur ce thème, et c'est là qu'il faut voir 
l'instinct mimique, l'abondance d'idées bouffonnes, la 
faconde, l'esprit de repartie, et même l'éloquence naturelle 
de nos paysans.

Le rôle de la jardinière est ordinairement confié à un homme 
mince, imberbe et à teint frais, qui sait donner une grande 
vérité à son personnage, et jouer le désespoir burlesque avec 
assez de naturel pour qu'on en soit égayé et attristé en même 
temps comme d'un fait réel. Ces hommes maigres et imberbes ne 
sont pas rares dans nos campagnes, et, chose étrange, ce sont 
parfois les plus remarquables pour la force musculaire.

Après que le malheur de la femme est constaté, les jeunes gens 
de la noce l'engagent à laisser là son ivrogne de mari, et à 
se divertir avec eux. Ils lui offrent le bras et l'entraînent. 
Peu à peu elle s'abandonne, s'égaie et se met à courir, tantôt 
avec l'un, tantôt avec l'autre, prenant des allures 
dévergondées: nouvelle _moralité_, l'inconduite du mari provoque 
et amène celle de la femme.

Le païen se réveille alors de son ivresse, il cherche des yeux 
sa compagne, s'arme d'une corde et d'un bâton, et court après 
elle. On le fait courir, on se cache, on passe la femme de 
l'un à l'autre, on essaie de la distraire et de tromper le 
jaloux. Ses _amis_ s'efforcent de l'enivrer. Enfin il rejoint 
son infidèle et veut la battre. Ce qu'il y a de plus réel et 
de mieux observé dans cette parodie des misères de la vie 
conjugale, c'est que le jaloux ne s'attaque jamais à ceux qui 
lui enlèvent sa femme. Il est fort poli et prient avec eux, il 
ne veut s'en prendre qu'à la coupable, parce qu'elle est 
censée ne pouvoir lui résister.

Mais au moment où il lève son bâton et apprête sa corde pour 
attacher la délinquante, tous les hommes de la noce 
s'interposent et se jettent entre les deux époux. _Ne la battez 
pas! ne battez jamais votre femme!_ est la formule qui se 
répète à satiété dans ces scènes. On désarme le mari, on le 
force à pardonner, à embrasser sa femme, et bientôt il affecte 
de l'aimer plus que jamais. Il s'en va bras dessus, bras 
dessous avec elle, en chantant et en dansant, jusqu'à ce qu'un 
nouvel accès d'ivresse le fasse rouler par terre: et alors 
recommencent les lamentations de la femme, son découragement, 
ses égarements simulés, la jalousie du mari, l'intervention 
des voisins, et le raccommodement. Il y a dans tout cela un 
enseignement naïf, grossier même, qui sent fort son origine 
moyen âge, mais qui fait toujours impression, sinon sur les 
mariés, trop amoureux ou trop raisonnables aujourd'hui pour en 
avoir besoin, du moins sur les enfants et les adolescents. Le 
païen effraie et dégoûte tellement les jeunes filles, en 
courant après elles et en feignant de vouloir les embrasser, 
qu'elles fuient avec une émotion qui n'a rien de joué. Sa face 
barbouillée et son grand bâton (inoffensif pourtant) font 
jeter les hauts cris aux marmots. C'est de la comédie de mœurs 
à l'état le plus élémentaire, mais aussi le plus frappant.

Quand cette farce est bien mise en train, on se dispose à 
aller chercher le chou. On apporte une civière sur laquelle on 
place le païen armé d'une bêche, d'une corde et d'une grande 
corbeille. Quatre hommes vigoureux l'enlèvent sur leurs 
épaules. Sa femme le suit à pied, les _anciens_ viennent en 
groupe après lui d'un air grave et pensif; puis la noce marche 
par couples au pas réglé par la musique. Les coups de pistolet 
recommencent, les chiens hurlent plus que jamais à la vue du 
païen immonde, ainsi porté en triomphe. Les enfants 
l'encensent dérisoirement avec des sabots au bout d'une 
ficelle.

