George Sand

La Mare au Diable
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George Sand (née Amandine Aurore Lucile Dupin puis baronne 
Dudevant dite George Sand) (1804-1876), La mare au diable 
(1846), édition de 1929


Produit par Daniel Fromont


La Mare 

Au Diable


Par


George Sand


Calmann-Lévy

Editeurs

3, rue Auber

Paris

1929


 

NOTICE


Quand j'ai commencé, par la _Mare au Diable_, une série de 
romans champêtres, que je me proposais de réunir sous le titre 
de _Veillées du Chanvreur_, je n'ai eu aucun système, aucune 
prétention révolutionnaire en littérature. Personne ne fait 
une révolution à soi tout seul, et il en est, surtout dans les 
arts, que l'humanité accomplit sans trop savoir comment, parce 
que c'est tout le monde qui s'en charge. Mais ceci n'est pas 
applicable au roman de mœurs rustiques: il a existé de tout 
temps et sous toutes les formes, tantôt pompeuses, tantôt 
maniérées, tantôt naïves. Je l'ai dit, et dois le répéter ici, 
le rêve de la vie champêtre a été de tout temps l'idéal des 
villes et même celui des cours. Je n'ai rien fait de neuf en 
suivant la pente qui ramène l'homme civilisé aux charmes de la 
vie primitive. Je n'ai voulu ni faire une nouvelle langue, ni 
me chercher une nouvelle manière. On me l'a cependant affirmé 
dans bon nombre de feuilletons, mais je sais mieux que 
personne à quoi m'en tenir sur mes propres desseins, et je 
m'étonne toujours que la critique en cherche si long, quand 
l'idée la plus simple, la circonstance la plus vulgaire, sont 
les seules inspirations auxquelles les productions de l'art 
doivent l'être. Pour _la Mare au Diable_ en particulier, le fait 
que j'ai rapporté dans l'avant-propos, une gravure d'Holbein, 
qui m'avait frappé, une scène réelle que j'eus sous les yeux 
dans le même moment, au temps des semailles, voilà tout ce qui 
m'a poussé à écrire cette histoire modeste, placée au milieu 
des humbles paysages que je parcourais chaque jour. Si on me 
demande ce que j'ai voulu faire, je répondrai que j'ai voulu 
faire une chose très touchante et très simple, et que je n'ai 
pas réussi à mon gré. J'ai bien vu, j'ai bien senti le beau 
dans le simple, mais voir et peindre sont deux! Tout ce que 
l'artiste peut espérer de mieux, c'est d'engager ceux qui ont 
des yeux à regarder aussi. Voyez donc la simplicité, vous 
autres, voyez le ciel et les champs, et les arbres, et les 
paysans surtout dans ce qu'ils ont de bon et de vrai: vous les 
verrez un peu dans mon livre, vous les verrez beaucoup mieux 
dans la nature.


GEORGE SAND.


Nohant, 12 avril 1851.


TABLE


NOTICE 


I. L'auteur au lecteur 

II. Le labour

III. Le père Maurice 

IV Germain le fin laboureur 

V. La Guillette

VI. Petit-Pierre 

VII. Dans la lande

VIII. Sous [es grands chênes

IX. La prière du soir 

X. Malgré le froid 

XI. À la belle étoile 

XII. La lionne du village

XIII. Le maître

XIV La vieille 

XV. Le retour à la ferme 

XVI. La mère Maurice

XVII. La petite Marie


APPENDICE 


I. Les noces de campagne 

II. Les livrées

III. Le mariage

IV. Le chou 


 

LA

MARE AU DIABLE


 

1


L'AUTEUR AU LECTEUR


A la sueur de ton visaige

Tu gagnerois ta pauvre vie,

Après long travail et usaige, 

Voicy la _mort_ qui te convie.


Le quatrain en vieux français, placé au-dessous d'une 
composition d'Holbein, est d'une tristesse profonde dans sa 
naïveté. La gravure représente un laboureur conduisant sa 
charrue au milieu d'un champ. Une vaste campagne s'étend au 
loin, on y voit de pauvres cabanes; le soleil se couche 
derrière la colline. C'est la fin d'une rude journée de 
travail. Le paysan est vieux, trapu, couvert de haillons. 
L'attelage de quatre chevaux qu'il pousse en avant est maigre, 
exténué; le soc s'enfonce dans un fonds raboteux et rebelle. 
Un seul être est allègre et ingambe dans cette scène de _sueur 
et usaige_. C'est un personnage fantastique, un squelette armé 
d'un fouet, qui court dans le sillon à côté des chevaux 
effrayés et les frappe, servant de valet de charrue au vieux 
laboureur. C'est la mort, ce spectre qu'Holbein a introduit 
allégoriquement dans la succession de sujets philosophiques et 
religieux, à la fois lugubres et bouffons, intitulée les 
_Simulachres de la mort_.

Dans cette collection, ou plutôt dans cette vaste composition 
où la mort, jouant son rôle à toutes les pages, est le lien et 
la pensée dominante, Holbein a fait comparaître les 
souverains, les pontifes, les amants, les joueurs, les 
ivrognes, les nonnes, les courtisanes, les brigands, les 
pauvres, les guerriers, les moines, les juifs, les voyageurs, 
tout le monde de son temps et du nôtre; et partout le spectre 
de la mort raille, menace et triomphe. D'un seul tableau elle 
est absente. C'est celui où le pauvre Lazare, couché sur un 
fumier à la porte du riche, déclare qu'il ne la craint pas, 
sans doute parce qu'il n'a rien à perdre et que sa vie est une 
mort anticipée.

Cette pensée stoïcienne du christianisme demi-païen de la 
Renaissance est-elle bien consolante, et les âmes religieuses 
y trouvent-elles leur compte? L'ambitieux, le fourbe, le 
tyran, le débauché, tous ces pécheurs superbes qui abusent de 
la vie, et que la mort tient par les cheveux, vont être punis, 
sans doute; mais l'aveugle, le mendiant, le fou, le pauvre 
paysan, sont-ils dédommagés de leur longue misère par la seule 
réflexion que la mort n'est pas un mal pour eux? Non! Une 
tristesse implacable, une effroyable fatalité pèse sur l'œuvre 
de l'artiste. Cela ressemble à une malédiction amère lancée 
sur le sort de l'humanité.

C'est bien là la satire douloureuse, la peinture vraie de la 
société qu'Holbein avait sous les yeux. Crime et malheur, 
voilà ce qui le frappait; mais nous, artistes d'un autre 
siècle, que peindrons-nous? Chercherons-nous dans la pensée de 
la mort la rémunération de l'humanité présente? l'invoquerons-
nous comme le châtiment de l'injustice et le dédommagement de 
la souffrance?