Mais pourquoi cette ovation à un personnage si repoussant? On 
marche à la conquête du chou sacré, emblème de la fécondité 
matrimoniale, et c'est cet ivrogne abruti qui, seul, peut 
porter la main sur la plante symbolique. Sans doute il y a là 
un mystère antérieur au christianisme, et qui rappelle la fête 
des Saturnales, ou quelque bacchanale antique. Peut-être ce 
païen, qui est en même temps le jardinier par excellence, 
n'est-il rien moins que Priape en personne, le dieu des 
jardins et de la débauche, divinité qui dut être pourtant 
chaste et sérieuse dans son origine, comme le mystère de la 
reproduction, mais que la licence des mœurs et l'égarement des 
idées ont dégradée insensiblement. 

Quoi qu'il en soit, la marche triomphale arrive au logis de la 
mariée et s'introduit dans son jardin. Là on choisit le plus 
beau chou, ce qui ne se fait pas vite, car les anciens 
tiennent conseil et discutent à perte de vue, chacun plaidant 
pour le chou qui lui paraît le plus convenable. On va aux 
voix, et quand le choix est fixé, le _jardinier_ attache sa 
corde autour de la tige, et s'éloigne autant que le permet 
l'étendue du jardin. La jardinière veille à ce que, dans sa 
chute, le légume sacré ne soit point endommagé. Les _Plaisants_ 
de la noce, le chanvreur, le fossoyeur le charpentier ou le 
sabotier (tous ceux enfin qui ne travaillent pas la terre, et 
qui, passant leur vie chez les autres, sont réputés avoir, et 
ont réellement plus d'esprit et de babil que les simples 
ouvriers agriculteurs), se rangent autour du chou. L'un ouvre 
une tranchée à la bêche, si profonde qu'on dirait qu'il s'agit 
d'abattre un chêne. L'autre met sur son nez une _drogue_ en bois 
ou en carton qui simule une paire de lunettes: il fait 
l'office d'_ingénieur_ s'approche, s'éloigne, lève un plan, 
lorgne les travailleurs, tire des lignes, fait le pédant, 
s'écrie qu'on va tout gâter, fait abandonner et reprendre le 
travail selon sa fantaisie, et le plus longuement, le plus 
ridiculement possible dirige la besogne. Ceci est-il une 
addition au formulaire antique de la cérémonie, en moquerie 
des théoriciens en général que le paysan coutumier méprise 
souverainement, ou en haine des arpenteurs qui règlent le 
cadastre et répartissent l'impôt, ou enfin des employés aux 
ponts et chaussées qui convertissent des communaux en routes, 
et font supprimer de vieux abus chers au paysan? Tant il y a 
que ce personnage de la comédie s'appelle le _géomètre_, et 
qu'il fait son possible pour se rendre insupportable à ceux 
qui tiennent la pioche et la pelle.

Enfin, après un quart d'heure de difficultés et de momeries, 
pour ne pas couper les racines du chou et le déplanter sans 
dommage, tandis que des pelletées de terre sont lancées au nez 
des assistants (tant pis pour qui ne se range pas assez vite; 
fût-il évêque ou prince, il faut qu'il reçoive le baptême de 
la terre), le _païen_ tire la corde, la païenne tend son 
tablier, et le chou tombe majestueusement aux _vivat_ des 
spectateurs. Alors on apporte la corbeille, et le couple païen 
y plante le chou avec toutes sortes de soins et de 
précautions. On l'entoure de terre fraîche, on le soutient 
avec des baguettes et des liens, comme font les bouquetières 
des villes pour leurs splendides camélias en pot; on pique des 
pommes rouges au bout des baguettes, des branches de thym, de 
sauge et de laurier tout autour; on chamarre le tout de rubans 
et de banderoles; on recharge le trophée sur la civière avec 
le païen, qui doit le maintenir en équilibre et le préserver 
d'accident, et enfin on sort du jardin en bon ordre et au pas 
de marche.

Mais là quand il s'agit de franchir la porte, de même lorsque 
ensuite il s'agit d'entrer dans la cour de la maison du marié, 
un obstacle imaginaire si oppose au passage. Les porteurs du 
fardeau trébuchent, poussent de grandes exclamations, 
reculent, avancent encore, et, comme repoussés par une force 
invincible, feignent de succomber sous le poids. Pendant cela, 
les assistants crient, excitent et calment l'attelage humain. 
"Bellement, bellement, enfant! Là, là, courage! Prenez garde! 
patience! Baissez-vous. La porte est trop basse! Serrez-vous, 
elle est trop étroite! un peu à gauche; à droite à présent! 
allons, du cœur, vous y êtes!"

C'est ainsi que dans les années de récolte abondante, le char 
à bœufs, chargé outre mesure de fourrage ou de moissons, se 
trouve trop large ou trop haut pour entrer sous le porche de 
la grange. C'est ainsi qu'on crie après les robustes animaux 
pour les retenir ou les exciter; c'est ainsi qu'avec de 
l'adresse et de vigoureux efforts on fait passer la montagne 
des richesses, sans l'écrouler, sous l'arc de triomphe 
rustique. C'est surtout le dernier charroi, appelé la 
_gerbaude_, qui demande ces précautions, car c'est aussi une 
fête champêtre, et la dernière gerbe enlevée au dernier sillon 
est placée au sommet du char, ornée de rubans et de fleurs, de 
même que le front des bœufs et l'aiguillon du bouvier Ainsi, 
l'entrée triomphale et pénible du chou dans la maison est un 
simulacre de la prospérité et de la fécondité qu'il 
représente.

Arrivé dans la cour du marié, le chou est enlevé et porté au 
plus haut de la maison ou de la grange. S'il est une cheminée, 
un pignon, un pigeonnier plus élevé que les autres faîtes, il 
faut, à tout risque, porter ce fardeau au point culminant de 
l'habitation. Le païen l'accompagne jusque-là, le fixe, et 
l'arrose d'un grand broc de vin, tandis qu'une salve de coups 
de pistolet et les contorsions joyeuses de la païenne 
signalent son inauguration.

La même cérémonie recommence immédiatement. On va déterrer un 
autre chou dans le jardin du marié pour le porter avec les 
mêmes formalités sur le toit que sa femme vient d'abandonner 
pour le suivre. Ces trophées restent là jusqu'à ce que le vent 
et la pluie détruisent les corbeilles et emportent le chou. 
Mais ils y vivent assez longtemps pour donner quelque chance 
de succès à la prédiction que font les anciens et les matrones 
en le saluant: "Beau chou, disent-ils, vis et fleuris, afin 
que notre jeune mariée ait un beau petit enfant avant la fin 
de l'année; car si tu mourais trop vite ce serait signe de 
stérilité, et tu serais là-haut sur sa maison comme un mauvais 
présage."

La journée est déjà avancée quand toutes ces choses sont 
accomplies. Il ne reste plus qu'à faire la conduite aux 
parrains et marraines des conjoints. Quand ces parents 
putatifs demeurent au loin, on les accompagne avec la musique 
et toute la noce jusqu'aux limites de la paroisse. Là, on 
danse encore sur le chemin et on les embrasse en se séparant 
d'eux. Le païen et sa femme sont alors débarbouillés et 
rhabillés proprement, quand la fatigue de leur rôle ne les a 
pas forcés à aller faire un somme.

On dansait, on chantait et on mangeait encore à la métairie de 
Belair, ce troisième jour de noce, à minuit, lors du mariage 
de Germain. Les anciens, attablés, ne pouvaient s'en aller, et 
pour cause. Ils ne retrouvèrent leurs jambes et leurs esprits 
que le lendemain au petit jour. Alors, tandis que ceux-là 
regagnaient leurs demeures, silencieux et trébuchants, 
Germain, fier et dispos, sortit pour aller lier ses bœufs, 
laissant sommeiller sa jeune compagne jusqu'au lever du 
soleil. L'alouette, qui chantait en montant vers les cieux, 
lui semblait être la voix de son cœur rendant grâce à la 
Providence. Le givre, qui brillait aux buissons décharnés, lui 
semblait la blancheur des fleurs d'avril précédant 
l'apparition des feuilles. Tout était riant et serein pour lui 
dans la nature. Le petit Pierre avait tant ri et tant sauté la 
veille, qu'il ne vint pas l'aider à conduire ses bœufs; mais 
Germain était content d'être seul. Il se mit à genoux dans le 
sillon qu'il allait refendre, et fit la prière du matin avec 
une effusion si grande que deux larmes coulèrent sur ses joues 
encore humides de sueur 

On entendait au loin les chants des jeunes garçons des 
paroisses voisines, qui partaient pour retourner chez eux, et 
qui redisaient d'une voix un peu enrouée les refrains joyeux 
de la veille.
                
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