Non, nous n'avons plus affaire à la mort, mais à la vie. Nous 
ne croyons plus ni au néant de la tombe, ni au salut acheté 
par un renoncement forcé; nous voulons que la vie soit bonne, 
parce que nous voulons qu'elle soit féconde. Il faut que 
Lazare quitte son fumier, afin que le pauvre ne se réjouisse 
plus de la mort du riche. Il faut que tous soient heureux, 
afin que le bonheur de quelques-uns ne soit pas criminel et 
maudit de Dieu. Il faut que le laboureur, en semant son blé, 
sache qu'il travaille à l'œuvre de vie, et non qu'il se 
réjouisse de ce que la mort marche à ses côtés. Il faut enfin 
que la mort ne soit plus ni le châtiment de la prospérité, ni 
la consolation de la détresse. Dieu ne l'a destinée ni à 
punir, ni à dédommager de la vie; car il a béni la vie, et la 
tombe ne doit pas être un refuge où il soit permis d'envoyer 
ceux qu'on ne veut pas rendre heureux.

Certains artistes de notre temps, jetant un regard sérieux sur 
ce qui les entoure, s'attachent à peindre la douleur, 
l'abjection de la misère, le fumier de Lazare. Ceci peut être 
du domaine de l'art et de la philosophie; mais en peignant la 
misère si laide, si avilie, parfois si vicieuse et si 
criminelle, leur but est-il atteint, et l'effet en est-il 
salutaire, comme ils le voudraient? Nous n'osons pas nous 
prononcer là-dessus. On peut nous dire qu'en montrant ce 
gouffre creusé sous le sol fragile de l'opulence, ils 
effraient le mauvais riche, comme, au temps de la danse 
macabre, on lui montrait sa fosse béante et la mort prête à 
l'enlacer dans ses bras immondes. Aujourd'hui on lui montre le 
bandit crochetant sa porte et l'assassin guettant son sommeil. 
Nous confessons que nous ne comprenons pas trop comment on le 
réconciliera avec l'humanité qu'il méprise, comment on le 
rendra sensible aux douleurs du pauvre qu'il redoute, en lui 
montrant ce pauvre sous la fourre du forçat évadé et du rôdeur 
de nuit. L'affreuse mort, grinçant des dents et jouant du 
violon dans les images d'Holbein et de ses devanciers, n'a pas 
trouvé moyen, sous cet aspect, de convertir les pervers et de 
consoler les victimes. Est-ce que notre littérature ne 
procéderait pas un peu en ceci comme les artistes du moyen âge 
et de la Renaissance?

Les buveurs d'Holbein remplissent leurs coupes avec une sorte 
de fureur pour écarter l'idée de la mort, qui, invisible pour 
eux, leur sert d'échanson. Les mauvais riches d'aujourd'hui 
demandent des fortifications et des canons pour écarter l'idée 
d'une jacquerie, que l'art leur montre travaillant dans 
l'ombre, en détail, en attendant le moment de fondre sur 
l'état social. L'Eglise du moyen âge répondait aux terreurs 
des puissants de la terre par la vente des indulgences. Le 
gouvernement d'aujourd'hui calme l'inquiétude des riches en 
leur faisant payer beaucoup de gendarmes et de geôliers, de 
baïonnettes et de prisons.

Albert Dürer, Michel-Ange, Holbein, Callot, Goya, ont fait de 
puissantes satires des maux de leur siècle et de leur pays. Ce 
sont des œuvres immortelles, des pages historiques d'une 
valeur incontestable; nous ne voulons donc pas dénier aux 
artistes le droit de sonder les plaies de la société et de les 
mettre à nu sous nos yeux; mais n'y a-t-il pas autre chose à 
faire maintenant que la peinture d'épouvante et de menace? 
Dans cette littérature de mystères d'iniquité, que le talent 
et l'imagination ont mise à la mode, nous aimons mieux les 
figures douces et suaves que les scélérats à effet dramatique. 
Celles-là peuvent entreprendre et amener des conversions; les 
autres font peur, et la peur ne guérit pas l'égoïsme, elle 
l'augmente.

Nous croyons que la mission de l'art est une mission de 
sentiment et d'amour, que le roman d'aujourd'hui devrait 
remplacer la parabole et l'apologue des temps naïfs, et que 
l'artiste a une tâche plus large et plus poétique que celle de 
proposer quelques mesures de prudence et de conciliation pour 
atténuer l'effroi qu'inspirent ses peintures. Son but devrait 
être de faire aimer les objets de sa sollicitude, et, au 
besoin, je ne lui ferais pas un reproche de les embellir un 
peu. L'art n'est pas une étude de la réalité positive; c'est 
une recherche de la vérité idéale, et le _Vicaire de Wakefield_ 
fut un livre plus utile et plus sain à l'âme que le _Paysan 
perverti_ et les _Liaisons dangereuses_.

Lecteurs, pardonnez-moi ces réflexions, et veuillez les 
accepter en manière de préface. Il n'y en aura point dans 
l'historiette que je vais vous raconter, et elle sera si 
courte et si simple que j'avais besoin de m'en excuser 
d'avance, en vous disant ce que je pense des histoires 
terribles.

C'est à propos d'un laboureur que je me suis laissé entraîner 
à cette digression. C'est l'histoire d'un laboureur 
précisément que j'avais l'intention de vous dire et que je 
vous dirai tout à l'heure.


II


LE LABOUR


Je venais de regarder longtemps et avec une profonde 
mélancolie le laboureur d'Holbein, et je me promenais dans la 
campagne, rêvant à la vie des champs et à la destinée du 
cultivateur. Sans doute il est lugubre de consumer ses forces 
et ses jours à fendre le sein de cette terre jalouse, qui se 
fait arracher les trésors de sa fécondité, lorsqu'un morceau 
de pain le plus noir et le plus grossier est, à la fin de la 
journée, l'unique récompense et l'unique profit attachés à un 
si dur labeur. Ces richesses qui couvrent le sol, ces 
moissons, ces fruits, ces bestiaux orgueilleux qui 
s'engraissent dans les longues herbes, sont la propriété de 
quelques-uns et les instruments de la fatigue et de 
l'esclavage du plus grand nombre. L'homme de loisir n'aime en 
général pour eux-mêmes, ni les champs, ni les prairies, ni le 
spectacle de la nature, ni les animaux superbes qui doivent se 
convertir en pièces d'or pour son usage. L'homme de loisir 
vient chercher un peu d'air et de santé dans le séjour de la 
campagne, puis il retourne dépenser dans les grandes villes le 
fruit du travail de ses vassaux.

De son côté, l'homme de travail est trop accablé, trop 
malheureux, et trop effrayé de l'avenir, pour jouir de la 
beauté des campagnes et des charmes de la vie rustique. Pour 
lui aussi les champs dorés, les belles prairies, les animaux 
superbes, représentent des sacs d'écus dont il n'aura qu'une 
faible part, insuffisante à ses besoins, et que pourtant, il 
faut remplir, chaque année, ces sacs maudits, pour satisfaire 
le maître et payer le droit de vivre parcimonieusement et 
misérablement sur son domaine.

Et pourtant, la nature est éternellement jeune, belle et 
généreuse. Elle verse la poésie et la beauté à tous les êtres, 
à toutes les plantes, qu'on laisse s'y développer à souhait. 
Elle possède le secret du bonheur, et nul n'a su le lui ravir. 
Le plus heureux des hommes serait celui qui, possédant la 
science de son labeur, et travaillant de ses mains, puisant le 
bien-être et la liberté dans l'exercice de sa force 
intelligente, aurait le temps de vivre par le cœur et par le 
cerveau, de comprendre son œuvre et d'aimer celle de Dieu. 
L'artiste a des jouissances de ce genre, dans la contemplation 
et la reproduction des beautés de la nature; mais, en voyant 
la douleur des hommes qui peuplent ce paradis de la terre, 
l'artiste au cœur droit et humain est troublé au milieu de sa 
jouissance. Le bonheur serait là où l'esprit, le cœur et les 
bras, travaillant de concert sous l'œil de la Providence, une 
sainte harmonie existerait entre la munificence de Dieu et les 
ravissements de l'âme humaine. C'est alors qu'au lieu de la 
piteuse et affreuse mort, marchant dans son sillon, le fouet à 
la main, le peintre d'allégories pourrait placer à ses côtés 
un ange radieux, semant à pleines mains le blé béni sur le 
sillon fumant.

Et le rêve d'une existence douce, libre, poétique, laborieuse 
et simple pour l'homme des champs, n'est pas si difficile à 
concevoir qu'on doive le reléguer parmi les chimères. Le mot 
triste et doux de Virgile: "O heureux l'homme des champs, s'il 
connaissait son bonheur!" est un regret; mais, comme tous les 
regrets, c'est aussi une prédiction. Un jour viendra où le 
laboureur pourra être aussi un artiste, sinon pour exprimer 
(ce qui importera assez peu alors), du moins pour sentir le 
beau. Croit-on que cette mystérieuse intuition de la poésie ne 
soit pas en lui déjà à l'état d'instinct et de vague rêverie? 
Chez ceux qu'un peu d'aisance protège dès aujourd'hui, et chez 
qui l'excès du malheur n'étouffe pas tout développement moral 
et intellectuel, le bonheur pur, senti et apprécié, est à 
l'état élémentaire; et, d'ailleurs, si du sein de la douleur 
et de la fatigue, des voix de poètes se sont déjà élevées, 
pourquoi dirait-on que le travail des bras est exclusif des 
fonctions de l'âme? Sans doute cette exclusion est le résultat 
général d'un travail excessif et d'une misère profonde; mais 
qu'on ne dise pas que quand l'homme travaillera modérément et 
utilement il n'y aura plus que de mauvais ouvriers et de 
mauvais poètes. Celui qui puise de nobles jouissances dans le 
sentiment de la poésie est un vrai poète, n'eût-il pas fait un 
vers dans toute sa vie.

Mes pensées avaient pris ce cours, et je ne m'apercevais pas 
que cette confiance dans l'éducatibilité de l'homme était 
fortifiée en moi par les influences extérieures. Je marchais 
sur la lisière d'un champ que des paysans étaient en train de 
préparer pour la semaille prochaine. L'arène était vaste comme 
celle du tableau d'Holbein. Le paysage était vaste aussi et 
encadrait de grandes lignes de verdure, un peu rougie aux 
approches de l'automne, ce large terrain d'un brun vigoureux 
où des pluies récentes avaient laissé, dans quelques sillons, 
des lignes d'eau que le soleil faisait briller comme de minces 
filets d'argent. La journée était claire et tiède, et la 
terre, fraîchement ouverte par le tranchant des charrues, 
exhalait une vapeur légère. Dans le haut du champ un 
vieillard, dont le dos large et la figure sévère rappelaient 
celui d'Holbein, mais dont les vêtements n'annonçaient pas la 
misère, poussait gravement son areau de forme antique, traîné 
par deux bœufs tranquilles, à la robe d'un jaune pâle, 
véritables patriarches de la prairie, hauts de taille, un peu 
maigres, les cornes longues et rabattues, de ces vieux 
travailleurs qu'une longue habitude a rendus _frères_, comme on 
les appelle dans nos campagnes, et qui, privés l'un de 
l'autre, se refusent au travail avec un nouveau compagnon et 
se laissent mourir de chagrin. Les gens qui ne connaissent pas 
la campagne taxent de fable l'amitié du bœuf pour son camarade 
d'attelage. Qu'ils viennent voir au fond de l'étable un pauvre 
animal maigre, exténué, battant de sa queue inquiète ses 
flancs décharnés, soufflant avec effroi et dédain sur la 
nourriture qu'on lui présente, les yeux toujours tournés vers 
la porte, en grattant du pied la place vide à ses côtés, 
flairant les jougs et les chaînes que son compagnon a portés, 
et l'appelant sans cesse avec de déplorables mugissements. Le 
bouvier dira: "C'est une paire de bœufs perdue; son frère est 
mort, et celui-là ne travaillera plus. Il faudrait pouvoir 
l'engraisser pour l'abattre; mais il ne veut pas manger, et 
bientôt il sera mort de faim."

Le vieux laboureur travaillait lentement, en silence, sans 
efforts inutiles. Son docile attelage ne se pressait pas plus 
que lui; mais grâce à la continuité d'un labeur sans 
distraction et d'une dépense de forces éprouvées et soutenues, 
son sillon était aussi vite creusé que celui de son fils, qui 
menait, à quelque distance, quatre bœufs moins robustes, dans 
une veine de terres plus fortes et plus pierreuses.

Mais ce qui attira ensuite mon attention était véritablement 
un beau spectacle, un noble sujet pour un peintre. A l'autre 
extrémité de la plaine labourable, un jeune homme de bonne 
mine conduisait un attelage magnifique: quatre paires de 
jeunes animaux à robe sombre mêlée de noir fauve à reflets de 
feu, avec ces têtes courtes et frisées qui sentent encore le 
taureau sauvage, ces gros yeux farouches, ces mouvements 
brusques, ce travail nerveux et saccadé qui s'irrite encore du 
joug et de l'aiguillon et n'obéit qu'en frémissant de colère à 
la domination nouvellement imposée. C'est ce qu'on appelle des 
bœufs _fraîchement liés_. L'homme qui les gouvernait avait à 
défricher un coin naguère abandonné au pâturage et rempli de 
souches séculaires, travail d'athlète auquel suffisaient à 
peine son énergie, sa jeunesse et ses huit animaux quasi 
indomptés.

Un enfant de six à sept ans, beau comme un ange, et les 
épaules couvertes, sur sa blouse, d'une peau d'agneau qui le 
faisait ressembler au petit saint Jean-Baptiste des peintres 
de la Renaissance, marchait dans le sillon parallèle à la 
charrue et piquait le flanc des bœufs avec une gaule longue et 
légère, armée d'un aiguillon peu acéré. Les fiers animaux 
frémissaient sous la petite main de l'enfant, et faisaient 
grincer les jougs et les courroies liés à leur front, en 
imprimant au timon de violentes secousses. Lorsqu'une racine 
arrêtait le soc, le laboureur criait d'une voix puissante, 
appelant chaque bête par son nom, mais plutôt pour calmer que 
pour exciter; car les bœufs, irrités par cette brusque 
résistance, bondissaient, creusaient la terre de leurs larges 
pieds fourchus, et se seraient jetés de côté emportant l'areau 
à travers champs, si, de la voix et de l'aiguillon, le jeune 
homme n'eût maintenu les quatre premiers, tandis que l'enfant 
gouvernait les quatre autres. Il criait aussi, le pauvret, 
d'une voix qu'il voulait rendre terrible et qui restait douce 
comme sa figure angélique. Tout cela était beau de force ou de 
grâce: le paysage, l'homme, l'enfant, les taureaux sous le 
joug; et, malgré cette lutte puissante, où la terre était 
vaincue, il y avait un sentiment de douceur et de calme 
profond qui planait sur toutes choses. Quand l'obstacle était 
surmonté et que l'attelage reprenait sa marche égale et 
solennelle, le laboureur, dont la feinte violence n'était 
qu'un exercice de vigueur et une dépense d'activité, reprenait 
tout à coup la sérénité des âmes simples et jetait un regard 
de contentement paternel sur son enfant, qui se retournait 
pour lui sourire. Puis la voix mâle de ce jeune père de 
famille entonnait le chant solennel et mélancolique que 
l'antique tradition du pays transmet, non à tous les 
laboureurs indistinctement, mais aux plus consommés dans l'art 
d'exciter et de soutenir l'ardeur des bœufs de travail. Ce 
chant, dont l'origine fut peut-être considérée comme sacrée, 
et auquel de mystérieuses influences ont dû être attribuées 
jadis, est réputé encore aujourd'hui posséder la vertu 
d'entretenir le courage de ces animaux, d'apaiser leurs 
mécontentements et de charmer l'ennui de leur longue besogne. 
Il ne suffit pas de savoir bien les conduire en traçant un 
sillon parfaitement rectiligne, de leur alléger la peine en 
soulevant ou enfonçant à point le fer dans la terre: on n'est 
point un parfait laboureur si on ne sait chanter aux bœufs, et 
c'est là une science à part qui exige un goût et des moyens 
particuliers.

Ce chant n'est, à vrai dire, qu'une sorte de récitatif 
interrompu et repris à volonté. Sa forme irrégulière et ses 
intonations fausses selon les règles de l'art musical le 
rendent intraduisible. Mais ce n'en est pas moins un beau 
chant, et tellement approprié à la nature du travail qu'il 
accompagne, à l'allure du bœuf, au calme des lieux agrestes, à 
la simplicité des hommes qui le disent, qu'aucun génie 
étranger au travail de la terre ne l'eût inventé, et qu'aucun 
chanteur autre qu'un _fin laboureur_ de cette contrée ne saurait 
le redire. Aux époques de l'année où il n'y a pas d'autre 
travail et d'autre mouvement dans la campagne que celui du 
labourage, ce chant si doux et si puissant monte comme une 
voix de la brise, à laquelle sa tonalité particulière donne 
une certaine ressemblance. La note finale de chaque phrase, 
tenue et tremblée avec une longueur et une puissance d'haleine 
incroyable, monte d'un quart de ton en faussant 
systématiquement. Cela est sauvage, mais le charme en est 
indicible, et quand on s'est habitué à l'entendre, on ne 
conçoit pas qu'un autre chant pût s'élever à ces heures et 
dans ces lieux-là, sans en déranger l'harmonie.

Il se trouvait donc que j'avais sous les yeux un tableau qui 
contrastait avec celui d'Holbein, quoique ce fût une scène 
pareille. Au lieu d'un triste vieillard, un homme jeune et 
dispos; au lieu d'un attelage de chevaux efflanqués et 
harassés, un double quadrige de bœufs robustes et ardents; au 
lieu de la mort, un bel enfant; au lieu d'une image de 
désespoir et d'une idée de destruction, un spectacle d'énergie 
et une pensée de bonheur. 

C'est alors que le quatrain français:


A la sueur de ton visaige, etc.


et le _O fortunatos... agricolas_ de Virgile me revinrent 
ensemble à l'esprit, et qu'en voyant ce couple si beau, 
l'homme et l'enfant, accomplir dans des conditions si 
poétiques, et avec tant de grâce unie à la force, un travail 
plein de grandeur et de solennité, je sentis une pitié 
profonde mêlée à un regret involontaire. Heureux le laboureur! 
oui, sans doute, je le serais à sa place, si mon bras, devenu 
tout d'un coup robuste, et ma poitrine devenue puissante, 
pouvaient ainsi féconder et chanter la nature, sans que mes 
yeux cessassent de voir et mon cerveau de comprendre 
l'harmonie des couleurs et des sons, la finesse des tons et la 
grâce des contours, en un mot la beauté mystérieuse des 
choses! et surtout sans que mon cœur cessât d'être en relation 
avec le sentiment divin qui a présidé à la création immortelle 
et sublime.

Mais, hélas! cet homme n'a jamais compris le mystère du beau, 
cet enfant ne le comprendra jamais!... Dieu me préserve de 
croire qu'ils ne soient pas supérieurs aux animaux qu'ils 
dominent, et qu'ils n'aient pas par instants une sorte de 
révélation extatique qui charme leur fatigue et endort leurs 
soucis! Je vois sur leurs nobles fronts le sceau du Seigneur, 
car ils sont nés rois de la terre bien mieux que ceux qui la 
possèdent pour l'avoir payée. Et la preuve qu'ils le sentent, 
c'est qu'on ne les dépayserait pas impunément, c'est qu'ils 
aiment ce sol arrosé de leurs sueurs, c'est que le vrai paysan 
meurt de nostalgie sous le harnais du soldat, loin du champ 
qui l'a vu naître. Mais il manque à cet homme une partie des 
jouissances que je possède, jouissances immatérielles qui lui 
seraient bien dues, à lui, l'ouvrier du vaste temple que le 
ciel est assez vaste pour embrasser. Il lui manque la 
connaissance de son sentiment. Ceux qui l'ont condamné à la 
servitude dès le ventre de sa mère, ne pouvant lui ôter la 
rêverie, lui ont ôté la réflexion.

Eh bien! tel qu'il est, incomplet et condamné à une éternelle 
enfance, il est encore plus beau que celui chez qui la science 
a étouffé le sentiment. Ne vous élevez pas au-dessus de lui, 
vous autres qui vous croyez investis du droit légitime et 
imprescriptible de lui commander, car cette erreur effroyable 
où vous êtes prouve que votre esprit a tué votre cœur, et que 
vous êtes les plus incomplets et les plus aveugles des 
hommes!... J'aime encore mieux cette simplicité de son âme que 
les fausses lumières de la vôtre; et si j'avais à raconter sa 
vie, j'aurais plus de plaisir à en faire ressortir les côtés 
doux et touchants, que vous n'avez de mérite à peindre 
l'abjection où les rigueurs et les mépris de vos préceptes 
sociaux peuvent le précipiter. 

Je connaissais ce jeune homme et ce bel enfant, je savais leur 
histoire, car ils avaient une histoire, tout le monde a la 
sienne, et chacun pourrait intéresser au roman de sa propre 
vie, s'il l'avait compris... Quoique paysan et simple 
laboureur, Germain s'était rendu compte de ses devoirs et de 
ses affections. Il me les avait racontés naïvement, 
clairement, et je l'avais écouté avec intérêt. Quand je l'eus 
regardé labourer assez longtemps, je me demandai pourquoi son 
histoire ne serait pas écrite, quoique ce fût une histoire 
aussi simple, aussi droite et aussi peu ornée que le sillon 
qu'il traçait avec sa charrue.

L'année prochaine, ce sillon sera comblé et couvert par un 
sillon nouveau. Ainsi s'imprime et disparaît la trace de la 
plupart des hommes dans le champ de l'humanité. Un peu de 
terre l'efface, et les sillons que nous avons creusés se 
succèdent les uns aux autres comme les tombes dans le 
cimetière. Le sillon du laboureur ne vaut-il pas celui de 
l'oisif, qui a pourtant un nom, un nom qui restera, si, par 
une singularité ou une absurdité quelconque, il fait un peu de 
bruit dans le monde?...

Eh bien! arrachons, s'il se peut, au néant de l'oubli, le 
sillon de Germain, le _fin laboureur_. Il n'en saura rien et ne 
s'en inquiétera guère; mais j'aurai eu quelque plaisir à le 
tenter.


III


LE PERE MAURICE


Germain, lui dit un jour son beau-père, il faut pourtant te 
décider à reprendre femme. Voilà bientôt deux ans que tu es 
veuf de ma fille, et ton aîné a sept ans. Tu approches de la 
trentaine, mon garçon, et tu sais que, passé cet âge-là, dans 
nos pays, un homme est réputé trop vieux pour rentrer en 
ménage. Tu as trois beaux enfants, et jusqu'ici ils ne nous 
ont point embarrassés. Ma femme et ma bru les ont soignés de 
leur mieux, et les ont aimés comme elles le devaient. Voilà 
Petit-Pierre quasi élevé; il pique déjà les bœufs assez 
gentiment; il est assez sage pour garder les bêtes au pré, et 
assez fort pour mener les chevaux à l'abreuvoir. Ce n'est donc 
pas celui-là qui nous gêne: mais les deux autres, que nous 
aimons pourtant, Dieu le sait, les pauvres innocents nous 
donnent cette année beaucoup de souci. Ma bru est près 
d'accoucher, et elle en a encore un tout petit sur les bras. 
Quand celui que nous attendons sera venu, elle ne pourra plus 
s'occuper de ta petite Solange et surtout de ton Sylvain, qui 
n'a pas quatre ans et qui ne se tient guère en repos ni le 
jour ni la nuit. C'est un sang vif comme toi: ça fera un bon 
ouvrier, mais ça fait un terrible enfant, et ma vieille ne 
court plus assez vite pour le rattraper quand il se sauve du 
côté de la fosse, ou quand il se jette sous les pieds des 
bêtes. Et puis, avec cet autre que ma bru va mettre au monde, 
son avant-dernier va retomber pendant un an au moins sur les 
bras de ma femme. Donc tes enfants nous inquiètent et nous 
surchargent. Nous n'aimons pas à voir des enfants mal soignés; 
et quand on pense aux accidents qui peuvent leur arriver, 
faute de surveillance, on n'a pas la tête en repos. Il te faut 
donc une autre femme et à moi une autre bru. Songes-y, mon 
garçon. Je t'ai déjà averti plusieurs fois, le temps se passe, 
les années ne t'attendront point. Tu dois à tes enfants et à 
nous autres, qui voulons que tout aille bien dans la maison, 
de te marier au plus tôt.

— Eh bien, mon père, répondit le gendre, si vous le voulez 
absolument, il faudra donc vous contenter. Mais je ne veux pas 
vous cacher que cela me fera beaucoup de peine, et que je n'en 
ai guère plus d'envie que de me noyer. On sait qui on perd et 
on ne sait pas qui l'on trouve. J'avais une brave femme, une 
belle femme, douce, courageuse, bonne à ses père et mère, 
bonne à son mari, bonne à ses enfants, bonne au travail, aux 
champs comme à la maison, adroite à l'ouvrage, bonne à tout 
enfin; et quand vous me l'avez donnée, quand je l'ai prise, 
nous n'avions pas mis dans nos conditions que je viendrais à 
l'oublier si j'avais le malheur de la perdre.

— Ce que tu dis là est d'un bon cœur, Germain, reprit le père 
Maurice; je sais que tu as aimé ma fille, que tu l'as rendue 
heureuse, et que si tu avais pu contenter la mort en passant à 
sa place, Catherine serait en vie à l'heure qu'il est, et toi 
dans le cimetière. Elle méritait bien d'être aimée de toi à ce 
point-là, et si tu ne t'en consoles pas, nous ne nous en 
consolons pas non plus. Mais je ne te parle pas de l'oublier. 
Le bon Dieu a voulu qu'elle nous quittât, et nous ne passons 
pas un jour sans lui faire savoir par nos prières, nos 
pensées, nos paroles et nos actions, que nous respectons son 
souvenir et que nous sommes fâchés de son départ. Mais si elle 
pouvait te parler de l'autre monde et te donner à connaître sa 
volonté, elle te commanderait de chercher une mère pour ses 
petits orphelins. Il s'agit donc de rencontrer une femme qui 
soit digne de la remplacer. Ce ne sera pas bien aisé; mais ce 
n'est pas impossible; et quand nous te l'aurons trouvée, tu 
l'aimeras comme tu aimais ma fille, parce que tu es un honnête 
homme, et que tu lui sauras gré de nous rendre service et 
d'aimer tes enfants.

— C'est bien, père Maurice, dit Germain, je ferai votre 
volonté comme je l'ai toujours faite.

— C'est une justice à te rendre, mon fils, que tu as toujours 
écouté l'amitié et les bonnes raisons de ton chef de famille. 
Avisons donc ensemble au choix de ta nouvelle femme. D'abord 
je ne suis pas d'avis que tu prennes une jeunesse. Ce n'est 
pas ce qu'il te faut. La jeunesse est légère; et comme c'est 
un fardeau d'élever trois enfants, surtout quand ils sont d'un 
autre lit, il faut une bonne âme bien sage, bien douce et très 
portée au travail. Si ta femme n'a pas environ le même âge que 
toi, elle n'aura pas assez de raison pour accepter un pareil 
devoir. Elle te trouvera trop vieux et tes enfants trop 
jeunes. Elle se plaindra et tes enfants pâtiront.

— Voilà justement ce qui m'inquiète, dit Germain. Si ces 
pauvres petits venaient à être maltraités, haïs, battus?

— A Dieu ne plaise! reprit le vieillard. Mais les méchantes 
femmes sont plus rares dans notre pays que les bonnes, et il 
faudrait être fou pour ne pas mettre la main sur celle qui 
convient.

— C'est vrai, mon père: il y a de bonnes filles dans notre 
village. Il y a la Louise, la Sylvaine, la Claudie, la 
Marguerite... enfin, celle que vous voudrez.

— Doucement, doucement, mon garçon, toutes ces filles-là sont 
trop jeunes ou trop pauvres... ou trop jolies filles; car, 
enfin, il faut penser à cela aussi, mon fils. Une jolie femme 
n'est pas toujours aussi rangée qu'une autre.

— Vous voulez donc que j'en prenne une laide? dit Germain un 
peu inquiet.

— Non, point laide, car cette femme te donnera d'autres 
enfants, et il n'y a rien de si triste que d'avoir des enfants 
laids, chétifs et malsains. Mais une femme encore fraîche, 
d'une bonne santé et qui ne soit ni belle ni laide, ferait 
très bien ton affaire.

— Je vois bien, dit Germain en souriant un peu tristement, 
que, pour l'avoir telle que vous la voulez, il faudra la faire 
faire exprès: d'autant plus que vous ne la voulez point 
pauvre, et que les riches ne sont pas faciles à obtenir, 
surtout pour un veuf.

— Et si elle était veuve elle-même, Germain? là, une veuve 
sans enfants et avec un bon bien?

— Je n'en connais pas pour le moment dans notre paroisse.

— Ni moi non plus, mais il y en a ailleurs.

— Vous avez quelqu'un en vue, mon père; alors, dites-le tout 
de suite.


IV


GERMAIN LE FIN LABOUREUR


Oui, j'ai quelqu'un en vue, répondit le père Maurice. C'est 
une Léonard, veuve d'un Guérin, qui demeure à Fourche.

— Je ne connais ni la femme ni l'endroit, répondit Germain 
résigné, mais de plus en plus triste.

— Elle s'appelle Catherine, comme ta défunte.

— Catherine? Oui, ça me fera plaisir d'avoir à dire ce nom-là; 
Catherine! Et pourtant, si je ne peux pas l'aimer autant que 
l'autre, ça me fera encore plus de peine, ça me la rappellera 
plus souvent.

— Je te dis que tu l'aimeras: c'est un bon sujet, une femme de 
grand cœur; je ne l'ai pas vue depuis longtemps, elle n'était 
pas laide fille alors; mais elle n'est plus jeune, elle a 
trente-deux ans. Elle est d'une bonne famille, tous braves 
gens, et elle a bien pour huit ou dix mille francs de terres, 
qu'elle vendrait volontiers pour en acheter d'autres dans 
l'endroit où elle s'établirait; car elle songe aussi à se 
remarier, et je sais que, si ton caractère lui convenait, elle 
ne trouverait pas ta position mauvaise.

— Vous avez donc déjà arrangé tout cela?

— Oui, sauf votre avis à tous les deux; et c'est ce qu'il 
faudrait vous demander l'un à l'autre, en faisant 
connaissance. Le père de cette femme-là est un peu mon parent, 
et il a été beaucoup mon ami. Tu le connais bien, le père 
Léonard?

— Oui, je l'ai vu vous parler dans les foires, et, à la 
dernière, vous avez déjeuné ensemble; c'est donc de cela qu'il 
vous entretenait si longuement?

— Sans doute; il te regardait vendre tes bêtes et il trouvait 
que tu t'y prenais bien, que tu étais un garçon de bonne mine, 
que tu paraissais actif et entendu; et quand je lui eus dit 
tout ce que tu es et comme tu te conduis bien avec nous, 
depuis huit ans que nous vivons et travaillons ensemble, sans 
avoir jamais eu un mot de chagrin ou de colère, il s'est mis 
dans la tête de te faire épouser sa fille; ce qui me convient 
aussi, je te le confesse, d'après la bonne renommée qu'elle a, 
d'après l'honnêteté de sa famille et les bonnes affaires où je 
sais qu'ils sont.

— Je vois, père Maurice, que vous tenez un peu aux bonnes 
affaires.

— Sans doute, j'y tiens. Est-ce que tu n'y tiens pas aussi?

— J'y tiens si vous voulez, pour vous faire plaisir; mais vous 
savez que, pour ma part, je ne m'embarrasse jamais de ce qui 
me revient ou de ce qui ne me revient pas dans nos profits. Je 
ne m'entends pas à faire des partages, et ma tête n'est pas 
bonne pour ces choses-là. Je connais la terre, je connais les 
bœufs, les chevaux, les attelages, les semences, la battaison, 
les fourrages. Pour les moutons, la vigne, le jardinage, les 
menus profits et la culture fine, vous savez que ça regarde 
votre fils et que je ne m'en mêle pas beaucoup. Quant à 
l'argent, ma mémoire est courte, et j'aimerais mieux tout 
céder que de disputer sur le tien et le mien. Je craindrais de 
me tromper et de réclamer ce qui ne m'est pas dû, et si les 
affaires n'étaient pas simples et claires, je ne m'y 
retrouverais jamais.

— C'est tant pis, mon fils, et voilà pourquoi j'aimerais que 
tu eusses une femme de tête pour me remplacer quand je n'y 
serai plus. Tu n'as jamais voulu voir clair dans nos comptes, 
et ça pourrait t'amener du désagrément avec mon fils, quand 
vous ne m'aurez plus pour vous mettre d'accord et vous dire ce 
qui vous revient à chacun.

— Puissiez-vous vivre longtemps, père Maurice! Mais ne vous 
inquiétez pas de ce qui sera après vous; jamais je ne me 
disputerai avec votre fils. Je me fie à Jacques comme à vous-
même, et comme je n'ai pas de bien à moi, que tout ce qui peut 
me revenir provient de votre fille et appartient à nos 
enfants, je peux être tranquille et vous aussi; Jacques ne 
voudrait pas dépouiller les enfants de sa sœur pour les siens, 
puisqu'il les aime quasi autant les uns que les autres.

— Tu as raison en cela, Germain. Jacques est un bon fils, un 
bon frère et un homme qui aime la vérité. Mais Jacques peut 
mourir avant toi, avant que vos enfants soient élevés, et il 
faut toujours songer, dans une famille, à ne pas laisser des 
mineurs sans un chef pour les bien conseiller et régler leurs 
différends. Autrement les gens de loi s'en mêlent, les 
brouillent ensemble et leur font tout manger en procès. Ainsi 
donc, nous ne devons pas penser à mettre chez nous une 
personne de plus, soit homme, soit femme, sans nous dire qu'un 
jour cette personne-là aura peut-être à diriger la conduite et 
les affaires d'une trentaine d'enfants, petits-enfants, 
gendres et brus... On ne sait pas combien une famille peut 
s'accroître, et quand la ruche est trop pleine, qu'il faut 
essaimer, chacun songe à emporter son miel. Quand je t'ai pris 
pour gendre, quoique ma fille fût riche et toi pauvre, je ne 
lui ai pas fait reproche de t'avoir choisi. Je te voyais bon 
travailleur, et je savais bien que la meilleure richesse pour 
des gens de campagne comme nous, c'est une paire de bras et un 
cœur comme les tiens. Quand un homme apporte cela dans une 
famille, il apporte assez. Mais une femme, c'est différent: 
son travail dans la maison est bon pour conserver, non pour 
acquérir. D'ailleurs, à présent que tu es père et que tu 
cherches femme, il faut songer que tes nouveaux enfants, 
n'ayant rien à prétendre dans l'héritage de ceux du premier 
lit, se trouveraient dans la misère si tu venais à mourir, à 
moins que ta femme n'eût quelque bien de son côté. Et puis, 
les enfants dont tu vas augmenter notre colonie coûteront 
quelque chose à nourrir. Si cela retombait sur nous seuls, 
nous les nourririons, bien certainement, et sans nous en 
plaindre; mais le bien-être de tout le monde en serait 
diminué, et les premiers enfants auraient leur part de 
privations là-dedans. Quand les familles augmentent outre 
mesure sans que le bien augmente en proportion, la misère 
vient, quelque courage qu'on y mette. Voilà mes observations, 
Germain, pèse-les, et tâche de te faire agréer à la veuve 
Guérin; car sa bonne conduite et ses écus apporteront ici de 
l'aide dans le présent et de la tranquillité pour l'avenir

— C'est dit, mon père. Je vais tâcher de lui plaire et qu'elle 
me plaise.

— Pour cela il faut la voir et aller la trouver.

— Dans son endroit? A Fourche? C'est loin d'ici, n'est-ce pas? 
et nous n'avons guère le temps de courir dans cette saison.

— Quand il s'agit d'un mariage d'amour, il faut s'attendre à 
perdre du temps; mais quand c'est un mariage de raison entre 
deux personnes qui n'ont pas de caprices et savent ce qu'elles 
veulent, c'est bientôt décidé. C'est demain samedi; tu feras 
ta journée de labour un peu courte, tu partiras vers les deux 
heures après dîner; tu seras à Fourche à la nuit; la lune est 
grande dans ce moment-ci, les chemins sont bons, et il n'y a 
pas plus de trois lieues de pays. C'est près du Magnier. 
D'ailleurs tu prendras la jument.

— J'aimerais autant aller à pied, par ce temps frais.

— Oui, mais la jument est belle, et un prétendu qui arrive 
aussi bien monté a meilleur air. Tu mettras tes habits neufs, 
et tu porteras un joli présent de gibier au père Léonard. Tu 
arriveras de ma part, tu causeras avec lui, tu passeras la 
journée du dimanche avec sa fille, et tu reviendras avec un 
oui ou un non lundi matin.

— C'est entendu, répondit tranquillement Germain; et pourtant 
il n'était pas tout à fait tranquille.

Germain avait toujours vécu sagement comme vivent les paysans 
laborieux. Marié à vingt ans, il n'avait aimé qu'une femme 
dans sa vie, et, depuis son veuvage, quoiqu'il fût d'un 
caractère impétueux et enjoué, il n'avait ri et folâtré avec 
aucune autre. Il avait porté fidèlement un véritable regret 
dans son cœur, et ce n'était pas sans crainte et sans 
tristesse qu'il cédait à son beau-père; mais le beau-père 
avait toujours gouverné sagement la famille, et Germain, qui 
s'était dévoué tout entier à l'œuvre commune, et, par 
conséquent, à celui qui la personnifiait, au père de famille, 
Germain ne comprenait pas qu'il eût pu se révolter contre de 
bonnes raisons, contre l'intérêt de tous.

Néanmoins il était triste. Il se passait peu de jours qu'il ne 
pleurât sa femme en secret, et, quoique la solitude commençât 
à lui peser, il était plus effrayé de former une union 
nouvelle que désireux de se soustraire à son chagrin. Il se 
disait vaguement que l'amour eût pu le consoler, en venant le 
surprendre, car l'amour ne console pas autrement. On ne le 
trouve pas quand on le cherche; il vient à nous quand nous ne 
l'attendons pas. Ce froid projet de mariage que lui montrait 
le père Maurice, cette fiancée inconnue, peut-être même tout 
ce bien qu'on lui disait de sa raison et de sa vertu, lui 
donnaient à penser. Et il s'en allait, songeant, comme songent 
les hommes qui n'ont pas assez d'idées pour qu'elles se 
combattent entre elles, c'est-à-dire ne se formulant pas à 
lui-même de belles raisons de résistance et d'égoïsme, mais 
souffrant d'une douleur sourde, et ne luttant pas contre un 
mal qu'il fallait accepter.

Cependant le père Maurice était rentré à la métairie, tandis 
que Germain, entre le coucher du soleil et la nuit, occupait 
la dernière heure du jour à fermer les brèches que les moutons 
avaient faites à la bordure d'un enclos voisin des bâtiments. 
Il relevait les tiges d'épine et les soutenait avec des mottes 
de terre, tandis que les grives babillaient dans le buisson 
voisin et semblaient lui crier de se hâter, curieuses qu'elles 
étaient de venir examiner son ouvrage aussitôt qu'il serait 
parti.


 

V


LA GUILLETTE


Le père Maurice trouva chez lui une vieille voisine qui était 
venue causer avec sa femme tout en cherchant de la braise pour 
allumer son feu. La mère Guillette habitait une chaumière fort 
pauvre à deux portées de fusil de la ferme. Mais c'était une 
femme d'ordre et de volonté. Sa pauvre maison était propre et 
bien tenue, et ses vêtements rapiécés avec soin annonçaient le 
respect de soi-même au milieu de la détresse.

— Vous êtes venue chercher le feu du soir, mère Guillette, lui 
dit le vieillard. Voulez-vous quelque autre chose?

— Non, père Maurice, répondit-elle; rien pour le moment. Je ne 
suis pas quémandeuse, vous le savez, et je n'abuse pas de la 
bonté de mes amis.

— C'est la vérité; aussi vos amis sont toujours prêts à vous 
rendre service.

— J'étais en train de causer avec votre femme, et je lui 
demandais si Germain se décidait enfin à se remarier.

— Vous n'êtes point une bavarde, répondit le père Maurice, on 
peut parler devant vous sans craindre les propos: ainsi je 
dirai à ma femme et à vous que Germain est tout à fait décidé; 
il part demain pour le domaine de Fourche.

— A la bonne heure! s'écria la mère Maurice; ce pauvre enfant! 
Dieu veuille qu'il trouve une femme aussi bonne et aussi brave 
que lui!

— Ah! il va à Fourche? observa la Guillette. Voyez comme ça se 
trouve! cela m'arrange beaucoup, et puisque vous me demandiez 
tout à l'heure si je désirais quelque chose, je vas vous dire, 
père Maurice, en quoi vous pouvez m'obliger.

— Dites, dites, vous obliger, nous le voulons.

— Je voudrais que Germain prît la peine d'emmener ma fille 
avec lui.

— Où donc? à Fourche?

— Non pas à Fourche; mais aux Ormeaux, où elle va demeurer le 
reste de l'année.

— Comment! dit la mère Maurice, vous vous séparez de votre 
fille?

— Il faut bien qu'elle entre en condition et qu'elle gagne 
quelque chose. Ça me fait assez de peine et à elle aussi, la 
pauvre âme! Nous n'avons pas pu nous décider à nous quitter à 
l'époque de la Saint-Jean; mais voilà que la Saint-Martin 
arrive, et qu'elle trouve une bonne place de bergère dans les 
fermes des Ormeaux. Le fermier passait l'autre jour par ici en 
revenant de la foire. Il vit ma petite Marie qui gardait ses 
trois moutons sur le communal. "Vous n'êtes guère occupée, ma 
petite fille, qu'il lui dit; et trois moutons pour une 
pastoure, ce n'est guère. Voulez-vous en garder cent? je vous 
emmène. La bergère de chez nous est tombée malade, elle 
retourne chez ses parents, et si vous voulez être chez nous 
avant huit jours, vous aurez cinquante francs pour le reste de 
l'année jusqu'à la Saint-Jean." L'enfant a refusé, mais elle 
n'a pu se défendre d'y songer et de me le dire lorsqu'en 
rentrant le soir elle m'a vue triste et embarrassée de passer 
l'hiver, qui va être rude et long, puisqu'on a vu, cette 
année, les grues et les oies sauvages traverser les airs un 
grand mois plus tôt que de coutume. Nous avons pleuré toutes 
deux; mais enfin le courage est venu. Nous nous sommes dit que 
nous ne pouvions pas rester ensemble, puisqu'il y a à peine de 
quoi faire vivre une seule personne sur notre lopin de terre; 
et puisque Marie est en âge (la voilà qui prend seize ans), il 
faut bien qu'elle fasse comme les autres, qu'elle gagne son 
pain et qu'elle aide sa pauvre mère.

— Mère Guillette, dit le vieux laboureur, s'il ne fallait que 
cinquante francs pour vous consoler de vos peines et vous 
dispenser d'envoyer votre enfant au loin, vrai, je vous les 
ferais trouver, quoique cinquante francs pour des gens comme 
nous ça commence à peser. Mais en toutes choses il faut 
consulter la raison autant que l'amitié. Pour être sauvée de 
la misère de cet hiver, vous ne le serez pas de la misère à 
venir, et plus votre fille tardera à prendre un parti, plus 
elle et vous aurez de peine à vous quitter La petite Marie se 
fait grande et forte, et elle n'a pas de quoi s'occuper chez 
vous. Elle pourrait y prendre l'habitude de la fainéantise…

— Oh! pour cela, je ne le crains pas, dit la Guillette. Marie 
est courageuse autant que fille riche et à la tête d'un gros 
travail puisse l'être. Elle ne reste pas un instant les bras 
croisés, et quand nous n'avons pas d'ouvrage elle nettoie et 
frotte nos pauvres meubles qu'elle rend clairs comme des 
miroirs. C'est une enfant qui vaut son pesant d'or, et 
j'aurais bien mieux aimé qu'elle entrât chez vous comme 
bergère que d'aller si loin chez des gens que je ne connais 
pas. Vous l'auriez prise à la Saint-Jean, si nous avions su 
nous décider; mais à présent vous avez loué tout votre monde, 
et ce n'est qu'à la Saint-Jean de l'autre année que nous 
pourrons y songer. 

— Eh! j'y consens de tout mon cœur, Guillette! Cela me fera 
plaisir. Mais en attendant, elle fera bien d'apprendre un état 
et de s'habituer à servir les autres.

— Oui, sans doute; le sort en est jeté. Le fermier des Ormeaux 
l'a fait demander ce matin; nous avons dit oui, et il faut 
qu'elle parte. Mais la pauvre enfant ne sait pas le chemin, et 
je n'aimerais pas à l'envoyer si loin toute seule. Puisque 
votre gendre va à Fourche demain, il peut bien l'emmener. Il 
paraît que c'est tout à côté du domaine où elle va, à ce qu'on 
m'a dit; car je n'ai jamais fait ce voyage-là.

— C'est tout à côté, et mon gendre la conduira. Cela se doit; 
il pourra même la prendre en croupe sur la jument, ce qui 
ménagera ses souliers. Le voilà qui rentre pour souper. Dis-
moi, Germain, la petite Marie à la mère Guillette s'en va 
bergère aux Ormeaux. Tu la conduiras sur ton cheval, n'est-ce 
pas?

— C'est bien, répondit Germain qui était soucieux, mais 
toujours disposé à rendre service à son prochain.

Dans notre monde à nous, pareille chose ne viendrait pas à la 
pensée d'une mère, de confier une fille de seize ans à un 
homme de vingt-huit; car Germain n'avait réellement que vingt-
huit ans; et quoique, selon les idées de son pays, il passât 
pour vieux au point de vue du mariage, il était encore le plus 
bel homme de l'endroit. Le travail ne l'avait pas creusé et 
flétri comme la plupart des paysans qui ont dix années de 
labourage sur la tête. Il était de force à labourer encore dix 
ans sans paraître vieux, et il eût fallu que le préjugé de 
l'âge fût bien fort sur l'esprit d'une jeune fille pour 
l'empêcher de voir que Germain avait le teint frais, l'œil vif 
et bleu comme le ciel de mai, la bouche rose, des dents 
superbes, le corps élégant et souple comme celui d'un jeune 
cheval qui n'a pas encore quitté le pré.
                
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